L’Enseignement en Turquie - Le lycée impérial de Galata-Séraï

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L’Enseignement en Turquie - Le lycée impérial de Galata-Séraï
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 836-853).
L’ENSEIGNEMENT EN TURQUIE

LE LYCEE IMPERIAL DE GALATA-SERAÏ.

Les relations commerciales et politiques de la Turquie avec les nations européennes n’ont pas jusqu’à présent amené dans ce pays les transformations et les progrès qu’on pouvait en attendre. Les réformes administratives que la Sublime-Porte a cru devoir concéder à des influences étrangères sont demeurées plus apparentes que réelles, parce qu’elles heurtaient souvent d’anciens préjugés, étaient mal interprétées, et ne tenaient pas suffisamment compte de mœurs et d’habitudes peu accessibles aux mouvemens du dehors. La constitution de la famille, base de la société, n’a subi aucune modification ; le droit de propriété, accordé aux étrangers, est resté à peu près illusoire, et les fonctions publiques continuent d’être presque exclusivement réservées aux musulmans. Aujourd’hui comme au temps de la conquête, le Turc montre peu de goût pour l’agriculture ; ses villages les plus riches sont cultivés par des Grecs, et la perception en nature de l’impôt s’accomplit dans des conditions telles qu’elle accable également le producteur et le consommateur. Le commerce est presque entièrement entre les mains des Grecs, des Arméniens et des étrangers ; aussi la classe moyenne n’existe-t-elle pas et ne peut-elle, par son activité, stimuler une aristocratie qui se meurt dans l’indolence.

Le cheik-ul-islam, chef de la religion, est toujours un des dignitaires les plus redoutés de l’empire : son autorité a plus d’une fois tenu en échec celle du sultan, et il faut compter avec lui lorsqu’il s’agit d’innovation. Il est le gardien respecté des vieilles traditions, et on assure que dans ces derniers temps il a demandé que deux lettrés turcs fussent condamnés à mort, suivant les prescriptions de la loi ancienne, pour avoir parlé légèrement des prophéties dans un cours public. On s’est contenté de les révoquer de leurs fonctions. Si le chrétien ou giaour n’est plus généralement exposé à des persécutions et à des violences, il n’a pas encore gagné la sympathie, et on le subit plutôt qu’on ne l’accepte. Le Koran reste l’objet d’une vénération à peu près universelle, et l’indifférence religieuse n’est pas en honneur. En temps de ramazan, l’abstinence s’observe avec une rigueur qui nous est inconnue ; nul n’oserait s’en affranchir ostensiblement, et j’ai vu, pendant plusieurs années, un grand nombre d’écoliers suivre leurs classes sans boire ni manger, du matin au soir, pendant ce temps de jeûne. Les missionnaires anglicans, répandus en Asie-Mineure, font des prosélytes parmi les Arméniens, jamais parmi les Turcs. Cette fidélité à l’islamisme se rencontre également en Algérie : si l’on excepte les enfans recueillis en bas âge à Alger pendant la famine de 1866 et élevés dans nos maisons religieuses, on compte dans nos possessions africaines beaucoup moins d’Arabes convertis qu’il n’y a de renégats à Constantinople seulement.

L’armée, qui ne s’élève pas à 300,000 hommes, a été équipée à l’européenne, et n’offre plus l’indiscipline des anciens corps de janissaires ; elle est composée de soldats dont on vante la bravoure et qui sont d’une sobriété remarquable ; mais sa faiblesse numérique et l’insuffisance générale des officiers ne lui permettraient sans doute pas d’opposer une résistance efficace à l’attaque des états voisins. Le gouvernement s’est refusé jusqu’ici à y incorporer les chrétiens, et le service militaire, ne pesant ainsi que sur les Turcs, frappe ceux-ci d’une lourde charge. Que serait-ce si, à l’imitation d’autres nations, la Turquie voulait doubler ou tripler le nombre de ses troupes ? Les ressources actuelles du pays ne suffiraient ni à la formation des cadres, ni à l’entretien des hommes. Les Anglais n’ont pas hésité à enrégimenter les indigènes de leurs colonies, et si les corps mixtes ne leur ont pas donné tout le concours qu’ils en attendaient, ils n’ont eu qu’à s’applaudir de la création de régimens formés par nationalités.

