L’Ennemi de la mort/30

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Calmann-Lévy (p. 355-365).


XXX


En pleine nuit, par les chemins aux fondrières profondes, à travers les landes mouillées, sur les sentiers des bois où tombaient de la feuillée des gouttes d’eau, une foule de gens silencieux comme des ombres, allaient, à peine visibles, dans la brume glacée. Des diverses contrées de la Double, hommes en blouses décolorées, en « sans-culottes » déchirés, femmes en capuces de laine, avec des « blaydes » ou cotillons de grosse toile de charpail, tous convergeaient vers un même point, se hâtant, comme pour ne pas manquer un spectacle annoncé. Arrivés, ils se groupaient entre les maisons éparses du petit bourg, où s’entrevoyaient de faibles lumières, et conversaient à voix basse. Des bruits de maillets se faisaient ouïr, qui semblaient cheviller une charpente. Au bout d’un terrain vague servant de champ de foire, une machine achevait de se monter, qui dressait dans le ciel gris deux bras jumeaux d’aspect sinistre.

Dans une méchante baraque où luisait faiblement un calel, un homme était assis sur un banc, la tête penchée, et, de temps à autre, il soupirait lugubrement. Auprès de lui, des gens de la justice et des gendarmes attendaient en silence. Dehors, d’autres gendarmes, — buffleteries jaunes croisées sur la poitrine, chapeau en bataille, — entouraient la maison, la bride de leurs chevaux aux bras.

Selon l’antique usage, on offrit à celui qui allait mourir le repas obligé. Sur une table étaient, avec un poulet rôti, un choine, une bouteille, un gobelet.

Manger ? le malheureux en était incapable. Son gosier serré ne laissait point passer la salive, et sa mâchoire inférieure pendait comme paralysée. Mais un homme de police remplit de vin le gobelet :

— Tenez, Badil, buvez, ça vous soutiendra !

Et, relevant la tête du condamné, il le fit boire comme un petit enfant… Puis un monsieur, tout de noir vêtu, s’approcha de la fenêtre, et, voyant paraître le jour, tira sa montre et donna un ordre.

Bientôt parut un petit homme tout rond, de mine joviale, suivi de deux acolytes habillés comme lui d’un paletot sombre. Le premier s’approcha du banc et lia sur les reins les mains de Badil ramenées en arrière par ses aides. Ensuite, tirant de grands ciseaux de sa poche, il se mit en devoir de couper le collet de la veste, puis les cheveux du condamné. Lorsqu’il sentit sur son cou le froid du fer, le malheureux fit un mouvement et laissa échapper une plainte.

— Ne craignez rien mon ami, je ne veux pas vous faire de mal ! dit le bourreau paterne.

La toilette finie, le monsieur à la montre s’avança :

— Voulez-vous entendre la messe, Badil ?

Machinalement, il fit de la tête signe que oui : cela retarda d’un quart d’heure le terrible moment…

Ténébreux était l’intérieur de l’étroite église. Au fond, des lueurs de cire éclairaient vaguement l’autel.

Dans le froid du matin, le prêtre qui avait confessé le condamné, dit la messe à son intention, tandis que celui-ci, affaissé sur une chaise et tremblant, y assistait inconscient ou presque.

Mais quand, après l’ite missa est, remis à l’exécuteur sur le seuil de l’église, le misérable, voyant la rumeur de la multitude, haussa la tête et aperçut l’échafaud entouré de gendarmes, le sabre au clair, il eut un bref sursaut de révolte.

— Grâce !… grâce ! criait-il en patois tandis qu’il se rejetait en arrière. Les autres en ont fait autant que moi.

— Courage, mon fils ! disait le prêtre. Dans un instant vous serez en paradis !

— N’ayez pas peur, mon ami, faisait doucement le bourreau, tout en le poussant, vous ne souffrirez pas.

Malgré ces encouragements, les jambes du patient fléchirent et tout son être devint inerte. Alors, le soutenant sous les bras, l’exécuteur et ses aides l’entrainèrent vers la guillotine, pendant qu’il gémissait d’une voix inintelligible, toujours en patois :

— Laissez-moi, messieurs !… innocent… innocent…

Monter l’escalier, cela lui était impossible. Il fallut le hisser sur la plate-forme, où, tandis qu’un aide lui bouclait les sangles, il murmurait, à moitié mort déjà :

— Grâce !… innocent…

Puis la bascule joua, la lunette se ferma, et un bruit sourd retentit, qui fit passer sur la foule des paysans accourus pour jouir de cette vue, un frisson de terreur… Selon la formule classique, « la justice des hommes était satisfaite ».

