L’Ennui (Edgeworth)/10

La bibliothèque libre.
L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome IIp. 49-94).


CHAPITRE X.


Ce fut en vain que j’essayai après mon retour de prendre quelque intérêt à mes affaires domestiques ; le silence et la solitude de mon château me parurent insupportables, en comparaison du mouvement qui animoit la brillante habitation d’Ormsby. Il y eut dans ma vie un vide complet pendant une semaine entière, durant laquelle je ne fis, ne pensai, ou ne dis rien dont je puisse me souvenir, si ce n’est cependant une promenade où, par politesse, j’accompagnai M. M’Léod. Il vint me voir avec le même extérieur et avec les mêmes idées dont il m’avoit déjà tant fatigué avant mon départ pour le château d’Ormsby. Il commença par me parler de mes projets pour l’amélioration du sort de mes vassaux ; il me dit que, selon le désir que je lui en avois témoigné, il alloit m’exposer son plan pour l’éducation des pauvres de l’Irlande, le plus succinctement qu’il lui seroit possible. Ces derniers mots furent les seuls que j’entendis avec quelque plaisir ; néanmoins je le remerciai affectueusement ; je serai charmé, lui dis-je, de connoître les opinions et les sentimens de M. M’Léod. Je ne rapporterai pas ce qu’il me dit ; car il n’eut pas plutôt ouvert la bouche, que je me livrai à je ne sais quelle rêverie. Je me rappelle pourtant qu’il m’en tira en me proposant d’aller avec lui jusqu’à une école qu’il avoit fondée lui-même dans une petite terre qui lui appartenoit ; car il vaut mieux, me dit-il, vous montrer ce que l’on a déjà fait de ce peuple, que de vous parler de ce qu’on en peut faire.

Cela est très-vrai, lui répondis-je, pressé de terminer une conversation qui m’accabloit, et désirant me délasser un peu en faisant un tour de promenade. La soirée étoit charmante, et vraiment j’éprouvai une grande satisfaction à voir l’état de la propriété de M. M’Léod. Dans une situation peu favorable, ayant à combattre toutes sortes de difficultés, il étoit venu à bout d’établir un véritable paradis. Dans tout ce que je voyois autour de moi, il n’y avoit rien, à la vérité qui fût extraordinaire, mais il régnoit un tel air de propreté et de bien-être parmi ces paysans que je me crus en Angleterre, et que je m’écriai : Est-ce bien en Irlande que je vois tant de prospérité ?

Nous avons réussi, me répondit M. M’Léod, avec du temps et de la patience. Nous n’avons pas entrepris trop à-la-fois. Nous commençons par montrer la possibilité de quelques légères améliorations, et l’espérance du succès décide promptement à faire quelques tentatives. Ma femme et moi nous vivons beaucoup au milieu des paysans, nous prenons intérêt à tout ce qui les regarde, ils voient la manière dont nous faisons chaque chose, et quand ils sont bien convaincus que nos procédés sont préférables aux leurs, ils sont portés à nous imiter ; c’est ainsi que nous les conduisons à notre but, et que nous leur inspirons graduellement le désir et l’espérance de mener une vie plus commode et plus heureuse. Notre tâche est alors très-avancée ; du moment que nous avons éveillé en eux de l’émulation et de l’activité, le goût du travail s’empare d’eux ; et d’ailleurs nous ne les aidons dans leurs entreprises qu’à proportion du zèle et de la bonne volonté qu’ils montrent. Peut-être est-ce un avantage pour eux comme pour nous, que nous ne soyons pas riches, car nous ne sommes pas tentés de nous jeter dans de vastes plans que nous ne pourrions pas exécuter. Voilà, me dit M. M’Léod, l’endroit qui rend tout le reste facile. — Il me montra en même temps une cabane proprement bâtie, à côté de laquelle étoit un assez beau jardin où travailloient un grand nombre d’enfans. C’étoit là que se tenoit l’école. — Nous ne pouvions pas espérer beaucoup des hommes faits dont les habitudes étoient formées, et il nous a même fallu beaucoup de temps pour qu’ils nous permissent de donner des notions plus saines à leurs enfans. Voilà vingt-six ans que nous sommes à ce travail, et si nous avons eu quelque succès, c’est uniquement parce que nous avons commencé par la jeunesse. Nous voyons croître actuellement une génération qui prospère par nos soins et dont le bonheur fait en grande partie le nôtre.

