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L’Enseignement de la philosophie dans l’Université de France

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L’Enseignement de la philosophie dans l’Université de France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 78 (p. 82-121).
L’ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE
DANS
L’UNIVERSITÉ DE FRANCE

I. Félix Ravaisson, la Philosophie en France au XIXe siècle, 2e édition. — II. Paul Janet, Victor Cousin et son œuvre. — III. Vacherot, le Nouveau Spiritualisme. — IV. Jules Simon, une Académie sous le Directoire. — V. Alfred Fouillée, la Propriété sociale et la Démocratie. — VI. A. Vessiot, de l’Éducation à l’école, 3e édition. — VII. Louis Wuarin, l’État et l’École. — VIII. Raoul Frary, la Question du latin.

Je ne sais si les Français ont la tête métaphysique ou même l’esprit philosophique dans toute la force du terme ; mais ils ont le besoin de philosopher en toute matière, c’est-à-dire de tout décider par des raisons générales. C’était, dès l’ancien régime, un trait dominant du caractère national ; c’est, depuis la révolution, la base même de toute notre existence sociale. Nous avons rejeté toute foi commune, toute tradition universellement respectée. Nous pouvons sans doute, comme individus ou comme membres de libres associations, nous soumettre à une autorité indiscutée ; mais, dès que nous faisons acte de citoyens, dans nos assemblées politiques, dans tous nos conseils délibérans, dans l’exercice de nos droits électoraux, nous ne pouvons échapper à la nécessité d’en appeler à la seule raison, à la raison philosophante. Nous n’y échappons pas davantage dans nos relations privées avec ceux de nos concitoyens qui, sur aucun point, n’ont avec nous le lien d’une même foi. De chrétien à libre penseur, comme de libre penseur à libre penseur, il ne peut se produire, sur un sujet quelconque, que des discussions toutes rationnelles. Puisque nous ne pouvons nous passer de philosopher, il nous faut, dès l’enfance, une éducation philosophique. L’enseignement de la philosophie est un intérêt de premier ordre, même pour l’instruction privée ; il est, pour l’instruction publique, un intérêt indispensable. La philosophie avait sa place dans l’enseignement supérieur et dans l’enseignement secondaire de l’ancien régime; s’est fait sa place dans tous les enseignemens nouveaux qui se sont constitués, depuis la révolution, à côté de l’enseignement classique. Lorsque les sciences ont obtenu un baccalauréat indépendant du baccalauréat es lettres, il y a été introduit des questions philosophiques et, dans les classes qui y préparent, un cours de philosophie. Des questions du même ordre, réduites en apparence à la morale, mais embrassant la philosophie tout entière, se sont imposées à l’enseignement secondaire spécial et à l’enseignement secondaire des jeunes filles. Elles viennent enfin, sous ce ne nom de morale et avec ce même caractère d’une philosophie complète, d’entrer dans l’enseignement primaire lui-même pour les filles comme pour les garçons.


I.

Cette extension de l’enseignement philosophique ne s’est pas fait accepter sans opposition et de très bons esprits repoussent même, pour tous les degrés d’enseignement, l’introduction ou le maintien de cours de philosophie dans les écoles de l’état. L’enseignement officiel de la philosophie a trois sortes d’adversaires : des esprits positifs, des hommes de libre pensée et des hommes de foi. Les premiers le condamnent par des raisons d’utilité : les seconds et les troisièmes par des raisons de principe.

Les argumens d’ordre purement religieux ne méritent de nous occuper qu’autant qu’ils se confondent avec ceux des deux autres catégories d’adversaires de l’enseignement philosophique. On peut regretter que nous n’ayons pas une seule foi, comme une seule loi ; on peut travailler à rétablir l’unité de foi et conserver l’espoir qu’elle redeviendra la base de l’ordre légal ; mais, tant que la société se maintiendra sur sa base actuelle, la question ne peut se débattre que dans les termes où la posent les esprits positifs d’un côté, les rationalistes de l’autre : une philosophie d’état peut-elle garder sa place, utilement ou logiquement, dans une société qui a cessé d’admettre une religion d’état ?

La philosophie, disent les premiers[1], peut avoir sa valeur comme servante ou auxiliaire de la théologie ; mais, comme science indépendante, elle n’est plus que la matière de discussions sans fin et sans profit. Ce qu’elle a de plus solide appartient à d’autres sciences et y trouvera un terrain plus favorable. La psychologie, dégagée des insolubles questions métaphysiques sur la nature de l’âme, n’est qu’une des branches de la biologie. Il faut la laisser aux naturalistes. La logique ne vaut que par l’étude spéciale des différentes sortes de méthodes. Il faut laisser cette étude ou plutôt ces études aux savans qui pratiquent chaque méthode et qui seuls ont compétence pour en comprendre et pour en expliquer le fonctionnement. La morale est partout à sa place, excepté en philosophie. Elle paraît toute simple et toute claire à une conscience droite et à un cœur honnête : elle se perd au milieu de vaines subtilités entre les mains des philosophes. La philosophie n’a qu’un domaine propre : c’est la métaphysique. Toutes les autres branches de connaissances qu’elle s’était appropriées tendent à s’en détacher, dès qu’elles passent de « l’état métaphysique » dans « l’état positif. » Or la métaphysique, c’est « l’inconnaissable. » Des esprits subtils ou, si l’on veut, de nobles esprits peuvent y trouver une pâture pour de hautes spéculations ; mais c’est viande creuse pour la masse des intelligences. Depuis qu’elle existe, la métaphysique n’a rien fondé qui ne soit sans cesse remis en question ; elle ne saurait prétendre à aucune certitude ; elle ne peut engendrer que le doute. L’histoire de la philosophie, on le disait déjà il y a deux mille ans, n’est que l’histoire des absurdités humaines. Des esprits pénétrans reconnaîtront peut-être, sous ces absurdités, des traits de génie ; mais, dans cette interminable succession de systèmes qui s’entre-détruisent tour à tour, les élèves de nos cours de philosophie ne verront guère que les erreurs. Leur ignorance se hâtera de condamner, sans connaître et sans comprendre, et l’enseignement superficiel qui leur aura été donné n’aura fait que les induire en une « malhonnêteté[2]. » Que si leur imagination se laisse séduire par les brillans dehors d’un système, ce sera pour leur raison un péril peut-être mortel. La plupart ne recueilleront de ce choc perpétuel des systèmes opposés que des leçons de scepticisme. Le scepticisme est la maladie du siècle : convient-il à l’état, en fondant, en entretenant des cours de philosophie, de propager une maladie non moins funeste pour l’ordre public que pour la vie privée ?

C’est aussi une maladie, non de notre siècle seul, mais de notre race que la tendance à transformer toutes les questions en questions philosophiques. Toutes les erreurs de la première révolution, toutes les utopies qui se sont fait jour depuis un siècle à travers toutes nos crises sociales viennent de cette tendance. Le devoir d’une sage politique, d’une politique vraiment conservatrice, serait de la combattre: le maintien d’un enseignement philosophique donné au nom et aux frais de l’état et les accroissemens successifs qu’a reçus cet enseignement ne peuvent avoir pour effet que de perpétuer et d’aggraver le mal, en le répandant dans toutes les jeunes générations, à travers toutes les classes de la société.

L’intérêt social condamne l’enseignement officiel de la philosophie : la logique, disent ses adversaires du côté de la libre pensée[3], le condamne plus fortement encore. Une métaphysique d’état n’est qu’une forme déguisée d’une religion d’état. Elle sort de la neutralité que l’état doit observer entre toutes les croyances ; elle est une double atteinte à la liberté des consciences, si l’état prend parti pour une doctrine philosophique contre toutes les doctrines contraires et s’il l’impose à la fois à ses professeurs et à ses élèves. La neutralité serait gardée en apparence si l’enseignement officiel devait s’ouvrir à toutes les doctrines. La conscience des professeurs serait respectée : celle des élèves ne le serait pas. L’état prendrait la responsabilité de toutes ces opinions opposées qui seraient également enseignées en son nom. Il couvrirait de son autorité tous les coups qu’elles se porteraient entre elles et qui atteindraient inévitablement, dans un sens ou dans un autre, les convictions d’une partie au moins des familles dont les enfans suivraient les cours de philosophie. Rôle étrange assurément de la part de la puissance publique, si la philosophie seule était intéressée à ces polémiques; rôle impossible à soutenir, si l’on considère qu’elles ne peuvent manquer de toucher, directement ou indirectement, par la force même des choses, à la foi religieuse elle-même !

Tous les enseignemens peuvent, par quelque point, entrer en conflit avec les dogmes religieux : seule la philosophie se rencontre avec eux sur tous les points. Elle ne peut discuter aucun ordre de questions qui ne trouve, dans ce domaine rival, des solutions arrêtées et inflexibles. Elle s’y heurte à une métaphysique, à une morale et même à une logique. Quel sera donc le rôle du professeur officiel de philosophie ? S’il s’incline d’avance devant les dogmes, il ne sera plus un pur philosophe. S’il s’efforce de rester neutre, il mutile son enseignement, il en retranche tout ce qui en peut faire la valeur et l’efficacité pour les jeunes esprits qu’il est chargé de former. Si, enfin, il n’entend rien abdiquer de la liberté de sa pensée, il risque d’entrer en lutte avec la foi de ses élèves et de leurs familles. Ce dernier parti n’aurait rien que de légitime pour un professeur libre ; il n’engagerait que sa responsabilité personnelle et la responsabilité également personnelle des familles qui lui auraient librement confié l’éducation de leurs enfans. Un enseignement donné au nom de l’état comporte difficilement une telle indépendance. Il y a, pour une philosophie d’état, une antinomie qui semble insoluble. Elle n’est une philosophie que si elle est pleinement libre. Elle ne répond aux devoirs propres de l’état que si elle respecte absolument toutes les croyances entre lesquelles se partagent les familles.

Et qu’on ne dise pas que l’état remplit tous ses devoirs en reconnaissant aux particuliers le droit d’ouvrir des écoles libres à côté de ses écoles. Un enseignement d’état, institué au nom de la société tout entière et aux frais de tous les contribuables, doit être suffisamment large pour s’ouvrir à toutes les catégories de citoyens, quelle que soit la diversité de leurs croyances. Il manquerait à sa destination, s’il cherchait sa base dans les dogmes d’une église, lors même que cette église embrasserait la majorité des citoyens ; il n’y manquerait pas moins s’il prenait parti contre la foi d’une des églises dont l’état s’est engagé à respecter et à protéger la liberté. En fait, d’ailleurs, la liberté d’enseignement n’est placée nulle part dans toutes les conditions de la libre concurrence. Elle ne lutte parmi nous à chances presque égales contre l’enseignement de l’état que dans l’instruction secondaire. Elle ne s’est fait qu’une place très médiocre dans l’instruction supérieure, et si elle a, depuis longtemps, un rôle considérable dans l’instruction primaire, le plus grand nombre des petites communes lui reste fermé.

L’enseignement philosophique ne touche pas seulement à l’ordre religieux; il touche, par la morale sociale, à l’ordre politique. Ici, à ne considérer que la rigueur abstraite des principes, nul conflit ne devrait être à craindre. L’ordre politique, reposant lui-même sur une base philosophique, n’a pas le droit de se soustraire aux controverses de la philosophie. La plus large tolérance devrait être sa loi, et ceux mêmes qui enseignent au nom de l’état n’en devraient pas être exceptés. La société moderne, la société laïque est essentiellement progressive. Elle demande ses progrès, dans le présent, aux libres discussions et aux libres efforts des générations actuelles ; elle est intéressée à préparer, en vue de ses progrès futurs, les libres discussions et les libres efforts des nouvelles générations. Voilà la théorie, et elle s’appliquerait sans obstacle, si la société, suivant le rêve des anarchistes, pouvait se passer d’un gouvernement. Un gouvernement, en effet, dans une société libre, c’est un parti au pouvoir, avec ses passions militantes et son esprit d’exclusion. Or, il faudrait une révolution prodigieuse dans nos mœurs politiques pour qu’un parti en possession du pouvoir acceptât, de la part de professeurs placés sous sa dépendance et recevant de lui leur salaire, la discussion, je ne dis pas de ses actes, mais des principes de sa politique. Et si la liberté philosophique trouvait par hasard, près d’un gouvernement ultra-libéral, un respect inespéré, elle devrait compter encore avec l’intolérance des partis d’opposition et des partis même qui prêteraient au gouvernement un concours plus ou moins docile. Les dénonciations pleuvraient de tous les côtés sur un enseignement qui ne peut user de sa liberté légitime et nécessaire sans choquer telle ou telle opinion. Elles inquiéteraient les familles, s’il s’agissait de l’enseignement secondaire ou primaire ; elles pourraient avoir de plus graves conséquences dans l’enseignement supérieur. Que de fois n’a-t-on pas vu, sous tous les régimes, l’enseignement qui comporte la plus grande liberté, puisqu’il ne s’adresse plus à des enfans, mais à des jeunes gens et même, en grande partie, à des majeurs, empêché par des manifestations tumultueuses, que provoquait la libre et consciencieuse exposition des opinions des professeurs ! La même antinomie se retrouve donc, dans l’enseignement philosophique, pour les questions sociales comme pour les questions métaphysiques. Un tel enseignement ne peut se donner au nom de l’état sans abdiquer sa liberté et, s’il abdique sa liberté, il perd toute sa raison d’être.

