L’Ennemi de la mort/32

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 377-386).


XXXII


Au bout d’un mois, le docteur Charbonnière, guéri, sortit de l’hospice de Castillon et reprit le chemin de la Double, faible encore et triste. La douleur aiguë que lui avait causée le rapt de son enfant s’était transformée, au cours de la maladie, en une sorte de chagrin sourd, de peine chronique : il souffrait toujours de son malheur, moins vivement, mais plus profondément.

La fatigue l’obligea de coucher à Montpaon ; il n’arriva donc chez lui que le lendemain soir. Quand Sylvia le vit entrer, las, recru, pâle de tout le sang qu’on lui avait tiré, le cœur de la mère, torturé par le regret de l’enfant perdu, défaillit presque, et, tandis qu’elle murmurait : « Ô père ! père ! » ses deux bras, qu’elle lui avait jetés autour du col, se dénouèrent insensiblement. Il la soutint et s’efforça de la ranimer par de bonnes paroles, en baisant ses yeux clos. Lorsqu’elle fut un peu remise, elle l’interrogea du regard, n’osant parler de l’enfant. Lui, de même, secoua négativement la tête, puis saisit dans ses bras la petite Noémi, qui depuis la disparition de son jeune frère était toujours morne et silencieuse.

Ils soupèrent sans mot dire et s’allèrent tristement coucher.

Le jour suivant, le docteur s’en fut à Saint-Michel remercier M. de Fersac qui, instruit de sa maladie par son collègue le maire de Castillon, avait fait passer de ses nouvelles à Sylvia.

Le pauvre comte était lui-même en piteux état. Daniel le trouva dans sa chambre assis sur un vieux fauteuil, les jambes allongées sur des coussins, dans l’impossibilité de se tenir debout ni faire un pas, la goutte l’ayant pris aux genoux et aux pieds. Ses mains n’étaient pas en meilleure condition.

— Excusez-moi de ne vous donner ni la droite ni la gauche ! dit-il au docteur en les lui montrant toutes deux, rouges, gonflées, avec des concrétions tophacées aux articulations des doigts.

Puis, il s’enquit de la santé de Daniel, et ensuite, ayant déploré l’enlèvement du petit Nathan, il émit des conjectures sur les ravisseurs. Les bohémiens, quoique fort coutumiers du fait, n’en étaient peut-être pas coupables. Leur présence dans le pays pouvait n’être qu’une simple coïncidence… ou bien en avait-on profité pour égarer les soupçons ?… Peut-être encore n’avaient-ils été que des stipendiés opérant pour d’autres…

Le docteur écoutait, pensif. Ces hypothèses, il les avait faites lui-même en apprenant, durant sa convalescence, que lors d’une recherche faite à Castillon pour un vol de poules aucun enfant étranger à la tribu n’avait été découvert dans le camp des nomades.

À son tour, Daniel s’informa poliment des affaires du comte. Elles allaient aussi mal que sa personne, comme il le dit en plaisantant. Depuis quelque temps, il avait vendu ses chiens et renvoyé le piqueur. Il venait encore, tout récemment, de congédier son domestique ainsi que la cuisinière. Mais, ce qui lui avait été le plus pénible, il avait été obligé de se défaire de « Manon », ne pouvant la soigner. Heureusement, il avait trouvé un ami sûr qui octroyait ses invalides à la vieille jument. Maintenant il ne lui restait plus que Madalit…

— La pauvre fille ! elle s’est toujours dévouée à mon service et à mon plaisir, sans que je lui aie rien donné sinon quelques louis, çà et là, pour sa toilette ! J’en ai du remords et de la honte ! Aussi, pour réparer ma négligence, l’ai-je faite par mon testament ma légataire universelle en reconnaissance de « ses bons et agréables services », selon l’ancienne formule. Je n’ai plus rien que la réserve ; elle vaut de dix-huit à vingt mille francs, et peut-être plus avec le château : tout délabré qu’il est, il fera bien l’affaire de quelque bourgeois gentilhomme, un futur « Monsieur de Saint-Michel » !… Avec cela, Madalit aura de quoi vivre… Seulement, si je durais quelques années encore, il n’y aurait plus rien et je mourrais ingrat et insolvable… ce que je ne veux pas… Qu’en dites-vous, docteur ? Pensez-vous que j’en aie pour longtemps ! Parlez-moi franchement, comme à un homme qui a vu la mort en face plus d’une fois !