Et la foule s’écoula, échangeant ses commentaires, pendant que les aides lavaient soigneusement la machine devant quelques entêtés curieux, et que le corps du misérable était jeté au fond d’un trou creusé dans un coin du cimetière…

Lorsque le vieux Claret, venu le jour même aux Essarts, eut raconté l’exécution de Badil avec toutes ses circonstances, le docteur resta silencieux et pensif. L’idée que là près, dans le pays qu’il habitait, un homme venait d’être mis à mort, de sang-froid, en cérémonie, lui causait un malaise moral, une sorte de pénible angoisse. Il lui semblait être, comme membre de cette société qui supprimait résolument un homme, responsable en quelques mesures de ce meurtre juridique.

Son attitude surprit le vieux chasseur de vipères :

— On dirait, monsieur Daniel, que ça vous fait peine qu’on ait coupé le cou à ce scélérat qui avait si vilainement tué votre pauvre Grande après lui avoir fait souffrir les martyres !

— Oui, mon ami Claret, je suis triste parce que je ne crois pas qu’on eût le droit de le faire, et aussi parce que cela ne répare rien et ne sert à rien.

— Toujours, ça empêche l’assassin de recommencer !

— On aurait pu l’empêcher en l’envoyant au bagne.

— Voire !… Ces gaillards-là se sauvent des galères et assassinent derechef, comme a fait, près de Sainte-Foy-la-Grande, ce Perducat que vous avez connu à la prison de Ribérac… Pour être bien sûr d’eux, il faudrait les enfermer si resserrés qu’au bout d’un an ou deux ils crèveraient… Donc, ça serait encore les tuer, plus lentement si vous voulez, mais les tuer tout de même… Et puis, on a beau dire, ceux qui ont vu guillotiner, ça les retient. Je vous réponds que d’ici bien du temps il n’y aura point d’assassinat dans la Double !

— Je le désire, mais ne l’espère pas.

Le lendemain, Gavailles, qui avait perdu sa journée pour aller voir l’exécution, revint aider le docteur à ensemencer. Lui n’avait pris garde qu’au spectacle, à l’affaissement de Badil, à sa terreur de la mort, au sang jaillissant sous le couperet et entraîné ensuite par l’eau, arrosant les mauves, les orties et les carottes sauvages, où, dans l’après-midi, les chiens venaient flairer… De réflexions morales, il n’en faisait point : il ne ressentait qu’une satisfaction égoïste de n’avoir pas été au lieu et place du condamné.

En l’écoutant, Daniel se disait que peut-être cet horrible exemple pouvait arrêter des individus hésitants et faibles comme Gavailles sur la pente du crime…


Les semailles faites, on fut plus tranquille aux Essarts. Le docteur envisageait sans trop d’appréhension la venue de l’hiver. Il n’y avait guère d’argent à la maison, mais assez de provisions pour aller jusqu’à la prochaine récolte. Ainsi, se confiant en l’avenir, la famille vivait en paix dans une solitude peu troublée. Le plus prochain village, séparé des Essarts par des bois épais, était à un gros quart de lieue et se composait de trois chétives maisons. Parfois un braconnier traversait la lande, au loin, ou bien quelque bûcheron se rendait à sa coupe. Plus rarement, c’était un muletier sur une sente, suivant une file d’ânes et de mulets qui portait du charbon à la forge de Sourzac.

En ce temps-là mourut la vieille Jasse, que Daniel enterra profondément, dans la lande non encore essartée, pour ne point la livrer aux loups et aux chiens.

L’hiver débuta par des pluies d’abord espacées, puis continuelles. L’eau tombait jour et nuit, fine, serrée, sans relâche, et pénétrait la terre spongieuse de la Double qui, bientôt saturée, refusait d’en absorber davantage, et la contraignait de séjourner à la surface, dans les chemins creux changés en ruisseaux, dans les sillons des terres labourées, dans les combes noyées copieusement. Les étangs gonflés refluaient dans les marécages où ils avaient pris naissance, et les ruisseaux débordés roulaient vers la Drone et l’Ille des flots d’une eau blanchâtre et sale. Dans le ciel bas, de lourdes nuées immobiles, chargées de pluie, laissaient filtrer à peine un jour gris et triste, et, sans cesse accumulées par le vent d’Ouest, étaient l’inépuisable réservoir d’où l’eau tombait, tombait toujours.

Avec ce temps, nul travail extérieur possible. Tous les gaultiers besognant d’ordinaire dans les bois chômaient ; les braconniers mêmes, blottis dans le coin de l’âtre, où le fusil était au sec, épiaient pour sortir une éclaircie qui ne venait pas.