M. M’Léod qui étoit habituellement grave et silencieux, me parut ce jour-là très-animé et fort communicatif. Mais je suis persuadé qu’aucun sentiment d’ostentation ou de vanité ne l’agitoit, car je ne l’entendis jamais parler du bien qu’il avoit fait, ou le rappeler en aucune manière. Je suis convaincu que son motif étoit de m’engager à persévérer dans mes projets bienveillans, en me démontrant la facilité de leur exécution. Il étoit si préoccupé de ses propres idées qu’il ne s’apercevoit pas de l’ennui qu’elles me procuroient. Au reste il recherchoit si peu les applaudissemens, qu’il ne lui échappoit jamais une de ces expressions de civilité prévenante qui semblent en provoquer le retour.

La religion, poursuivit-il, est la grande difficulté de ce pays. La variété dans les croyances n’est point un obstacle à l’admission dans notre école. Le prêtre catholique vient le samedi matin, et le ministre protestant le samedi soir, pour faire réciter aux enfans le catéchisme et les instruire chacun dans les principes de sa foi. Comme nous avons donné notre parole, et que nous y sommes fidèles, de n’entreprendre aucune conversion et de ne point nous mêler des opinions religieuses, les prêtres catholiques voyent avec plaisir que nous donnons aux enfans des instructions qui peuvent leur être utiles pour leurs intérêts temporels.

Il m’invita ensuite à entrer dans l’école, et à y jeter un coup-d’œil. Passant un jour sur cette route, dit-il, je vis une foule d’enfans oisifs, rassemblés sous l’inspection d’un prétendu maître, qui du plus loin qu’il m’aperçut, cria à ses élèves : Repassez, repassez ; voici du monde. Alors, chacun s’empare de son livre, et se met, en débitant sa leçon de toute sa force, à donner une idée de son zèle et de sa diligence. Ici, milord, vous ne verrez pas de représentation pareille, cette misérable charlatanerie n’est pas de mon goût. Entrez, s’il vous plaît.

J’entrai donc, mais je l’avouerai à ma honte, tout ce que je remarquai, ce fut que les meubles avoient l’air d’avoir servi depuis long temps, sans être détériorés. Chacun continua son travail, avec attention et simplicité ; mais ce tableau ne me frappa que médiocrement. Le goût du perfectionnement s’étoit fort refroidi en moi, et quoique réjoui un moment du spectacle que m’offroit cette réunion d’enfans heureux, ces idées sortirent de mon esprit, en retournant chez moi. Je résolus cependant, de surpasser un jour, tout ce qu’avoit fait M. M’Léod, et certes, mes moyens étoient plus grands que les siens. La jalousie avoit encore plus de part dans cette résolution, que la générosité.