— En conscience, mon cher comte, je ne puis vous rien dire de certain. Vous pouvez aller ainsi encore longtemps… Mais demain, dans un mois, dans un an, votre goutte peut se répercuter sur le cœur, le cerveau, les poumons… Et alors, c’est fini.

— Ma foi ! je voudrais que ce fût demain !

Après quelques avis et divers propos sur ce sujet, le docteur prit congé de M. de Fersac en lui disant :

— Au revoir ! je vous souhaite un bon sommeil pour cette nuit.

— Merci, et adieu, mon cher docteur ! Si demain ma goutte remontait brusquement au cœur, comme on dit vulgairement, je veux que vous sachiez que vous êtes un des très rares humains pour lesquels j’ai eu de l’estime !

— Oh ! mon cher comte, fit Daniel en se rapprochant du fauteuil et en posant sa main sur le bras de M. de Fersac, que je vous sais gré de cette parole !

En bas, Madalit attendait :

— Comment trouvez-vous monsieur le comte ?

— À peu près comme toujours : il se maintient… On voit que vous le soignez bien, Madalit !

— Ah ! monsieur ! dit-elle naïvement, je suis au service de monsieur le comte depuis l’âge de quinze ans et demi ; il a eu ma fleur et m’a toujours traitée avec beaucoup de bonté… Je serais la dernière des dernières si je l’abandonnais dans le malheur !

« Chez cette plantureuse fille, qu’on dirait tout en chair, il y a pourtant de généreux sentiments ! » songeait en se retirant le docteur.

Le lendemain, Daniel avec Sylvia ramassait des châtaignes dans le bois de la Viguerie lorsqu’un homme le vint trouver :

— La Madalit vous mande que le monsieur est mort !

Il laissa là sa récolte et suivit le messager.

Sur son lit, M. de Fersac était étendu tout habillé, la tempe trouée d’une balle. Le long de son flanc, sa main déformée par les nodosités calcaires tenait encore la crosse du pistolet.

Daniel passa le reste de la journée au château, et, la nuit, veilla le mort avec Madalit. L’abbé Médéric, interdit pour avoir refusé de se prêter aux menées ourdies contre le docteur, s’en était allé, on ne savait où. Son successeur fit de grandes difficultés au sujet de l’inhumation du suicidé dans le tombeau de famille, situé au milieu du cimetière, c’est-à-dire en terre bénite, comme l’expliquait le curé. Toutefois, grâce à la fermeté de l’aubergiste du lieu, adjoint du maire défunt, le curé céda, et même, sur l’assurance formelle dudit adjoint que le comte s’était détruit dans un accès de fièvre causé par d’horribles souffrances, il consentit à lui faire un beau service avec messe chantée.

— Voyez-vous, monsieur Charbonnière, disait l’aubergiste, ça n’est point que je croie à la bonté des orémus des calotins ! Je suis né pendant la Révolution, et je n’ai pas été baptisé : ainsi… Mais, tout de même, un enterrement avec des curés, il y a des lumières, on chante, c’est plus gai !

— Qu’allez-vous faire, à présent ? demanda le docteur à Madalit après la cérémonie.

— Je vais chercher une place. J’en trouverai bien une, ça n’est pas ça qui m’inquiète. Mais je ne retrouverai jamais un maître comme celui-là ! répondit-elle en essuyant une larme.