Nous avons considéré jusqu’ici l’enseignement philosophique in abstracto ; mais, dans la pratique, il ne peut se dégager des qualités personnelles des maîtres à qui il est confié. La philosophie, comme toutes les matières d’enseignement, exige une préparation spéciale. De là l’institution d’une agrégation de philosophie et, plus récemment, d’une licence philosophique. Or, tout examen professionnel suppose de jeunes candidats ; on ne s’y prépare pas dans l’âge de la maturité et quand on suit déjà une autre carrière. Des jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans débuteront donc dans cet enseignement si délicat, aux prises avec tant de difficultés ; ils y débuteront avant d’avoir pu se faire, sur toutes les questions de philosophie, des convictions vraiment personnelles. Ils devront y redouter ce qui fait le prix même de leurs efforts, la libre évolution de leur pensée, car elle peut les entraîner dans des voies où il leur deviendra périlleux de conformer leurs leçons à leurs opinions, c’est-à-dire de rester d’honnêtes gens.

Telle est la situation que l’enseignement officiel fait à ses meilleurs maîtres, à ceux qui sont pourvus de titres spéciaux et qui les ont conquis à la suite d’examens de l’ordre le plus élevé. Que dire des professeurs des collèges communaux dont beaucoup n’ont pas d’autre titre que le simple et banal baccalauréat? Que dire des maîtresses de morale philosophique, dans les lycées et les collèges de jeunes filles, dont l’instruction première et l’instruction professionnelle n’ont fait à la philosophie qu’une part très insuffisante? Que dire aussi des maîtres et des maîtresses de l’enseignement primaire, dont les plus jeunes seuls ont pu être, je ne dis pas préparés, mais initiés à leurs nouveaux devoirs de professeurs de philosophie? Quelles garanties la société peut-elle trouver dans ces diverses catégories de professeurs et d’instituteurs pour leur confier un enseignement qui ne vit que par la liberté et qui ne peut en user sans danger, si elle n’est pas tempérée par l’étendue et la solidité du savoir, par la rectitude et la maturité l’esprit?

Enfin, l’enseignement philosophique ne peut recevoir des autorités universitaires la même direction et le même contrôle que les autres enseignemens. Les sciences positives ont des points controversés; mais, dans chacune d’elles, les vérités acquises dominent, et ce domaine incontesté s’accroît sans cesse par l’adhésion immédiate et unanime qui consacre les nouvelles découvertes. Ce sont, en un mot, dans presque toutes leurs parties, des sciences faites ; les livres qui les résument pour l’instruction peuvent différer par l’étendue ou par la forme ; ils ne se contredisent pas pour le fond. L’enseignement oral reçoit ainsi de l’enseignement imprimé une utile et sûre direction. Il reçoit aussi le contrôle non moins efficace des maîtres éprouvés qui sont appelés à le surveiller. Entre les inspecteurs et les professeurs il y a la communauté d’un même fond de savoir, plus complet et plus mûr chez les premiers, et qui ne soulève chez les seconds aucune opposition de principe. Une égale conformité ne se retrouverait pas dans l’enseignement littéraire. La part des vérités acquises est grande encore dans l’histoire ; elle reste cependant moins étendue et moins assurée que dans les sciences positives. Les lettres proprement dites n’ont point de vérités acquises en matière de goût, et les sujets de controverses s’y sont multipliés de nos jours, même en matière philologique. Je ne sais même si le désaccord n’est pas plus grand, dans le corps enseignant, entre les littérateurs qu’entre les philosophes. Le désaccord, en littérature, n’exclut toutefois ni la direction ni le contrôle; une certaine pression peut même se faire accepter sans trop de murmures, parce que les points sur lesquels elle s’exerce sont affaire de pure opinion et ne touchent pas à ce qu’il y a de plus intime et de plus exigeant dans la conscience. On traitera peut-être de perruque un critique illustre, un inspecteur redouté: on ne se sentira pas diminué si l’on reçoit quelques indications du premier ou si l’on défère aux conseils du second. Le philosophe sait faire aussi son choix dans les indications et dans les conseils qui lui sont donnés de haut ; mais il n’accueille pas seulement avec un sourire dédaigneux les idées qui blessent ses convictions : le système qu’il a embrassé est pour lui une sorte de foi, qui peut admettre la discussion sur le pied d’égalité avec les systèmes contraires, mais qui se révolte contre toute autorité ou toute apparence d’autorité attachée à tel de ces systèmes. Le nom de science officielle, s’il signifiait quelque chose, n’exprimerait aucun empiétement sur la science pure et simple. Les termes d’histoire officielle et de littérature officielle ne se prennent en mauvaise part que parce qu’ils expriment, non l’enseignement de l’histoire ou de la littérature au nom de la puissance publique, mais la servilité de certains jugemens historiques ou littéraires. Une philosophie officielle représente, au contraire, dans l’opinion générale, l’ingérence d’un pouvoir despotique dans le sanctuaire de la conscience. Sous la monarchie de 1830, jusqu’à la réforme de M. de Salvandy, le gouvernement de l’instruction publique était exercé en fait par les huit membres du conseil royal de l’université, qui se partageaient les diverses branches d’enseignement. L’un régnait en maître sur les sciences mathématiques, un autre sur les sciences physiques, un troisième sur les lettres... M. Cousin sur la philosophie. Chacun, dans sa sphère, imposait ses idées à l’enseignement, ses préférences ou ses antipathies au corps enseignant. Cette double dictature sur les choses et sur les personnes n’avait pu s’établir sans provoquer de vives critiques et sans soulever de non moins vives inimitiés. M. Cousin n’était peut-être pas le plus impérieux des huit dictateurs ; mais sa dictature s’exerçait sur la philosophie : il n’en a pas fallu davantage pour que seule elle ait laissé le souvenir d’une autorité tyrannique.


II.

Le règne philosophique de M. Cousin vient d’être rappelé à l’attention publique par trois ouvrages considérables : la seconde édition du rapport publié, en 18657, par M. Ravaisson, sur la Philosophie au XIXe siècle; le Nouveau Spiritualisme de M. Vacherot, dont les premiers chapitres sont une revue rétrospective de toute la philosophie contemporaine ; enfin, et surtout le livre si complet et si impartial de M. Paul Janet : Victor Cousin et son œuvre. Ce sont là trois témoignages de la plus haute valeur sur la question même qui nous occupe, des conditions légitimes d’un enseignement officiel de la philosophie. M. Cousin est le premier qui se soit posé nettement cette question, et non-seulement il a pu se flatter de la résoudre complètement, mais il a eu, pendant de longues années, toute autorité pour mettre en pratique, dans l’enseignement d’un grand pays, la solution qu’il avait adoptée. Avec lui, nous ne sommes plus dans le domaine de la théorie pure, où les principes opposés affectent un caractère absolu et soulèvent des antinomies insolubles ; nous assistons à une expérience où les faits parlent plus haut que les idées abstraites, où se produisent peut-être d’autres difficultés que celles qu’avait prévues la théorie, mais où aussi peuvent apparaître des tempéramens et des moyens de conciliation qu’elle n’avait pas davantage soupçonnés entre les intérêts en lutte. Nous demanderons à cette expérience, en prenant principalement pour guide l’excellent livre de M. Janet, la réponse aux objections que nous avons impartialement exposées contre la direction officielle de l’enseignement philosophique[4].

La révolution n’avait fait qu’agiter le problème de l’enseignement philosophique, comme tous les autres problèmes d’enseignement. L’empire et la royauté restaurée en avaient écarté la plus grosse difficulté en revenant au régime d’une religion d’état. « Toutes les écoles de l’Université impériale, disait le décret constitutif de l’Université, prennent pour base de leur enseignement les préceptes de la religion catholique... » La charte de 1814, en restituant à la religion catholique le titre de « religion de l’état, » donnait à cet article une force nouvelle. La base exclusivement catholique de l’enseignement universitaire se conciliait mal sans doute avec l’admission, dans toutes les écoles de l’Université, d’élèves et de professeurs appartenant à toutes les communions religieuses ; mais l’article était assez clair et assez impératif pour bannir absolument toute doctrine qui n’aurait pas été strictement conforme à l’orthodoxie catholique. La charte de 1830 et les constitutions qui ont suivi, en cessant de reconnaître une religion d’état, ont élargi par là même la base de l’enseignement de l’état. De là l’importance et le caractère nouveau de l’enseignement philosophique dans la société moderne. De là aussi les terribles difficultés auxquelles il se heurte quand il réclame sa place légitime et nécessaire dans toutes les écoles de l’état.

Chargé, après 1830, de la direction de l’enseignement philosophique dans l’Université, M. Cousin n’avait reculé devant aucune de ces difficultés. Loin de les atténuer, il les avait plutôt aggravées. L’état, suivant lui, avait un triple devoir : 1° enseigner une philosophie complète, embrassant toutes les questions de morale sociale comme de morale privée, de métaphysique comme de psychologie, et gardant, dans toutes ces questions, son caractère « séculier, » son indépendance de tout dogme et de toute église ; 2° imposer à cette philosophie séculière une doctrine uniforme, non sans doute dans tous ses détails, mais dans ses principes généraux et dans sa méthode ; 3° maintenir, sur l’enseignement privé lui-même, l’autorité de l’Université et par conséquent, l’autorité de la philosophie universitaire, de la doctrine universitaire.

Ce dernier point a été l’erreur capitale de M. Cousin. Il n’admettait pas la liberté d’enseignement, ou du moins il ne l’acceptait qu’avec des réserves excessives. C’était alors l’opinion dominante dans le parti libéral. C’est encore aujourd’hui l’opinion dominante dans le parti démocratique. C’est aussi, — et j’en ai beaucoup de regret. — l’opinion d’un certain nombre de philosophes. Si M. Janet la répudie, M. Fouillée la professe, et il s’efforce surtout de la justifier pour l’enseignement philosophique[5]. Je suis, quant à moi. D’un sentiment tout contraire. Je crois cette opinion insoutenable en principe, et, si elle pouvait invoquer de bonnes raisons pour les autres branches d’enseignement, je la repousserais absolument pour la philosophie. Je ne veux la considérer ici qu’à la lumière de l’expérience.

L’opinion publique n’a jamais prêté un très vif intérêt à la question même de la liberté d’enseignement. Elle n’y voyait du temps de M. Cousin, elle n’y voit encore de nos jours que la rivalité de l’université et du clergé, et, suivant ses préférences, elle se prononce pour l’un ou l’autre des deux rivaux, dans un intérêt politique ou religieux, auquel l’amour de la liberté pour elle-même n’a aucune part. Les adversaires du monopole universitaire, sous la monarchie de juillet, l’avaient bien compris. Ils ne s’arrêtaient pas à plaider directement la cause de la liberté; ils attaquaient l’enseignement universitaire, et ils l’attaquaient surtout là où il leur paraissait le plus vulnérable, sur le terrain de la philosophie. Ils réussissaient ainsi à inquiéter les familles religieuses, sur lesquelles ils avaient naturellement le plus d’action. Ils alarmaient aussi, d’une façon plus générale, les familles conservatrices, qui, sans obéir à une foi bien ardente, se défiaient d’une philosophie en lutte ouverte avec la foi religieuse. On croit volontiers aujourd’hui que la philosophie de M. Cousin était l’expression fidèle des idées qui dominaient dans la bourgeoisie française de 1830 à 1848. La vérité est qu’elle était beaucoup plus contestée que de nos jours dans les portions les plus éclairées de cette bourgeoisie et dans le parti même dont M. Cousin était un des chefs. M. Janet a rappelé la discussion dont elle fut l’objet, après 1830, dans le parlement. Violemment combattue par le parti catholique, elle fut mollement défendue par le parti libéral, et un des amis politiques de M. Cousin, un de ses plus éminens collègues dans le cabinet du 1er mars 1840, M. de Montalivet, exprimait hautement la défiance que lui inspirait cette philosophie séculière, dont les programmes agitaient, au nom de la raison, tant de graves problèmes revendiqués également par la foi. Devant ces attaques immodérées des uns et cette défiance des autres, M. Cousin sentait la nécessité d’amoindrir ses doctrines, d’en atténuer ou d’en excuser les hardiesses. Ses concessions ne désarmaient personne. L’établissement de la liberté d’enseignement par la loi de 1850 fit seul cesser la lutte. Dépossédée de son monopole, cette philosophie, qu’on jugeait si téméraire, a paru inoffensive à ses adversaires d’autrefois, et ils ont si bien cessé de la combattre que l’ancien objet de leur haine passe aujourd’hui pour avoir été leur complaisant et leur complice. La philosophie de M. Cousin a continué de régner dans l’université, après 1850, sans l’appui personnel de M. Cousin, et elle a régné plus facilement que lorsqu’il était le directeur attitré de tout l’enseignement philosophique. Elle ne s’est pas maintenue seulement dans l’enseignement officiel : l’enseignement clérical ne s’est fait aucun scrupule de s’approprier une philosophie que le clergé dénonçait, quelques jours auparavant, comme une cause de pestilence pour la jeunesse chrétienne. Elle a d’autres adversaires aujourd’hui : elle les avait déjà il y a quarante ans ; mais ce sont des adversaires qui ne la combattent que par des raisons philosophiques. Ici la lutte est sur son véritable terrain. Le refus de la liberté d’enseignement l’avait dénaturée, et M. Cousin, comme l’avare de la fable, s’était exposé à tout perdre « en voulant tout gagner. »

La liberté d’enseignement a profité à la philosophie de M. Cousin ; elle a profité à toutes les écoles de philosophie. Le spiritualisme tel que l’entendent les disciples de M. Cousin ou, pour parler plus exactement, les continuateurs de son œuvre, tient toujours la première place dans l’enseignement officiel ; mais il s’est transformé, il ne constitue plus que dans un sens très large ce qu’on appelle une école. Il se prête, sur toutes les questions, à des doctrines très diverses; il n’est, chez quelques-uns, séparé que par des nuances des systèmes rivaux. L’université s’est convertie à ces systèmes. Son enseignement va du spiritualisme traditionnel au positivisme absolu. Quelles colères n’eût pas soulevées, il y a quarante ans, cette invasion de la philosophie officielle par les doctrines hétérodoxes ! Elle a passé inaperçue, ou du moins elle s’est fait accepter sans murmure, non-seulement sous le régime actuel, mais sous les régimes antérieurs, alors que les influences cléricales paraissaient toutes-puissantes[6].