Avant que j’eusse arrangé seulement, dans mon imagination, ce dernier plan, un matin, je reçus la visite du jeune Ormsby, qui vint me presser d’aller passer de nouveau quelques jours, dans son château. Je cédai à une invitation qui s’accordoit avec mes désirs. Quand j’arrivai, les dames étoient à leur toilette, à l’exception de miss Bland qui, chargée de faire les honneurs, me reçut, ainsi que d’autres hommes, dans la bibliothèque, avec son éternel sourire. Partout où alloit miss Bland, elle devenoit tout de suite l’amie de la maison, et l’on se reposoit volontiers sur elle, du soin de recevoir les hôtes. Comme représentant lady Ormsby, elle me parla poliment de tous les riens du jour, et des changemens qui s’étoient opérés sur la scène, toujours mouvante, du château qu’elle habitoit. Deux brigadiers, et deux aides-de-camp étoient partis, mais en échange, étoit venu un autre aide-de-camp, le capitaine Andrews ; et milord O’Toole étoit arrivé. Suivit une conversation entre miss Bland et un des étrangers, sur la joie et le chagrin que l’arrivée de Milord feroit naître dans le cœur de deux dames qui, autant que je pus le deviner, étoient lady Hauton, et lady O’Toole. Comme je n’étois point au fait des intrigues, et des caquetages de Dublin, cela piqua très-médiocrement ma curiosité. Miss Bland, qui voulut absolument persister à me parler, m’apprit que milord O’Toole avoit amené avec lui, M. Cécil Devereux, bel-esprit et poëte, un des jeunes gens les plus aimables, et les plus galans de Dublin. Je me décidai sur-le-champ, à ne point l’aimer. J’ai toujours détesté ces annonces solennelles. On paroît toujours à son désavantage, quand on est précédé d’une renommée si bruyante. À peine l’éloge finissoit-il, que M. Devereux entra. Ce n’étoit point l’homme que je m’attendois à voir. Quoique agréable de sa personne, et distingué par le ton de la bonne compagnie, il n’y avoit en lui aucune fatuité ; au contraire, il sembloit si peu occupé de lui-même, il étoit si prévenant, que malgré le préjugé qui m’avoit décidé à ne point l’aimer, je fus enchanté de lui, après avoir été dix minutes dans sa société. Milord Kilrush, me le présenta avec grand appareil, comme un homme de mérite, à qui lui et son frère O’Toole, s’intéressoient particulièrement. Cet air de patronage ne plaisoit pas beaucoup à M. Devereux qui, peu flatté d’être ainsi montré, détourna la conversation de lui-même et de ses poëmes, sur des objets généraux. Il me fit quelques questions sur une caverne curieuse, ou espèce de chemin souterrain qui, d’un côté donnoit sur le bord de la mer, et de l’autre, aboutissoit à une vieille abbaye située derrière le château de Glenthorn. M. Devereux dit qu’autrefois en Irlande ces cavernes avoient servi de greniers. Mais un habitant du voisinage, ayant remarqué que ce souterrain servoit, depuis long-temps, de retraite aux contrebandiers, lord Kilrush entreprit une dissertation dans les formes, sur la contrebande, sur les importations et exportations, et sur les lois et la balance du commerce. Je ne compris pas un mot de ce qu’il me dit, et j’ignore si ce grand orateur se comprenoit lui-même ; mais il crut avoir parfaitement réussi à me donner une haute idée de son instruction, et de sa profonde sagesse. Son frère O’Toole vint ensuite ; il ne me parut pas porté vers la galanterie, comme la conversation de miss Bland, me l’avoit fait supposer ; sa seigneurie étoit entièrement dévouée à l’ambition ; il parla si fort et si long-temps des hommes et des affaires d’état, des intrigues de la cour, des promotions, que je commençai à me croire un homme de l’autre monde, car j’étois complètement étranger aux choses, dont il nous avoit entretenus. J’étois ennuyé de l’entendre, mais cependant, humilié de ne pouvoir parler aussi exactement, et avec cet air d’assurance et d’autorité ; j’éprouvai le desir de devenir aussi quelque chose à la cour. Les soucis, les inquiétudes de l’homme ambitieux, si opposés à mon caractère paresseux et indolent, ne furent plus rien pour mon esprit infatué de l’amour du pouvoir. Dans un moment l’ambition fit de moi son esclave.

M. Devereux me guérit de cette maladie avant qu’elle eût fait de grands progrès. Il resta avec moi un quart d’heure pendant que les autres hommes étoient allés s’habiller. Quoique peu disposé à parler avec un inconnu, je fus séduit par l’amabilité de ses manières. Il me parla de la société de l’Angleterre, comme d’un sujet qui devoit m’être familier ; à mon tour je lui parlai de celle d’Irlande. Nous nous entretînmes de milord O’Toole, ce qui conduisit à parler de la cour de Dublin ; je lui témoignai le regret de n’avoir pas cherché à figurer plutôt dans la carrière politique. L’ambition, lui dis-je, peut tenir l’esprit d’un homme, attentif et éveillé. Les plaisirs vulgaires n’ont plus d’empire sur moi, ils ne sont vraiment plus capables de m’émouvoir.

Milord, me dit M. Devereux, vous feriez mieux de rester toute votre vie immobile ou endormi que de vous occuper de si futiles objets.

Funeste ambition ! sombre enfer des vivans,
S’il ne les a sentis, qui peindra tes tourmens ?

Vous vous rappelez sûrement, milord, la description que Spencer a faite de cet enfer.

Pas exactement, lui répondis-je, ne voulant point détruire l’idée favorable que cet honnête Irlandais avoit conçue de ma littérature. Il prit les œuvres de Spencer, me les offrit, et je me levai pour lire le passage en question ; quels efforts ne feroit pas le plus paresseux des mortels pour conserver l’estime même exagérée, qu’il croit avoir inspirée ; je parvins à lire sans bâiller les dix vers suivans :

Funeste ambition ! sombre enfer des vivans,
S’il ne les a sentis, qui peindra tes tourmens ?
À poursuivre un objet qui s’éloigne sans cesse
On use les beaux jours de sa belle jeunesse ;
On abreuve ses nuits d’amertume et de pleurs,
Qu’attendent au réveil de plus vives douleurs ;
Agité par l’espoir, tourmenté par la crainte,
Ayant pour tout réfuge une inutile plainte,
Après des cris, des pas, des travaux superflus,
La fin de tant de peine est de n’espérer plus.