Les sources de la richesse publique se trouvant en partie inexploitées ou épuisées, l’équilibre n’existe plus depuis longtemps entre les recettes et les dépenses. Aussi, à dater de la guerre de Crimée, le déficit s’est-il accru chaque année dans des proportions inquiétantes, et les emprunts successifs sont-ils devenus de plus en plus difficiles et onéreux. Après avoir engagé les revenus les plus assurés, on en est réduit aux expédiens pour faire face aux dépenses urgentes, et on solde les intérêts des sommes reçues à l’aide de nouveaux emprunts, contractés à 25 et à 30 pour 100. Tous les fonctionnaires et les officiers eux-mêmes subissent dans le paiement de leurs traitemens des retards ordinaires de sept à huit mois, quelquefois d’un an et de deux. Une telle situation peut attester l’autorité du gouvernement sur la nation ; mais il paraît difficile qu’elle puisse se prolonger longtemps.

L’instruction est si peu répandue parmi les musulmans, même dans la classe élevée, que les progrès accomplis ailleurs dans l’agriculture, l’industrie et les arts restent inconnus ou incompris. Par dédain ou par ignorance, ce qui revient souvent au même, le Turc laisse le raïa s’enrichir sous ses yeux, à ses dépens, et ne se réserve pour lui-même d’autres moyens de fortune que les fonctions publiques ou la munificence du sultan. L’état de l’enseignement en Turquie suffirait à expliquer la faiblesse et l’infériorité de la population turque relativement aux populations voisines et aux nationalités qui vivent au milieu d’elle ; si l’on ne commence pas par instruire les masses, aucune réforme ne pourra aboutir, aucun effort ne parviendra à féconder ce sol en friche, et il est à craindre que l’empire ne se décompose sous l’influence d’agens divers.

Le gouvernement français a fait plus d’une tentative pour arracher le peuple turc à l’engourdissement dans lequel il se trouve plongé ; une des plus sérieuses et peut-être des moins connues avait pour but de constituer l’enseignement public sur des bases solides et de provoquer la création de lycées impériaux dans les principales villes. Cette étude montrera qu’une telle entreprise pouvait réussir et que le succès dépendait de la Porte ; elle était suggérée par un amour sincère du pays et présentait peut-être une dernière ancre de salut.


I.

Il n’existe en Turquie aucune école pour les jeunes musulmanes : on a pensé sans doute que la vie du harem, qui les attend, leur rend toute instruction inutile ; quelques filles de pachas, en petit nombre et depuis peu d’années, apprennent la musique et une langue étrangère ; cela leur suffit. Au reste, l’intérieur de la famille turque est tellement muré qu’on ignore presque toujours ce qui s’y passe, et la plupart des descriptions qui en ont été données ne sont que des tableaux de fantaisie. La femme turque, étrangère à tout travail sérieux, vit dans son harem occupée de futilités lorsqu’elle ne donne pas à ses enfans les soins nécessaires ; elle ne sort qu’accompagnée de ses esclaves et de ses eunuques et revêtue du costume ancien, qui ne manque ni d’originalité, ni même de poésie ; elle n’a fait que peu d’emprunts à nos modes, et le sultan Mahmoud, qui a voulu changer le vêtement des hommes, a respecté celui des femmes. La figure de la femme nubile est voilée ; aucun homme, si ce n’est son mari et ses enfans, ne connaît ses traits ; son nom ne se prononce jamais. Cette situation mystérieuse, bien que dépendante, lui convient, et elle se montre peu favorable à toute idée d’émancipation. Son influence, nulle à l’extérieur, est considérable sur son mari et ses enfans ; j’ai vu fréquemment des pères de famille prétexter l’opposition de la mère pour ne pas donner à leur fils l’instruction qu’ils auraient désirée. On peut citer comme une exception peut-être unique une filature de soie établie à Brousse par un Français qui a exercé longtemps les fonctions de consul, et où une centaine de femmes ou jeunes filles turques sont employées chaque jour. En Algérie, malgré des tentatives multipliées, il n’existe guère qu’un atelier français où des jeunes filles arabes viennent confectionner ou vendre des broderies. Les nations modernes, en développant pour les utiliser l’intelligence et le travail de la femme, se sont placées dans des conditions économiques et morales assurément plus favorables que les sociétés anciennes.