Deux fois cependant, depuis les grandes luttes du milieu de ce siècle, la guerre a recommencé entre le clergé et l’université : à la fin de l’empire, pour la liberté de l’enseignement supérieur; dans ces dernières années, pour la liberté de l’enseignement primaire. Les attaques contre les doctrines universitaires ont été aussi passionnées et aussi injustes dans ces dernières campagnes que dans les précédentes : mais, comme autrefois, elles n’ont consulté que l’intérêt du moment. Dans la première campagne, on s’en est pris surtout aux doctrines des médecins, parce que la fondation de facultés libres de médecine était surtout en jeu ; dans la seconde, la philosophie s’est trouvée de nouveau l’objet du débat, mais seulement cette philosophie élémentaire qui, sous le nom d’instruction morale et civique, s’était ouvert l’entrée des écoles primaires. Ç’a été la guerre des « manuels, » et les plus inoffensives parmi ces publications ont été poursuivies des mêmes censures que les livres de M. Cousin en 1846. Toute cette agitation tomberait, comme est tombée, après la loi de 1850, l’agitation contre la philosophie des collèges, si les lois scolaires qui ont restreint ou entravé la libre concurrence entre les écoles congréganistes et les écoles laïques étaient amendées dans un esprit vraiment libéral.

L’opinion libérale au temps de M. Cousin, l’opinion démocratique à notre époque, ont mal compris les devoirs de l’état quand elles les ont invoqués contre la liberté d’enseignement. Pour ne parler que de l’enseignement philosophique, il n’a pas pour objet de substituer à la base religieuse de l’ancienne société une base rationnelle également exclusive ; il remplit, d’une manière générale, toute sa destination, au point de vue de l’intérêt social, s’il prépare les esprits à la libre discussion de toutes les questions qui intéressent la société moderne. Reconnaître que la société s’est « sécularisée, » c’est reconnaître que ses institutions, ses lois, ses mœurs ne sont régies par aucune autorité immuable et que les générations nouvelles ont sur tout sujet le droit de penser autrement que leurs devancières. L’important est qu’elles apprennent à penser.

Nous voulons, du moins, disent les autoritaires, qu’elles apprennent à penser librement, qu’elles soient soustraites à tout joug théologique; nous ne saurions admettre la liberté contre la liberté. Cette prétention même est insoutenable. L’orthodoxie religieuse est dans son rôle quand elle oppose la liberté à l’hérésie : la philosophie doit la liberté à ceux mêmes qui ne savent pas ou qui ne veulent pas penser librement. Elle se mutilerait elle-même si elle répudiait absolument les systèmes plus ou moins asservis à la théologie; elle rejetterait de son histoire une de ses formes les plus considérables et quelques-uns des penseurs qui l’ont le plus honorée; elle serait enfin, par la force des choses, entraînée à des mutilations dans un autre sens, car, si elle accorde aujourd’hui à la pression d’une certaine opinion la proscription d’une doctrine, elle ne saurait refuser demain à la pression d’une autre opinion la proscription d’une autre doctrine. Souvent même les deux proscriptions iront de pair : les esprits modérés ne manqueront pas de bonnes raisons pour réclamer l’exclusion de toutes les doctrines extrêmes, et les esprits timorés verront des doctrines extrêmes dans tout ce qui s’écarte d’une certaine banalité.

Est-ce à dire que la liberté doive être absolue ? Notre idéal serait de laisser aux familles seules l’appréciation des doctrines professées dans les écoles privées. La plupart des familles n’auraient pas sans doute les lumières nécessaires pour une telle appréciation; mais les conseils ne leur manqueraient pas et l’appel à de libres influences nous paraîtrait plus légitime que la mainmise de l’état sur toutes les doctrines. Nous avons exposé ailleurs cet idéal[7]. Ici, nous ne voulons pas dépasser les limites posées par les lois qui régissent actuellement l’enseignement privé. D’après la loi de 1875 sur la liberté de l’enseignement supérieur, comme d’après la loi de 1850 sur la liberté de l’enseignement primaire et de l’enseignement secondaire, le contrôle de l’état « ne peut porter sur l’enseignement que pour vérifier s’il n’est pas contraire à la morale, à la constitution et aux lois. » Nous acceptons pour l’enseignement philosophique, dans les écoles libres de tous les degrés, cette triple obligation du respect de la morale, de la constitution et des lois. Nous demandons seulement que l’obligation soit entendue dans un sens précis et qu’elle ne puisse pas, par voie d’interprétation, imposer des restrictions excessives à la liberté philosophique et à la liberté d’enseignement. Rien n’est plus fréquent que le reproche d’immoralité dans la discussion des doctrines philosophiques. Le reproche d’hostilité contre la constitution ou les lois n’est pas moins fréquent dans la discussion des questions sociales. Dans les deux cas, le reproche est souvent réciproque entre les partisans des doctrines rivales. La « morale intuitive » dénonce l’immoralité de la « morale utilitaire ; » la morale utilitaire voit un danger pour l’ordre social dans les prétentions d’une morale a priori, qui prétend résoudre toutes les questions d’après des formules abstraites et absolues. L’inspection légale de l’enseignement privé ne doit pas se laisser guider par ces argumens de polémique. Elle taxera d’immorales, non des théories générales qui, depuis la naissance de la philosophie, n’ont pas cessé de se débattre entre des philosophes également honnêtes, mais la justification particulière et directe d’actes immoraux. Elle écartera comme contraire à la constitution et aux lois, non telle doctrine sur le fondement humain ou divin, expérimental ou rationnel de la société et de la législation, mais une attaque positive contre les institutions du pays dans leur ensemble ou dans telle de leurs parties.

Pour tout le reste, l’état doit laisser aux familles la police d’un enseignement dont il n’a pas la responsabilité. Je voudrais aussi, dans des matières où la conscience est si directement intéressée, que l’état laissât aux familles toutes facilités pour s’assurer le bénéfice de l’enseignement privé. On croit avoir assez fait pour la liberté d’enseignement en autorisant la création d’établissemens privés de tous les degrés et le libre choix des familles entre ces établissemens et les écoles officielles. Une fois le choix fait, l’enfant appartient tout entier à l’établissement choisi. Ce n’est pas assez pour la liberté. Je voudrais qu’on ne fût pas astreint à suivre tous les cours d’une même classe dans un même établissement. Pourquoi ne pourrait-on pas demander à un professeur de l’état l’enseignement scientifique ou l’enseignement historique et recevoir, dans le même temps, près d’une école libre ou à la maison paternelle, l’enseignement philosophique? Pourquoi même, dans une ville comme Paris, où l’état possède plusieurs collèges, ne pourrait-on pas appartenir à l’un pour certains cours et à un autre pour d’autres cours? Pourquoi, par exemple, un père de famille ne pourrait-il pas choisir à la fois pour son fils le professeur d’histoire de Henri IV et le professeur de philosophie de Louis-le-Grand ? Ce seraient sans doute de petites conquêtes pour la liberté; mais elles seraient sans péril pour la société et elles ne seraient pas sans prix pour les familles.


III.

L’état ne doit se faire juge des doctrines de l’enseignement privé que dans des limites très restreintes; ses droits sont évidemment plus étendus sur l’enseignement donné en son nom et sous sa responsabilité. Doit-il cependant, comme le croyait ou paraissait le croire M. Cousin, avoir une doctrine propre, se faire, en un mot, sa philosophie? Si telle a été l’opinion de M. Cousin, elle est loin de lui être personnelle. Sans remonter jusqu’à l’ancien régime, l’idée d’une doctrine de l’état a présidé à l’institution de l’Université impériale et, depuis quatre-vingts-ans, un seul grand-maître de l’Université, à notre connaissance, l’a formellement désavouée. C’est M. Waddington, qui n’a pas craint de revendiquer comme un honneur pour l’Université la diversité des doctrines enseignées par ses professeurs. « Il ne faut pas croire, disait-il à la tribune de la chambre des députés[8], que, dans l’Université, il y ait un corps absolu de doctrines. L’Université se recrute dans toutes les opinions. Il y a dans son sein des représentans des idées les plus diverses : des idées dites ultramontaines, des idées gallicanes, de la libre pensée ; il y a des indifférens, des hommes qui ne pensent qu’à la science pure; il y a toutes les opinions dans l’Université, et c’est là ce qui fait son impartialité. »

M. Waddington ne faisait d’ailleurs que constater un fait, qui ne s’était pas produit seulement sous son administration libérale, que tous ses prédécesseurs et tous ses successeurs ont pu constater comme lui et contre lequel aucun d’eux, même les moins libéraux, n’a pu efficacement réagir. La même variété de doctrines existait, sous la dictature de M. Cousin, dans l’enseignement philosophique de l’Université, et elle se dissimulait si peu que M. Cousin lui-même était personnellement et publiquement attaqué, dans tout l’ensemble de ses théories, par des professeurs de philosophie des collèges de Paris. L’administration supérieure ne professait pas moins l’idée d’une doctrine d’état et elle a continué à la professer jusqu’à nos jours, malgré son impuissance à la réaliser dans la pratique. C’est sur cette idée que reposent les programmes d’enseignement et d’examen, quand ils ne contiennent pas seulement des séries de questions, mais, sur quelques-unes de ces questions, des solutions toutes faites. M. Janet fait remarquer que le premier programme de philosophie rédigé par M. Cousin, ou sous son inspiration, ne contenait que sur un point l’indication impérative d’une solution : c’est la « nécessité de commencer l’étude de la philosophie par la psychologie. » C’est plutôt une règle de méthode qu’un point de doctrine, mais M. Cousin attachait à cette règle une importance capitale ; il y voyait le point de départ de la révolution philosophique dont il prétendait être le promoteur. C’était donc bien sa propre philosophie qu’il imposait à l’enseignement public, et, malgré l’autorité sans partage dont il resta investi jusqu’en 1848, ses efforts furent impuissans. Il n’a pas réussi à bannir de l’enseignement public les doctrines rivales et il a vécu assez longtemps pour voir soit ses propres élèves, soit les élèves de ses élèves, s’écarter de la voie qu’il avait tracée. Il n’a fait qu’assumer une responsabilité qui lui a été amère pendant toute la dernière partie de sa vie et qui continue à peser sur sa mémoire.

M. Janet a fait très justement la part de la légende dans la responsabilité posthume de M. Cousin. On croit généralement aujourd’hui que le propre de la philosophie de M. Cousin était une conciliation de la raison et de la foi, ou plutôt une subordination complète de la raison à la foi. Rien n’est moins exact. M. Cousin ne faisait que se défendre quand il déclarait que sa doctrine n’était sur aucun point en désaccord avec la foi catholique. Il se plaçait, par une telle déclaration, non sur un terrain qui lui fût propre, mais sur le seul terrain où la philosophie universitaire pût se faire accepter. Personne alors n’aurait compris qu’on pût enseigner dans les écoles de l’état une philosophie contraire à la religion de la majorité des familles. J’ajoute que personne, aujourd’hui même, ne le comprendrait, en dehors de quelques sectaires. On ne réclame que la neutralité de l’enseignement philosophique. Or, la neutralité, sincèrement entendue et loyalement pratiquée, exclut l’hostilité.

M. Cousin, en répudiant pour sa doctrine tout désaccord avec la foi, ne faisait qu’obéir à une nécessité que tout autre aurait subie et subirait encore comme lui. Pourquoi donc ces protestations solennelles qu’il a si souvent et si abondamment répétées? Pourquoi ces corrections qu’il a infligées à ses ouvrages, pour que rien n’y parût démentir le respect qu’il professait si bruyamment pour tous les dogmes chrétiens? Est-ce donc que sa philosophie ait eu, à aucune époque, des audaces de doctrine ou de langage de nature à inquiéter les consciences religieuses? Non; même sous sa première forme, elle n’allait pas au-delà de ce panthéisme inconscient que l’on pourrait trouver chez plus d’un philosophe catholique et même chez des pères de l’église et des saints. Le reproche que l’on ferait plus volontiers aujourd’hui à la philosophie de M. Cousin est celui d’une excessive timidité. C’est contre ce reproche que M. Janet, dans la plus grande partie de son livre, s’est appliqué à la défendre. L’obligation d’affirmer et de justifier son orthodoxie n’a été pour lui qu’une conséquence de sa dictature philosophique: elle a disparu quand il a cessé de régner sur la philosophie universitaire et aujourd’hui elle paraît si peu motivée que cette orthodoxie, si contestée autrefois, semble le fond même et le trait dominant de sa doctrine.