C’est plein de force, m’écriai-je, du ton d’un homme très-accoutumé à juger la poésie.

— « Cela devient plus remarquable encore milord, quand nous pensons que ces vers ont été faits par un homme qui avoit été secrétaire d’un lord lieutenant. »

Je sentis mourir ma naissante ambition ; je reconnus qu’il valoit mieux passer une vie tranquille. Ma résolution fut fortifiée par l’apparition de Lady Géraldine. L’amour et l’ambition sont, comme on le sait, deux passions incompatibles ; aucune d’elles n’étoit à la vérité encore maîtresse de mon cœur ; mais l’amour et lady Géraldine avoient déjà pris le dessus sur l’ambition et sur lord O’Toole. Lady Géraldine parut très-gaie ; et quoique peu présomptueux, je ne pus m’empêcher de croire, que mon retour au château d’Ormsby avoit contribué à sa gaîté. Je ne goûtai ce plaisir qu’avec discrétion et réserve, tandis que je vis qu’il étoit vivement senti par sa mère. Miss Bland, pour faire sa cour à lady Kildangan, observa que Lady Géraldine étoit encore plus aimable que de coutume. Celle-ci, à ces mots donna des signes non-équivoques de son mécontentement. C’est la seule fois que je lui vis faire la moindre attention aux paroles de sa docile amie. Pour détourner la conversation, je demandai à la belle offensée des nouvelles de Miss Tracey et de M. Gabbitt.

M. Gabbitt, me répondit-elle, en reprenant toute sa gaîté, est maintenant l’homme le plus heureux de l’Irlande ; il est parti avec l’espérance de devenir intendant des terres de Milord O’Toole. Je m’étais engagée d’honneur à lui procurer cette place pour le dédommager de la plaisanterie que nous lui avons fait subir. Vous savez que dans les contes arabes, Barmécide finit par donner un bon dîner au pauvre Shakabac, après s’être joué long-temps de sa crédulité.

— Et pour Miss Tracey que pourrez-vous faire ?

— J’ai persuadé à sa mère que la pauvre enfant alloit tomber en atrophie. Aussi sa mère va-t-elle la mener promptement aux eaux, pour y rétablir sa santé, et y guérir son cœur malade. Clémentine ! ma chère, ne me regardez pas avec des yeux si sévères ; dans le fond de l’ame vous savez bien qu’on ne peut pas faire un plus grand plaisir à une jeune demoiselle que de lui procurer une occasion plausible pour s’absenter un peu de sa maison.

Je craignis un instant que lady Géraldine ne perdît dans Miss Tracey un précieux moyen d’amusement ; mais le capitaine Andrews la remplaça bien vîte ; et après lui eurent leur tour les lords Kilrush et son frère O’Toole. Tout graves et importants qu’étoient ces deux personnages accoutumés à se voir traiter plus que respectueusement, lady Géraldine les trouvoit très-propres à être plaisantés, et elle ne s’en faisoit aucun scrupule.

Milord, me dit-elle, peut-être vous ne connoissez pas lord O’Toole ?

— J’ai eu l’honneur de lui être présenté aujourd’hui.

— À la bonne heure ; car il regarde comme un être inconnu celui qui n’a pas l’honneur d’être connu de lui ; mais comme vous êtes nouvellement arrivé dans ce pays vous seriez excusable, et je vous ferai faire une plus ample connoissance. Nous avons en Irlande une ancienne et respectable famille du nom de Toole ; mais celui-ci n’est qu’un misérable politique, un homme qui pour tout talent sait faire patte de velours. Les deux frères ont un manège qui est très-propre à conserver leur crédit ; l’un a la manie d’être toujours sur la scène, et l’autre de rester toujours caché derrière la toile. Ces deux mortels forment, avec le capitaine Andrews, le trio le plus divertissant. Milord O’Toole est tout artifice sans art ; milord Kilrush, c’est l’importance sans pouvoir, et le capitaine Andrews c’est la souplesse même sans aisance. Ce pauvre Andrews, c’est un animal sans défense, à moins qu’il ne se retire en lui-même. Donnez-lui le temps, me disoit quelqu’un, en me montrant une tortue de terre, de mettre sa tête sous son écaille, et une pesante voiture lui passera sur le corps sans l’offenser. Milord Glenthorn, avez-vous jamais remarqué la manière de converser du capitaine Andrews ?

— Non, je ne l’ai jamais entendu converser.

— Ce n’est pas là ce que je veux dire ; l’avez-vous jamais entendu parler ?