On s’accorde à dire que la dissolution des mœurs est extrême dans les harems ; c’est croyable, bien qu’il soit difficile d’en juger exactement, puisque rien ne transpire au dehors. Un fait remarquable toutefois, c’est que, pendant le séjour des armées européennes en Orient lors de la guerre de Crimée, on ne cite aucune séduction ni aucun scandale dont les femmes turques aient été le sujet. La polygamie, autorisée par le Koran, est entourée de telles obligations pour assurer à chaque femme des ressources propres, qu’elle n’est possible qu’aux riches, et on pourrait compter à Constantinople ceux qui se donnent ce luxe, souvent ruineux. Ce qu’on raconte des prodigalités du sultan Abdul-Medjid pour ses femmes est inouï. Les garçons restent enfermés au harem six ou sept ans, livrés aux soins des femmes esclaves et des eunuques, qui servent la mère en grand nombre. Un pareil milieu est assurément peu propre à développer chez eux la moralité et le goût de l’instruction. Ils sortent ensuite chaque jour pour fréquenter, comme externes, les écoles publiques.

On distingue trois espèces d’écoles : les écoles des quartiers, les ruchdiyés et les écoles des mosquées. Chaque quartier ou mahallé est pourvu d’une petite école, fondée par des legs particuliers, et où l’imam enseigne l’alphabet turc et la lecture du Koran en arabe. Tous les enfans fréquentent ces écoles pendant cinq ou six ans et y paient une modique rétribution. En sortant des écoles des quartiers, à l’âge de dix ou douze ans, ils sont admis comme externes dans les ruchdiyés, écoles d’un ordre un peu plus élevé et entièrement gratuites. Ils y apprennent la lecture et l’écriture turques, les premières notions de calcul et les élémens de l’histoire et de la géographie de la Turquie. Ils suivent ces cours pendant quatre ou cinq ans, et les quittent habituellement pour rentrer dans leurs familles.

Au-dessus des ruchdiyés, on trouve encore les cours des écoles des mosquées, où s’enseignent le turc, l’arabe, la philosophie, la théologie et un peu d’histoire. Les leçons, toujours gratuites, sont données généralement en arabe et ne comprennent aucune notion de sciences. Les professeurs de ces écoles sont estimés ; les directeurs prennent le nom de recteurs. Les élèves entrent aux écoles des mosquées à l’âge de seize ou dix-huit ans et les suivent pendant une quinzaine d’années, logés gratuitement dans des habitations spéciales nommées médrézés, où ils sont réunis au nombre de 30, de 40 et quelquefois de 100. Il y a, m’a-t-on assuré, près de 500 médrézés à Stamboul ; il y en a 17 seulement à Andrinople. Pendant le mois de repos du ramazan, la plupart des élèves des médrézés se répandent dans les provinces et donnent dans les mosquées des instructions religieuses qui leur rapportent quelque argent. En quittant ces écoles à l’âge de trente ou trente-cinq ans, un certain nombre d’étudians deviennent cadis, muftis ou recteurs. Les plus grands personnages ont habité les médrézés.

Dans la splendeur de l’empire, les écoles des mosquées jouissaient d’une grande renommée ; aujourd’hui leurs seuls cours sérieux sont ceux d’arabe et d’instruction religieuse, et on peut regarder ces établissemens comme de véritables écoles de théologie : la loi civile et la loi religieuse ayant l’une et l’autre pour code principal le Koran, on comprend que l’instruction religieuse ait acquis en Turquie plus d’importance que partout ailleurs. Cette organisation de l’instruction paraît s’étendre à tout pays musulman ; on la retrouve encore aujourd’hui presque identique en Algérie, parmi les Arabes.

Outre ces écoles, accessibles à tous les enfans musulmans, il en existe un certain nombre d’autres spéciales, conduisant à des carrières déterminées et que le gouvernement peuple à son gré. Les principales sont les écoles militaire, de marine, d’artillerie et de médecine. À chacune d’elles est annexée une école préparatoire ou idadiyé. Tous ces établissemens sont entièrement gratuits. On reste dans les idadiyés trois ou cinq ans, suivant qu’on a fréquenté ou non les ruchdiyés, et on y apprend la lecture et l’écriture turques, le calcul, des notions d’histoire et de géographie sur l’empire turc, quelquefois les principes d’une langue étrangère, telle que l’anglais, l’allemand ou le français. Les cours de l’école militaire et de l’école d’artillerie durent quatre ans, ceux de l’école de médecine six ans. Leurs programmes renferment les connaissances nécessaires aux fonctions que doivent remplir plus tard les étudians ; malheureusement l’ignorance des élèves qui y sont admis en sortant des idadiyés paralyse presque toujours les efforts des plus laborieux. Des jeunes gens ne connaissant que l’écriture, la lecture et le calcul ne sauvaient devenir en six ans des docteurs en médecine bien savans ou en quatre ans des officiers distingués. Si l’on veut modifier utilement les écoles spéciales, c’est à leur base ou aux idadiyés qu’il convient d’apporter des remèdes efficaces. L’enseignement de l’école de médecine s’est donné pendant quarante ans en français ; l’absence presque complète de termes scientifiques et d’ouvrages de médecine ou de sciences en langue turque justifiait cette mesure. Des raisons analogues ont fait longtemps professer en latin chez nous le droit, la médecine, la philosophie. Le dari-choura (grand-conseil militaire), obéissant à un esprit de réaction produit par les événemens politiques, a exigé que tous les cours y fussent professés en turc : de bons esprits regardent cette décision comme prématurée et funeste aux études médicales.