L’orthodoxie de M. Cousin était, en réalité, toute négative. Nul philosophe n’a déclaré plus formellement et plus hautement que la philosophie ne relève que d’elle-même et qu’elle ne reconnaît pas d’autre autorité que la raison. Il n’accordait qu’une chose à la loi et il ne pouvait pas ne pas la lui accorder s’il voulait que sa philosophie fût enseignée dans les écoles de l’état : c’était l’absence de toute contradiction entre sa philosophie et la foi sur les questions essentielles. S’il s’est heurté à des exigences qu’aucun autre philosophe n’a eu à subir au même point, c’est qu’il prétendait personnifier tout l’enseignement philosophique de la France. Ces exigences, nous l’avons montré, étaient suscitées par le monopole universitaire ; elles trouvaient également un prétexte dans la prétention d’une seule philosophie au monopole de l’enseignement officiel. La liberté d’enseignement en dehors de l’Université leur a ôté leur principal mobile; la liberté d’enseignement dans l’Université elle-même a contribué à les faire taire. Non pas que la liberté philosophique soit expressément et pleinement reconnue dans l’Université de France. L’idée d’une doctrine d’état subsiste toujours ; mais, après M. Cousin, elle n’a trouvé, parmi les philosophes, aucun représentant autorisé. Les doctrines entre lesquelles se partagent les professeurs ne peuvent compter que sur leur valeur propre, et si le a spiritualisme traditionnel, » comme on appelle aujourd’hui l’école de M. Cousin, garde l’avantage, il le doit, non peut-être à sa supériorité intrinsèque et absolue, mais au mérite qu’aucun esprit impartial ne saurait lui refuser de répondre mieux qu’aucune autre doctrine à l’état général des esprits dans la société française. L’absence de profondeur que lui reprochent ses adversaires est une part de ce mérite. Une philosophie plus profonde répugne à la timidité du bon sens français. C’est aussi une force pour le spiritualisme, tel que le concevait M. Cousin, de s’être interdit toute apparence de désaccord avec les croyances religieuses. L’empire de ces dogmes s’est affaibli dans les consciences ; mais beaucoup lui restent soumises et très peu l’ont absolument rejeté. Ce « catholicisme suivant le suffrage universel » qu’un libre penseur a su si bien définir, est toujours, je ne dirai pas la foi, mais le lien moral de la très grande majorité de la nation. Les doctrines léguées par M. Cousin à ses successeurs sont la philosophie de ce catholicisme latitudinaire, et Littré, étranger à cette philosophie comme au catholicisme lui-même, lui eût reconnu les mêmes titres au libre gouvernement des esprits.

Il subsiste aussi une légende sur cette persistance de la philosophie de M. Cousin dans notre enseignement public. On se figure qu’elle n’a pas cessé d’être imposée aux professeurs, même après sa mort. Je rencontrais, il y a quelques années, cette légende dans un article d’un jeune professeur de philosophie et j’avais cru devoir en faire justice[9]. M. Janet lui a opposé à son tour la vérité des faits. La direction absolue de la philosophie universitaire a été enlevée à M. Cousin, en 1846, lors de la réorganisation du conseil royal de l’Université. Il n’a plus gardé, pendant les deux dernières années de la monarchie de juillet, qu’une autorité prépondérante encore, qui subsista, mais amoindrie, après la révolution de février, et qui ne fît que s’affaiblir jusqu’au coup d’état du 2 décembre[10]. Il prit sa retraite, en 1852, et, dans le nouveau conseil supérieur de l’instruction publique, ce fut un de ses adversaires, M. Ravaisson, qui fut choisi comme représentant de l’enseignement philosophique. On sait avec quelle sévérité est jugée la philosophie de M. Cousin dans le magistral rapport de M. Ravaisson sur la philosophie au siècle. On sait aussi quelle influence l’auteur de ce rapport a exercée sur le recrutement des professeurs de philosophie, directement par la présidence de l’agrégation, soit indirectement par l’enseignement à l’École normale du plus éminent de ses disciples, M. Lachelier. Ce ne fut pas assurément une influence exclusive. D’autres influences se sont maintenues dans le jury d’agrégation et à l’école normale. Un régime libéral s’est substitué dans la direction de l’enseignement philosophique à un régime autoritaire. Le seul fait de cette substitution détruit la légende d’une philosophie imposée.

On dira qu’un point reste vrai dans la légende, c’est qu’il n’y a pas de liberté pour la philosophie universitaire en dehors du spiritualisme. J’examinerai tout à l’heure la question des limites de la liberté philosophique dans l’enseignement public ; mais là n’est pas la question pour la légende que je discute. Autre chose sont les limites légales ou réglementaires de la liberté philosophique, autre chose, la domination tyrannique d’une seule doctrine. M. Cousin a pu rêver une telle domination pour sa philosophie : il ne l’a pas réalisée alors qu’il était tout-puissant, et nul n’a tenté après lui de la réaliser au profit d’un système quelconque. Quant à l’obligation de ne pas s’écarter des solutions spiritualistes, elle existait avant M. Cousin, elle a subsisté après lui, non par l’intolérance des philosophes eux-mêmes, mais dans un intérêt bien ou mal entendu d’ordre public et sous la seule pression de l’opinion générale.

La distinction a son importance. C’est un mauvais renom pour une doctrine philosophique de passer pour une doctrine privilégiée, revêtue d’une sorte d’estampille officielle. Rien n’est plus propre à lui aliéner les esprits parmi les élèves et parmi les maîtres. On fait acte d’indépendance, on croit faire acte de courage en cherchant des voies nouvelles. Courage facile, puisque le privilège n’existe pas, mais dont on se fait un mérite auprès des esprits prévenus et qui dispense souvent d’un examen approfondi des questions elles-mêmes. Ceux qui sont restés fidèles à la doctrine incriminée doivent mettre leur honneur à protester hautement contre une légende qui est pour eux un outrage. Quel qu’ait pu être l’espoir de M. Cousin à l’égard de sa domination philosophique, tous ceux qui ont compté, tous ceux qui comptent encore dans l’école qui porte son nom, sont de très libres esprits qui ont fait leur, par un effort personnel, la philosophie qu’ils ont embrassée, qui l’ont transformée, sur un grand nombre de points, par l’évolution réfléchie de leur pensée et qui, dans cette évolution même, ont donné une nouvelle preuve de leur indépendance en restant attachés à des principes auxquels il est difficile d’attribuer aujourd’hui une situation de faveur. C’est parmi ces philosophes spiritualistes que se sont produits les plus nobles exemples de courage civique dans les temps de réaction. M. Sarcey raconte, dans ses Souvenirs de jeunesse, qu’appelé à l’improviste à professer la philosophie, dans les premières années du second empire, il crut remplir les intentions de ses chefs en prenant pour guide le manuel de MM. Amédée Jacques, Jules Simon et Emile Saisset : il oublie de rappeler que, des trois auteurs de ce manuel, les deux premiers venaient de sacrifier à la fermeté de leurs convictions politiques leur position et leur avenir dans l’Université.

Non, il n’est pas vrai qu’il y ait jamais eu dans l’Université des professeurs de philosophie enseignant « par ordre » et « sur commande » une doctrine toute faite. Ce qui est vrai et ce qui est aujourd’hui plus que jamais la légitime et poignante préoccupation des professeurs de philosophie, c’est que la liberté a des limites et qu’elles sont restées incertaines.

Il ne faut pas croire, en effet, que ces limites soient fixées par les programmes. Les programmes sont des questions; ils indiquent des objets d’étude ; ils ne prescrivent pas des solutions. S’ils l’ont fait autrefois, toute injonction de ce genre en a aujourd’hui disparu. M. Janet, qui a eu la plus grande part à la rédaction des nouveaux programmes de philosophie, se félicite avec raison d’en avoir écarté tout ce qui pouvait paraître une atteinte à la liberté des maîtres.

La lettre des programmes ne suffit pas pour nous éclairer : il faut consulter l’esprit dans lequel ils ont été conçus et surtout l’esprit dans lequel ils ont été appliqués. La pratique a, en effet, corrigé ce qu’il pouvait y avoir de trop rigoureux dans les intentions premières. L’expérience a fait prévaloir des règles fort sages et fort libérales, dont le seul tort peut-être est de n’être écrites nulle part et de laisser place à la discussion et au doute par leur opposition apparente à des préjugés toujours subsistans. La doctrine de l’état, pour l’enseignement de la philosophie, est, en fait, une doctrine toute négative. Elle n’impose aucune solution, mais elle exclut certaines solutions. Et d’abord, pour l’enseignement public comme pour l’enseignement privé, les solutions contraires à la morale, à la constitution et aux lois ; puis les solutions contraires aux dogmes des églises reconnues par l’état. C’est sur ce dernier point seulement que l’enseignement public est moins libre que l’enseignement privé. L’enseignement privé a le droit de s’adresser directement à une catégorie déterminée d’élèves. Il peut se faire une clientèle de purs catholiques et n’épargner devant elle aucune critique, soit aux autres religions, soit à la libre pensée. Il peut user du même droit près d’une clientèle protestante à l’égard du catholicisme. Il peut aussi, près d’une clientèle libre penseuse, poursuivre de ses attaques toutes les religions. L’enseignement de l’état, dont le devoir est de s’ouvrir à toutes les familles sans distinction de croyances, ne peut avoir les mêmes immunités. Il s’impose le respect absolu de toutes les croyances entre lesquelles se partagent ou peuvent se partager ses élèves.


IV.

Ce respect absolu pour les croyances religieuses, dont notre enseignement public se fait un devoir, n’est pas l’abstention absolue sur toutes les questions qui peuvent toucher à quelque croyance. L’abstention a pour objet, non les questions elles-mêmes, mais les doctrines dans tout ce qu’elles pourraient contenir qui serait en opposition formelle avec la foi commune ou les dogmes particuliers des religions professées dans notre pays. Il n’est pas permis de professer, dans une chaire de l’état, le pur matérialisme et le pur athéisme, mais il est permis de les combattre. L’enseignement est tenu à une neutralité scrupuleuse entre les diverses religions : il n’est pas tenu à la même neutralité entre les diverses philosophies.

La neutralité philosophique serait la négation même de la philosophie. Il n’est pas une question de philosophie sur laquelle n’aient été professées de tout temps et ne soient professées de nos jours des opinions contraires. R philosophie n’offre donc pas de terrain neutre. Il faut la rayer de l’enseignement ou laisser à ceux qui l’enseignent la liberté de se prononcer, sur chaque question, entre les divers systèmes. La liberté est entière, en dehors de l’école, pour les écrits des philosophes. Elle subit une première restriction dans l’école libre, puisqu’on ne peut s’y prononcer en faveur des doctrines qui porteraient atteinte au respect de la morale, de la constitution et des lois. Elle subit une nouvelle restriction dans l’école publique, puisqu’on ne peut y prendre parti contre les bases naturelles ou révélées des religions reconnues par l’état.

C’est un régime d’inégalité, dira-t-on. L’égalité réclamerait, pour le matérialisme et l’athéisme, le même respect que pour les religions. Tous les professeurs, chrétiens ou libres penseurs, ont les mêmes droits ; toutes les croyances, toutes les convictions des familles sont également respectables. S’il n’est pas permis de troubler la foi d’un enfant catholique, pourquoi le serait-il d’ébranler cette foi d’un autre ordre que les adeptes de la libre pensée se font un devoir d’inculquer à leurs enfans? — Je ne répondrai pas, comme on le fait communément, que le droit ne saurait être égal entre des doctrines qui honorent l’humanité et des doctrines qui la dégradent. Je respecte la liberté philosophique sous toutes ses formes. La valeur propre de chaque doctrine n’est pas ici en cause. Il ne s’agit que des conditions particulières dans lesquelles est placé l’enseignement public.

Je considérerai successivement la question au point de vue des élèves et de leurs familles et au point de vue des maîtres. Les adversaires du christianisme lui ont emprunté des habitudes de langage qui contribuent à fausser les idées. On se sert du nom de foi et même de celui de religion pour exprimer les opinions de la libre pensée. De cette confusion des mots naît celle des devoirs et des droits. On veut, pour la libre pensée comme pour la foi religieuse, non-seulement un égal respect, mais un respect de même nature. La différence des situations appelle, au contraire, des devoirs tout différens. On respecte la foi religieuse en s’abstenant de la discuter. On respecte la libre pensée en la discutant. Le croyant ne veut pas et il a le droit de ne pas vouloir qu’on prononce devant ses enfans un seul mot qui puisse affaiblir la foi dans laquelle il les a élevés. Le libre penseur n’a fait appel qu’à la raison de ses enfans ; il ne s’est servi, pour leur inculquer ses idées, d’aucun argument d’autorité : il ne peut trouver illégitime qu’elles soient discutées devant eux, comme elles pourraient l’être devant lui-même. La contradiction est ici un hommage au principe même de l’éducation qu’il leur a donnée. Il a le droit de protester contre les critiques injurieuses, parce que l’injure, en s’adressant à ses opinions, l’atteindrait lui-même ; mais il ne montre que son inconséquence quand il se plaint de critiques mesurées, qui ne s’en prennent qu’au fond des doctrines et qui respectent les personnes. Il pourra, à la maison, discuter à son tour les enseignemens du maître. Il ne doit pis craindre, dans l’esprit de ses enfans, le conflit des opinions. Ils retrouveront ce conflit dans la vie, et le plus sûr bienfait d’une libre éducation est d’y préparer de bonne heure les jeunes intelligences.