— Je lui ai entendu dire, vraiment et sans doute.

— Lord Glenthorn est un peu sévère ce soir, dit madame O’Connor.

— Si vous avez remarqué, poursuivit lady Géraldine, l’étonnante économie de mots du capitaine Andrews, savez-vous d’où elle provient ? Vous croyez peut-être que c’est de la conscience de sa nullité ?

— Oh ! je ne lui soupçonne pas tant de modestie.

— Encore ! dit madame O’Connor, avec un air d’étonnement insultant pour moi, lord Glenthorn a vraiment bien de l’esprit ce soir.

Lady Géraldine témoigna, par un signe, combien elle étoit choquée du compliment que je venois de recevoir, et me dit : vous vous trompez, Milord, si vous croyez que ce soit par timidité ou par orgueil que le capitaine Andrews est si bref dans ses discours. Vous n’avez pas deviné la raison pour laquelle il ne donne jamais sur chaque chose que la moitié d’une opinion.

« C’est à l’école des diplomates qu’il a puisé ce talent, » dit M. Devereux.

Lady Géraldine. — Il faut que vous sachiez que le capitaine Andrews ne sert en qualité d’aide-de-camp que jusqu’à ce qu’on lui ait trouvé un poste dans la diplomatie. Il faut lui rendre justice, il est tellement propre à ce métier, que sur aucun sujet du monde il ne hasardera une assertion. Il n’est sûr de rien, pas même de son existence.

M. Devereux. — Il manque du moins de la seule preuve de l’existence que voulût admettre Descartes ; je pense, donc je suis.

Lady Géraldine. — Il a une telle peur de se compromettre, que si on lui faisoit cette question : Le soleil s’est-il levé ce matin ? Il répondroit en souriant avec douceur : On m’a dit qu’oui ; j’ai lieu de croire…

Je vous demande bien pardon, dit M. Devereux, ce style est trop affirmatif. En diplomatie, il faut toujours préférer les verbes impersonnels aux verbes actifs ou passifs. Cette expression on m’a dit expose à de dangereuses recherches. Qui vous a dit ? qui vous a fait savoir ? Alors on est forcé de citer ses autorités ; ce danger n’est pas à craindre, lorsqu’on s’est contenté de cette tournure on dit, on assure.

Que je voudrois entendre la conversation de deux diplomates accomplis ! s’écria lady Géraldine.

Cela est impossible, dit M. Devereux ; en politique comme en géométrie, il y a des lignes qui font un continuel effort pour s’approcher, sans pouvoir se rencontrer jamais.

Les railleries de lady Géraldine m’auroient peut-être bientôt ennuyé comme toute autre chose ; mais il y avoit une inconcevable variété dans sa plaisanterie. D’abord je l’avois jugée superficielle, et ne songeant qu’à ses plaisirs ; mais je lui trouvai un fonds de connoissances qu’on n’avoit pas lieu d’attendre d’un esprit aussi dissipé ; une profondeur de réflexion, qui contrastoit singulièrement avec sa vivacité naturelle ; une horreur et un énergique dégoût pour le vice et la bassesse, qui étonnoient ses compagnes, tristement condamnées à une imitation servile.

J’ai fait mention d’une dame Norton, et d’une dame Hauton, qui se trouvoient alors au château d’Ormsby. Ces deux Anglaises, que je n’avois rencontrées dans aucun des cercles de Londres, faisoient une grande sensation en Irlande, et tournoient la moitié des têtes de Dublin, par l’extravagance de leurs parures, l’impertinence de leurs airs, et l’audace de leur conduite. Leur renommée partout les précédoit, et avant qu’elles arrivassent au château d’Ormsby, tout le monde y étoit préparé à admirer ces élégantes célèbres. Quand elles étoient présentes, chacun les exaltoit ; absentes, chacun les déchiroit, excepté lady Géraldine, qui ne partageoit ni les adorations, ni les dénigremens. Un matin, ces deux dames étoient entourées chacune, de leurs admirateurs. Un groupe se pressoit vers lady Hauton, pour obtenir d’elle des modèles d’habillemens ; on considéroit sa parure, avec des yeux d’étonnement et d’envie. Un autre groupe étoit formé autour de lady Norton qui racontoit à voix basse, les détails d’un procès en divorce, qui occupoit alors beaucoup l’attention du beau monde. Lady Norton avoit reçu des lettres curieuses de ses correspondans de Londres, et on la prioit de les communiquer. Lady Norton sortit pour aller chercher ses lettres ; lady Hauton, pour aller commander, je ne sais quels patrons de modes ; elles n’eurent pas plutôt tourné le dos, que d’une voix unanime, on critiqua leurs discours, leurs vêtemens, et toute leur personne. Lady Géraldine qui s’étoit tenue à l’écart, examinant des gravures, dans ce moment ferma son livre, et jetant un regard d’indignation sur toute la société, elle s’avance jusqu’auprès d’une des graces de Swadlinbar, et lui dit d’un ton ironique :