Aux Essarts, tandis que Sylvia filait et que les enfants jouaient sur le pavé de briques, Daniel lisait et méditait. De tous ses livres, il ne lui restait que la vieille bible de la famille, et un Seneca in-quarto recouvré par M. du Guat sur un de ses métayers, pillards du Désert. En le rendant à son propriétaire, M. du Guat n’avait pas manqué de montrer dans ce larcin une nouvelle preuve de la mauvaise nature des paysans doubleaux.

— Que pouvait faire de ce livre un homme qui n’entend pas seulement le français ? disait-il ; rien !… C’est la manie du vol.

— C’est peut-être la tranche rouge qui lui aura semblé belle ! avait répondu le docteur en souriant.

En feuilletant le livre près de la petite fenêtre aux vitres verdâtres par où ne glissait qu’une lumière douteuse, le docteur se rappelait sa réplique, et, bien que faite en manière de boutade, elle lui, paraissait contenir une portion de vérité.

« Les petits enfants, se disait-il, n’ont aucune notion du tien et du mien et s’emparent volontiers de ce qui attire leurs regards. Les insulaires visités par les anciens navigateurs saisissaient de même tous les objets, sans utilité pour eux, qui passaient à portée de leur main. Quoi d’étonnant si un de ces hommes d’esprit faible, un de ces demi-sauvages disséminés dans la Double a été séduit par le rouge de la tranche et la dorure des plats ?… »

Ces lectures étaient entremêlées d’occupations domestiques. Il fallait soigner le bétail et, quelque temps qu’il fît, le mener à l’abreuvoir. Le reste de la journée appartenait à de petites opérations de ménage : fendre du bois, aller querir de l’eau à la fontaine… L’exercice de la médecine n’occupait plus guère le docteur : avec le comte de Fersac et le vieux capitaine Dimègre, quelques rares paysans du voisinage recouraient seuls à lui. Quoique sa profession l’eût ruiné, ne lui eût valu que des déboires, Daniel s’affligeait de l’abandon presque universel dont il était l’objet. C’est que, malgré tout, au fond de sa pensée, subsistait toujours l’espoir qu’il avait conçu d’arracher la Double à son triste sort. La minute de son mémoire avait péri dans l’incendie du Désert, mais il le possédait si bien dans sa tête qu’il l’eût récrit sans une rature : aussi déplorait-il que les menées de ses ennemis l’eussent empêché de conquérir l’influence nécessaire à l’accomplissement de ses desseins.

Quoique l’ingratitude des paysans lui fût pénible, quand d’aventure il était appelé chez un pauvre diable, le docteur, par pure humanité, se rendait près du malade. Mais, au lieu que jadis il chevauchait la Jasse, maintenant, les jambes enveloppées dans les houseaux de peau de mouton du défunt Mériol, il allait à pied, par les mauvais temps, soigner ses mauvaises pratiques.

Le malsain début de l’hiver fit entrer la fièvre dans la maison. Le petit Nathan fut le premier atteint ; puis, peu de jours après, Noémi. Comme, de longue date, le docteur était trop démuni d’argent pour acheter du quinquina, et encore moins de la quinine, il employait, pour suppléer à ce fébrifuge, l’écorce de hêtre séchée. Mais, ce piètre succédané n’ayant produit aucun effet appréciable sur l’état des deux malades, le père s’en fut à Mussidan. Lorsque le pharmacien, avec lequel autrefois il avait eu des rapports amicaux, le vit entrer sous un habillement de paysan mal en point, sa figure prit une expression de froideur rechignée que remarqua bien Daniel. Cependant le docteur surmonta sa répugnance, demanda de la quinine à crédit, promettant de la payer bientôt, et ajouta, en manière d’excuse :

— C’est pour mes enfants…

L’apothicaire, d’abord, resta sans répondre, un moment qui parut interminable au client. Puis, n’osant refuser, il consentit de mauvaise grâce à donner le remède.

— Je vous remercie. Avant peu vous serez payé, réitéra le docteur.

Et, s’en retournant, il se remémora cette pensée, qu’il avait lue dans le gros Seneca : « Il n’y a rien de plus cher que ce qui coûte des prières… »

Ayant réussi, au bout de quinze jours, à couper la fièvre aux petits, Daniel s’en fut à Périgueux afin de retirer les objets qu’il avait au greffe et pour en faire de l’argent. Dès qu’il entra, le commis, qui le reconnut aussitôt, l’interpella cavalièrement :

— Vous venez pour votre bric-à-brac ?… Ça tombe mal : monsieur le greffier est à sa campagne.