Ainsi, en ce qui concerne les élèves, l’inégalité n’est qu’apparente entre les immunités du spiritualisme et l’interdit dont le matérialisme est frappé. Elle est plus réelle du côté des maîtres. Ici, il y a vraiment liberté complète pour les uns, restriction de la liberté pour les autres. Les questions qui touchent à l’ordre religieux ne sont pas d’ailleurs les seules où la même inégalité se produise. Un professeur peut glorifier, il ne pourrait attaquer le principe et la forme du gouvernement établi. Ceux qui se plaignent le plus haut de l’exclusion du matérialisme seraient peut-être les premiers à dénoncer comme une trahison envers la république l’introduction d’idées monarchiques dans l’enseignement officiel. Ils diront que le cas n’est pas le même, car l’état ne sort pas de ses attributions quand il protège son propre gouvernement, il s’en écarte, au contraire, quand il agit dans intérêt d’une église quelconque, dont l’autorité ne se confond en aucun point avec la sienne. Je répondrai que les deux cas sont identiques au point de vue de la liberté du professeur. J’ajouterai que l’état remplit un égal devoir quand il demande à son enseignement de respecter à la fois et ses institutions et la religion des familles. Et je pourrais rappeler que, si le respect pour les dogmes religieux en exclut la critique, la critique des institutions, dans une société libre, n’est pas nécessairement un manque de respect, puisqu’elles ne reposent que sur l’assentiment volontaire et raisonné de la majorité des citoyens. Je ne veux pas d’ailleurs poursuivre une comparaison que je n’ai introduite que sur la question de liberté. Celui qui enseigne au nom de l’état ne peut prétendre à une liberté complète. Il doit souffrir toutes les restrictions que réclament les devoirs de l’état. La restriction ne blesserait le principe même de sa liberté que s’il était forcé, non-seulement de s’interdire l’exposition de certaines doctrines, mais de professer des doctrines contraires à ses convictions. Le matérialiste est gêné dans sa liberté s’il ne peut enseigner le matérialisme ; il est atteint dans la sincérité même de sa conscience s’il est obligé d’enseigner le spiritualisme. Son devoir, dans ce cas, serait de se retirer d’un enseignement qui lui ferait une obligation du mensonge. On pouvait ne pas prévoir cette éventualité, il y a quelques années, ou refuser d’en tenir compte, quand les adeptes déclarés du matérialisme et de l’athéisme semblaient une quantité négligeable et, dans tous les cas, une quantité qui ne pesait d’aucun poids dans la faveur des pouvoirs publics. Il en est autrement aujourd’hui. Des doctrines qui n’étaient qu’un objet d’horreur dans les régions officielles, non-seulement ont vu croître le nombre de leurs adhérens, mais se sentent assez fortes près des puissans du jour pour réclamer la place qui leur a été refusée jusqu’ici dans l’enseignement officiel. Heureux si elles ne disent pas aux autres doctrines :


La maison est à moi, c’est à vous d’en sortir!


Je ne saurais, quant à moi, leur reconnaître un droit positif à l’enseignement dans les écoles de l’état ; mais il me paraîtrait à la fois illégitime et imprudent de leur refuser un droit négatif. J’entends le droit, pour ceux qui les professent, de participer à l’enseignement de la philosophie, en s’abstenant sur les points où elles sont formellement et exclusivement engagées. Ainsi ils pourront enseigner une psychologie tout expérimentale et une morale tout humaine : ils se tairont sur la distinction métaphysique de l’âme et du corps et sur les bases religieuses de la morale. Ils n’enseigneront rien, en un mot, ni qui soit contraire à leurs opinions, ni qui soit la négation formelle de quelqu’un des dogmes chrétiens.

Nous n’inventons pas ce modus vivendi. Il s’est établi de lui-même dans notre enseignement public. Beaucoup lui préféreraient cependant une solution plus radicale. Ils voudraient retrancher des programmes toutes les questions qui peuvent donner lieu à un conflit entre la philosophie et la foi. Ils ne permettraient ni aux spiritualistes ni aux matérialistes de parler de l’âme et de Dieu, ou plutôt ils ôteraient aux uns et aux autres toute occasion de se prononcer sur ces entités surnaturelles, qu’ils abandonneraient à l’enseignement théologique. Ce sont, disent quelques-uns des « questions confessionnelles, » qui ne doivent plus trouver place dans l’enseignement de « l’état laïque. » On affecte, en effet, de confondre l’état laïque ou séculier, indépendant de toute autorité ecclésiastique, avec une conception positiviste de l’état, qui, sous prétexte d’une égale neutralité entre toutes les doctrines théoriques ou philosophiques, ne serait, en réalité, que la domination exclusive d’une seule école de philosophie. La neutralité ne serait qu’apparente. La philosophie positive, maîtresse de l’état, aurait seule la parole dans l’enseignement public. Elle exclurait a la fois le spiritualisme et le matérialisme; mais, par cette double exclusion, elle serait loin de tenir entre les deux doctrines la balance égale. Le matérialiste est d’accord avec le positiviste pour construire la philosophie tout entière en dehors des idées de Dieu et de l’âme. Les deux systèmes ne se séparent que parce que l’un prétend nier ce que l’autre se contente de déclarer « inconnaissable. » Le positiviste ne refuse donc au matérialiste que le droit de professer des négations qui n’ajoutent ni ne retranchent rien au fond commun de leurs doctrines. Il impose une restriction plus ou moins gênante à son zèle de propagande, mais il ne fait aucune violence à sa conscience. Il refuse, au contraire, au spiritualiste le droit de professer des affirmations qui font corps sur tous les points avec sa façon de concevoir la philosophie. Cette psychologie sans âme, cette morale sans Dieu, dans lesquelles on prétend l’enfermer, sont pour lui non-seulement la mutilation, mais la négation de la psychologie et de la morale. Les rôles seraient renversés. Ce n’est plus la liberté du matérialiste, c’est la conscience même du spiritualiste qui serait mise hors la loi.

M. Jules Simon a rappelé, dans une Académie sous le Directoire, cette curieuse séance de la seconde classe de l’Institut, où Bernardin de Saint-Pierre souleva de si vives protestations pour avoir, dans un rapport sur les bases de l’enseignement populaire de la morale, fait appel à l’idée de Dieu. « Je jure que Dieu n’existe pas ! » s’écria Cabanis. Les plus modérés demandèrent qu’on ne prononçât jamais le nom de Dieu, « par respect pour la liberté de conscience. » La majorité interdit la lecture publique du rapport. C’est cette intolérance à rebours dont on voudrait faire aujourd’hui la loi de notre enseignement philosophique.

Je reconnais qu’on pourrait, sans blesser aucune conscience, réduire l’enseignement philosophique à un petit nombre de questions où les idées de Dieu et de l’âme n’auraient aucune occasion de se produire. La philosophie, dans cette seconde classe de l’Institut, qui a été la première forme de l’Académie des sciences morales et politiques, se dissimulait sous le nom d’Analyse des sensations et des idées. Ce serait encore un cadre trop vaste, puisque l’analyse pourrait embrasser les idées métaphysiques elles-mêmes. Il faudrait s’en tenir à l’analyse des idées purement expérimentales. Une étude ainsi restreinte ne serait pas sans intérêt. Jouffroy, qui n’y avait vu tout d’abord « qu’un trou où l’on manquait d’air, » n’avait pas tardé à reconnaître que la pensée y pouvait trouver un très grand profit. C’étaient toutefois d’autres besoins intellectuels et moraux qui, à l’Ecole normale, l’avaient attiré vers la philosophie ; c’est aussi pour d’autres besoins que l’état a ouvert à l’enseignement de la philosophie ses écoles de tous les degrés.

Si la philosophie s’est étendue de l’enseignement classique proprement dit à toutes les formes de l’enseignement secondaire, pour les filles comme pour les garçons, si elle est descendue jusqu’à l’enseignement primaire, le nom même qu’elle a reçu, dans ses nouveaux domaines, indique clairement dans quel esprit elle y a été appelée. Elle y porte le nom de morale et c’est en vue de la morale que ses autres parties y ont trouvé place. Il ne lui est donc pas permis de se renfermer dans les subtiles analyses de la psychologie expérimentale. Il faut que les maîtres de morale, à tous les degrés, enseignent les règles et les principes du devoir tels qu’ils les comprennent, d’après les doctrines qu’ils ont librement et sincèrement embrassées. Leur enseignement ne demandera rien qu’à l’expérience, s’ils sont matérialistes ou positivistes; il ne niera ni Dieu ni l’âme, mais il s’abstiendra de leur faire appel : c’est la liberté; mais c’est aussi la liberté qu’un enseignement différent puisse également se produire et que le professeur spiritualiste garde le droit de s’appuyer sur la distinction de l’âme et du corps, sur l’immortalité de l’âme, sur la bonté et la justice d’un Dieu rémunérateur et vengeur.

Le droit dont nous réclamons le maintien pour le professeur spiritualiste ne pourrait disparaître que si l’état lui-même se donnait expressément une base positiviste, de même que le droit du professeur positiviste ne pourrait pas être reconnu dans un état dont la base serait exclusivement spiritualiste et religieuse. On nous permettra d’écarter l’une et l’autre hypothèses. L’état français, si nous comprenons bien l’esprit de ses institutions, n’admet qu’une base libérale. Il se confie, pour assurer le progrès des idées, des mœurs, des lois elles-mêmes, à la libre discussion, sans prendre parti pour aucune doctrine philosophique ou religieuse : ce qui ne veut pas dire qu’il n’en accepte aucune, mais, au contraire, qu’il n’en exclut aucune. Les hommes en qui se personnifient les pouvoirs publics ont leurs préférences ; ils s’en inspirent dans leur langage et dans leurs actes et ils ont souvent prétendu les imposer à la société tout entière. La société elle-même, prise dans son ensemble, a souvent donné et donne encore le spectacle d’une rivalité d’intolérance entre les doctrines opposées, qui, tour à tour, parfois à quelques semaines de distance, ont pratiqué et subi des tentatives de persécution. Le renouvellement et l’avortement alternatif de ces tentatives sont, en réalité, la plus forte preuve de l’impossibilité d’asseoir la société française sur une base exclusive. Cet état de la société est aussi celui de l’enseignement philosophique. L’unité qui lui est imprimée par la puissance publique n’est pas l’unité d’une même doctrine, mais la réciprocité des devoirs de tolérance et de respect entre toutes les doctrines.

La diversité des doctrines enseignées dans les écoles de l’état, comme dans les écoles libres, est la condition nécessaire d’une société profondément divisée ; mais c’est aussi une loi bienfaisante. L’enseignement n’est vraiment fructueux que s’il est donné sous l’inspiration et avec l’accent d’une conviction sincère. J’aime mieux, pour exciter et pour féconder les esprits, des idées fausses ou qui me paraissent fausses, si elles sont bien développées et fortement enchaînées, que l’exposition froide et aride des théories qui me sont le plus chères. Les jeunes intelligences qu’il s’agit de former sont appelées à vivre dans une société ouverte à tous les systèmes, agitée par toutes les discussions et ne reconnaissant pas d’autre loi commune que le libre examen. Il n’est pas mauvais qu’elles sachent d’avance que le pour et le contre ont leurs partisans et qu’elles soient initiées aux raisons de l’un et de l’autre. Le père de famille qui craint pour son fils une telle initiation peut l’envoyer dans une école libre, où ce qu’il appelle les saines doctrines a seul accès ; il peut, s’il le confie à l’école publique et s’il n’y trouve pas un enseignement conforme à ses idées, réagir, par son propre enseignement, contre l’esprit qui y domine. Il est le premier juge de ce qui convient le mieux pour l’éducation dont il a la direction première et la responsabilité directe; mais à l’état, d’un autre côté, dans les limites de la responsabilité qui lui est propre, il appartient d’établir et d’encourager, sans l’imposer à personne, une éducation virile où la jeunesse apprenne à connaître la société telle qu’elle est, avec la diversité de ses opinions, et fasse ainsi l’apprentissage de cet esprit de libre jugement qui devra présider à tous ses actes futurs.

Une éducation ainsi entendue n’est, dit-on, qu’une école de doute. Je crois que le doute n’est pas moins à craindre lorsqu’un jeune homme, élevé dans l’ignorance ou dans le mépris de toutes les doctrines qui s’écartent d’une certaine orthodoxie, se trouve jeté tout à coup dans le monde en face de ces doctrines, les voit professées par des hommes honorables et honorés et peut souvent constater qu’elles sont l’objet de la faveur publique et d’une sorte d’engouement, tandis que celles dont il a été nourri semblent avoir perdu tout crédit. Je suppose que son esprit n’a éprouvé aucun ébranlement, qu’il résiste absolument à la contagion des nouvelles idées : le résultat ne sera peut-être pas meilleur. Le doute a ses périls; mais combien dangereuse aussi est la juxtaposition, dans une même société, d’esprits entièrement fermés les uns aux autres, ne sachant que se mépriser et se haïr, parce qu’ils sont incapables de se comprendre! « Dès l’enfance, disait M. Cousin à la chambre pairs, nous apprendrons à nous fuir les uns les autres, à nous renfermer dans des camps différens, des prêtres à notre tête : merveilleux apprentissage de cette charité civile qu’on appelle le patriotisme! » Pour lutter plus sûrement contre cet esprit de division et de défiance mutuelle, M. Cousin voulait, pour toute la jeunesse française, une éducation commune. Il faut, disait-il, que « l’unité de nos écoles exprime, confirme l’unité de la patrie. » C’était substituer l’excès de l’unité à l’excès de la diversité. L’éducation publique ne doit s’appuyer que sur la libre confiance des

[11] familles. Or elle méritera surtout cette confiance si elle offre une image exacte de la patrie tout entière, avec toute l’opposition de sentimens et d’idées qui règne entre les familles elles-mêmes, et si, en même temps, par le rapprochement d’une vie commune, par des maîtres communs, elle contribue à faire germer et à développer cet esprit de « charité civile » où M. Cousin voyait, avec raison, l’expression la plus pure du patriotisme.