Je vois, ma chère Thérèse, que vous êtes honteuse de n’être pas tout-à-fait nue ; et vous, ma chère Betty, vous serez bientôt fâchée d’avoir la réputation d’une femme modeste. Courage, mes amies, allez en avant et prospérez ; empruntez les patrons des modes les plus folles, et les exemples des actions les plus immorales. Qu’on se dépêche ; le vice et la folie, n’entreront jamais assez tôt dans notre île. Nous autres Irlandais, nous aurions pu vivre encore cinquante ans dans l’innocence, si vous n’aviez point hâté les progrès de la corruption, si, sans en exiger de quarantaine, vous n’aviez pas reçu à bras ouverts, tout étranger suspect, si vous n’aviez pas encouragé l’importation de tous les colifichets, de toutes les pernicieuses bagatelles, qui répandent la contagion sur la surface entière de notre pays.

Miss Ormsby — Oh ! que vous êtes sévère, et cela, parce que j’ai demandé un patron.

Madame O’Connor. — Mais vous savez que lady Géraldine est trop fière pour prendre modèle sur personne.

— Eh bien ? si je suis trop fière, je vais me corriger ; je vais aller à l’école de lady Hauton, et de lady Norton, pour apprendre d’elles à augmenter mes charmes, et à sauver ma réputation. Il faut que je commence par me défaire de la mauvaise habitude de rougir, n’est-ce pas, madame O’Connor ? car j’ai remarqué que vous aviez été surprise de me voir rougir d’un discours tenu hier à table, par une de ces belles parleuses. Il faudra aussi réformer mon langage, apeler avec intrigue, un arrangement, un procès scandaleux, une petite discussion. Quant à l’adultère, c’est un mot odieux qui ne se trouve plus que dans les livres de prières, un mot fait pour nos grand’mères.

« Nous sommes trop polis pour parler de l’enfer.

Que nous serons vertueux, quand nous n’aurons plus même de noms pour les vices ! Mais suspendons nos sermons. Apprenons plutôt de lady Hauton, comment, avec du courage et force présence d’esprit, on peut toujours côtoyer l’abîme, sans jamais y tomber. Apprenons de lady Norton, que la gloire des femmes à la mode, est tantôt de passer pour plus mauvaises qu’elles ne le sont, et tantôt d’être plus corrompues qu’elles ne le paroissent.

Ici, un cri général interrompit lady Géraldine ; les uns attaquoient, les autres défendoient les illustres étrangères.

— Lady Géraldine ! Je vous assure que malgré ce qu’on a dit de madame Norton, et du général ***, il ne s’est rien passé de répréhensible.

— Oui, ma chère Géraldine, quoique madame Hauton ait été long-temps en coquetterie avec certain Lord, on n’y peut rien trouver à redire. Elle avoit seulement envie de rendre sa femme jalouse, car vous savez bien que ce Lord n’est pas un homme dont on puisse devenir amoureuse.

— Ainsi, vous pardonnez à cette femme, parce qu’elle est conduite par la haine, plutôt que par l’amour ; parce que son seul motif, est de rendre une pauvre femme malheureuse, et de mettre le trouble dans une famille. Pour moi, je pense que celle qui cède au sentiment de l’amour, mérite plus d’indulgence qu’une femme que la haine dirige.

Miss Bland soutint, que lady Hauton étoit la moins estimable des deux, et les partisans de l’une ou de l’autre se mirent à soutenir chacun leur opinion.