Et, comme Daniel se plaignait d’avoir ainsi à revenir, l’autre aussitôt repartit, avec un air d’intérêt :

— Si votre intention était de vous défaire de tout ça, je vous sais un bon acquéreur…

Alors il dit qu’un magistrat, naguère assesseur à la Cour d’assises, avait paru désireux d’acquérir les objets.

— Et où est-il ?

— Il doit être à son cabinet… Je vais le chercher : il vous paiera mieux qu’un brocanteur.

Aidé du commis-greffier, ce vieux chat-fourré, qui était un amateur retors, n’eut pas de peine à truffer le confiant docteur, qui, après avoir signé une décharge pour le greffe, emporta une somme de cent dix francs, à peu près le quart de la valeur des objets.

Au retour, impatient de se libérer d’une dette qui lui pesait, le docteur passa par Mussidan.

— Oh ! cela ne pressait pas ! dit le pharmacien, lorsqu’il eut en main un louis pour se payer.

— Pardon ! répliqua doucement Daniel, il me tardait de m’être acquitté…

Après les pluies glaciales, vinrent d’âpres gelées, des neiges et du verglas. Aux Essarts, la famille vivait close dans la maison, autour d’un bon feu, car le bois y était en abondance : c’était même la seule chose qu’il y eût largement… Le jour, Sylvia vaquait au ménage et tricotait des chausses pour tout son monde. Daniel apprenait à lire à la petite Noémi et s’occupait à des bagatelles utiles. Afin d’épargner l’éclairage, on se couchait de bonne heure, après souper. Les enfants dormaient comme des souches jusqu’au matin ; mais le père et la mère, se réveillant au cours des longues nuits, écoutaient les bruits du dehors. C’était le coq qui chantait, marquant les heures, la vache qui tirait sur sa chaîne, la bourrique qui brayait dans l’étable ou la chèvre qui bêlait. Parfois un loup affamé, qui flairait la proie vivante, venait hurler autour de la maison, auquel répondaient les aboiements de César, tandis qu’au loin le vent passait en rafales sur les hautes futaies, avec un bruit de rivière débordée.

Cependant l’argent rapporté de Périgueux s’en allait peu à peu en pain, sel, sabots, chandelle de résine et autres menues dépenses, lorsque Daniel apprit par une lettre de son avoué que, sur le prix d’adjudication de son bien, il lui revenait un peu plus de quatre mille six cents francs. C’eût été la misère conjurée ; malheureusement, l’homme de loi s’empressait d’ajouter que madame de Bretout se refusait à payer cette somme : elle entendait mettre son cousin en cause et le rendre responsable de l’incendie survenu avant qu’il eût quitté la maison du Désert.

Au reçu de cette nouvelle, Daniel se rendit à Ribérac chez l’avoué, qui lui confirma la chose fort explicitement.

— Mais quoi ! disait le docteur, madame de Bretout ne peut se refuser à payer, puisque le juge des ordres m’a attribué cette somme.

— En droit, sans doute ! En fait, elle y réussit par une demande reconventionnelle de la valeur de l’immeuble incendié : c’est un procès.

— Alors, puisque forcément il faut plaider, faites, je vous prie, le nécessaire.

— Je le veux bien, mais il faut me verser une provision.

— N’êtes-vous point assuré d’être payé sur ma créance ?

— Écoutez, monsieur Charbonnière, il s’agit d’un procès dont vous n’êtes pas près de voir la fin. Votre adversaire soulèvera incident sur incident, usera de tous les moyens de procédure, épuisera toutes les juridictions, jusqu’à la Cour de cassation inclusivement… Je vous le dis en confidence, on veut vous ruiner en frais, d’avocat au moins… Eh bien, en supposant, ce qui n’est nullement certain, que vous ayez finalement gain de cause, cela durera des années et coûtera des sommes considérables, dont je ne puis faire l’avance…

— Alors, parce que je n’ai pas d’argent comptant, je ne puis toucher ce qui m’est dû ?

L’avoué fit un geste qui signifiait : « Que voulez-vous ! c’est ainsi !… » Et Daniel s’en alla.

En chemin, il fit d’amères réflexions sur cette forêt de Bondy qu’est la chicane, et se rappela ces paroles du livre intitulé la Sapience de Jésus, fils de Sirach, où la tante Noémi lui avait appris à lire :

« Comme les ânes sauvages sont la proie des lions dans le désert, ainsi les pauvres sont la proie des riches… »