Il existe à Constantinople quelques autres écoles spéciales de moindre importance ; les plus connues sont une école normale pour former les professeurs des ruchdiyés, une école des langues qui fournit des traducteurs à la Sublime-Porte, une école forestière dirigée par un inspecteur des forêts de France et où tous les cours se font en français ; elle compte 8 ou 10 élèves seulement. Chaque province renferme des écoles de quartiers et de mosquées, un ruchdiyé et quelquefois un idadiyé.

Une loi sur l’instruction publique, édictée en 1869, établit trois ordres d’enseignement sur des bases sérieuses : 1o chaque quartier ou chaque village doit avoir au moins une école primaire ; dans les bourgs de plus de cinq cents maisons, on doit établir des écoles primaires supérieures. 2o Chaque ville renfermant plus de mille maisons doit avoir une école préparatoire ou collège, chaque chef-lieu de vilayet un lycée. 3o Il est institué à Constantinople une université impériale et un grand-conseil de l’instruction publique. Malheureusement cette organisation, excellente en elle-même, est restée lettre morte : on n’a créé ni écoles primaires nouvelles, ni collèges, ni lycées. Les ressources pécuniaires faisaient défaut, et le personnel enseignant aurait manqué partout. La pénurie de sujets capables est telle qu’il y a quatre ans, dans un grand établissement d’instruction, parmi onze fonctionnaires turcs, dont plusieurs jouissaient d’une notoriété étendue, il ne s’en trouva aucun pouvant faire pour un jeune enfant un compliment en langue turque à l’adresse du grand-vizir ; le ministre, qui attachait de l’importance à ce détail, dut recourir au savoir du président du conseil de l’instruction publique. Lorsqu’on a voulu fonder une université à Stamboul, on y a créé les cours les plus élémentaires, et cette tentative a néanmoins échoué devant une opposition systématique et aveugle. Quant au conseil impérial de l’instruction publique, il a vécu quelque temps et vit peut-être encore aujourd’hui, parce qu’il assure à ses membres une oisiveté bien rétribuée.

Le budget du ministère de l’instruction publique a été longtemps de 2 millions de francs pour tout l’empire ; en arrivant au grand-vizirat à la fin de 1871, Mahmoud-Pacha le réduisit à 1,300,000 fr., dont près de la moitié étaient employés à rétribuer le ministre, son mustêchar (secrétaire-général) et ses conseillers. Tout ce personnel n’est qu’un luxe d’apparat, et il serait facile de le réduire à un directeur et à quelques employés. Le ministère de l’instruction publique n’a en effet dans son ressort ni les écoles spéciales, ni les cours des mosquées, ni les ruchdiyés, ni même les écoles de quartiers, ces divers établissemens ayant leurs ressources propres ou dépendant d’autres administrations. Les écoles fondées et entretenues par les raïas et les étrangers s’administrent à leur gré. L’action du ministre de l’instruction publique ne s’étend donc que sur un très petit nombre d’établissemens, l’école normale de Stamboul par exemple, et certaines petites écoles de province.

La loi de 1869 n’a apporté aucun changement réel à l’état de l’enseignement ; en dehors du petit nombre d’élèves admis aux écoles spéciales et de ceux qui suivent les cours des mosquées, les enfans turcs continuent à n’apprendre que la lecture, l’écriture, le calcul, et encore sont-ils peu versés dans ces connaissances élémentaires. L’écriture turque, qui manque d’accens et de ponctuation, présente quatre systèmes différens de caractères, familiers à un très petit nombre de personnes seulement. La lecture offre aussi des difficultés spéciales : un mot écrit peut se lire de différentes manières, parmi lesquelles le sens de la phrase seul peut servir de guide. Quant à la langue relevée, elle est formée de mots tirés du turc proprement dit, de l’arabe et du persan ; il faut donc connaître ces trois langues pour bien savoir le turc, qui est rendu plus élégant par des emprunts plus nombreux à l’arabe et au persan. On rapporte qu’Ali et Fuad pachas, très versés l’un et l’autre dans la connaissance de leur langue, n’étaient pas toujours compris de leurs collègues à la Sublime-Porte lorsqu’ils conversaient entre eux en style élevé. On ne sera pas étonné d’après cela qu’un Turc sachant correctement lire et écrire sa langue soit réputé savant. On en citerait des plus haut placés qui n’en sont pas arrivés là. L’ignorance est générale chez eux ; aussi, pour masquer leur insuffisance et n’être pas forcés à marcher, condamnent-ils tout à l’immobilité ; de peur de voir le sol et la richesse passer complètement en des mains étrangères, ils repoussent les secours du dehors et s’enferment dans une législation surannée et d’exception, qui est leur sauvegarde éphémère. Combien de temps pourront-ils se maintenir dans cet isolement ?