Lady Géraldine. — « Que nous importe cette question ? Irons-nous vérifier ou répéter leurs histoires scandaleuses ? Ce ne sont pas les personnes, mais les vices que nous devons détester. Mes chers compatriotes, ne nous laissons pas prendre d’admiration pour ces graces, ces folies, et ces modes étrangères, et ayons le courage d’être nous-mêmes. »

Mes yeux restèrent fixés sur la physionomie animée de lady Géraldine tandis qu’elle prononçoit ces paroles, Madame O’Connor s’en aperçut et le fit remarquer. Miss Bland expliqua mon embarras, en l’attribuant à ce qu’avoit dit lady Géraldine, sur l’histoire scandaleuse d’un procès en divorce. Je le devinai par un geste des femmes qui m’entouroient. Mais lady Géraldine étoit trop bien élevée, pour croire que j’eusse pu la soupçonner d’avoir voulu faire allusion à mes chagrins domestiques ; avec une franchise et une douceur que je n’oublierai de ma vie, elle s’approcha de moi, et d’un regard, dissipa jusqu’à la moindre inquiétude que j’aurois pu avoir ; et reprenant la parole :

« Dites-nous, Milord, vous qui avez beaucoup vécu dans le grand monde de Londres, si je me trompe sur le compte de ces deux dames, qui produisent tant d’effet en Irlande ; mais je parie qu’elles ne sont peut-être pas connues en Angleterre. »

Je confirmai son opinion, par mon témoignage, et j’opérai sur-le-champ une révolution dans les esprits. Tout-à-coup, l’empire de mesdames Norton et Hauton fut ébranlé jusques dans ses fondemens, et je ne sache pas qu’il ait jamais repris aucune consistance.

La chaleur des expressions de lady Géraldine, dans cette occasion, et dans beaucoup d’autres, réveilla dans mon cœur, des sentimens assoupis ; je fus averti de ma dignité d’homme, et je commençai à croire que je valois mieux que ces méprisables automates, parmi lesquels j’avois été jusqu’alors rangé.

Un jour, lady Kilrush avec ce ton composé, moitié des minauderies d’une jolie femme, moitié de l’affectation d’un bel esprit, parloit de M. Devereux, qu’elle prétendoit protéger et produire.

Ici Devereux ! dit-elle, Cécil Devereux ! À quoi pensez-vous donc, c’est à vous que je parle. Voici l’épitaphe de la belle Laure, par François Ier ; j’en rafolle, il faut absolument me la traduire : personne ne peut le faire mieux que vous ; moi, je n’en ai pas le temps, mais je ne dormirai pas cette nuit, si je ne l’ai pas. Allons, vous avez tant de facilité ; asseyez-vous une minute, et travaillez, tandis que j’irai faire ma toilette. Vous ne savez peut-être pas que je m’appelle Laure, dit-elle, en quittant la chambre, d’un air tout-à-fait sentimental.

Que vais-je devenir ? dit M. Devereux. Jamais pareille tâche fut-elle imposée ? J’aimerois cent fois mieux traduire un conte persan ou arabe. Lisez cela, Milord, et voyez s’il est aisé de faire de lady Kilrush la Laure de Pétrarque.

Lady Géraldine, après avoir lu le sonnet nous dit : sans doute il n’est pas si facile à traduire qu’on voudroit le persuader ;[1] mais aussi vous vous êtes attiré vous-même cette difficulté, Devereux. Pourquoi allez-vous montrer ce sonnet à une amateur de la force de lady Kilrush ? vous deviez bien penser que lors même qu’il eût été détestable, le nom de François I, votre gracieuse approbation, et la douce conformité du nom de lady Kilrush avec celui de la belle Laure, devoient la remplir d’enthousiasme et la faire pâmer d’affectation.

M. Devereux, leur dis-je, n’a qu’à citer les trois derniers vers pour excuser son silence.

« Qui te pourra louer qu’en se taisant ?
« Car la parole est toujours réprimée
« Quand le sujet surmonte le disant. »

M. Devereux — « Non il n’y a pas d’excuse valable pour me tirer d’affaire ; » et il s’assit d’un air triste comme pour se mettre au travail. Bientôt après il se leva et quitta l’appartement, disant qu’il avoit la mauvaise habitude de ne pouvoir travailler en compagnie.

Alors lady Géraldine s’éleva contre les prétentions de ces riches amateurs, qui accordent une protection insolente et dédaigneuse au génie et croyent l’honorer beaucoup.

« Quel ridicule orgueil ! on m’accuse d’en avoir moi-même, mais je pense qu’il est d’une autre sorte. J’espère qu’il ne ressemble pas à celui de ces Mécènes grossières qui regardent les hommes de talens comme des histrions faits pour les amuser, mais des histrions qu’il est même inutile de payer et qui sont assez récompensés s’ils obtiennent quelques louanges. Ils se croyent même en état de conseiller, de diriger le génie et de l’employer selon leurs petites vues et pour leurs stupides plaisirs ; comme ce Pierre de Médicis qui n’eut pas honte, un jour, d’envoyer Michel-Ange lui faire une statue de neige. Milord, auriez-vous jamais lu les mémoires de Mad. Staal ?