La brave fille n’eut pas besoin de s’enquérir d’une place, grâce au testament de M. de Fersac. Même, lorsque sa qualité de légataire fut connue, elle reçut trois ou quatre demandes en mariage, qu’elle repoussa fièrement :

— Après monsieur le comte de Fersac, personne ne me sera de rien ! disait-elle.

Revenu aux Essarts, Daniel y fut accueilli par la douleur toujours visible de Sylvia, qui aviva la sienne, moins apparente. La pauvre femme portait comme un fardeau écrasant la pensée de son cher petit, atrocement arraché, une seconde fois, lui semblait-il, de ses entrailles maternelles. Rien ne pouvait la distraire de ce chagrin profond ; ni les consolations du père, ni le souci de l’autre enfant, de Noémi, qui paraissait travaillée par un remords secret de n’avoir pas mieux gardé son frère. Quelquefois la malheureuse mère exprimait ses souffrances dans un long regard désolé auquel Daniel répondait par une étreinte affectueuse et tendre. D’autres fois, sa douleur longtemps contenue éclatait en une déchirante exclamation.

— Oh ! que je voudrais le savoir mort !

Ou bien, dans de plaintifs murmures, elle trahissait toutes ses angoisses :

— Où est-il ?… Peut-être qu’en ce moment on le bat !… Peut-être en fera-t-on un bandit, un scélérat !… Oh ! mon petit ! mon petit Nathan !

Et elle se jetait sur la poitrine de Daniel et sanglotait…

L’hiver se passa tristement ainsi, dans la maison étroite et sombre, où chacun d’eux supportait à la fois sa propre peine et celle de l’autre. Plus d’une fois, au cours de ces longs mois, le malheureux père sentit que, si le stoïcisme est relativement facile quand il s’agit de soi seul, il est infiniment difficile lorsque le malheur s’abat sur une tête aimée. Pour lui-même il était armé contre la pauvreté, la maladie, le désespoir et la mort. Mais la vue de Sylvia perpétuellement dolente, mais l’idée de cet enfant dressé peut-être au vice et au crime le faisait parfois fléchir.

Néanmoins, après avoir faibli, Daniel se relevait et s’efforçait de réconforter la mère affligée en lui suggérant des pensées moins affreuses. « Ils se tourmentaient pour de pures suppositions… Il était possible que le petit fût honnêtement enlevé par des parents sans enfants… Et puis, les ravisseurs pouvaient être pris de remords et le rendre… »

Mais à tout cela Sylvia répondait, inconsolable :

— Que n’est-il mort !

À la sortie de l’hiver, la nécessité de faire les travaux de la saison divertit un peu les parents. Si grand que fût leur chagrin, l’attention à donner à l’ouvrage éloignait pour un court espace de temps le souvenir du malheur qui les avait frappés. Mais aux repas l’obsession recommençait. La place vide de l’enfant à côté de sa mère le leur rappelait cruellement : aussi mangeaient-ils en silence, chacun renfermant sa peine en soi. Parfois, cependant, le père, ému de pitié, cherchait par une parole, une réflexion, à écarter de Sylvia l’idée qui la hantait. Mais c’était en vain.


Un matin d’avril, comme ils achevaient sans souffler mot un maigre déjeuner de bouillie de blé d’Espagne, on heurta du poing à l’huis. À l’invitation du maître, un homme entra : c’était Gary, le domestique d’écurie de Légé. Il venait, par le commandement de madame de Bretout, prier le docteur Charbonnière de se rendre près d’elle sans perdre un instant.

Il pleuvait fort. Gary avait une limousine d’où l’eau dégouttait ; Daniel prit sa vieille peau de bique pelée par places et suivit le messager.

Interrogé en route si M. de Bretout permettait cette visite, Gary répondit que le monsieur n’était pas au château présentement, mais que d’ailleurs c’était madame qui commandait.

