L’Enseignement de l’agriculture en France et l’institut agronomique

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Revue des Deux Mondes tome 17, 1876
Bérard-Varagnac

L’Enseignement de l’agriculture en France et l’institut agronomique


L'ENSEIGNEMENT
ET
L'AGRICULTURE EN FRANCE
ET L'INSTITUT AGRONOMIQUE

L’enseignement de l’agriculture en France n’est point encore sorti de la période incertaine des commencemens. Aujourd’hui même il est à peine organisé, et fort loin d’être ce qu’il est depuis longtemps chez certains peuples voisins, ce qu’il importerait qu’il fût en un pays où l’agriculture est la principale branche du travail national et de la fortune publique, Voici cependant près d’un siècle que les esprits éclairés et soucieux des intérêts agricoles réclament un système d’enseignement large et complet ; ils n’ont reçu jusqu’à ce jour que des satisfactions partielles ou éphémères. L’institut de Versailles n’a fait que passer, et il aura fallu vingt-quatre ans pour le rétablir à Paris dans des conditions certainement inférieures à ce qu’il fut dès l’abord. Quant aux écoles régionales et aux fermes-écoles, on n’en a point su tirer les fruits qu’il était permis d’en attendre, faute de cet enseignement supérieur qui en doit être le couronnement ou plutôt la base, faute surtout d’une impulsion libérale et suivie. Qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est point parce qu’il est récent que notre enseignement agricole est si faible : il est bien vrai qu’on s’est mis tard, trop tard à l’œuvre ; mais ce qui a été plus funeste, c’est que, l’œuvre commencée, on y a travaillé sans goût, sans ardeur, sans conviction, sans générosité. On se plaint que l’agriculture progresse si lentement, suive de si loin l’essor merveilleux de l’industrie. La cause en est bien simple : l’industrie a été fécondée et émancipée par la science ; l’agriculture ne l’est pas ou commence de l’être à peine. L’industrie s’est affranchie des liens de l’antique routine ; il en doit être ainsi de l’agriculture : c’est à la science qu’il appartient de la transformer. Mais comment substituer la connaissance et l’application réfléchie des découvertes nouvelles à la tradition inerte et aveugle ? Par l’enseignement. L’industrie a ses grandes écoles où se forment ses chefs, ceux qui la guident et la renouvellent : l’École polytechnique, l’École centrale, le Conservatoire des arts et métiers. L’agriculture a-t-elle un seul établissement comparable à ceux-là ? Une loi récente, la loi du 29 juillet 1876, vient de lui rendre cette faculté supérieure, cet institut agronomique que l’empire lui avait enlevé. Par là du moins, l’enseignement agricole va revenir à une organisation rationnelle ; mais il s’en faudra, même alors, qu’il soit complet, que l’on ait réalisé les prescriptions du législateur de 1848. Les cadres qu’il avait tracés étaient-ils, par certains côtés, trop amples ? En tout cas, on n’a point essayé sérieusement de les remplir. Qu’a-t-on voulu, qu’a-t-on fait, depuis tantôt cent ans, pour l’enseignement agricole ? quelle est aujourd’hui sa situation ? quels progrès réclame-t-il pour agir avec efficacité sur notre agriculture ? Le moment est venu où ces questions s’imposent à notre étude : il s’agit là d’un service public désormais nécessaire, car il s’agit de la source première de richesse et de prospérité du pays.


I

L’action des pouvoirs publics sur l’agriculture est singulièrement puissante et multiple ; ils tiennent, à vrai dire, son sort en leurs mains : telles lois, telle agriculture. Jamais on ne la trouve florissante sous un régime d’entraves et de tyrannie. Le premier bienfait qu’elle réclame du législateur est une organisation juste et raisonnable de la propriété foncière : l’affranchissement des servitudes féodales, la libre acquisition de la terre, considérée non comme le monopole de quelques privilégiés, mais comme un bien accessible à tous, que l’on puisse aliéner, diviser, transmettre à son gré. C’est là une liberté capitale, mais insuffisante, si la liberté du travail ne s’y joint. La révolution a garanti à nos campagnes ce double bienfait ; mais après cela, combien de mesures sont indispensables au progrès agricole ! La construction d’un réseau de routes, de voies ferrées, de chemins vicinaux, le percement des canaux, le creusement des ports, l’abaissement des tarifs de douane, qui ouvrent à la production rurale des débouchés nouveaux, un bon système de crédit foncier qui, rapprochant les capitaux du cultivateur, facilite la mise en valeur des exploitations. Et combien de mesures spéciales transforment des zones entières : le drainage, la fixation des dunes, le reboisement des montagnes, par dessus tout les travaux d’irrigation ! D’autre part, que de lois qui à première vue pouvaient sembler étrangères à l’agriculture, lois militaires, lois d’instruction primaire, lois d’impôts, etc., exercent sur elle (car tout se tient dans le corps social) une action ou bienfaisante ou contraire, mais en tout cas certaine et profonde ! Vous pensez toucher à une matière purement industrielle ou commerciale, et vous ne voyez pas la question agricole, qui, en un pays tel que le nôtre, est au fond de presque tout. Cependant les actes législatifs que nous venons d’indiquer ont sur le travail rural une influence pour ainsi dire extérieure, ils n’atteignent pas au fond même de l’agriculture, n’interviennent pas dans ses pratiques, dans ses méthodes : en brisant ses entraves, en ouvrant des marchés à ses produits, en augmentant ses moyens d’action, en lui prêtant le puissant concours de l’état, ils la placent dans le milieu le plus favorable à son libre développement ; mais ce développement lui-même, notons-le bien, ils n’y travaillent qu’indirectement, ils n’ont point la vertu de réformer et d’instruire le laboureur ignorant, de faire abandonner la routine primitive pour des procédés perfectionnés, capables de doubler telles ou telles branches de la production. Cela est proprement l’œuvre de l’enseignement. Si vous admettez que la science appliquée à l’agriculture produit de tels résultats, — et c’est là une vérité qui n’a plus besoin d’être démontrée, — il faut admettre aussi que l’enseignement qui propage cette science et la fait pénétrer dans les campagnes est utile, disons plus, est nécessaire, et que l’état, intéressé au progrès de la richesse agricole, l’est par là même à cet enseignement.

Depuis l’extrême antiquité jusqu’aux temps modernes, l’agriculture avait peu changé : elle était demeurée presque stationnaire à travers les milieux les plus différens. C’était un métier, tout au plus un art, non une science véritable. Le plus ancien traité d’économie rurale qui soit parvenu jusqu’à nous, les Travaux et les Jours du vieil Hésiode, qu’est-ce autre chose que quelques descriptions techniques, quelques préceptes de labourage mêlés à des conseils de morale et d’économie domestique ? Chez les Romains, qui furent longtemps le peuple agricole par excellence, le premier des traités de re Rusticâ, celui de Caton le Censeur, offre un caractère assez semblable : c’est au milieu des règles de conduite à l’usage du villicus, à côté de formules magiques, entre deux ordonnances de médecine, qu’il faut chercher les prescriptions culturales, simples recettes, le fruit des observations et des expérimentations personnelles d’un vieux paysan intelligent et exercé. Quant aux ouvrages de Varron et de Columelle, et aux Géorgiques de Virgile, c’est l’exposé des opérations agricoles alors en usage, le résumé de ce que savaient faire les cultivateurs du temps ; mais il n’y a en tout cela rien de scientifique, rien qui eût besoin d’être enseigné par des maîtres spéciaux, dans des écoles professionnelles. Ce caractère scientifique, entrevu par Bernard de Palissy, apparaît vraiment pour la première fois dans l’œuvre d’Olivier de Serres. Comparez son Théâtre de l’Agriculture et Mesnage des champs aux livres des Romains, quelle différence ! Comme on sent déjà poindre les temps nouveaux et cet esprit moderne de recherche et d’invention qui va s’emparer du monde et le transformer ! Voyez cet agriculteur, confiné dans ses terres du Bas-Vivarais, de quels regards diligens et curieux il suit toute innovation ! « Il explique le premier les avantages et les travaux de la production de la soie ; le premier, il donne en détail l’histoire de la pomme de terre, assez récemment importée d’Amérique ; le houblon, la betterave, le maïs, plantes qui n’étaient guère moins nouvelles, ne lui sont pas inconnus[1]. » L’agriculture, avec Olivier de Serres, prenait l’allure d’une science, et dès lors elle pouvait donner lieu à un enseignement. Le progrès des lumières, l’activité plus ample et plus variée des esprits, les relations plus étendues des nations entre elles, les grandes découvertes au-delà des mers qui mettaient les Européens en présence d’animaux et de végétaux inconnus, tout concourait à élargir les horizons de l’agronome. En même temps Henri IV et Sully encourageaient le travail des champs. Aussi quelques hommes, devançant leurs contemporains, comprirent alors l’utilité d’un enseignement agronomique. Les premiers essais, paraît-il, datent de cette époque : un président du parlement de Bourgogne fonda au collège Godran, à Dijon, la première chaire d’agriculture que nous connaissions. Mais ce ne pouvaient être que des tentatives isolées. L’état de la société en rendait le succès impossible ; en effet, à qui se fût adressé cet enseignement ? aux fils des propriétaires ? Mais ces propriétaires étaient ou des seigneurs qui vivaient loin de leurs terres et ne songeaient guère à les améliorer, occupés du soin de leur ambition et de leurs plaisirs, ou des hobereaux souvent aussi dénués de ressources que leurs paysans, non moins attachés à la routine, et, dans un temps de communications difficiles, où il n’y avait pas de journaux, demeurant étrangers au mouvement scientifique des villes. Quant au paysan, métayer ou serf, sa condition était trop misérable, son esprit trop fermé, il était trop étroitement rivé à la glèbe par le droit féodal, par la nécessité quotidienne et par la coutume, pour songer à envoyer ses fils en des fermes-écoles, s’il s’en fût alors établi.

Ce n’est que dans la seconde partie du XVIIIe siècle que l’on commence d’agiter la question de l’enseignement agronomique. Cette idée même que l’agriculture est une science que le concours des autres sciences peut transformer, cette idée d’une instruction progressive substituée à l’immuable routine, ne se répand qu’à cette époque. On est à la veille de la révolution, qui s’élabore et déjà fermente dans les esprits. Partout éclate l’ardeur des réformes ; c’est le temps des projets audacieux et des espérances sans limites. Il s’agit de refaire jusqu’en ses fondemens tout l’édifice social. Le siècle, en vieillissant, passe de la littérature aux sciences ; aux philosophes succèdent les économistes, et ces nouveaux penseurs, Quesnay et les physiocrates, voient dans la production agricole la première source de richesse des états. En même temps les sciences naturelles prennent leur essor, qui sera prodigieux ; la physique étonne par ses découvertes, la chimie moderne est fondée. De ce jour-là, l’enseignement agricole a eu sa raison d’être, car de ce jour-là aussi l’agriculture allait entrer dans une période nouvelle. L’application des inventions de la science au travail humain, la substitution des appareils mécaniques aux opérations manuelles, allaient ouvrir à l’agriculture, comme à l’industrie, une carrière où elle n’a fait aujourd’hui même que les premiers pas. Le fondateur de la chimie le sentait bien : Lavoisier se hâtait d’appliquer à l’agriculture cette science qu’il créait ; il donnait l’exemple, réalisant sur ses domaines du Vendomois les résultats de ses découvertes.

