L’Enracinement/Partie 1/12

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Texte établi par Albert CamusGallimard (p. 36-37).

LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE

La propriété privée est un besoin vital de l’âme. L’âme est isolée, perdue, si elle n’est pas dans un entourage d’objets qui soient pour elle comme un prolongement des membres du corps. Tout homme est invinciblement porté à s’approprier par la pensée tout ce dont il a fait longtemps et continuellement usage pour le travail, le plaisir ou les nécessités de la vie. Ainsi un jardinier, au bout d’un certain temps, sent que le jardin est à lui. Mais là où le sentiment d’appropriation ne coïncide pas avec la propriété juridique, l’homme est continuellement menacé d’arrachements très douloureux.

Si la propriété privée est reconnue comme un besoin, cela implique pour tous la possibilité de posséder autre chose que les objets de consommation courante. Les modalités de ce besoin varient beaucoup selon les circonstances ; mais il est désirable que la plupart des gens soient propriétaires de leur logement et d’un peu de terre autour, et, quand il n’y a pas impossibilité technique, de leurs instruments de travail. La terre et le cheptel sont au nombre des instruments du travail paysan.

Le principe de la propriété privée est violé dans le cas d’une terre travaillée par des ouvriers agricoles et des domestiques de ferme aux ordres d’un régisseur, et possédée par des citadins qui en touchent les revenus. Car de tous ceux qui ont une relation avec cette terre, il n’y a personne qui, d’une manière ou d’une autre, n’y soit étranger. Elle est gaspillée, non du point de vue du blé, mais du point de vue de la satisfaction qu’elle pourrait fournir au besoin de propriété.

Entre ce cas extrême et l’autre cas limite du paysan qui cultive avec sa famille la terre qu’il possède, il y a beaucoup d’intermédiaires où le besoin d’appropriation des hommes est plus ou moins méconnu.