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L’Enragé volontaire ou la Conspiration du Silence

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L’Enragé volontaire ou la Conspiration du Silence
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L’ENRAGÉ VOLONTAIRE

OU

LA CONSPIRATION DU SILENCE


— On nous a enseigné dans notre enfance, me disait Apemantus, qu’il y a dix parties du discours. La profonde grammaire de l’avenir dira que le silence est la onzième et la plus redoutable, étant désignée pour dévorer toutes les autres, comme le serpent d’Aaron dévora les autres serpents.

Le lieu commun du « silence éloquent », par exemple, n’est pas une sottise, et le « silence des passions » est plus à craindre que la pire loquacité. La « conspiration du silence », autre lieu commun, n’a rien de chevaleresque, sans doute, mais elle est indiscutablement efficace pour tuer un homme supérieur qu’il est impossible de déshonorer. C’est le désert du steppe immense autour du conquérant forcé de mourir d’inanition. C’est la solitude infinie de Dieu lui-même dont nul ne parle et ne veut entendre parler…

Quelqu’un se souvient-il encore de la merveilleuse extermination de Saint-Pierre Martinique, où trente mille êtres humains furent anéantis, en trente secondes, par le souffle silencieux d’un volcan du voisinage ?

Vous m’avez dit, Marchenoir, qu’à cet instant même votre fille faisait sa première communion et qu’il n’avait pas fallu une victime de moins à cette innocente pour que l’acte prodigieux qu’elle accomplissait fût ineffaçablement et très singulièrement marqué pour elle de ce geste colossal de la Mort. Car c’est bien là votre manière d’expliquer les événements de ce monde, ô concentrateur effrayant ! et je crois que vous avez raison mille fois, mais il y a de quoi rêver sur ce gouffre.

Lorsque la petite fille qui précédait la vôtre reçut le Corps du Christ, tout un peuple vivait encore ;… lorsque vint le tour de celle qui la suivait, tout était fini pour ce peuple. Custodiat animam tuam Cette parole avait suffi. Plus de banques, plus de boutiques, plus de tribunaux, plus de bureaux d’affaires ni de bureaux d’amour, plus d’églises même. À quinze cents lieues, on était des morts, une ville morte, on était devenu le Silence, tout à coup.

Vous a-t-on dit, cependant, qu’il y eut un homme épargné, un seul, et que cet homme était précisément un condamné à mort ? On se réjouissait je le suppose, d’assister à son exécution, on en parlait dans les familles honorables, on était sans doute impatient de ce supplice, et il fut le témoin unique de l’exécution de la multitude !… Vous croyez, peut-être, que je vous sers un apologue. Eh ! bien, non. Ce condamné à mort, c’est vous-même. On a voulu vous exécuter par le silence et on n’a réussi qu’à faire de vous l’habitant solitaire d’une nécropole silencieuse.

— Mon cher Apemantus, ai-je répondu, je veux bien croire que vous ne me débitez pas un apologue, mais vous me paraissez atteint d’une bizarre monomanie. Vous voulez, à toute force, que je sois un persécuté et vous ne voyez pas que je suis, au contraire, un persécuteur. Interrogez nos contemporains. Tous vous diront que je suis un monstre et qu’il n’y a pas moyen d’échapper à ma dent féroce. On a beau me caresser, me couvrir de fleurs, me dire les choses les plus amoureuses, m’offrir de l’argent et des friandises, rien n’y fait. Sainte Marthe elle-même renoncerait à dompter une tarasque aussi farouche.

Je le confesse, il n’est pas en mon pouvoir de me tenir tranquille. Quand je ne massacre pas, il faut que je désoblige. C’est mon destin. J’ai le fanatisme de l’ingratitude. N’étant pas aveugle, je vois clairement que tout le monde est très bon, que, depuis les lys de pureté jusqu’aux plus notables ruffians, c’est à qui m’aimera le plus tendrement et me le prouvera par les sacrifices les plus méritoires. Je ne finirais pas si je vous racontais les petits soins, les attentions délicates, les déclarations enflammées dont je suis le constant objet, pour ne rien dire de plusieurs immolations héroïques indignement et abominablement payées par mes plus noires manigances. Que voulez-vous ? Je suis un enragé volontaire.

Vous objecterez peut-être qu’on a essayé de me faire crever de faim depuis trente ans, qu’on a fait mourir, par ce moyen, deux de mes enfants. N’ayant pas de cœur, j’en ai pris mon parti avec une admirable désinvolture. Mais étant, tout de même, un homme juste, je peux me mettre à la place des bonnes âmes à qui je dois tout cela. Leurs intentions étaient si droites et si pures !

On a cru bêtement, il est vrai, que le silence me tuerait. C’était vouloir empoisonner un crocodile avec du bouillon de crapaud. Je n’en suis devenu que plus fort et mieux endenté. Sans le vouloir, on a été ainsi mes bienfaiteurs. Le silence, la misère, les chagrins affreux, voilà ce qu’il me fallait pour devenir le monstre invincible.

Vos dernières paroles prouvent que vous avez compris cela. Pourquoi donc alors me parler d’inanition et de désert ? Je ne fus jamais autant visité ni si florissant. Le silence est une prairie favorable aux ruminants de l’éternité, et des animaux très sympathiques y sont attirés auprès de moi, presque chaque jour, par la luxuriance du pâturage. Le jour où il n’y aura plus de silence autour de ma personne sera certainement un jour terrible. Je me verrai sur du crottin d’argent où ne pousseront plus les pâquerettes aimables ou les anémones pascales de la Douleur, et mes compagnons découragés s’en iront brouter le cytise des licornes sur la montagne.

Tenez-vous donc tranquille, Apemantus. Les conspirateurs du silence, les silentiaires, comme on disait à Byzance, ne sont rien que de pauvres huissiers qui se trompent, croyant voir en moi un bruyant perturbateur. Vous avez été mon hôte plusieurs fois et vous savez que j’ai la mâchoire silencieuse. Mon rire même, quand je dévore les contemporains, ne réveillerait pas une araignée filandière, et mes pas font moins de bruit encore, lorsque je me promène parmi leurs sépulcres. S’ils étaient malins, ils carillonneraient, nuit et jour, pour dénoncer ma présence et me priver ainsi de l’incognito qui favorise mes expéditions de vampire.

Ne me parlez plus de ces imbéciles.


Léon Bloy.

Bourg-la-Reine, novembre 1913.