Tandis que le législateur affranchissait le travail rural des servitudes de l’ancien régime, les agronomes, l’abbé Rozier, Sylvestre, Cels, Tessier, et Talleyrand lui-même à la constituante, proposèrent tour à tour des plans qui organisaient l’enseignement agricole. En 1795, le duc de Béthune-Charost présente à la convention un projet d’ensemble. Thibaudeau propose la fondation d’une ferme expérimentale aux portes de Paris ; l’abbé Grégoire publie un projet de décret tendant à instituer une école d’économie rurale dans chaque département. Gilbert fait à l’Institut national un rapport relatif à un projet d’établissement de même nature. Huzard propose la création d’une école générale à la ferme de Rambouillet. Enfin, en 1800, François de Neufchâteau publiait, un mémoire remarquable qui contenait l’exposé d’un système déjà très complet : fermes expérimentales, chaires d’économie rurale dans les écoles centrales et universités, trois grandes écoles à répartir dans les trois principales régions culturales de la France.

On voit quel était dès cette époque le mouvement des esprits ; les hommes les plus compétens étaient acquis à la pensée d’un large enseignement agricole. Dans les plans que nous venons d’énumérer, on retrouve les principes et les traits essentiels de l’organisation qui fut depuis adoptée. La question était non-seulement posée, mais résolue déjà et mûre pour la pratique. Cependant on ne fit rien. L’assemblée nationale, sur la proposition de Rozier, avait voté la fondation d’une école nationale et gratuite : la loi ne reçut jamais d’exécution. La convention, qui a doté l’industrie de ses grandes écoles, ne sut point en doter de même l’agriculture. Sous l’empire, la question rentra dans l’ombre. Ce ne fut que sous la restauration qu’elle reparut. La fin du siècle dernier avait été la période des théories ; la restauration vit naître les premières applications.

C’est à Mathieu de Dombasle que revient l’honneur d’avoir ouvert la route et donné l’exemple. Traducteur des œuvres du Prussien Thaër et de l’Anglais sir John Sinclair, agriculteur lui-même et savant exercé, touché de la nécessité d’instruire en leur art les populations rurales, Mathieu de Dombasle affermait vers 1818, à quelques lieues de Nancy, une ferme de 102 hectares, pour vingt années. Il avait réuni à grand’peine, par une souscription publique, une somme de 45,000 francs. Telle fut l’origine de l’institut de Roville, le premier établissement d’instruction agronomique que la France ait possédé. L’existence en fut courte et toujours précaire : des difficultés de toute sorte assaillirent Mathieu de Dombasle. C’est dans les neuf volumes des Annales de Roville qu’il faut chercher l’histoire de ces embarras, de ces mécomptes. L’école de Roville était livrée à ses seules ressources : le gouvernement de la restauration avait refusé tout concours d’argent. Le gouvernement de juillet fut plus généreux : il alloua une subvention qui s’éleva jusqu’à 3,000 francs ! En 1842, cette école, qui eût mérité de durer comme Grignon, disparut peu avant son courageux fondateur ; mais son œuvre lui a survécu : Mathieu de Dombasle avait contribué plus que tout autre à faire triompher la révolution agronomique qui a remplacé l’antique mode d’assolement triennal par la culture alterne ; il avait formé des élèves et suscité des émules. D’autres entreprises analogues ne tardèrent pas à s’élever : nous ne parlons pas de l’institut de Coetbo, en Bretagne, qui ne fut fondé qu’en 1833 et réussit moins encore que Roville ; mais auparavant, trois hommes avaient créé, sur trois points différens du territoire, les établissemens qui bientôt servirent et jusqu’à nos jours sont demeurés nos trois écoles régionales : Grand-Jouan, dans les landes de la Loire-Inférieure, créé par M. Rieffel, élève de Mathieu de Dombasle, La Saulsaie, dans l’Ain, au milieu des marécages de la Dombes, par M. Nivière, enfin et surtout Grignon, par Auguste Bella. Cette dernière entreprise offre avec celle de Mathieu de Dombasle un contraste absolu. Autant l’une fut laborieuse et malheureuse jusqu’à la fin, autant l’autre a été fructueuse et prospère : les circonstances secondèrent à merveille la tentative habile et hardie d’Auguste Bella. « Il conçut la pensée, dit M. de Dampierre, de démontrer, par une expérience grandiose, que les améliorations agricoles pouvaient être un excellent placement, et d’attirer par là les capitaux vers la culture de la terre ; il prétendit faire, à quelques lieues de Paris, sur des terres plus que médiocres, dans des conditions de cherté de main-d’œuvre assurément périlleuses, une ferme à profits ; il s’agissait de démontrer qu’une culture intensive, c’est-à-dire employant de fortes fumures et de gros capitaux, pouvait, en s’appuyant sur les données de la science, devenir la plus productive des méthodes d’exploitation du sol… Pour atteindre ce but, il fallut refuser l’argent de l’état, réunir un capital social qui subirait le sort de tous les capitaux industriels, enfouir ces capitaux dans des terres qui cesseraient d’appartenir à la société au bout de quarante années, et prévoir qu’avant ce terme éloigné, ces champs si heureusement fécondés auraient, par la seule richesse de leurs récoltes, fourni aux bailleurs de fonds un intérêt raisonnable de leur argent et remboursé la totalité des 300,000 francs qui leur étaient confiés[2]. »

Un fait ressort de l’ensemble de ces tentatives. C’est à l’initiative privée que toutes furent dues ; c’est le dévoûment de quelques hommes vaillans et convaincus qui a jeté les fondemens de notre enseignement agricole ; durant cette période de formation première, les particuliers font tout : l’état ne fait rien, l’état se montre indifférent à l’œuvre naissante. Cependant il ne pouvait demeurer toujours à l’écart, témoin désintéressé d’une entreprise nationale. Il allait être amené à intervenir, mais avec quelle lenteur ! avec quelle peine ! Que de temps avant qu’il s’y décidât ! Ce fut sous la monarchie de juillet. Le gouvernement accorde d’abord des subventions aux établissemens qui s’élèvent ; peu à peu, son action devient plus fréquente et plus directe ; il soumet les établissemens subventionnés à des règles uniformes, une jurisprudence s’établit ; en 1845, le ministère, mettant sérieusement la question à l’étude, en saisit le conseil, général de l’agriculture. À cette époque, l’enseignement agricole est en voie d’organisation : il a dès lors ses trois écoles régionales : Grignon, Grand-Jouan, La Saulsaie ; la première ferme-école a reçu en 1839 le concours de l’administration ; à partir de 1846, cette catégorie d’établissemens se multiplie : il en est créé dix dans la seule année 1847. En même temps une sous-commission du conseil général, de l’agriculture, sous la présidence de M. Tourret, élaborait un plan d’ensemble. L’enseignement agricole en 1848 était ainsi à la veille d’être constitué. La révolution de février, loin de retarder le travail, en hâta l’achèvement. Par une circonstance favorable, M. Tourret devint ministre de l’agriculture et du commerce : il s’empressa de mettre en œuvre les études des années précédentes. Le 17 juillet, il présentait à l’assemblée nationale un projet qui eut pour rapporteur M. Richard (du Cantal), et qui, adopté par la chambre dans la séance du 3 octobre, devint la loi de 1848. Arrêtons-nous à cette loi : c’est le statut organique de l’enseignement agricole en France ; elle le régit encore aujourd’hui ; le but qu’elle marquait, loin d’être dépassé par la suite, n’a pu même être atteint, et l’on est demeuré toujours bien en deçà des limites très larges que le législateur avait assignées à l’activité des novateurs et à la sollicitude de l’état.

L’article 1er  établissait trois degrés : enseignement primaire, enseignement secondaire, enseignement supérieur. L’article 2 posait ce principe nécessaire que ce triple enseignement devait être aux frais de l’état. Quelques représentans, et notamment M. Guichard, avaient demandé que les départemens fussent appelés à prendre leur part des dépenses et du contrôle. Le gouvernement tint bon : il se défiait du zèle des conseils-généraux, et en cela peut-être avait-il raison. — La loi déterminait ensuite la nature et les caractères distinctifs des fermes-écoles et des écoles régionales : les premières, exploitations privées où l’état se borne à entretenir des maîtres et des élèves, les secondes dont il a la direction et la responsabilité complètes. Ces deux séries, le législateur les répandait d’une main un peu prodigue sur tous les points du territoire : non content de donner à chaque département une ferme-école, il disposait que « cette organisation serait successivement étendue à chaque arrondissement. » Quant aux écoles régionales, il devait naturellement en être institué une par région ; mais, de ces régions, quel serait le nombre ? Le projet ministériel en proposait vingt ; le comité n’adopta pas ce chiffre, selon lui arbitraire, et préféra réserver la question à l’expérience de l’administration ou du législateur futur : on sait comment la loi, sur ce point comme sur d’autres, a été suivie ; la France devait être divisée en régions culturales ; il n’en fut rien. Aujourd’hui même l’administration distingue treize régions, et cependant il y a en tout trois écoles régionales. Il est vrai qu’on n’ose les appeler régionales : on les nommait jadis impériales ; on les nomme nationales à présent, et ces dénominations ont en tout cas le mérite de ne point mentir à la réalité.