La population de la Turquie forme diverses grandes agglomérations qui se distinguent aisément les unes des autres par les habitudes, les mœurs et une autonomie acceptée par le gouvernement lui-même. Jusqu’à ces dernières années, les Turcs constituaient une caste privilégiée, assez semblable à notre noblesse de l’ancien régime, et non toujours exempte de morgue et de dureté envers les raïas. Cette disposition du vainqueur à se constituer en aristocratie semble une conséquence naturelle de la conquête, et on la retrouve dans toutes les conditions analogues, dans l’Inde chez les Anglais, en Amérique et en Algérie chez beaucoup de nos colons. Il y a quarante ans à peine, lorsqu’un Turc passait dans la rue, tout raïa devait lui faire place et le saluer. Un peu plus tard, lorsqu’on établit les premiers bateaux à vapeur sur le Bosphore, le pont était séparé en deux parties par une toile ; les raïas occupaient l’avant et les Turcs seuls l’arrière. Aujourd’hui ces inégalités extérieures ont disparu, mais je n’oserais affirmer qu’elles n’aient laissé aucune trace dans les esprits et qu’il n’ait pas survécu certains préjugés de supériorité d’un côté, certaines défiances de l’autre, préjugés et défiances qui nuisent également à tout essai de conciliation. Dans les derniers mois de l’année 1871, et sous le vizirat de Mahmoud-Pacha, un arrêté du préfet de Constantinople défendit aux chrétiens de fumer sur les bateaux, dans les rues et sur le seuil des maisons, en temps de ramazan, pour ne pas incommoder les Turcs. Il fallut de nombreuses et hautes interventions pour que cet arrêté ne reçût pas son exécution.

Dans aucune autre capitale de l’Europe, les divers groupes composant la cité commune ne conservent des caractères aussi tranchés et aussi dissemblables qu’à Constantinople. L’éducation, qui partout ailleurs réunit les enfans et les jeunes gens dans des centres communs et, en élargissant les idées, établit peu à peu des liens d’union et de fraternité, a tendu plutôt jusqu’ici à éloigner tout rapprochement, parce que chaque famille nationale entretient à ses frais ses maisons d’éducation, où l’enseignement est donné dans la langue maternelle et où on s’efforce de maintenir les traditions religieuses et les préventions politiques, La séparation est restée surtout profonde entre les écoles chrétiennes et les écoles turques ; ce n’est que par exception que quelques élèves chrétiens ont pu s’introduire à l’école de médecine et à l’école militaire.

Les chrétiens des divers cultes, ainsi que les juifs, comptent un assez grand nombre d’écoles ; les plus importantes à Constantinople sont l’école grecque du Phanar, qui réunit 300 ou 400 élèves, l’école arménienne d’Haskeuï, l’école juive d’Ortakeuï, l’école italienne dirigée par les jésuites à Péra, les écoles françaises des lazaristes et des frères de la doctrine chrétienne, les écoles allemandes, anglaises, etc. Il y a près de trois siècles que les jésuites français, remplacés plus tard par les lazaristes, ont ouvert à Constantinople des écoles de garçons ; à leur suite s’établirent les sœurs de charité et les frères de la doctrine chrétienne. Dans la plupart de ces établissemens, les programmes sont assez étendus et on étudie plus ou moins complètement le grec et le latin, la langue nationale, l’histoire, la géographie, la philosophie et les sciences.