V.

Les programmes officiels de l’enseignement philosophique, tel que nous l’avons défini, ne peuvent être que des cadres d’études appropriés aux divers degrés d’enseignement. Pour l’enseignement supérieur, ces cadres sont extrêmement larges. Le professeur a toute liberté d’étendre ou de restreindre l’objet de ses études dans les limites marquées par le titre de sa chaire. Ce titre seul est tout son programme. Dans un rapport à la Société d’enseignement supérieur, un des représentans les plus distingués de la jeune génération philosophique, M. Emile Boutroux, maître de conférences à l’École normale, distribue en quatre chaires magistrales les cadres nécessaires que devrait comprendre l’enseignement de la philosophie dans les facultés des lettres : deux chaires pour l’histoire de la philosophie, deux chaires pour la philosophie dogmatique. Cet idéal est loin d’être réalisé, même à Paris, où la philosophie dogmatique n’a qu’un seul professeur ; mais, quel que soit le nombre des chaires, les grandes divisions de l’enseignement philosophique dans nos facultés sont bien celles qu’a tracées M. Boutroux.

Si l’état s’interdit d’avoir une doctrine propre, s’il se propose surtout, en instituant un enseignement philosophique, d’initier les jeunes générations à tous les grands problèmes qui ont divisé les penseurs de tous les temps, il est naturel qu’il imprime à cet enseignement un caractère éminemment historique. L’histoire des doctrines doit tenir une grande place dans la philosophie dogmatique elle-même. Elle sera même, sur certaines questions, toute la philosophie dogmatique, lorsque le professeur, par respect pour la conscience de ses élèves et pour les devoirs de l’état envers la foi religieuse, s’abstiendra d’exposer son opinion personnelle. Résumer, sur chaque question, ce qu’ont pensé les plus grands esprits est un des objets les moins contestables d’un enseignement élevé et libéral. Bossuet entendait ainsi la part de la philosophie dans l’instruction du dauphin. Il voyait, dans la connaissance historique des choses « qui ne sont que d’opinion et dont on dispute, » une préparation nécessaire au devoir d’impartialité d’un souverain[12]. Dans notre société démocratique, le souverain, c’est la nation tout entière. Rien n’est donc plus utile, pour l’éducation nationale, que d’éclairer, par leur histoire, ces grandes questions dont on n’a pas cessé de disputer, soit parmi les philosophes de profession, soit dans la masse même et jusque dans les derniers rangs de la nation. Il faut, dans l’étude de toutes les questions philosophiques, une méthode historique ; mais cette méthode elle-même a besoin d’être éclairée par une histoire suivie de la philosophie. De là l’importance que l’histoire de la philosophie a prise dans notre enseignement supérieur. Elle a aujourd’hui à la Sorbonne deux chaires magistrales sur trois, et elle s’est fait également une part prépondérante dans les cours complémentai es et dans les conférences. Le plan de M. Boutroux, en étendant à toutes les facultés les deux chaires historiques, leur conserve les mêmes attributions : philosophie ancienne, philosophie moderne. L’enseignement supérieur couronne notre enseignement classique, dont l’étude de l’antiquité grecque et latine forme la base. Il est donc juste que l’enseignement philosophique repose sur la connaissance de la philosophie ancienne. Rien n’est plus propre que cette connaissance à faciliter l’intelligence des théories modernes ; car il n’est pas une de ces théories qui n’ait son prototype dans quelqu’un des systèmes conçus par le génie philosophique des Grecs.

Les deux chaires que M. Boutroux assigne à la philosophie dogmatique ont pour objet : l’une, la psychologie ; l’autre, la philosophie générale. Cette division consacre l’importance prépondérante qu’a prise la psychologie dans la philosophie contemporaine. Le professeur de philosophie générale traitera, suivant ses préférences, suivant la direction particulière de ses études, telle ou telle branche de la philosophie : la logique, la morale ou la métaphysique; mais il est une science philosophique pour laquelle un professeur spécial est nécessaire, suivant M. Boutroux, parce qu’elle doit toujours être représentée dans l’enseignement supérieur : c’est la psychologie. En effet, la philosophie, telle qu’on l’a toujours conçue jusqu’à nos jours, n’est pas autre chose que la réflexion de l’esprit humain sur sa propre évolution. Elle a donc sa base dans la connaissance de l’esprit humain; elle est, dans toutes les questions, une interprétation de données psychologiques. L’étude historique des questions n’est elle-même qu’une étude psychologique; car tous les systèmes reposent au fond sur des faits psychologiques diversement expliqués. L’esprit humain retrouve dans chacun d’eux quelqu’une des phases de son évolution. L’étude historique et l’étude psychologique s’éclairent l’une par l’autre. L’une et l’autre peuvent se faire de deux façons : par fragmens à propos de chaque question, ou avec suite et d’ensemble. Pour la psychologie comme pour l’histoire, l’étude fragmentaire appelle l’étude complète. De là la nécessité d’une chaire spéciale de psychologie à côté des chaires de philosophie générale et d’histoire de la philosophie.

À ces chaires nécessaires M. Boutroux en ajoute de facultatives, soit sur telle branche de la psychologie, de la philosophie générale ou de l’histoire de la philosophie qui paraîtrait mériter une étude spéciale, soit sur de nouvelles formes de la philosophie qui tendent à la rapprocher, dans sa méthode et dans son objet, des sciences positives. Ce n’est pas ici le lieu d’apprécier les considérations très ingénieuses et très libérales qu’a développées M. Boutroux sur ces tentatives d’une révolution philosophique. Je ne veux que m’associer à ses conclusions. L’Université s’honore, dans la haute et impartiale mission qui lui est assignée, en ouvrant largement l’enseignement supérieur à tout effort sérieux pour agrandir ou pour transformer le domaine traditionnel de la philosophie.


VI.

L’enseignement secondaire ne peut recevoir la même extension. La philosophie n’y est représentée que par une seule chaire dans chaque établissement, et à cette chaire unique est imposé un programme nettement délimité. Ce programme embrasse toutes les parties de la philosophie et de l’histoire de la philosophie dans la section littéraire de l’enseignement classique; il écarte l’histoire de la philosophie dans la section scientifique du même enseignement; il se réduit à la morale dans l’enseignement spécial et dans l’enseignement des jeunes filles, mais il comprend les questions de psychologie et de métaphysique dont la solution intéresse la morale. Quelle que soit l’étendue du programme, il laisse au professeur toute liberté de traiter les questions d’après ses convictions personnelles, sous la seule réserve de respecter les institutions de l’état et la foi religieuse des élèves. En fait, bien que le spiritualisme domine, les autres doctrines sont représentées, dans notre enseignement secondaire comme dans notre enseignement supérieur, et si, sur certains points, elles ne peuvent s’affirmer jusque dans leurs dernières conclusions, elles gardent le droit de produire sous une forme historique, à côté des conclusions contraires. C’est ici affaire de mesure et de tact. « Il y a, dit excellemment M. Janet, un tact professionnel qui s’est formé avec le temps et qui n’a plus besoin d’être enseigné. » On peut le dire, en effet à la louange de ce corps de professeurs de philosophie, dans lequel on entre à vingt-deux ou vingt-trois ans, et qui est loin d’être contenu aujourd’hui par la crainte des dénonciations ou des attaques d’un clergé défiant ou hostile : il peut traiter librement ces questions si délicates de métaphysique et de morale qui ont été l’objet de continuels débats entre la philosophie et la théologie, et il sait les traiter sans donner lieu à aucune plainte sérieuse de la part des familles les plus attachées à leur foi.

Si l’on débute jeune dans l’enseignement de la philosophie, on n’y débute pas sans de fortes garanties de savoir et d’aptitude professionnelle. Les grades exigés (licence et agrégation) ont aussi leurs programmes, non moins respectueux de la liberté de penser des futurs professeurs que les programmes d’enseignement, mais leur indiquant cependant la direction générale que doivent prendre leurs études pour répondre à la destination de la philosophie dans l’ensemble de notre enseignement secondaire. M. Fouillée a très bien défini cette direction, en disant qu’elle doit être « historique et critique: » historique, car si le professeur ne doit parler que d’après sa conviction personnelle, il doit surtout se proposer de préparer ses élèves à juger par eux-mêmes, en leur faisant connaître, avec sa propre opinion, celle des philosophes les plus illustres ; critique, car le principal fruit de la classe de philosophie sera moins l’acquisition d’opinions toutes faites que le développement de l’esprit philosophique, c’est-à-dire d’un esprit de discernement et de libre et impartial jugement. De là la place considérable que tiennent, dans les programmes de licence et d’agrégation, l’étude et la discussion d’un certain nombre de textes anciens ou modernes. Quant aux questions proprement dogmatiques, elles ne sont point, dans ces programmes, l’objet d’une nomenclature spéciale ; on s’en réfère aux programmes mêmes de l’enseignement.

Certains esprits, soucieux à l’excès de la liberté de la pensée, voudraient écarter des examens les questions dogmatiques. Ils craignent que les opinions des examinateurs ne pèsent sur celles des professeurs. Il faut compter sur l’esprit libéral des examinateurs, comme il faut compter sur le tact des professeurs pour assurer le plein exercice de la liberté philosophique, dans les limites que comportent les devoirs de l’enseignement public. Lorsque des examens sont placés à l’entrée d’une carrière, ils doivent porter sur toutes les obligations de cette carrière. L’enseignement de la philosophie ne se donnant pas seulement sous une forme historique, mais sous une forme dogmatique, il est juste qu’il soit aussi sous cette forme l’objet d’un examen professionnel. Cet examen devra sans doute se dégager de toute intolérance ; mais il lui est permis d’être sévère pour l’ignorance, la confusion dans les idées, l’obscurité dans l’exposition, le manque de tact sur les points où doit s’arrêter la légitime liberté du professeur. Ce sont surtout ces points si délicats que l’on voudrait soustraire aux examens, sous prétexte qu’ils sont plutôt « confessionnels » que proprement philosophiques. Ils touchent, en effet, à l’ordre confessionnel, mais c’est précisément parce qu’ils peuvent empiéter sur le domaine de la foi, qu’ils doivent entrer autant et plus peut-être que les autres dans l’examen professionnel, non pour y faire prévaloir telle doctrine déterminée, mais pour les renfermer dans les limites d’une exposition purement philosophique et, en même temps, entièrement respectueuse de tout ce qui appartient en propre au dogme religieux.

Ces examens préparatoires à l’enseignement de la philosophie ont pour objet direct les classes des lycées et des collèges, mais ils visent plus haut : ils sont une préparation indirecte au doctorat, qui ouvre l’entrée des facultés. De là un danger qui s’est manifesté surtout dans ces dernières années : la tentation, pour des professeurs qui se sentent ou qui se croient supérieurs à leur enseignement, de le transformer en l’élevant à la hauteur de l’enseignement des facultés. Je suis de ceux qui croient nécessaire de réagir contre cette tentation. La philosophie peut recevoir, dans l’enseignement supérieur, les plus larges développemens, parce qu’elle y est, pour les étudians, l’objet d’un libre choix ; mais, dans l’enseignement secondaire, où elle s’impose uniformément à tous les candidats au baccalauréat, elle doit s’abaisser au niveau de la moyenne des intelligences de dix-sept à dix-huit ans. Elle n’a pour but que de les éclairer sur les grandes questions de l’ordre moral, qui s’agitent dans notre temps comme dans les âges antérieurs. Elle doit développer en eux les qualités d’esprit qui sont nécessaires pour se faire une opinion libre et raisonnée sur ces questions. Elle doit, en même temps, les préparer à en poursuivre plus profondément l’étude, s’ils se sentent une vocation philosophique ; elle doit, en un mot, éveiller cette vocation dans quelques esprits bien doués, mais elle ne doit pas la préjuger.

M. Fouillée, loin de se plaindre que l’enseignement philosophique, dans les lycées et les collèges, ait pris trop d’extension, voudrait lui faire une place encore plus grande. Il le ferait commencer dès la classe de quatrième par des leçons de morale et le continuerait à travers toutes les autres classes par des leçons d’esthétique et de logique, pour lui consacrer, au terme des études, une classe entière, où la philosophie, dans ses principes et dans ses applications, recevrait de plus amples développemens. Il ne s’agit, d’ailleurs, dans cette série de leçons de philosophie, embrassant un cercle de cinq années, que des sujets qui intéressent l’éducation générale de l’homme et du citoyen. M. Fouillée y restreint la part des questions abstraites, qui n’ont d’intérêt que pour les purs philosophes. La philosophie scolaire, telle qu’il l’entend, est surtout une direction pratique de la pensée dans toutes les sphères de la vie privée et de la vie publique. Elle est ouverte à toutes les questions sociales. J’en accepterais, pour ma part, tout l’esprit, mais je ne la voudrais pas aussi envahissante. Je ne lui demanderais, pour l’enseignement secondaire, que des « clartés de tout; » je réserverais la pleine lumière pour l’enseignement supérieur.