Le législateur, on le voit, ne faisait guère que définir, régler et généraliser les types d’institutions dès longtemps en vigueur ; il les sanctionnait et étendait à toute la France ce qui n’existait encore qu’en quelques points isolés. Il attribuait enfin au nouvel enseignement d’abondans subsides : 2,500,000 francs pour l’exercice 1849. Mais la partie la plus remarquable et vraiment originale de son œuvre était la création de cet institut agronomique qui devait être « l’école normale supérieure de l’agriculture. » Il l’installait à Versailles, dans des conditions uniques. On avait là, sous la main, de vastes bâtimens et un parc de 1,463 hectares contenant trois fermes importantes[3]. « Dans ces fermes, disait le directeur des cultures, M. Lecouteux, on trouve des terres à seigle et des terres à blé, des terres fortes et des terres légères, des terres calcaires et non calcaires, des terres sèches et des terres humides, des terres labourables faciles et difficiles à travailler, des terres d’une grande puissance herbifère, » tous les sols, par conséquent, qui pouvaient donner l’enseignement le plus complet. « Le parc, ajoute M. de Dampierre, contenait encore des eaux qui pouvaient servir à l’organisation d’une école d’irrigation et permettre la transformation de centaines d’hectares en prairies arrosées, qui favoriseraient l’élevage de nombreux animaux ; des pépinières parfaitement organisées ; 465 hectares de beaux bois pour les sylviculteurs, un potager connu dans le monde entier pour servir d’école d’arboriculture. Tout cela venait de tomber de la liste civile du roi Louis-Philippe dans le domaine de l’état et s’offrait de soi-même : la tentation fut trop forte, on y succomba… » C’était une faute grave ; elle a pesé lourdement sur l’institut et sur tout l’enseignement agricole. Cette exploitation était beaucoup trop étendue ; on se trouvait entraîné, pour l’approprier à sa destination nouvelle, en des dépenses exagérées. Les fermes furent montées sur un pied magnifique ; on y réunit les animaux les plus remarquables, les collections les plus rares. Cela était admirable, mais ne servait guère, car les cours, les travaux théoriques devaient absorber presque tout le temps des professeurs et des élèves. Et quand l’institut s’ouvrit, en novembre 1850, plus d’un million avait été dépensé pour la seule installation du domaine : il avait fallu que le ministre d’alors, M. Dumas, recourût à des viremens pour trouver 500,000 fr., de quoi faire vivre l’enseignement lui-même. Les adversaires s’emparèrent avidement de ces faits, l’esprit de légèreté et d’ignorance s’y exerça. La presse et la tribune de l’assemblée législative retentirent de critiques et de railleries souvent puériles : un jour, c’était un député qui venait très sérieusement dénoncer à la chambre certaines vaches d’Écosse demi-sauvages et, disait-on, sujettes à dévorer leurs bergers ; une autre fois il s’agissait de ce baudet que l’institut avait fait venir du Poitou comme un spécimen de l’industrie mulassière en cette région ; le baudet avait coûté une vingtaine de mille francs, ce qui n’était pas un prix exorbitant pour des individus de choix destinés à la reproduction ; mais le public, qui n’en savait rien, ne pouvait croire, en voyant l’animal, qu’une telle dépense fût justifiée. Le plus grave, en tout cela, était que cette hostilité et ces accusations s’adressaient non-seulement aux erreurs commises et à l’exploitation, cause des mécomptes, mais au principe même de l’institut. On était déjà loin du mouvement d’où était sortie la loi de 1848 : la réaction, qui éclatait de toutes parts, triomphait là comme ailleurs.

Après le coup d’état, les nouveaux maîtres de la France s’inquiétaient assez peu des intérêts de l’enseignement supérieur agricole, et peut-être ils s’en défiaient : cet institut ne renfermait-il pas un groupe d’hommes sinon hostiles, à tout le moins fort étrangers par leur passé, leurs idées et leurs préférences, au système que l’on restaurait, des hommes tels que le comte de Gasparin, le directeur de l’institut, et l’éminent professeur de législation et d’économie rurale, M. Léonce de Lavergne ? Est-il vrai qu’à ces causes il faille joindre certaines rivalités et des menées du personnel de Grignon ? ou simplement se borna-t-on, de ce côté, à une satisfaction des plus vives quand l’institut rival et voisin fut frappé ? Quoi qu’il en soit, un fait est certain : l’institut, par son domaine, eut le malheur de gêner les chasses du prince-président ; on le sacrifia. Dès le 17 avril 1852, un sénatus-consulte, celui qui allouait au prince 12 millions par an et lui livrait les palais nationaux, lui réservait aussi le droit exclusif de chasse dans les bois de Versailles. Le 7 juillet, un nouveau sénatus-consulte étendait ce droit à toutes les fermes et à tous les bois domaniaux compris dans le rayon de l’inspection forestière de cette ville. Des élèves de l’institut, qui allaient sur le domaine lever des plans, entendaient les coups de fusil et rencontraient le prince chassant avec ses ministres. Le 17 septembre, un décret contre-signé de M. de Persigny fermait et abolissait l’institut, et avec lui l’enseignement supérieur de l’agriculture. Les considérans de ce décret méritent d’être rappelés ; il est curieux de voir par quelles assertions tranchantes, par quels argumens futiles et misérables on prétendait justifier un tel acte. L’auteur du décret déclarait que l’institut entraînait des dépenses supérieures aux avantages qu’il pouvait offrir, que son enseignement « trop élevé » était en disproportion avec les besoins réels de notre agriculture ; il estimait en outre le séjour de Versailles fort dangereux et présentant « des inconvéniens graves pour de jeunes agriculteurs, auxquels il importe de donner une éducation appropriée aux goûts simples et à la vie modeste des campagnes. » Il concluait enfin par ce hardi paradoxe, que « la suppression de l’institut fortifierait l’enseignement professionnel agricole » en permettant au gouvernement de partager entre les écoles régionales les animaux, machines et collections, c’est-à-dire les dépouilles de l’établissement sacrifié !

Telle était cette mesure, que des amis éclairés de l’agriculture ont pu, non sans raison, appeler un crime. Que le domaine annexé à l’institut de Versailles eût donné lieu à des dépenses exagérées et regrettables, était-ce une raison pour en punir l’institut même en le supprimant ? La plupart de ces dépenses, une fois faites, n’étaient plus à recommencer, et on leur devait du moins des conditions d’installation précieuses. En tous cas, il fallait conserver l’institution en l’amendant : on trouva plus simple de la détruire. On frappait sans pitié, après moins de deux ans d’existence, cette admirable école, si pleine de promesses ; on dispersait ses richesses, on licenciait cette élite de maîtres. Tronquée, découronnée, l’instruction rurale désormais allait être réduite aux écoles régionales, aux fermes-écoles, et, çà et là, à quelques cours nomades du à des chaires isolées. Ces branches diverses n’en furent point fortifiées ; Grignon seule a pu y gagner. En réalité, les écoles régionales et les fermes-écoles furent profondément atteintes du coup qui abattait la tête de l’enseignement agronomique ; elles ont traîné dès lors une existence chétive, d’une utilité sans cesse contestée. Examinons ce qu’elles furent durant cette longue période, ce qu’elles sont aujourd’hui même, ce qu’elles pourraient et devraient être.


II

Qu’est-ce que la ferme-école ? Le législateur de 1848 la définit ainsi : « La ferme-école est une exploitation rurale conduite avec habileté et profit, et dans laquelle des apprentis, choisis parmi les travailleurs et admis à titre gratuit, exécutent tous les travaux, recevant, en même temps qu’une rémunération de leur travail, un enseignement essentiellement pratique. » C’est l’école primaire de l’agriculture, destinée à des fils de paysans, d’ouvriers agricoles ; ils y travaillent comme dans un atelier d’apprentissage : il s’agit de former des praticiens habiles, exercés aux bonnes méthodes, contremaîtres ruraux, chefs de main-d’œuvre, capables de diriger intelligemment une métairie pour leur compte ou pour le compte d’autrui. Il est clair que, dans une telle école, la théorie se réduit à fort peu de chose, la pratique est tout. Autant, dans un établissement supérieur tel que l’Institut agronomique, la science théorique, cours et lectures, tient le premier rang, autant ici l’instruction est rudimentaire : ce n’est pas sur les bancs d’une salle d’étude que les apprentis la reçoivent, c’est sur le terrain, dans les champs, dans les pépinières, dans les étables, derrière la charrue, en maniant les appareils. Par conséquent, la grande affaire, ce n’est point l’enseignement, c’est l’exploitation sur laquelle cet enseignement est donné. L’école est surtout une ferme, et cette ferme, il importe qu’elle réussisse. Aussi bien la ferme-école a-t-elle un double but, et son influence sur l’agriculture locale doit s’exercer, non-seulement par l’enseignement, mais par l’exemple. Cette dernière condition est capitale, car c’est là ce qui agit le plus fortement sur l’esprit du paysan. Les plus belles machines, les procédés les plus ingénieux, les plus parfaits, ne le séduisent guère s’il ne voit pas le succès au bout. On ne saurait croire le tort que font parfois à la cause de l’enseignement agronomique et de la science les entreprises dirigées par des savans et qui échouent. L’imagination du campagnard en est frappée ; il se replonge plus obstinément que jamais en sa routine, et il faut bien du temps pour détruire ces impressions. La ferme-école doit donc être par-dessus tout une exploitation prospère et fructueuse.

Dès lors que devait faire l’état ? Qu’il s’imposât les frais de l’enseignement, c’était son rôle : il n’y avait là d’ailleurs qu’une charge peu redoutable, une dépense faible et limitée ; mais l’exploitation, convenait-il qu’il s’en chargeât de même ? Devait-il se faire agriculteur et se lancer ainsi, sur tous les points de la France, dans une série d’entreprises nécessairement incertaines et sujettes à entraîner des sacrifices indéfinis ? Le gouvernement, dès l’abord, avait prudemment évité de s’engager en cette voie ; il avait été amené par les circonstances à adopter le système que la loi de 1848 a consacré. L’état se borne à subventionner les fermes-écoles, il ne les régit pas. Leur organisation repose sur ce principe : l’association de l’industrie privée et de l’état. La ferme-école est un domaine privé que l’état a choisi pour y installer son enseignement primaire. Voici une exploitation qui se prête avantageusement à cette transformation ; le gouvernement dit à celui qui la dirige, propriétaire ou fermier : « Vous serez le directeur de l’école, vous recevrez une trentaine d’apprentis ; vous les entretiendrez, vous les instruirez pratiquement, sous mon contrôle. En échange de ce service, vous recevez un traitement de 2,400 francs, et pour chaque apprenti une somme de 270 francs, qui, jointe aux travaux qu’il exécute, vous indemnise de ce qu’il vous coûte. Vous nommerez, mais l’état paiera votre personnel enseignant. L’état assurera également des primes de sortie à vos travailleurs. En un mot, il se charge des maîtres et des élèves, il vous laisse les profits et les dépenses de votre domaine ; vous le gérez à vos risques et périls, comme un exploitant ordinaire. »