On voit par là que l’enseignement secondaire est organisé chez les chrétiens et les juifs. Pour les Turcs, l’enseignement primaire est représenté par les écoles des quartiers ainsi que par les ruchdiyés et l’enseignement supérieur par les cours des mosquées et des écoles spéciales ; mais l’enseignement intermédiaire ou secondaire, qui complète le premier et prépare au second, n’existe pas, ou du moins n’existait pas avant l’année 1868. Cette lacune regrettable ne tendait à rien moins qu’à rabaisser constamment la race conquérante au-dessous des races conquises ; elle avait pour effet immédiat de peupler les écoles spéciales et par suite les emplois publics de sujets incapables ou insuffisamment préparés. On avait cherché à remédier à cet état de choses en entretenant à grands frais à Paris 40 jeunes gens qui devaient recevoir des leçons de maîtres distingués et rentrer ensuite en Turquie. Malheureusement, et par des raisons qui tenaient à son organisation, cette « école ottomane de Paris » n’a pas donné les résultats qu’on s’en était promis et a dû être supprimée.


II.

Il semblait naturel, dans une telle situation, d’essayer de fonder au sein du pays des écoles qui pussent offrir aux enfans les moyens de compléter leur instruction sous la surveillance de leurs familles et d’acquérir les connaissances littéraires et scientifiques indispensables à tout homme bien élevé, à quelque nation qu’il appartînt. Dès son arrivée à Constantinople, M. Bourée, ambassadeur de France, en conçut la pensée et poussa le gouvernement turc à créer des lycées d’enseignement secondaire dans les principales villes de l’empire ; il sut appeler l’intérêt du sultan Abdul-Aziz et de ses ministres sur cette entreprise patriotique ; il les inspira de ses conseils et leur fit adopter les mesures les plus propres à assurer le succès de ses vues. Les attaques dont il a été l’objet à cette occasion prouvent que ses ennemis appréciaient la portée de cette création et le service qu’elle pouvait rendre au gouvernement ottoman.

Le bel établissement de Galata-Séraï, construit pour une caserne sur le plateau de Péra (au-delà de Stamboul), en face du Bosphore et admirablement disposé à tous les points de vue, fut choisi pour le premier essai, et on résolut d’y installer un lycée-type, devant servir de modèle à tous les lycées de province. La double pensée qui présida à cette création fut l’introduction d’un enseignement nouveau, donné en langue étrangère, et un essai sérieux de fusion des races indigènes, destiné à préparer l’égale admissibilité de tous les citoyens aux fonctions publiques. Un tel projet ne manquait pas de grandeur ; mais il présentait dans l’exécution de si étranges difficultés qu’il paraissait généralement irréalisable. Comme il a été conçu et inspiré par le représentant de la France, qu’il a fait venir à Constantinople un assez grand nombre de fonctionnaires français et qu’enfin il tendait au développement de notre influence dans tout l’Orient, il paraît digne d’intérêt d’entrer dans quelques détails sur son organisation. J’ai eu l’honneur de diriger le lycée de Galata-Séraï pendant plus de trois ans ; si cette position me commande une extrême réserve, elle m’a mis à même de beaucoup observer et ne saurait m’interdire de signaler avec impartialité ce que j’ai pu voir de bon et d’utile.

Dans les premiers mois de l’année 1868, Ali-Pacha, grand-vizir, et Fuad-Pacha, ministre des affaires étrangères, dont les efforts se sont si souvent et si longtemps concertés pour faire naître et grandir le progrès en Orient, s’entendaient définitivement avec M. Bourée et arrêtaient les bases sur lesquelles serait fondé l’établissement nouveau. L’état y institua 150 bourses, réparties entre les musulmans, les Arméniens grégoriens, les Grecs, les Bulgares, les Arméniens catholiques, les catholiques latins et les juifs. Ces bourses n’étaient accordées qu’à des sujets turcs ; mais les élèves payans pouvaient être admis sans distinction d’origine. Une somme de 400,000 francs fut immédiatement consacrée à l’appropriation du local et à l’acquisition du mobilier scolaire et des collections scientifiques ; un crédit annuel de 500,000 francs fut en outre accordé au lycée pour ses dépenses ordinaires. On s’est plus tard élevé avec amertume contre l’énormité d’une pareille subvention ; en réalité, cet établissement coûtait moins à l’état qu’aucune des autres grandes écoles, et la dépense moyenne d’un élève y a toujours été moindre que dans nos lycées de France et à l’école ottomane de Paris.