Je m’unis du moins sans réserve à M. Fouillée quand il combat, au nom des principes et des intérêts généraux de la société moderne, l’opinion très répandue aujourd’hui qui voudrait fermer les lycées et les collèges à tout enseignement philosophique. S’il n’y a plus de classes dirigeantes dans le sens étroit du mot, il y a toujours une élite cultivée qui fait l’opinion et, par l’opinion, fait la loi. Or, l’opinion et la loi, dans une démocratie qui a secoué le joug de toute tradition, supposent une culture philosophique. En vain dira-t-on qu’il faut revenir aux traditions. Nul aujourd’hui ne voudrait accepter aucune tradition, dans un sens ou dans un autre, sans lui demander ses raisons. L’esprit philosophique garde ses droits sur les legs du passé comme sur tout le reste. Il faut donc une éducation de l’esprit philosophique, et il la faut sur la base la plus large. Celle de l’enseignement supérieur est manifestement trop étroite. Il ne s’adresse, dans la portion cultivée de la nation, qu’à une élite plus restreinte, et sa clientèle même ne forme pas un ensemble, mais diverses catégories d’élèves, qui se partagent entre les facultés pour leur demander avant tout une instruction professionnelle. La bourgeoisie française, qu’il ne faut pas craindre d’appeler par son nom, même dans une démocratie, se forme par l’enseignement secondaire : c’est donc à l’enseignement secondaire qu’elle doit demander sa culture philosophique.

M. Fouillée a encore pleinement raison quand il se plaint de l’insuffisance de cette culture philosophique dans la section de l’enseignement secondaire qui prépare au baccalauréat ès sciences et à quelques-unes des grandes écoles. Les futurs ingénieurs et les futurs officiers n’ont pas moins besoin que les futurs avocats et les futurs médecins de l’esprit philosophique. Il font souvent à cet esprit une très large part dans leurs études ultérieures et les idées fausses dans lesquelles beaucoup se laissent entraîner ne rendent que trop manifestes les lacunes de leur instruction première. Il importe donc à leur carrière même, il importe surtout au rôle considérable qu’ils sont appelés à jouer dans la société, que l’esprit philosophique reçoive de bonne heure chez eux une direction éclairée.

Bien que réduite à la morale dans l’enseignement secondaire spécial et dans l’enseignement secondaire des jeunes filles, la philosophie y reçoit des développemens suffisans[13]. Les programmes, pour ces deux enseignemens, sont rédigés dans un excellent esprit et ils ont su, dans une sage mesure, rattacher à la morale toutes les questions de philosophie générale auxquelles il convient d’initier une intelligence cultivée.


VII.

L’introduction d’un enseignement philosophique à l’école primaire est une nouveauté qui a soulevé les plus violentes polémiques. Cette nouveauté a eu le malheur de se produire en même temps qu’une politique anticléricale, qui a été trop souvent une politique antireligieuse et qui a justement offensé ou alarmé des consciences chrétiennes. Elle en est, au fond, entièrement indépendante. Un enseignement philosophique n’aurait pas été moins à sa place dans les écoles publiques, et les conditions légitimes d’un tel enseignement n’y auraient pas été changées, alors même qu’elles auraient conservé leur personnel congréganiste et la récitation du catéchisme. L’état moderne, si respectueux qu’il soit et qu’il doive être de la foi religieuse, ne relève de cette foi en aucun point de ses institutions, en aucun acte de sa politique. Il peut, dans ses écoles, par égard pour les habitudes et pour les vœux des familles, faire une part à l’enseignement religieux proprement dit et aux influences religieuses ; mais le seul enseignement qui engage directement sa responsabilité est tout rationnel, c’est-à-dire tout philosophique. Il ne peut faire appel qu’à des principes philosophiques pour former le futur citoyen. Or, dans un pays où le droit de suffrage est universel, les plus pauvres, les plus humbles ne peuvent se passer d’une culture civique. Que l’état laisse, pour cette culture comme pour les autres branches de l’éducation, la plus large liberté aux familles et aux instituteurs privés, c’est la doctrine libérale; c’est la seule doctrine que puissent avouer ceux qui n’acceptent pas l’omnipotence de l’état et qui redoutent son ingérence universelle. Qu’il s’agisse d’enseignement supérieur, d’enseignement secondaire ou d’enseignement primaire, la liberté est le droit commun. L’état offre son enseignement, il ne l’impose pas ; mais il a du moins le droit et le devoir de l’offrir sur la base même de ses institutions, et quand il prend en mains l’éducation du citoyen, à l’école primaire comme au collège ou à la faculté, il en fait, par la force des choses, une instruction philosophique. Cette « instruction morale et civique, » comme on l’appelle, a trouvé une autre cause de confusion dans les discussions auxquelles a donné lieu le célèbre amendement de M. Jules Simon. La question entre l’auteur de cet amendement et ses contradicteurs autorisés, le rapporteur de la commission sénatoriale et le ministre de l’instruction publique, ne portait que sur un seul point : la rédaction des programmes, pour le nouvel enseignement, doit-elle être laissée entièrement au conseil supérieur de l’instruction publique, ou le législateur lui-même doit-il en préciser l’esprit en déclarant qu’ils doivent nécessairement comprendre les devoirs envers Dieu et envers la patrie? Vous pouvez avoir toute confiance dans le conseil supérieur, disait-on à M. Jules Simon ; votre philosophie est celle de la très grande majorité de ses membres; il mettra très certainement dans les programmes ce que vous voulez mettre dans la loi. M. Jules Simon répondait, et il était parfaitement dans son droit, que deux garanties valaient mieux qu’une et que l’autorité du législateur lui paraissait une garantie plus haute et plus sûre que le bon vouloir d’un conseil dont l’esprit pouvait changer à chacun de ses renouvellemens. Au fond, la question prise en elle-même n’avait d’importance que comme manifestation des sentimens qui dominaient dans le parlement. Les programmes de philosophie de l’enseignement secondaire sont toujours restés en dehors de toute intervention législative et les questions de Dieu et de l’âme y ont toujours été maintenues. Elles n’ont pas davantage été exclues du programme de morale de l’enseignement primaire et si l’on peut craindre qu’elles ne soient proscrites quelque jour par un conseil universitaire animé d’un autre esprit, leur inscription dans la loi ne les aurait pas préservées du même sort à la suite d’un changement dans l’esprit du pouvoir législatif. Il est même certain, comme l’expérience l’a prouvé, qu’elles trouvaient, lors de la discussion de la loi sur l’instruction primaire, une protection moins assurée à la chambre des députés et au sénat lui-même qu’au conseil supérieur de l’instruction publique. Je ne crois pas qu’il se fût trouvé dans l’une ou l’autre des deux chambres une majorité pour un vote formel qui eût pour objet de « chasser Dieu de l’école ; » mais cette forme extrême de la « laïcisation » des programmes avait dans chacune d’elles de nombreux partisans. Le président même de la commission sénatoriale chargée de l’examen de la loi se déclarait publiquement athée et, sans aller jusqu’à une semblable profession de foi, la plupart de ceux qui combattaient avec lui l’amendement de II. Jules Simon estimaient que le Dieu des philosophes n’était pas moins incompatible avec la neutralité de l’école que le Dieu des théologiens. C’était l’opinion dominante dans la presse républicaine, même dans ses organes les plus modérés[14]. C’était aussi et c’est encore l’opinion de quelques-uns des écrivains qui, en dehors de la presse périodique, ont traité la question au point de vue des seuls principes et dans un esprit libéral. M. Vacherot n’admet la métaphysique à aucun des degrés de l’enseignement public. M. Bersier, dans l’intérêt même des idées religieuses, tient le même langage. C’est aussi celui d’un jeune écrivain de talent et de bonne foi, M. Louis Wuarin, dans un livre plein de considérations élevées et sensées sur les droits et les devoirs de l’état en matière d’enseignement et d’éducation. Il ne faut donc pas s’étonner si le rejet de l’amendement de M. Jules Simon a été universellement interprété comme ayant donné raison à cette théorie en fermant l’école primaire à l’idée de Dieu et à toute idée métaphysique. C’est le thème le plus fréquent des plaintes des conservateurs. Hier encore, ce sujet d’accusation se retrouvait dans la plainte si mesurée et si digne du vénérable archevêque de Paris contre les progrès d’une politique antireligieuse. D’autre part, il ne rencontre aucune dénégation chez les républicains. Les uns le tiennent pour vrai, parce qu’il est conforme à leurs sentimens intimes. Les autres ne se donnent pas la peine de vérifier une légende qui semble avoir pour elle l’unanimité des opinions. Les plus prudens se taisent pour ne pas provoquer les réclamations d’une grande partie de leurs alliés. Ce n’est pourtant qu’une légende, bien facile à démentir en fait et non moins facile à rectifier dans son principe. En fait, il suffit de jeter les yeux sur le programme officiel[15]. Il s’est approprié les termes mêmes de l’amendement de M. Jules Simon : Devoirs envers Dieu. En principe, la question est la même pour l’enseignement primaire que pour les autres degrés d’enseignement. La neutralité doit s’y entendre dans un esprit de liberté, non dans un esprit d’exclusion qui rendrait impossible tout enseignement philosophique ou du moins qui ne le permettrait qu’à une seule école : l’école positiviste. Dieu tient dans la conscience et la raison humaine une trop grande place pour ne pas en réclamer une dans un enseignement qui ne repose que sur la raison et la conscience, mais qui embrasse tout leur domaine. Ceux des maîtres qui croient en Dieu, et c’est jusqu’à présent la presque unanimité, ont le droit et le devoir de faire un large appel à tous les sentimens qu’éveille ce grand nom. Ceux qui le nient dans leur for intérieur ou dans leur langage extérieur n’ont à l’école que le droit de ne pas se prononcer sur son existence et le devoir de s’interdire des négations qui seraient une offense à la conscience de la plupart de leurs élèves.

Le principe est le même pour tous les degrés d’enseignement. L’application est aussi la même. A L’école primaire comme au lycée et à la faculté, le spiritualisme domine. Il inspire presque tous les manuels, depuis ceux de MM. Compayré et Steeg, qui ont été l’objet de si vives et si injustes attaques, jusqu’à ceux de MM. Mézières et Baudrillart, qui ne laissent aucun prétexte aux procès de tendance des esprits les plus prévenus[16]. S’il est absent de certains manuels, il n’est nié ou combattu dans aucun de ceux qui sont reçus dans les écoles, où, quoi qu’on en ait dit, le manuel athée de M. Monteil n’a jamais eu droit de cité. Le spiritualisme inspire également la plupart des livres qui ont été écrits pour former les maîtres eux-mêmes. Il a sa place dans le Dictionnaire de pédagogie, publié par M. Buisson, directeur de l’enseignement primaire au ministère de l’instruction publique. Une des dernières livraisons contient, au mot : Prière, des considérations élevées et pratiques sur les devoirs envers Dieu, entendus et enseignés dans un esprit tout philosophique. M. Vessiot, inspecteur de l’académie de Paris (je cite de préférence les écrivains qui ont un caractère officiel), a écrit sur l’Éducation à l’école un beau livre conçu dans le même esprit. Il y constate, non sans quelque regret, l’affaiblissement de la foi religieuse et il voit, dans cet affaiblissement un motif de plus pour donner à l’école primaire un enseignement moral indépendant des dogmes religieux ; mais il veut que cet enseignement soit profondément spiritualiste. L’alliance du matérialisme et des idées républicaines ou libérales lui paraît contre nature : « Il semble que le spiritualisme ait été enveloppé dans le discrédit des formes politiques sous lesquelles il a vécu ou grandi et qu’il a incontestablement contribué à détruire; car c’est au nom de la dignité humaine et, par conséquent de la liberté morale qui en est le principe, que s’est commencée et que s’est poursuivie pendant tant de siècles la lutte de la raison contre les tyrannies de tout genre. Il paraissait donc naturel que la victoire profitât à qui l’avait remportée, que le spiritualisme puisât de nouvelles forces et une vertu nouvelle dans le triomphe de la liberté politique et que l’affaiblissement et la défaite de ses adversaires lui donnât plus de puissance et de vitalité. C’est à lui que revenait l’héritage des tyrannies mortes ou mourantes ; et voilà que le matérialisme, son ennemi né, le supplante et lui enlève une large part de l’héritage. Cette substitution inattendue est une preuve que l’éducation philosophique du pays est à peine ébauchée et que la conception de la liberté politique est encore à l’état rudimentaire dans un grand nombre d’esprits. » M. Vessiot s’efforce de préparer, à l’école primaire elle-même, cette « éducation philosophique du pays » dont il attend la renaissance du spiritualisme. Il ne la demande pas seulement à des leçons, suivies sur les différens articles du programme officiel ; il compte sur tous les exercices ou, pour mieux dire, sur toute la vie de l’école pour la culture intellectuelle et morale des enfans, et il sait, en même temps, par une longue expérience de l’enseignement et de l’éducation, dans quelles limites une telle culture peut être confiée aux maîtres et reçue avec fruit par les élèves.