Tel est le principe du contrat qui intervient entre les particuliers et l’administration ; telle est la base de l’organisation de toute ferme-école. Ce régime a le grand mérite de n’engager le budget de l’état que dans la limite des frais d’enseignement et d’entretien des apprentis, de le soustraire aux aventures périlleuses ; mais il a aussi, ce semble, un grave inconvénient, que nous sommes surpris de ne point voir signalé dans les travaux critiques des membres les plus éclairés de l’administration. La constitution même de ces établissemens renferme un vice essentiel : l’instabilité. Rien de moins durable, rien de plus changeant et de plus précaire qu’une ferme-école. Elle naît ici ou là, prospère ou languit, subsiste ou meurt, le tout au hasard ou peut s’en faut. Nous l’avons vu, c’est un domaine comme un autre, possédé et dirigé par un simple particulier à qui l’administration alloue une subvention en échange des avantages et des droits qu’elle stipule. Que résulte-t-il de là ? Si le directeur fait de mauvaises affaires, s’il meurt, s’il lui plaît de se retirer, voilà une ferme-école qui disparaît, et l’état n’y peut rien : il n’a aucun moyen de la remettre en d’autres mains, de la relever, de la faire vivre. On conçoit aisément combien un pareil état de choses est défectueux et préjudiciable au crédit, à l’influence et aux progrès mêmes d’un établissement sans fixité, sans traditions, sans avenir certain, qui hier a surgi et demain peut-être aura disparu. Est-il bon qu’une institution bienfaisante, prospère, avantageusement placée, bien vue de la région environnante, puisse manquer soudain à cette région, que son existence dépende de la vie ou de la volonté d’un individu, parfois des circonstances les plus futiles ? Nous admettons qu’il y ait là une question difficile à résoudre ; est-ce une raison pour s’en détourner ? Serait-il donc impossible de trouver une combinaison différente qui, sans compromettre les intérêts du trésor, satisferait à ce besoin de durée et de fixité si nécessaire au prestige et au succès de toute œuvre ? Par exemple, si l’état était propriétaire des domaines où les écoles seraient fondées, les affermait à un locataire qui deviendrait le directeur, l’inconvénient que nous signalons ne disparaîtrait-il pas, puisque l’état acquerrait ainsi la faculté de remplacer sur les lieux mêmes le fermier qui se retirerait et ne laisserait tomber que les écoles inutiles ? au lieu que, depuis l’origine, le nombre de ces établissemens varie et oscille d’une année à une autre continuellement, et cela par des causes le plus souvent fort étrangères aux intérêts des populations rurales. A la fin de 1848, il y avait 25 fermes-écoles ; la loi du 3 octobre donna l’impulsion ; l’année suivante en vit fonder jusqu’à 46 : on en comptait 70 à la fin de 1849. Ce nombre ne fut pas dépassé, conformément à la décision prise en 1850 par la commission du budget. En 1852, 15 fermes-écoles disparaissent sans être remplacées : il n’en reste plus que 53. Durant la période de l’empire, on déplace, on supprime d’un côté, on fonde de l’autre : le chiffre total demeure, à quelques unités près, le même ; l’institution végète, soutenue juste assez pour ne point périr. Mais depuis 1870 le nombre des fermes-écoles a rapidement diminué : en 1872, on en comptait encore 47 ; aujourd’hui la subvention ne s’étend qu’à 33 établissemens, en y comprenant l’école d’irrigation de Lézardeau et l’école des bergers de Rambouillet. Les apprentis sont au nombre de 802, et le prix de la dépense annuelle que coûte à l’état chaque élève ressort à 723 fr.

Une telle dépense est-elle exagérée ? Les commissions du budget, depuis 1871, se sont montrées sévères aux fermes-écoles ? elles ont rogné les crédits quand il eût peut-être fallu les accroître, car n’est-ce pas un procédé singulier, du moins en apparence, de réduire les moyens d’existence d’une institution ; en vue de lui « donner la vie qui s’en éloigne ? » et c’est cependant ce que l’on a dit à la commission du budget de 1875. Il est vrai que La commission avait été frappée de certains abus, et de la façon trop complaisante dont on avait usé, paraît-il, en plus d’un cas, des subventions comme d’un instrument de faveur ; elle demandait donc que, dans un avenir prochain, la totalité de la dépense fût laissée aux départemens, « sauf au gouvernement à seconder, à encourager par des subventions les efforts. » Le gouvernement, comme en 1848, s’opposa à la réalisation de ce vœu, qui ne tendait à rien moins qu’à livrer le sort des fermes-écoles aux conseils-généraux. Leur condition est déjà assez précaire : faut-il la rendre plus incertaine encore en subordonnant leur existence au vote annuel d’un conseil-général ? D’ailleurs qu’arriverait-il ? Les départemens riches et éclairés, c’est-à-dire ceux qui pourraient le mieux, se passer de fermes-écoles, seraient cependant les plus capables de s’en imposer les charges ; et réciproquement les moins disposés à ces sacrifices, ce seraient précisément les départemens arriérés et pauvres, c’est-à-dire ceux qui en auraient le plus besoin. Toutefois il ne saurait être mauvais d’intéresser peu à peu les conseils-généraux au sort de ces établissemens, et progressivement, à mesure que l’esprit public se développe et comprend mieux la nécessité de l’instruction, de les habituer à intervenir dans la dépense et dans la surveillance des fermes-écoles. On a commencé de le faire par la loi du 30 juillet 1875, qui tend à modifier sensiblement cette branche de notre enseignement agronomique.

La loi du 30 juillet 1875 a maintenu, avec quelques changemens, l’institution des fermes-écoles, mais elle a créé, entre ces établis-mens et les écoles nationales, telles que Grignon, un troisième degré, une catégorie intermédiaire : les écoles pratiques. Quel est l’objet de ces écoles nouvelles ? C’est proprement d’offrir une instruction primaire supérieure qui devient nécessaire dans les régions où la culture est le plus avancée. Aux localités arriérées, la ferme-école suffit encore ; elle peut donner des leçons et des exemples profitables ; dans les départemens qui sont parvenus à une culture plus savante, elle perd son influence et son utilité. Il y a dans ces régions des fils de petits cultivateurs ou de fermiers aisés qui devront être un jour fermiers eux-mêmes, propriétaires ou chefs de culture dans de grandes exploitations : à ceux-là, les fermes-écoles, par leur organisation rudimentaire, n’apprendraient rien ; et, d’autre part, l’enseignement des établissemens supérieurs de Grignon, Grand-Jouan, Montpellier, trop scientifique et trop coûteux, ne saurait leur convenir. Ce qu’il leur faut, c’est une instruction intermédiaire, essentiellement technique, pratique toujours, mais plus relevée que celle qui suffit aux ouvriers ruraux des fermes-écoles. Il y avait donc là une lacune que le législateur de 1875 a eu surtout en vue de combler. Quant aux principes de l’organisation, les deux types d’établissemens diffèrent peu. Les écoles pratiques sont également des exploitations privées dont la responsabilité est entièrement abandonnée au propriétaire ou fermier qui les régit. La différence, la voici : dans les fermes-écoles, les apprentis ne paient rien ; ils sont entretenus et défrayés de tout par le directeur ou plutôt par l’état ; dans les écoles pratiques au contraire, les élèves paient une pension ; de là pour l’état une économie qui a été évaluée, dans chaque établissement, à 4,000 francs (la subvention totale n’étant plus en moyenne que de 14,000 francs au lieu de 18,000). L’état, il est vrai, garde à sa charge le traitement du directeur et la rétribution du personnel enseignant ; mais les départemens, outre une partie des bourses qu’ils fournissent, sont tenus de subvenir aux frais d’installation. Cette dernière condition est d’une importance extrême : il est indispensable que les domaines où les écoles seront instituées soient pourvus des appareils mécaniques, des machines et engins nouveaux : c’est ce qui a trop souvent manqué aux fermes-écoles, et il est juste de reconnaître que les directeurs se sont trouvés, en bien des cas, placés, par les nécessités mêmes de l’exploitation, dans des situations difficiles. Les moteurs automatiques ayant pour effet de remplacer un grand nombre de bras, du jour où le directeur avait fait le coûteux sacrifice de doter sa ferme de cet outillage, sur la trentaine d’apprentis qu’il employait, les deux tiers au moins devenaient inutiles : ils retombaient à sa charge, et chacun d’eux lui coûtant de 400 à 500 francs, somme bien inférieure au chiffre de la pension allouée par l’état, il en résultait une perte sèche. Il était dans l’alternative ou de sacrifier l’intérêt de son exploitation à celui de l’école, ou l’intérêt de l’école à celui de l’exploitation. Beaucoup étaient par suite amenés à conserver des procédés arriérés et à faire exécuter le plus de travaux possible par les bras de leurs apprentis : le but de l’institution était ainsi manqué.

Ces conditions fâcheuses peuvent être prévenues plus facilement aujourd’hui : la loi de 1875 impose aux conseils-généraux le devoir de fournir les fonds suffisans pour l’acquisition d’un matériel convenable, et si l’état des ressources départementales les en empêche, l’article 5 réserve à l’administration centrale la faculté d’intervenir pour tout ou partie des frais. De plus, l’article 6 admet que le prix de la pension, dans les écoles pratiques, pourra varier d’un établissement à un autre. Enfin une disposition qui est étendue aux fermes-écoles institue, près de chaque établissement, un comité de surveillance et de perfectionnement. On a le droit d’être un peu sceptique en matière de comités de contrôle, surtout quand il s’agit de comités locaux ; c’est néanmoins ici un élément nouveau de progrès et d’impulsion, et l’administration peut s’en servir utilement.

L’enseignement des écoles pratiques différera-t-il sensiblement des fermes-écoles ? Nous ne le croyons pas. Il sera plus soigné sans doute, mais au fond sera le même. Par exemple, il ne saurait être ici question de programmes uniformes : ils devront se plier aux cultures propres de chaque contrée. Ne serait-il pas d’ailleurs désirable qu’un certain nombre des futures écoles pussent être consacrées à former des travailleurs spéciaux : fromagers, bergers, pradiers, draineurs ? Mais la loi est trop récente pour qu’on puisse l’apprécier par des faits[4]. Si l’on veut bien l’appliquer, elle peut exercer une influence des plus utiles sur l’enseignement élémentaire de l’agriculture. Les écoles pratiques, répondant mieux que leurs devancières à un niveau d’instruction supérieure, sont destinées à en prendre peu à peu la place, ou, pour mieux dire, les fermes-écoles se transformeront en écoles pratiques, suivant les besoins des populations. Elles devront donner à la grande culture les auxiliaires instruits et habiles qui trop souvent lui manquent, l’équivalent des stewarts ou des verwalter des exploitations d’Angleterre et d’Allemagne, et à la petite ou moyenne culture, qui domine en France, des cultivateurs ayant l’esprit ouvert aux inventions modernes, sachant employer les procédés et l’outillage que la science agricole emprunte à l’industrie. Voilà les résultats qu’il convient d’attendre des écoles pratiques et des fermes-écoles ; et, ne l’oublions pas, c’est par elles seulement que les fils des paysans peuvent recevoir une instruction sérieuse, et non, comme on l’a proposé, par les instituteurs primaires. Les instituteurs ne peuvent tout savoir ni tout enseigner. D’ailleurs comment auraient-ils, en face des pères de famille, des hommes du métier, une autorité suffisante pour combattre les pratiques vicieuses ? Tout au plus faut-il leur demander de donner quelques notions de science vulgaire, d’apprendre aux enfans, dans le jardin de l’école, des élémens d’arboriculture ; mais là, ou à peu près, doit se borner leur rôle.