L’administration et une partie considérable de l’enseignement furent confiées à des fonctionnaires français, délégués par le ministre de l’instruction publique de France, à la demande du gouvernement turc, et placés sous les ordres du ministre de l’instruction publique de Turquie. M. Duruy, frappé sans doute des succès obtenus par les Allemands, les jésuites italiens et les israélites dans leurs nombreuses écoles d’Orient, avait conçu antérieurement la pensée d’établir des collèges français dans tous les grands centres de population que baigne la Méditerranée ; l’école française d’Athènes aurait été chargée de l’inspection de ces établissemens. La création du collège turc de Galata-Séraï se rapprochait trop de ses idées pour que notre ministre ne la favorisât pas de tout son pouvoir.

L’enseignement devait être donné en français et comprendre la littérature, l’histoire, la géographie, les mathématiques élémentaires, les sciences physiques et naturelles, les langues turque, arabe et persane. Des cours de grec et de latin étaient destinés à faciliter l’intelligence des étymologies scientifiques ; le grec était pour la plupart des élèves d’une utilité journalière, et le latin offrait à ceux d’origine slave un intérêt particulier. Les langues orientales devaient être professées par des fonctionnaires turcs, et les exercices de la religion musulmane étaient placés sous la direction d’un imam.

Il est difficile de se faire une idée exacte de l’opposition et des clameurs que souleva au dedans et au dehors une institution aussi libérale dans son principe et son organisation. Les Grecs, naturellement peu enclins à favoriser tout ce qui peut donner de la cohésion et de la force à l’empire, se plaignaient de la part trop restreinte faite à l’étude de leur langue et s’en montraient fort mécontens. Les israélites du pays, originaires en partie d’Espagne, d’où l’inquisition les a chassés autrefois, ont conservé l’intolérance religieuse dont ils ont eu eux-mêmes à souffrir, et ne pouvaient se décider à placer leurs enfans dans une maison musulmane, sous la direction de chrétiens. Les moins fanatiques exigeaient pour leurs coreligionnaires une nourriture particulière, préparée suivant les rites hébraïques, ce qui aurait amené mille complications et brisé, dès le principe, l’unité que l’on voulait introduire. Les catholiques eux-mêmes refusèrent en grand nombre leur sympathie à un établissement où toutes les religions du pays étaient destinées à se trouver côte à côte et à jouir d’une égale protection. Avant l’ouverture du lycée, une décision du pape défendait aux familles catholiques d’y placer leurs enfans, sous peine de se voir privées des sacremens de l’église. Cette défense était renouvelée quelques mois plus tard et portée à la connaissance du public[1]. On redoutait, paraît-il, pour la moralité des enfans catholiques le mélange des races. Or dans les deux premières années la proportion des exclusions pour inconduite s’est trouvée cinq fois plus considérable pour les enfans catholiques que pour ceux des autres cultes. — L’esprit de tolérance avait tellement pénétré dans les habitudes de la maison, que chaque jour on voyait des enfans de différentes religions pratiquer librement, au milieu de leurs camarades, les exercices de leur culte, et c’était pour nous un spectacle touchant ; nous y trouvions un des symptômes des plus sûrs de l’union future et complète des races orientales.

Les puissances étrangères ne demeurèrent pas indifférentes à cette création et manifestèrent leurs mauvaises dispositions en toutes circonstances, soit que le collège, en se développant, contrariât des projets ultérieurs, soit qu’on s’alarmât du rôle que devait y jouer la France. Les Turcs partisans de l’institution se trouvaient combattus par un parti nombreux qui avait de solides points d’appui. Ainsi un premier sous-directeur turc, nommé par iradé impérial, fut empêché par son ministre d’entrer en fonctions. Il faut reconnaître que les sympathies les plus réelles pouvaient être sincèrement alarmées. Les musulmans de Constantinople jouissent de nombreuses immunités : ils sont exempts du service militaire, les impôts ne les atteignent pas, tous leurs établissemens d’instruction sont gratuits. Comment obtenir des élèves du lycée une rétribution relativement élevée ? Le principe du paiement de frais d’étude et d’éducation est tellement en désaccord avec les idées reçues que, même après l’avoir adopté, on voulait donner à chaque élève une piastre (20 centimes) par jour, afin de supprimer l’inégalité que la différence de position des familles pouvait établir entre les enfans. Notre amour de l’égalité ne nous a pas encore conduits jusque-là.

La communauté du régime alimentaire, les habitudes de l’éducation domestique locale, la variété des langues, les exigences de religions diverses, présentaient des obstacles si multipliés aux nécessités et à la discipline régulière d’un collège dirigé par des étrangers que l’on ne doit s’étonner ni de l’hésitation ni même de la répugnance de beaucoup de familles à essayer de l’établissement nouveau. Une crainte s’est manifestée à plusieurs reprises, c’est que les maîtres ne cherchassent à faire parmi les élèves de la propagande religieuse, et en vérité elle doit moins surprendre que la défiance des catholiques reniant à l’avance une administration de leur culte en pays musulman.