— Non ; je ne croyois pas qu’ils fussent publiés.

— Vous vous trompez ; je veux parler de mademoiselle de Launay qui vécut sous Louis XIV et le Régent.

— Je n’en avois jamais entendu parler, et je rougis de mon ignorance.

— Moi-même je ne les connois que d’hier. J’ai été frappée de la peinture de la duchesse de la Ferté qui possédoit à un haut degré ce ton de protection ignorante. Elle mérite que vous y jetiez un coup d’œil, Milord ; le livre est là sur la table. Voici le passage : La duchesse de la Ferté dans ce moment montre à la duchesse de Noailles la jeune demoiselle de Launay, comme on montreroit une marionette ou un singe.

« Allons, mademoiselle, parlez. — Madame, vous allez voir comme elle parle. — Elle vit que j’hésitois à répondre, et pensa qu’il falloit m’aider comme une chanteuse qui prélude, à qui l’on indique l’air qu’on désire d’entendre. — Parlez un peu de religion, vous direz ensuite autre chose. »

Ce discours est devenu proverbe dans Paris, à ce que m’a dit M. Devereux, et on le cite souvent lorsqu’on rencontre des protecteurs dans le genre de la duchesse de la Ferté.

L’ignorance, dis-je à mon tour, quand elle est jointe à la présomption produit des effets bizarres dans les rangs subalternes, comme dans les rangs élevés. Un homme de ma connoissance alla dernièrement acheter des rasoirs chez M. Pakwood. Madame étoit seule visible. L’acheteur lui ayant fait compliment sur l’élégance du style de ses avertissemens, elle répondit : « Eh ! Monsieur croyez-vous que mon mari ait le temps de faire de ces choses là ; nous avons à nos ordres un poëte qui est chargé de toutes ces bagatelles. »

Quoique lady Géraldine ne parlât qu’en termes généraux des protecteurs et des hommes à talens, la chaleur qu’elle y mettoit me fit penser qu’elle y avoit quelque intérêt personnel. Je crus découvrir qu’elle avoit un cœur et que M. Devereux en savoit quelque chose. Un incident confirma le soir même ce soupçon.

Tandis que nous prenions le café, lady Géraldine et M. Devereux se tenoient dans l’embrasure d’une fenêtre ; le charme de leur conversation avoit attiré du monde autour d’eux, et animés l’un par l’autre, ils se livroient à toute la vivacité de leur esprit.

Une petite fille de six ans qui jouoit auprès d’eux, se mit à leur dire : Puisque vous êtes là à chanter comme deux rossignols, je vais vous mettre en cage. Et elle tira sur eux les rideaux de la croisée. — Voulez-vous rester en cage ? dites, petits oiseaux !

Lady Géraldine. (Feignant de lutter avec l’enfant qui la tenoit enfermée dans le rideau). Non, non ; il y a des oiseaux qui ne peuvent pas vivre en cage.

Madame O’Connor. — Il me semble que M. Devereux ne se trouve pas mal de sa captivité.

Je ne puis pas sortir ; je ne puis pas sortir, dit M. Devereux, en imitant le son mélancolique du sansonet dans le Voyage Sentimental.

Qu’est-ce que cela, dit lady Kildangan, en se précipitant vers la fenêtre.

Ce sont deux oiseaux, répond la petite fille.

Des oiseaux chanteurs, reprit lady Géraldine, en prenant dans ses bras l’enfant pour qu’elle n’en dît pas davantage, en se mettant à chanter en effet d’une voix ravissante.

Lady Kildangan ne comprit rien de ce qui s’étoit passé, et retourna à sa place. Pour moi je sentis la justesse de mes soupçons ; j’éprouvai quelque contrariété, mais moins grande cependant que si j’eusse été profondément amoureux.

Je suis bien heureux, me dis-je, que le mal ne soit pas plus grand. Que serois-je devenu si je m’étois épris d’une femme qui a déjà donné son cœur ? mais l’a-t-elle effectivement donné ? je me suis déjà mépris une fois : examinons la chose de plus près. Voici donc un motif qui va tenir mon attention éveillée.


  1. En petit lieu, comprins, vous pouvez voir
    Ce qui comprend beaucoup par renommée ;
    Plume, labeur, la langue et le savoir
    Furent vaincus de l’amant par l’aimée.
    Ô gentille ame, étant tant estimée,
    Qui te pourra louer qu’en se taisant ?
    Car la parole est toujours réprimée
    Quand le sujet surmonte le disant.