Si les écoles pratiques et les fermes-écoles sont les établissemens primaires de l’agriculture, on peut dire que les écoles régionales en sont les collèges ou les lycées. Nous voici en présence d’un type d’institution essentiellement différent. Ce ne sont plus ici de simples cultivateurs, petits propriétaires ou métayers, ouvriers ruraux, modestes artisans de l’industrie agricole, qu’il s’agit de préparer, ce sont les chefs mêmes de cette industrie ; ce qui leur convient, ce n’est donc point l’apprentissage élémentaire et exclusivement pratique des fermes-écoles ; il faut un enseignement relevé où à la pratique se joigne la théorie. Dans les fermes-écoles, le personnel enseignant se réduit à trois ou quatre agens spéciaux qui forment les jeunes ouvriers en dirigeant leurs travaux : un chef de pratique, un jardinier-pépiniériste, un vétérinaire, un comptable, parfois un berger ou un magnanier, ou un vigneron, selon la culture caractéristique de la contrée, tandis que, dans les écoles régionales, nous rencontrons des professeurs véritables, un par section d’études, et ces sections sont au nombre de six. A chacune des chaires est adjoint un répétiteur ; mais ces cours seraient fort insuffisans sans les exercices de la ferme. Les élèves suivent les travaux de l’exploitation, et en une certaine mesure y prennent part, mais tandis que, dans la ferme-école, les apprentis font besogne d’ouvriers, dans l’école régionale on accoutume à l’art et à la responsabilité du commandement des jeunes gens qui peuvent un jour être appelés à gouverner, comme propriétaires ou comme régisseurs, des entreprises considérables. Chacun des élèves est successivement chargé de la direction des différens services : attelages, laiterie, fromagerie, étable d’engraissement, etc. Ils surveillent l’ensemble de l’exploitation, ils en tiennent les comptes : système excellent qui les met, dès l’école, aux prises avec la réalité, fait passer sous leurs yeux les faits, les détails journaliers, les mille incidens de la vie rurale, et, en leur donnant la science, leur communique cette expérience des choses qu’aucune étude ne supplée.

Voilà pour l’enseignement. C’est le principal, mais non l’unique objet de l’école régionale. Ainsi que la ferme-école, elle doit agir sur l’agriculture par l’exemple ; c’est une ferme-modèle. Elle doit être aussi une ferme expérimentale ; le législateur de 1848 lui attribuait formellement ce caractère et disposait que les expériences et les résultats obtenus recevraient la plus grande publicité. Ainsi elle « doit viser, dit M. Eugène Tisserand, à une culture profitable, mais il lui faut aussi offrir l’exemple des améliorations applicables à la contrée, et expérimenter préalablement avec mesure les innovations… » Une culture profitable et des essais scientifiques, double condition, double tâche qu’il est sans doute malaisé de concilier. Il y a longtemps que le comte de Gasparin écrivait ici même : « On a réuni généralement ces deux genres d’institutions : l’école, qui a pour but de former des jeunes gens à la pratique et à la théorie de l’agriculture ; la ferme-modèle, qui doit servir d’exemple… Ces deux buts sont incompatibles et mal remplis tous deux, quand l’un n’est pas sacrifié à l’autre. En effet, pour instruire il faut multiplier les expériences, dépenser en vue de l’instruction, non du produit ; au contraire, la ferme-modèle doit cultiver avec profit si elle veut être imitée… Il ne me paraît donc pas que l’école et la ferme-modèle puissent marcher ensemble sans se nuire réciproquement[5]. » Quoi qu’il en soit, il est certain que les écoles régionales, par leur objet et leur caractère, diffèrent trop des fermes-écoles pour ne point différer aussi par leurs conditions d’organisation : les exigences de l’enseignement et de l’expérimentation entraînent des charges bien lourdes pour que l’industrie privée les puisse accepter au prix même d’une subvention. C’est pourquoi, tandis que la ferme-école est une exploitation dirigée par un simple particulier, propriétaire ou fermier, chez lequel l’état entretient des maîtres et des apprentis, l’école régionale est tout entière dans la main de l’état ; les cultures comme les cours, c’est lui qui régit tout ; le directeur est un fonctionnaire, il administre le domaine pour le compte du gouvernement.

Nous avons vu que la loi de 1848 prescrivait la division de la France en régions culturales : chacune devait avoir son école. Mais combien fallait-il distinguer de régions ? Le gouvernement en proposait vingt ; c’était beaucoup peut-être, du moins pour commencer ; c’était, en tout cas un système plus rationnel que l’absurde état de choses que l’esprit de routine, l’incurie et la parcimonie des pouvoirs publics ont laissé depuis lors subsister jusqu’à nos jours. Et en effet, après la loi comme avant, on s’en tint aux trois écoles de Grignon, Grand-Jouan et La Saulsaie, dont la situation, due au hasard des circonstances, ne répondait nullement aux grandes divisions culturales de notre pays. Il est à remarquer que, placées toutes trois sur un même alignement, dans une même zone, sous des climats analogues, une grande moitié de la France, le midi avec ses cultures spéciales : vignobles, mûriers, oliviers, maïs, orangers, etc. leur échappait. On fit, il est vrai, en 1870, un changement heureux : l’école de La Saulsaie fut transportée à Montpellier ; mais trois écoles pour toute la France, c’est en vérité peu. Il est clair qu’elles ne sauraient suffire à embrasser l’ensemble des cultures nationales dans leur multiplicité si diverse, car, si les écoles régionales sont, ce qu’il importe qu’elles soient, des établissemens d’enseignement secondaire, pratique aussi bien que théorique, non des facultés supérieures d’agronomie générale, si vous voulez qu’elles expérimentent les méthodes applicables à la région, précèdent et guident les cultivateurs sur le terrain des nouveautés, par une conséquence nécessaire ne doivent-elles pas chacune reproduire et en quelque façon refléter, dans ses caractères dominans, la contrée environnante ? Et c’est en réalité ce qui a lieu : Grignon étudie les céréales, les plantes industrielles et fourragères, les spéculations animales et les industries agricoles et viticoles qui conviennent à la région septentrionale de la France ; Grand-Jouan s’applique spécialement à la mise en valeur des terres incultes, à la culture pastorale mixte, à la culture par colonage partiaire, aux cultures fruitières, etc., en un mot, aux industries agricoles de la France occidentale. Quant à Montpellier, ce sont particulièrement celles de la région méditerranéenne : la transhumance des troupeaux, le reboisement des montagnes et garrigues, les cultures à l’arrosage et tout ce qui appartient proprement aux zones dites de l’oranger, de l’olivier et du mûrier[6]. Mais cela même prouve la nécessité d’un plus grand nombre de ces écoles : il est des régions de la France qui, par leur climat, le système de leurs eaux, les aptitudes de leur sol, les traditions de leur agriculture, ont un caractère bien tranché, qui néanmoins attendent encore leur enseignement spécial : tel est le vaste bassin océanique, une des deux portions de la France méridionale, cette immense superficie qui de la Loire s’étend aux Pyrénées, de l’Océan aux monts d’Auvergne et au bassin du Rhône, qui comprend les vallées de la Garonne et de la Charente, ces précieux vignobles d’où nous tirons plus d’un milliard chaque année. Est-il bon qu’un territoire si étendu, si opulent, si foncièrement agricole, avec son industrie du vin et des eaux-de-vie, qui est une des richesses de la France, cette région qui réunit des cultures si diverses et offre de si étranges contrastes, — la désolation des landes à côté de plaines admirables, — que toute cette contrée n’ait pas au moins un centre agronomique ? Et peut-on s’en tenir à la seule école de Montpellier ? Laissons à cette école le soin de tout ce qui intéresse les régions méditerranéenne et rhodanienne : la sériculture et la vigne qu’envahit le phylloxéra, lui sont, elles seules, d’assez importans sujets d’investigations et d’études. Mais le rayon de Toulouse, surtout celui de Bordeaux, voilà où il serait urgent d’établir un grand centre d’instruction scientifique. Nous savons qu’il y a aujourd’hui dans ces deux villes des chaires spéciales, c’est un premier pas, mais cela est-il suffisant ? Une ou deux chaires, est-ce la même chose qu’une école formant un tout complet et régulier ? En ces dernières années, on s’occupait d’en organiser une à Toulouse. Pourquoi avoir abandonné ce projet ? Et nous ne parlons pas de l’Algérie : voilà cependant une région certes intéressante ! Quand se décidera-t-on à la doter d’un enseignement approprié à la nature de ses terres, de ses plantations et de ses produits ?


III

Nous arrivons à la partie la plus importante peut-être de l’enseignement agronomique : l’enseignement supérieur. Nous l’aurions depuis longtemps, florissant et complet, sans le funeste décret de 1852. La loi de 1848 l’avait institué sur les plus larges bases, et il se développait avec un éclat singulier, quand un caprice de dictature, en supprimant l’institut de Versailles, le détruisit du même coup. Car l’empire ne fit alors aucun effort pour lui ouvrir un nouvel asile ; il fallut se contenter de l’école de Grignon, qui, par cette circonstance et faute de mieux, devint notre principal établissement agronomique, mais en vérité ne fut toujours que ce qu’elle doit être : une école régionale, d’un niveau sans doute élevé, mais au demeurant secondaire. Cependant l’agriculture ne pouvait être indéfiniment privée d’un enseignement supérieur. Le peu qu’avait duré l’institut de Versailles avait suffi pour en démontrer les bienfaits. On voyait quels hommes étaient sortis de là, on se rappelait ces études si riches, si amples, et les amis de l’agriculture songeaient avec amertume à tous les avantages qu’elle en eût retirés dans la suite. Aussi dès qu’on voulut bien consulter l’opinion, les vœux, les réclamations se firent entendre. L’enquête agricole constata le mouvement. La question fut enfin remise à l’étude. On avait conçu le projet d’établir à Grignon un enseignement supérieur, et un arrêté du 13 avril 1867 avait nommé à cet effet une commission présidée par M. Dumas ; mais la combinaison projetée ne tarda pas à être écartée : elle était peu pratique. Autant Grignon est appropriée à son rôle d’école secondaire, autant elle est peu faite pour devenir le siège d’un haut enseignement. La ferme annexée serait bien loin d’offrir les incomparables ressources que réunissait le domaine de Versailles ; elle n’en aurait guère que les inconvéniens : elle risquerait de dénaturer l’esprit d’un enseignement qui doit être scientifique et philosophique avant tout. L’emplacement même de Grignon, assez rapproché de Paris pour le succès d’une école régionale, en serait beaucoup trop éloigné pour une faculté dont les cours devraient être professés par des savans considérables, suivis par des externes et des auditeurs libres.