Avant tout, en effet, il y a ici une question de mesure. Les maîtres et les maîtresses de nos écoles primaires ne sont pas appelés à jouer le rôle de nos agrégés de philosophie. Eussent-ils cette ambition et la capacité nécessaire pour la soutenir, le grain qu’ils sèmeraient dans des cerveaux de onze à treize ans ne pourrait pas germer. Le programme officiel écarte sagement toutes les questions de philosophie qui ne visent pas directement à la pratique. L’esprit de l’enseignement est philosophique ; la philosophie proprement dite en est absente. Or, cet esprit général d’une morale rationnelle, nos instituteurs et leurs élèves peuvent plus aisément qu’on ne le croit se l’assimiler, dans la mesure qui convient à l’enseignement primaire. J’ai assisté à des leçons et à des conférences de philosophie faites à des institutrices aussi bien qu’à des instituteurs. J’ai été frappé de l’intérêt intelligent que savait y apporter un auditoire en apparence mal préparé. J’ai été frappé également de la prudence avec laquelle étaient discutés, dans des congrès pédagogiques, les questions les plus délicates que soulève cet enseignement philosophique et moral. On a pu reprocher à quelques instituteurs, sous des influences qui les rendent en grande partie excusables, des écarts plus ou moins graves au point de vue politique ; mais, dans leur enseignement même, ils ont acquis, eux aussi, ce « tact professionnel » dont M. Janet fait honneur aux professeurs de l’enseignement secondaire.

Dans des limites plus étroites, l’enseignement moral de l’école reçoit la même direction que l’enseignement philosophique du lycée. Il est psychologique et historique. Il ne comporte, bien entendu, ni un cours suivi de psychologie, ni une énumération et une exposition de tous les systèmes. La psychologie n’y est qu’un appel constant à la conscience de l’enfant, une invitation à rentrer en lui-même pour apprendre à se conduire, en apprenant à se connaître. L’histoire n’y est que l’indication très sommaire de quelques grandes doctrines et de quelques grands noms qui appartiennent à toute l’humanité civilisée. L’enfant du peuple, pas plus que l’enfant de la bourgeoisie, ne doit être tenu dans l’ignorance des questions capitales qui ont occupé les plus illustres penseurs de tous les temps. L’histoire des idées ne lui est pas moins utile que l’histoire des faits, si l’une et l’autre savent se dégager de tous les détails qui n’ont d’intérêt que pour un plus haut degré de culture.


VIII.

Notre enseignement philosophique garde partout, depuis les facultés des lettres jusqu’à l’école primaire, un même caractère. Un mot le résume; c’est le nom même que M. Cousin avait donné à sa méthode: le nom d’éclectisme. Ce mot a été souvent mal compris. On y a vu, soit l’indifférence pour la vérité pure, soit un choix arbitraire entre les doctrines, soit même un calcul intéressé en vue de se concilier également les partisans des doctrines contraires. M. Cousin lui-même n’a pas toujours défini avec une précision suffisante ce qu’il entendait par l’éclectisme. Il semblait croire à la possibilité d’édifier un système définitif dont les matériaux seraient empruntés à tous les systèmes et qui serait à la fois plus complet et plus durable que chacun d’eux, parce qu’il reposerait sur de plus larges bases. Hélas! L’œuvre personnelle de M. Cousin, comme le constate M. Janet, a vite prouvé, une fois de plus, qu’il n’y a rien de définitif en philosophie. Ce n’était pas même, d’ailleurs, une œuvre éclectique dans aucun des sens qu’on peut donner à ce mot. Loin de chercher la conciliation de tous les systèmes, M. Cousin a commencé par combattre les systèmes qu’il flétrissait du nom de sensualistes et il ne s’est jamais départi de son hostilité contre eux. Au fond, comme le lui reproche avec raison M. Ravaisson, il ne procédait que de Platon et de Descartes ; il professait beaucoup d’admiration pour Aristote et pour Leibniz, mais il ne leur a presque rien emprunté ; il doit peu à ceux qu’il appelait ses trois maîtres : Laromiguière, Royer-Collard, Maine de Biran lui-même, dont il a le premier publié les œuvres ; il doit moins encore à Locke et à Condillac, qu’il a toujours traités en adversaires. Il s’était assimilé quelques théories de Kant, de Schelling et de Hegel, et elles tiennent une grande place dans ses cours et dans ses écrits de la restauration ; mais il les a en partie abjurées dans ses écrits ultérieurs, non par un excès de prudence, comme on le croit et comme le dit encore M. Janet, mais plutôt, à mon avis, parce qu’elles n’avaient été pour lui que l’objet passager d’un entraînement de jeunesse<ref> M. Janet, qui a eu le mérite de mettre en lumière cette première philosophie de M. Cousin, d’après des documens oubliés ou inédits, la préfère à l’œuvre de sa maturité. J’avoue qu’elle me laisse froid. M. Cousin n’a été vraiment lui-même que dans les écrits auxquels il s’est efforcé de donner une forme définitive. C’est par ces écrits seuls qu’il a exercé une influence durable et qui méritait de durer. On affecte de n’y voir qu’une philosophie de sens commun, revêtue d’un beau langage. C’est en faire un double éloge. Ni le sens commun, ni le beau langage ne sont choses à dédaigner. Il y a d’ailleurs plus d’une partie originale dans cette philosophie de sens commun, et M. Janet lui-même en a excellemment résumé les parties neuves et solides: l’idée de l’éclectisme, la psychologie reconnue comme le fondement de la philosophie, la réduction des idées rationnelles aux idées de cause et de substance. Le renouvellement même de l’idéalisme platonicien et du spiritualisme cartésien n’est pas une simple reproduction, mais une transformation. < :ref>. Sa doctrine et sa méthode n’étaient donc rien moins qu’éclectiques. Ce qui subsiste et ce qui doit subsister de l’éclectisme, ce n’est pas une doctrine ni même une méthode déterminée, c’est un esprit général appliqué à l’étude et à l’enseignement de la philosophie. M. Janet a su très bien définir cet esprit général tel que M. Cousin avait eu le mérite de le concevoir, sinon de lui rester toujours fidèle.

La philosophie, dans toutes ses parties et dans tous ses systèmes, n’est proprement que l’interprétation de données psychologiques. Tous les philosophes ont puisé dans le fond commun de la conscience; tous ont eu la prétention de l’embrasser dans son ensemble; mais chacun, suivant la tendance particulière à laquelle il obéissait consciemment ou inconsciemment, s’est attaché de préférence à telles ou telles données et a négligé ou méconnu les autres. De là leurs erreurs; mais de là aussi les services que tous les systèmes, même les plus incomplets et les plus faux, ont rendus à la philosophie. On peut rejeter les systèmes qui expliquent tout par la sensation ; mais on peut leur emprunter une étude approfondie de la sensation qu’on demanderait en vain aux systèmes contraires. On peut repousser une morale tout utilitaire; mais on doit supposer que le mobile de l’intérêt, dans toutes les idées et tous les sentimens qui s’y rapportent, n’a jamais été mieux étudié que par les partisans d’une telle morale et, pour l’analyse de ces sentimens et de ces idées, on ne peut mieux s’instruire qu’à leur école. L’éclectisme de M. Cousin n’est autre chose que cet appel impartial à tous les systèmes pour éclairer la psychologie et, par la psychologie, la philosophie tout entière.

L’éclectisme ainsi entendu n’est plus l’esprit d’une seule école : toutes les écoles peuvent le revendiquer et toutes le mettent en pratique. Des jugemens beaucoup plus sévères que celui de M. Janet ont été portés de nos jours sur la philosophie de M. Cousin par M. Ravaisson, par M. Vacherot, par M. Fouillée, par M. Renouvier, sans parler des purs positivistes et des matérialistes. Ce qui domine dans tous ces jugemens, c’est moins le reproche d’avoir pratiqué l’éclectisme que celui de n’avoir su bien comprendre ni les enseignemens de la psychologie ni ceux de l’histoire. Les positivistes eux-mêmes acceptent et entendent l’éclectisme tel quel nous l’avons défini. M. Janet cite une remarquable déclaration de M. Herbert Spencer : « Il faut que chaque parti (ou chaque école) reconnaisse dans les prétentions de l’autre des vérités qu’il n’est pas permis de dédaigner... C’est le devoir de chaque parti de s’efforcer de comprendre l’autre, de se persuader qu’il y a dans l’autre un élément commun qui mérite d’être compris et qui, une fois reconnu, serait la base d’une réconciliation complète<ref> Premiers Principes, Ire partie, ch. I, § 6. — Janet, page 444. < :ref>.»

L’esprit éclectique appartient à toutes les philosophies; il convient surtout à la philosophie enseignée dans les écoles de l’état. Il y représente non-seulement la part prépondérante qu’elle doit faire à la psychologie et à l’histoire, mais les ménagemens et la tolérance qu’elle doit apporter dans l’appréciation des doctrines. Nulle doctrine n’est imposée au professeur, mais il ne doit pas oublier, en exposant et en défendant son opinion personnelle, que des opinions contraires peuvent avoir des partisans dans les familles de ses élèves, qu’elles en ont très certainement dans la société au nom de laquelle il professe; il se fera un devoir, alors même qu’il signale leurs erreurs ou ce qu’il considère comme leurs erreurs, de mettre en lumière les services qu’elles ont rendus à la cause commune de la philosophie et de la raison. L’esprit éclectique lui facilitera ce devoir. Tel est déjà l’heureux effet qu’il a produit dans l’enseignement officiel de la philosophie depuis qu’il y a été introduit par M. Cousin. Parmi les philosophes qui professent dans les écoles de l’état, tous ne sont pas également tolérans. C’est, en quelque sorte, affaire de tempérament plutôt que de doctrine. M. Cousin, le premier, n’a jamais pratiqué qu’une tolérance très relative pour les doctrines qui blessaient ses convictions ou qui lui paraissaient compromettantes pour l’enseignement universitaire. Que l’on compare cependant les polémiques toujours courtoises de ceux qu’on appelle les « philosophes officiels » avec les anathèmes et les injures où se laissent aller si volontiers ceux qui sont restés en dehors de l’enseignement public ou qui l’ont abandonné : on reconnaîtra que l’éclectisme a fait son œuvre et que l’enseignement philosophique, en dehors de la part qui lui est propre dans l’éducation nationale, contribue indirectement, dans une mesure plus ou moins large, à développer les sentimens patriotiques de tolérance mutuelle et, suivant la belle expression de M. Cousin, de charité civile.


EMILE BEAUSSIRE.

  1. Quelques-uns des argumens que nous résumons ici ont été exposés avec beaucoup de force par M. Raoul Frary au chapitre XVI de la Question du latin. (Voir aussi les préfaces de la Psychologie anglaise et de la Psychologie allemande de M. Ribot.)
  2. l’expression est de M. Ernest Lavisse dans un article de la Revue politique et littéraire du 27 février 1880 sur le livre de M. Frary.
  3. Nous prenons ici le mot de libre pensée, non dans un sens étroit et exclusif, mais comme expression générale du point de vue de ceux qui, par respect même pour la conscience religieuse, prétendent imposer à l’enseignement de l’état la neutralité philosophique aussi bien que la neutralité théologique. Tel est le point de vue de M. Vacherot dans le Nouveau Spiritualisme et de M. Louis Wuarin dans son substantiel écrit : l’État et l’École.
  4. Outre les ouvrages de MM. Janet, Ravaisson et Vacherot, nous avons consulté avec profit, sur les suites de l’expérience tentée par M. Cousin dans les temps plus rapprochés de nous, les articles et les lettres de M. Boutroux, de M. Espinas, de M. Lavisse, de M. Janet lui-même dans la Revue internationale de l’enseignement et dans le Journal l’Université.
  5. Dans son livre : la Propriété sociale et la Démocratie. livre IV. chapitre II.
  6. Je rappellerai comme exemple de cette nouvelle tolérance philosophique la soutenance publique à la Sorbonne de thèses d’une grande hardiesse, sous le régime de ce qu’on nommait « l’ordre moral. »
  7. Dans notre ouvrage de la Liberté dans l’ordre intellectuel et moral.
  8. Séance du 3 juin 1876, Discussion du projet de loi sur la collation des grades.
  9. Revue internationale de l’enseignement des 15 novembre 1881 et 15 janvier 1882.
  10. Je puis citer, sur le déclin de l’autorité de M. Cousin, un fait qui m’est personnel. En 1850, étant professeur de philosophie au Lycée de Lille, je fus réprimandé pour avoir prêté à un de mes élèves le petit livre que M. Cousin avait publié, sous les auspices de l’Académie des sciences morales et politiques, et qui n’était qu’une reproduction, sous le titre de Philosophie populaire, de la première partie de la Profession de foi du vicaire savoyard. J’avais cru que le nom de Jean-Jacques Rousseau avait surtout paru suspect : on me fit savoir du ministère que c’était le nom de M. Cousin qui excitait de justes alarmes.
  11. Ce rapport a été publié dans la Revue internationale de l’enseignement du 15 mai 1882.
  12. Lettre au pape Innocent XI sur l’instruction du dauphin, § 7 : la Philosophie.
  13. Une récente décision lui restitue même son nom de philosophie dans l’enseignent spécial, dont on voudrait faire, sur tous les points, le rival de l’enseignement classique.
  14. j’avais cru pouvoir, dans une lettre adressée au journal le Parlement, prendre acte des déclarations officielles sur le maintien de l’idée de Dieu dans les programmes que devait rédiger le conseil supérieur. Ce journal, le plus modéré des journaux républicains, n’inséra ma lettre qu’avec d’expresses réserves. Le Journal des Débats et le Temps tenaient un langage plus absolu encore.
  15. Ce programme est reproduit en tête de presque tous ces manuels d’instruction morale et civique sur lesquels on porte des jugemens si sévères sans s’être le plus souvent donné la peine de les lire.
  16. Le manuel de M. Mézières vient cependant d’être dénoncé au sénat comme un livre dangereux pour la foi et pour les mœurs, mais personne n’a pu prendre au sérieux les imputations de M. de Gavardie.