Et, profitant de l’occasion, tout content de lui, le valet raconta qu’il y avait souvent du grabuge entre les maîtres parce que le monsieur, qui voyait la dame s’en aller petit à petit au cimetière, s’évertuait à lui faire écrire un testament en sa faveur. Le curé de la Jemaye, en qualité d’oncle et de prêtre, mettait souvent la paix entre les deux époux, et lui, pas bête, donnait toujours tort à son neveu ; mais, tout doucement, avec ses manières chattemites, il arraisonnait la dame et faisait le possible pour l’amener à tout léguer à son mari. Elle avait l’air de l’écouter et lui laissait croire qu’elle ferait de la sorte…

— Mais, dites-moi, interrompit Daniel, comment pouvez-vous savoir toutes ces choses ?

Gary eut un sourire fat :

— C’est la chambrière qui me raconte tout ça, la Bertine : madame lui dit tout… Eh bien, continua-t-il, la bonne preuve que la dame n’écoute pas l’oncle de monsieur, c’est qu’elle ne se confesse plus qu’au vieux curé de Vauxains, qu’elle m’envoie quérir de temps en temps.

Et, se rengorgeant, fier de posséder tant de secrets, Gary se complut, tout le long du chemin, à rapporter les bavardages du château et à les commenter, tandis que Daniel, n’y prêtant plus attention, se demandait ce que pouvait lui vouloir sa cousine.

Madame de Bretout était dans sa chambre, étendue sur une bergère, lorsque Daniel entra. En voyant ses vêtements misérables, elle se mit à pleurer, se couvrit les yeux d’une main et lui tendit l’autre. Il prit cette main exsangue et attendit, silencieux, que le flot de larmes fût écoulé.

— Je suis bien coupable envers vous, Daniel, dit-elle en essuyant ses yeux. Pour un misérable dépit d’amour-propre, j’ai été injuste, méchante et vindicative à votre égard… Je vous ai fait beaucoup de mal !…

Elle s’arrêta, un moment, émue, pendant que le docteur balbutiait doucement :

— Oh ! Minna ! vous exagérez !…

— Non, non, Daniel ! À l’approche de la mort, je vois clairement mes torts et je suis résolue à les réparer… du moins en ce qu’ils ont de réparable… Je vous ai mandé pour vous dire cela, et surtout pour vous prier de me pardonner !

Et elle joignit ses mains.

— Je le fais d’autant plus aisément, Minna, que je n’ai jamais eu de ressentiment contre vous !

— Quelle bonne et noble nature, vous êtes, Daniel ! Est-il possible que je vous aie ainsi méconnu !

Il y eut un instant de silence, pendant lequel le docteur considéra sa cousine qui avait fermé les yeux. Dans cette femme flétrie, rongée depuis des années par un mal implacable et réduite à l’état de squelette, il avait peine à reconnaître la belle jeune fille qui galopait jadis si follement.

— Vous me pardonnez, Daniel, sans savoir peut-être tout ce dont je suis coupable envers vous ; dit-elle en rouvrant les yeux. Mais, pour que votre pardon apaise un peu mes remords, il faut qu’il soit donné en pleine connaissance de cause… Sachez donc ajouta-t-elle péniblement que je suis principal auteur ou complice de tous vos malheurs…

— De tous !… s’écria-t-il en se dressant.

— Excepté du dernier, que je n’ai su qu’après, sans en connaître les auteurs, hélas !

— Ah !

Et il se rassit, déçu dans son espoir d’avoir quelque lumière au sujet du rapt de son enfant.

— Me pardonnez-vous, à présent, Daniel ?

Il se leva, sublime, la figure resplendissante de surhumaine bonté :

— De toute mon âme je vous pardonne, Minna !

— Merci, Daniel ! Alors, donnez-moi le baiser de pardon, comme à une morte : car nous ne nous verrons plus !

Il se pencha vers elle et la baisa au front :

— Adieu, Minna, adieu ! Que la paix soit dans votre cœur !

Et il s’en alla.