Que l’enseignement agricole ne puisse être rationnel et complet, disons davantage, ne puisse vivre d’une vie pleine et féconde sans un centre de haute instruction, fondement et couronnement de tout le système, c’est là une vérité évidente, et cependant les objections n’ont point manqué. C’est notamment dans le procès-verbal de la séance que la commission supérieure de l’enquête agricole consacra, le 18 mars 1869, à la question, qu’on peut les passer en revue. Les uns, tels que M. Du Mirai, soutenaient cette thèse : la science agronomique n’existe pas ; il n’y a que des sciences générales, physique, chimie, zoologie, etc., dont l’agriculture, il est vrai, emprunte le secours ; mais, pour être instruits de ces sciences diverses, quel besoin ont les agriculteurs d’un enseignement spécial ? — M. Dumas n’eut point de peine à démontrer que de ces sciences chacune ne touche à l’agriculture que par un certain nombre de points, et que ce sont précisément ces points qu’il s’agit pour l’agronome d’étudier, non les autres. M. Dumas, se plaçant sur son terrain, disait avec sa grande autorité : « A l’école centrale, on n’enseigne pas la mécanique de la Sorbonne, mais la mécanique de l’ingénieur ; on n’enseigne pas la chimie de la Sorbonne, mais la chimie du manufacturier ; on n’enseigne pas la physique de la Sorbonne, mais la physique de l’homme qui devra passer sa vie à produire de la chaleur et à s’en servir. Il en sera de même pour l’agriculture : dans un institut agronomique, on n’enseignera pas la chimie générale dans tout son développement, mais la chimie des plantes, la chimie des animaux, la chimie qui sert à expliquer tous les phénomènes, celle dont chaque jour on a besoin… » Une objection plus spécieuse était celle de M. Larrabure. Avons-nous tant besoin, disait-il, d’un enseignement supérieur ? La France est un pays de petite et moyenne culture ; la grande propriété y est rare ; la terre va se morcelant : ne sont-ce pas d’abord ces humbles cultivateurs, cette armée de petits fermiers, de petits propriétaires qu’il est urgent d’instruire ? Commençons l’œuvre par là ! — A quoi M. Boussingault répondait par cette parole, qui signale le réel objet et la raison d’être d’un haut enseignement agronomique : « Le progrès se propage de haut en bas, et cela jusqu’aux dernières limites, car la science ne remonte jamais. » La science ne remonte jamais : Voilà pourquoi l’agriculture est demeurée si longtemps stationnaire. Aujourd’hui il faut qu’elle subisse, elle aussi, sa révolution ; le train du monde le veut ainsi, elle est forcée de prendre les allures de l’industrie, de se faire plus prompte, plus active, plus intense, de multiplier et d’agrandir ses moyens de production ; par conséquent il faut qu’elle invente, qu’elle se transforme, qu’elle se renouvelle, qu’elle substitue à l’empirisme ignorant les méthodes savantes, à la routine les découvertes, aux vieilles pratiques lentes et faibles les nouveaux procédés rapides et puissans. Comment y parviendrait-elle sans la science ? Et cette science, qui l’entretiendra, l’enrichira, la répandra et l’aura éprouvée avant de la répandre, sinon les hommes de cet enseignement supérieur, les maîtres et les disciples qu’ils auront formés ? Ces hautes études, ces écoles dirigeantes, dépositaires du savoir qu’elles conservent et accroissent, ce foyer de lumières, les lettres l’ont, les beaux-arts l’ont, les travaux publics l’ont en plusieurs écoles, l’industrie l’a depuis longtemps, et l’agriculture, cette maîtresse-branche de la richesse nationale, qui exerce 20 millions de travailleurs et met en valeur 100 milliards du capital de la France, l’agriculture seule ne l’aurait pas !

On nous dit : Cet enseignement existe ; n’avez-vous pas au Conservatoire des arts et métiers les trois chaires de chimie agricole, d’agriculture et de génie rural ? N’avez-vous pas les cours du Museum d’histoire naturelle ? En 1869, au moment même où la commission supérieure discutait la question, M. Duruy, de son côté, entreprenait d’établir au Museum un enseignement scientifique de l’agriculture ; il publiait des programmes qui entraient dans les plus minutieux détails de la pratique rurale : les leçons ne devaient-elles pas s’étendre jusqu’à la chimie culinaire et à la coction des viandes et des légumes ? Et les adversaires de l’institut agronomique de s’écrier : Que souhaitez-vous de plus ? Voulez-vous faire un double emploi ? La vérité est que le Museum, comme le Conservatoire des arts et métiers, à moins de perdre son caractère traditionnel, ne pouvait qu’offrir des cours de science pure à ces auditeurs indépendans qui viennent chercher une distraction intellectuelle ou un complément de connaissances techniques, suivent tel professeur, non tel autre, sont assidus ou ne le sont pas, le tout à leur fantaisie ; mais le Museum, non plus que le Conservatoire, ne comporte pas un système d’instruction dont toutes les parties se suivent et s’enchaînent, qui retienne les élèves dans les liens d’une exacte discipline. Quant à l’enseignement agricole institué récemment à l’École centrale, il est incontestablement fort utile, mais ce n’est qu’une des branches de l’enseignement général de cet établissement ; peut-il jouer le rôle et exercer dans le pays la grande influence d’une faculté supérieure exclusivement consacrée à la science agronomique ? Non, ce n’est pas au moyen de quelques chaires complémentaires, pièces accessoires et dépendantes d’un tout organisé à d’autres fins, dans l’intérêt ou du naturaliste, tel que le Museum, ou du manufacturier, tel que le Conservatoire, ou de l’ingénieur, tel que l’École centrale, ce n’est pas en obtenant çà et là dans quelques établissemens étrangers une place étroite et secondaire, que l’on dotera l’agriculture de ce haut enseignement qu’elle réclame, C’est une école spéciale qu’il lui faut, un centre indépendant, un organisme distinct qui puisse vivre de sa vie.

La commission le comprit. En cette même séance, le 18 mars 1869, accueillant les conclusions de sa sous-commission, elle émit le vœu qu’un enseignement supérieur fût rétabli, indépendamment de celui que le ministre de l’instruction publique créait au Museum. Le principe de l’institut agronomique était admis solennellement, et dès cette époque les conditions pratiques étaient arrêtées. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les deux rapports que présenta alors M. Eugène Tisserand, de qui le nom fait autorité en ces matières, et notamment le premier rapport d’octobre 1868. Nous trouvons là, fixés et formulés, tous les traits essentiels de l’organisation qui vient d’être instituée par la loi récente, les élémens que doit comprendre un enseignement supérieur de l’agriculture, les caractères qui le distinguent de l’enseignement secondaire, les principes et les règles qu’il est tenu d’observer. Ainsi, dès 1869, on aurait pu fonder l’institut ; cependant on ne fit rien. Le ministre d’alors, M. Gressier, se montrait médiocrement touché du sort de l’enseignement agricole ; il était même visiblement hostile à la création de l’institut. En tout cas, les choses en restèrent là, malgré la promesse qu’obtenaient, le 17 avril de la même année, 146 membres du corps législatif qui avaient repris le vœu de la commission supérieure. Bientôt après, la Société des Agriculteurs de France, fatiguée de renouveler, chaque année le même vœu sans résultat, résolût de réaliser par l’initiative privée l’œuvre que le gouvernement différait d’accomplir. Une commission nommée par elle étudia un projet qui est exposé dans le rapport qu’a publié en 1873 un de ses membres, M. Prillieux. Il s’agissait de créer, en dehors de l’état, par voie de souscription, un institut agronomique sur des terrains voisins du Luxembourg. La guerre de 1870 suspendit les études, mais après 1871 le projet fut repris ; seulement la société, redoutant les difficultés de l’entreprise, ne repoussait plus cette fois le concours de l’état. Elle devait lui demander, en faveur des actionnaires, la garantie d’intérêts.

Le projet néanmoins ne fut pas mis à exécution : la question avait été soulevée à l’assemblée nationale, dans la réunion libre des agriculteurs ; M. Besnard avait été chargé de présenter à cette réunion un rapport où il reproduisait les conclusions de M. Tisserand, et, peu après, M. le comte de Bouille, au nom de cent trente-sept de ses collègues, déposait sur le bureau de la chambre une proposition de loi tendante à la création par l’état d’une école supérieure. C’était revenir au parti le plus sage. Nous ne voulons pas dire qu’il faille, en cette matière, repousser l’aide des particuliers ; il serait injuste d’oublier que c’est l’initiative privée qui a donné à la France son enseignement agricole ; mais il est certaines entreprises qu’il est bon de réserver à l’état, car il en est qui coûtent plus qu’elles ne rapportent, — non qu’elles ne puissent rendre avec usure l’argent qu’elles ont absorbé : elles le font, mais indirectement, et peu à peu, non sous la forme précise de recettes immédiates qui, s’alignant en face des dépenses, équilibrent le budget d’une école. On peut, il est vrai, nous objecter le succès de l’École centrale, et nous dire : pourquoi n’en serait-il pas de même d’un institut agronomique ? L’état laisserait faire les particuliers, sauf à intervenir par la suite, s’il le jugeait utile. — Mais quand M. Lavallée ouvrit, en 1829, avec le concours de quelques hommes éminens comme lui, l’École centrale, l’état n’avait point attendu jusque-là pour donner à l’industrie son enseignement. Il avait fondé l’École polytechnique, le Conservatoire, les écoles d’arts et métiers. La nouvelle école dès lors n’était qu’un établissement s’ajoutant aux autres, les complétant, engageant avec eux une salutaire concurrence, rien de plus. Dans ces conditions, l’état pouvait demeurer étranger à l’entreprise. Ici tout autre est la situation : si des particuliers se chargeaient de donner à l’agriculture cet enseignement qui lui manque, ce ne serait point une institution complémentaire qu’ils ajouteraient à celles de l’état, — il n’en a point, — mais ils substitueraient leur action à la sienne, ils acquerraient le pouvoir d’organiser à leur gré un service public que le gouvernement a un devoir et un intérêt supérieurs à retenir en sa main, pour lui donner dès l’abord ce prestige, cette solidité, ces garanties de permanence et d’avenir que les entreprises privées ne peuvent assurer aussi facilement ni aussi promptement à leurs œuvres. Cet enseignement a été trop longtemps méconnu, ajourné sans raisons légitimes, pour que le jour où il lui est enfin permis de renaître, on l’expose à de nouveaux et périlleux hasards où il risquerait d’être compromis.

C’était en 1872 que M. de Bouille avait présenté sa proposition. Elle n’exigeait certes pas une bien longue ni bien laborieuse étude ; toutes les difficultés avaient été, dès 1869, examinées et résolues. Tout était prêt, et puisqu’on s’en tenait au projet élaboré à cette époque, il ne restait qu’à faire passer en quelques articles de loi les principes posés et définis par l’ancienne commission. Il y fallait quelques semaines, tout au plus quelques mois, et, dans le courant de l’année même, on pouvait ouvrir l’institut restauré. Malheureusement il n’en va guère ainsi : les régimes passent, les traditions de négligence et d’insouciance persistent. Les mesures où l’on hésite le plus, où l’on prodigue le plus de formalités, d’atermoiemens et de lenteurs, sont souvent les plus faciles et les plus urgentes : le gouvernement impérial et ses commissions avaient passé plus de quatre années à méditer le problème ; la commission de l’assemblée en mit trois à rédiger, d’après le rapport de M. Tisserand, un projet de huit articles ! Enfin, le 17 mars 1875, paraissait le travail du rapporteur, M. le marquis de Dampierre. La loi du moins allait-elle être votée ? L’assemblée nationale n’en eut point le loisir : elle se sépara sans avoir pu parvenir, en cinq années de législature, à nous donner cette loi si simple ! Nous l’attendrions encore, si M. Teisserenc de Bort ne l’avait reprise au nom du gouvernement : présentée dès la session de mars au sénat, où elle passa le 29 mai sans discussion sérieuse, adoptée d’urgence à la chambre des députés le 29 juillet, entre deux chapitres du budget, promulguée le 9 août dernier, elle nous rend à la fin, après plus de dix années d’études, de délibérations, de projets et de vœux se succédant sans aboutir, une partie, rien qu’une partie de ce qu’avait détruit le décret de 1852. Encore devons-nous nous féliciter d’être admis à recommencer l’épreuve et ramenés, après plus d’un quart de siècle, au point où nous étions le 3 octobre 1848, le jour où l’institut de Versailles fut décrété pour la première fois !

Passons en revue les dispositions principales de la loi nouvelle. Une question se présentait d’abord : fallait-il adjoindre à l’institut une exploitation ? Cette question était capitale : là en effet fut recueil de l’ancien institut ; c’est son domaine rural qui a contribué à le perdre. En une année, les trois fermes annexées avaient absorbé toutes les ressources affectées à l’établissement, et tandis que l’école en trois ans ne coûtait que 479,000 francs, les fermes, dans le même temps, absorbaient au-delà de 1 million 1/2. La leçon n’a point été oubliée. On a reconnu d’ailleurs qu’un grand domaine n’était pas nécessaire à un haut enseignement. Ne perdons pas de vue qu’il s’agit ici de former, non des ouvriers, ni des praticiens, mais des agronomes, par « l’étude des sciences dans leurs rapports avec l’agriculture, » car tel est l’objet de l’institut, aux termes de la loi. C’est donc un enseignement très élevé, très général, théorique et scientifique avant tout : trop de pratique y pourrait nuire, en le faussant. — Personne, dit M. Tisserand, n’ambitionnera pour les élèves de l’institut l’habileté manuelle d’un apprenti des fermes-écoles ou d’un lauréat des concours de labourage. Quel est l’ingénieur qui l’emporte sur ses mécaniciens à forger ou sur ses mineurs à manier le pic ? Apprend-on au jeune architecte, dans l’école des beaux-arts, à se servir de la truelle comme le maçon, ou du rabot comme le menuisier ? — Il y a d’ailleurs un obstacle qui est à lui seul décisif : l’impossibilité de faire de l’exploitation autre chose qu’un ensemble de cultures locales, applicables à une région, non aux autres. Voici, par exemple, les fermes de Versailles : pourraient-elles offrir à l’élève venu du midi et destiné à s’y établir, des vignobles du Bordelais ou de l’Hérault, des plantations de mûriers et d’oliviers, des champs de maïs ? — M. Tisserand ajoutait : « Le professeur ne devra pas faire l’histoire d’un pré de telle ou telle région, mais celle du pré ; on ne devra pas y parler de telle ou telle irrigation, mais y faire la théorie complète de l’irrigation. On devra y enseigner les grandes lois de la production végétale et animale, et en discuter l’application aussi bien dans le Nord que dans le Midi, en France comme dans les autres parties de l’Europe et dans le Nouveau-Monde. Or, si l’attention des élèves et du professeur était constamment tournée vers les pratiques et l’administration d’un seul et même domaine, n’y aurait-il pas à craindre que l’instruction ne s’en ressentit, en faisant de la culture présentée journellement comme modèle l’idéal qu’il faudrait réaliser ? » Notons cette dernière considération, elle marque bien tout ce que l’enseignement de Grignon avait d’insuffisant, et, dans certains cas, de nuisible : en l’absence d’une école supérieure, c’est là qu’affluaient des élèves des plus divers pays ; il en venait même de l’Amérique du Sud, et que leur apprenait-on ? Les procédés en usage dans cette partie de la France, force recettes, excellentes pour les départemens de la région, beaucoup moins utiles et parfois périlleuses à appliquer sur une autre terre, sous un autre ciel, dans un milieu différent. Ce qui n’est pas moins concluant, c’est le témoignage de ceux qui ont vu de près l’ancien institut : que nous disent-ils ? Que ces fermes qui coûtaient si cher, en réalité ne servaient presqu’à rien : maîtres et élèves n’y allaient guère, ils n’en avaient pas le temps, absorbés par la théorie. Est-ce à dire qu’il faille créer une école sans un pouce de terrain où l’on puisse faire des démonstrations et des recherches ? Non, car ce serait priver l’enseignement d’un complément indispensable ; mais établir, comme autrefois, une exploitation sur une vaste échelle, serait imposer à l’état une lourde charge, sans profit sérieux pour l’instruction.

La loi de 1876 évite les deux solutions extrêmes : elle adjoint à l’institut un champ d’expériences, véritable laboratoire dont l’étendue ne pourra dépasser 50 hectares. Mais où en sera l’emplacement ? Cette question en appelait naturellement une autre : où sera établi le futur institut ? à Versailles, ainsi qu’autrefois ? L’ancien institut, on le sait, avait été installé dans les magnifiques bâtimens des écuries du roi. Aujourd’hui l’administration de la guerre les a ressaisis, et il serait pour le moins difficile d’obtenir qu’elle les abandonnât. Dès 1868, la commission supérieure de l’enquête agricole avait proposé Paris pour siège de l’institut ; la société des agriculteurs, en son projet, faisait le même choix. C’est Paris que l’on a définitivement choisi, et cela par plusieurs raisons : d’abord, puisqu’il s’agit d’une école supérieure, véritable faculté des sciences agronomiques, où peut-elle être mieux placée, a-t-on-dit, qu’à Paris même, centre de toutes lumières ? Là sont les plus riches collections, là sont les maîtres les plus célèbres, enfin, et ce fut sans doute la raison décisive, l’institut trouve un local tout prêt dans les bâtimens du Conservatoire des arts et métiers : il y peut être installé sans grands frais, tout en formant un établissement séparé. C’est M. Boussingault, croyons-nous, qui en eut la première idée, dès 1869. Il est vrai qu’en s’établissant au Conservatoire, ou d’une façon générale à Paris, on n’aura point le champ d’expériences sous la main ; mais on objecte qu’il sera peu éloigné. On pourra s’y rendre facilement ; l’administration a arrêté son choix sur la ferme de Vincennes ; l’appropriation en sera facile et on aura le voisinage de l’école d’Alfort, du champ d’expériences de M. George Ville et des collections d’arbres fruitiers créées par la ville de Paris. Cependant nous persistons à regretter que l’institut ne soit point installé à Versailles, où il fut jadis. Versailles est admirablement propre à devenir le siège d’un enseignement supérieur de l’agriculture. Là, sans retomber dans les erreurs passées, sans se lancer dans les aventures d’une exploitation nouvelle, on pouvait profiter des ressources de toute nature qu’offrent son parc, ses jardins, ses bois, ses eaux, ses campagnes voisines, et cette école d’horticulture qu’on y a dernièrement fondée. Ne pouvait-on pas y trouver ou y construire, sans trop de dépenses, les bâtimens nécessaires ? Et qu’on ne dise pas que l’éloignement de Paris eût privé l’école des savans éminens dont on doit rechercher le concours ! En bonne foi, cela n’est pas sérieux. Les moyens de transport sont devenus si nombreux, si rapides depuis que Versailles est la capitale politique ! Les professeurs qui habiteraient Paris refuseraient-ils de faire ce que font chaque jour tant de sénateurs, de députés, de chefs de service, dont le temps aussi est précieux ? On a beau nous citer l’exemple des instituts des pays étrangers, qui presque tous sont dans des capitales, il nous est difficile de croire que Paris soit le lieu le plus convenable à un enseignement qui a l’agriculture pour objet.

Les autres dispositions de la loi ont trait à la condition des professeurs et des élèves. Ces dispositions sont peu nombreuses, le législateur s’étant borné à tracer les grandes lignes en laissant au ministre le soin de régler les détails d’application. C’est ainsi que la loi ne contient aucune prescription sur le nombre des chaires ; mais l’exposé des motifs du projet ministériel nous apprend qu’il y en aura quatorze[7], sans compter les conférenciers, répétiteurs, préparateurs, maîtres spéciaux, chefs de travaux, etc. La durée des études sera de deux années. Quant aux élèves, l’institut ne recevra que des externes qui se partageront en deux catégories, élèves réguliers, auditeurs libres. A l’ancien institut de Versailles, tous les cours étaient gratuits : ce principe n’a point été accepté par les commissions ; il y aura donc une rétribution scolaire, peu considérable, il est vrai, puisqu’elle n’excédera pas 300 fr. D’ailleurs l’état accordera des bourses : la loi de 1848 en avait prescrit quarante, ce qui était beaucoup ; la loi nouvelle établit quatre bourses de 1,000 francs, deux de 500 francs et dix consistant dans la remise des droits scolaires. Ce chiffre est-il suffisant ? Il est assez difficile de se prononcer à cet égard dès maintenant ; on ne peut hasarder, sur la façon dont l’institut se recrutera, sur la situation de famille et sur le nombre même des élèves, que des présomptions et des conjectures ; il importerait néanmoins que ce système de bourses fût organisé sur des bases assez libérales pour que l’apprenti d’une ferme-école qui, par son travail, aurait mérité d’obtenir une bourse à une des écoles régionales, — et l’on sait qu’une portion des bourses de ces établissemens est réservée à cet usage, — pût prétendre à la même faveur pour l’institut agronomique. Et en effet l’institut est destiné à former non-seulement des fils de riches propriétaires, mais aussi et plus encore peut-être cette classe de régisseurs éclairés qui nous manquent, et les professeurs qui devront enseigner dans les écoles régionales et dans ces chaires des départemens, dans ces cours nomades que l’on ne saurait trop encourager. À ces bourses il convient de joindre les missions que l’état accordera aux deux élèves qui, chaque année, sortiront les premiers de l’école, complément précieux d’une éducation scientifique que ces missions achèvent, comme les stages agricoles et les excursions à l’étranger complètent l’instruction de l’élève de Grignon.

Une question délicate était le mode de nomination des professeurs : conviendrait-il de mettre les chaires au concours, ainsi que l’on avait fait pour l’institut de Versailles ? Les concours d’alors furent assurément sérieux, et l’on n’eut point à s’en plaindre. Toutefois le gouvernement et les commissions avaient d’abord repoussé ce principe, craignant qu’il n’eût pour effet d’écarter les maîtres les plus illustres. On a depuis adopté un moyen terme qui concilie les deux systèmes proposés : les nominations, pour commencer, seront faites au choix ; plus tard, elles devront l’être au concours. De cette façon, le gouvernement peut aujourd’hui faire appel à des hommes éminens, tels que M. Léonce de Lavergne et, nous l’espérons, plusieurs autres, qui apporteront à l’institution naissante le prestige et la garantie de leurs noms.

Nous n’avons pas à insister plus longuement sur le dispositif de la loi ; mais nous devons l’examiner à un point de vue qui au temps présent domine les autres, où tout esprit pratique doit se placer, mais où il nous semble qu’on s’arrête un peu trop complaisamment quand il s’agit de l’enseignement agricole : le point de vue du budget. — Combien va coûter l’institut agronomique ? quels seront les frais de premier établissement ? quelles seront les dépenses annuelles d’entretien ? On a beaucoup reproché à l’ancien institut les charges qu’il avait imposées au trésor : l’institut nouveau, à défaut d’autre supériorité, aura en tout cas le mérite de coûter peu. A Vincennes et au Conservatoire, les sommes nécessaires à l’appropriation des locaux et à l’installation des cours ne paraissent pas devoir dépasser 100,000 francs ; pour cette année, le ministre de l’agriculture et du commerce s’est borné à demander l’ouverture d’un crédit de 130,000 francs ; pour 1877, on atteindra 145,000 fr. ; ce ne sera qu’en 1878 que l’institut, en plein fonctionnement, exigera une somme de 190,000 francs : ce sera, nous dit-on, son budget normal. Il y a loin de là au budget de l’institut de Versailles, et, si les prévisions ne sont point démenties, il faut convenir que la charge sera légère, eu égard à l’importance des résultats qu’il est permis d’espérer, et la génération prochaine pourra admirer, non sans raison, qu’il ait fallu tant de prédications, d’efforts et de vœux répétés pour rendre à la France une institution si utile et si peu coûteuse. Aussi bien nous touchons là à une des causes de la faiblesse et de la langueur de tout notre enseignement agricole. On a été presque constamment à son endroit d’une parcimonie, disons plus, d’une avarice extrême. Ouvrez le budget, pour l’exercice 1877, du ministère de l’agriculture et du commerce, au chapitre IV, et calculez ce que coûte l’enseignement professionnel agricole dans toutes ses parties : les écoles d’agriculture (Grignon, Grand-Jouan et Montpellier) et l’École d’horticulture de Versailles, ensemble ; 655,400 francs, dont il faut retrancher 310,330 fr, chiffre des recettes ; reste 345,070 francs ; puis viennent les fermes-écoles : 580,000 francs : les chaires et cours nomades : 70,000 fr. En ajoutant les subventions aux stations agronomiques (60,000 fr.), aux orphelinats et colonies agricoles (60,300 francs), ce qui est proprement en dehors de l’enseignement professionnel (nous ne parlons pas des bergeries et vacheries dont les produits couvrent à peu près les recettes), nous atteignons à un total qui dépasse à peine un million ; joignez-y les 130,000 francs, plus tard les 190,000 francs que réclamera l’institut, vous toucherez à peine à 1,300,000 ! Et en regard de ce chapitre IV, considérez les trois chapitres concernant les haras, les remontes, les encouragemens à la production chevaline, ces 550,000 francs qu’on alloue religieusement chaque année pour le plus grand succès des « courses plates au galop, au trot, steeple-chases, épreuves d’étalons de demi-sang, primes de dressage, » — ces 100,000 francs de subvention aux écoles de dressage et d’équitation, — comptez les millions que les haras coûtent annuellement, et dites si l’on n’a pas été pour l’enseignement agricole, en lui reprochant ses dépenses, d’une injustice singulière !

À cet égard, il est instructif de jeter un coup d’œil sur les pays étrangers. L’Allemagne et surtout la Prusse nous offrent un exemple qui mérite bien qu’on le médite. Depuis cent ans, la Prusse, en son agriculture, a fait des progrès très supérieurs aux nôtres. Sans doute elle est encore loin de nous égaler, elle nous est sensiblement inférieure, mais il faut considérer son point de départ et les conditions défavorables où la nature l’a placée, avec un climat rigoureux, un sol ingrat, bien différens, sauf quelques régions, de notre ciel et de nos champs. La prospérité qu’elle a atteinte, les produits qu’elle va sans cesse accroissant, ce n’est pas à la nature inclémente qu’elle les doit, c’est à la science et à l’enseignement. Voilà ce qui a transformé ces steppes sablonneuses. Et depuis plus d’un siècle, notez-le, l’état, en Prusse, est à l’œuvre. On ne s’est point attardé, comme ici, à des prédications stériles, aux vœux et aux projets, on s’est hâté de les mettre en pratique. De 1763 à 1788, Frédéric II, nous dit M. de Dampierre, dépensa une somme de 160 millions de francs pour la fondation d’écoles d’agriculture et la mise en valeur de terres incultes. Après Iéna, la Prusse, réduite à 7 millions d’habitans, fondait l’école de Mœglin avec Thaër pour directeur ; en 1848, au lendemain de sa guerre malheureuse contre le Danemark, elle créait un ministère spécial de l’agriculture et multipliait ses écoles. Et pareillement en Saxe, c’est après Sadowa que le gouvernement établissait la faculté d’agriculture de Leipzig, qui ne compte pas moins de vingt chaires et trois stations agronomiques annexées.

Il en a été de même dans les autres parties de l’Allemagne, en Bavière, en Wurtemberg, dahs le grand-duché de Bade, et aujourd’hui, outre 174 écoles de degrés divers : fermes-écoles, écoles moyennes pratiques, académies ou écoles régionales (dont une seule, celle de Proskau, possède un domaine de 1,000 hectares et 6,000 hectares de forêts), écoles spéciales d’horticulture, arboriculture, drainage, culture maraîchère, etc., l’empire renferme 10 facultés ou instituts supérieurs, à Berlin, Halle, Gœttingue, Kœnigsberg, Kehl, Munich, Leipzig, Heidelberg, Giessen et Iéna. Et nous ne parlons pas de l’initiative locale, qui se produit sous les formes les plus diverses, multipliant de tous côtés les comices, les stations, les cours nomades, en un mot, répandant la science par l’enseignement. Voilà le secret des progrès agricoles de l’Allemagne ; voilà comment, pour certaines cultures industrielles, elle nous menace déjà de sa rivalité. En 1850, elle ne produisait que 575 millions de kilogrammes de betteraves à sucre, alimentant 148 fabriques ; en 1873, 328 fabriques travaillaient plus de 3 milliards de kilogrammes ! Si dans un pays naturellement pauvre l’instruction a pu parvenir si vite à de si grands résultats, dans quelles proportions chez nous n’aurait-elle pas dû accroître notre richesse agricole ! Cet exemple de l’Allemagne, les autres nations l’ont suivi : l’Autriche n’est pas moins active : en 1872, elle a fondé à Vienne un institut agronomique ; elle en a 2 aujourd’hui, 9 écoles moyennes, 27 écoles simples, etc. La Hongrie n’a pas moins de 4 écoles supérieures ; elle vient de fonder une école de viticulture à Tarczal, dans le district de Tokaï ; elle entretient 8 jeunes gens dans les établissemens des pays étrangers. En Suisse, le Polytechnicon fédéral de Zurich s’est enrichi, en 1871, d’une section agricole et forestière ; l’Italie, le Danemark et la Suède ont aussi leur enseignement : ce dernier pays a 3 écoles supérieures. Les États-Unis sont entrés dans la même voie. Et si l’Angleterre n’a pas un système d’instruction agronomique, c’est que la grande propriété, par son esprit d’initiative et d’invention, par les capitaux abondans qu’elle applique avec intelligence à la mise en valeur du sol, la grande propriété dirige l’agriculture nationale. Encore n’est-elle point dépourvue d’enseignement : il existe des chaires spéciales à Oxford et à Cambridge. Il s’agit, on le voit, d’un besoin reconnu partout ; de tous côtés nous viennent les exemples et les leçons.

Il y a quelques années, le chimiste Liebig, s’entretenant avec M. Dumas de l’avenir de ces deux sources de la richesse des états, l’agriculture et l’industrie, lui disait : « Je remarque que, pour l’agriculture, nous en sommes aujourd’hui où l’on en était pour l’industrie en 1824 ou 1825. » En effet, l’agriculture commence à peine d’entrer dans la voie nouvelle où l’industrie avance si merveilleusement. Ce retard tient-il seulement à la faute des hommes, à l’insouciance et aux préjugés de l’opinion, à l’incurie et à la parcimonie des assemblées délibérantes, qui marchandaient à ces utiles services les crédits les plus modestes quand elles en prodiguaient d’énormes aux plus folles entreprises ? A la faute de l’administration, qui a aussi des reproches à se faire, car elle a trop souvent manqué d’activité, de confiance, de lumières, elle a laissé languir l’enseignement agricole au lieu de lui imprimer une impulsion diligente et suivie ? A la faute enfin des propriétaires et des cultivateurs, trop attachés à la routine ? Et devons-nous croire que l’application des sciences et la substitution des machines au travail manuel pourront accroître la production agricole dans les proportions dont l’industrie nous a donné l’étonnant spectacle ? Cela est au moins douteux ; les conditions sont pour cela, de part et d’autre, trop différentes. Il n’en est pas moins certain que si les progrès de l’agriculture ont été jusqu’à ce jour beaucoup trop lents, c’est qu’on n’a point su les hâter, et quand ces progrès doivent avoir pour effet d’augmenter par milliards le capital de la fortuné publique, ils méritent bien qu’on les achète au prix de quelques sacrifices. S’il est vrai que l’enseignement agricole ne saurait produire de sérieux résultats, pourquoi continuez-vous des dépenses stériles ? Que si, au contraire, vous estimez que l’efficacité en est réelle et reconnue, il faut savoir le répandre intelligemment et largement, non d’une main hésitante et avare, comme on l’a fait jusqu’à présent.


BERARD-VARAGNAC.

  1. Jacques Demogeot, Tableau de la littérature française au dix-septième siècle avant Corneille et Descartes, chapitre Ier, Olivier de Serres.
  2. Rapport sur la proposition de M. le comte de Bouille, relative à la création d’une école supérieure d’agriculture, 1875.
  3. La Ménagerie, Satory et Gally-Chèvreloup (voyez l’arrêté des 19-28 décembre 1848, portant désignation des parties du domaine national de Versailles affectées à l’Institut agronomique).
  4. Il n’existe encore qu’une école pratique, celle de Merchines (Meuse).
  5. Voyez la Revue du 1er janvier 1843.
  6. Voyez le rapport sur l’agriculture à l’exposition de Vienne, tome Ier.
  7. Entre lesquelles les matières sont réparties de la façon suivante : 1° mécanique ; 2° physique et météorologie ; 3° chimie ; 4° botanique ; 5° zoologie, entomologie et hygiène ; 6° géologie et minéralogie ; 7° agriculture générale ; 8° agriculture comparée et histoire de l’agriculture ; 9° génie rural ; 10° zootechnie ; 11° sylviculture ; 12° viticulture, arboriculture et horticulture ; 13° technologie, 14° économie rurale et statistique agricole. Jusqu’à ce jour cependant rien n’est définitivement arrêté.