Malgré toutes ces difficultés et les incertitudes que pouvaient faire naître dans les esprits les dispositions de la population, le lycée s’ouvrit le 1er septembre 1868, et dès les premiers jours il comptait 341 élèves classés ainsi qu’il suit par catégories de nationalité :


Musulmans 147
Arméniens grégoriens 48
Grecs 36
Israélites 34
Bulgares 34
Catholiques latins 23
Arméniens catholiques 19
Total 341


240 environ ignoraient complètement le français, 60 le lisaient et l’écrivaient quelque peu sans le comprendre, 40 seulement le connaissaient assez bien.

Le lycée à peine ouvert, l’administration se trouva aux prises avec des embarras nombreux qu’il avait été impossible de prévoir tous, et dont quelques détails feront comprendre la nature. Le Koran prescrit des ablutions multipliées et impose l’obligation du bain dans des cas nombreux ; il défend l’usage de toute nourriture et de toute boisson dans la journée pendant le mois de ramazan, dont l’époque varie chaque année. La supputation du temps n’est pas la même à Constantinople qu’en Occident : les Turcs n’emploient que le temps solaire pour diviser la journée, et les chrétiens n’ont pas encore adopté le calendrier grégorien. Le vendredi est fêté par les Turcs, le samedi par les juifs, le dimanche par les chrétiens. Les fêtes civiles et religieuses ne concordent ni dans les différens cultes, ni dans les sectes diverses d’un même culte. Les habitudes de nourriture sont très différentes pour les musulmans, pour les chrétiens et pour les juifs. Il devenait malaisé de tracer dans ce dédale d’exigences souvent contradictoires une règle commune et uniforme qui pût être facilement observée. Les maîtres eux-mêmes, logés en partie au lycée, pouvaient devenir l’occasion de conflits regrettables par la variété de leur origine, de leurs vues particulières, de leur caractère. On comptait parmi eux des Turcs, des Français, des Arméniens, des Grecs, des Italiens, des Anglais.

En dépit de ces conditions défavorables, la population du lycée s’accrut rapidement : un mois après l’ouverture, elle était de 430 élèves, et à la fin de la première année scolaire elle atteignait le chiffre de 530. Un an plus tard, elle s’éleva à 6i0, et tout laissait espérer que ce mouvement ascensionnel se continuerait ; on avait dû déjà se mettre en mesure de faire face à des besoins prévus, et on se disposait à ouvrir à Stamboul une école préparatoire pour les jeunes enfans musulmans. Les progrès obtenus en deux ans étaient si manifestes qu’il était sérieusement question de fonder dans d’autres villes de l’empire des lycées sur le modèle de celui de Constantinople. Ainsi des plans et des programmes étaient demandés de Beyrouth. Les Bulgares sollicitaient un établissement de même nature et s’autorisaient de considérations politiques qui devaient fixer l’attention du gouvernement. Il est peu de villages bulgares où la Russie n’entretienne des affidés chargés de faire de la propagande en sa faveur. D’un autre côté, la Servie, à peu près indépendante de la Turquie, ne néglige rien pour étendre et accroître son action en Bulgarie ; elle y ouvre des écoles, y paie des instituteurs et cherche à y propager sa langue. La Turquie ne pouvait méconnaître l’intérêt qu’elle avait à s’attacher la population par l’éducation des enfans. Un lycée a Philippopolis aurait sûrement réussi. L’immense incendie qui, le 5 juin 1870, dévora la plus grande partie de Péra et vint expirer à nos portes, marqua le terme de la prospérité du lycée. La guerre de Prusse éclata peu de jours après ; elle suscita des embarras imprévus, changea les destinées de l’établissement et arrêta par là même toutes les créations projetées.

Dès les derniers mois de cette année, il fut aisé de reconnaître qu’une profonde altération s’était produite dans les dispositions publiques envers la France ; le prestige de notre force passée se trouvait déjà impuissant à défendre plusieurs des institutions que nous avions patronnées. Notre mission militaire était supprimée ; il fut décidé que l’enseignement de l’école de médecine cesserait de se donner en français ; l’étude de cette langue disparut dans plusieurs écoles turques, et dans le collège italien des jésuites, on proclama que le français n’était plus désormais qu’une langue morte. Ce mouvement de réaction ne s’est pas arrêté, et, bien que la langue française fût de temps immémorial employée devant les tribunaux civils de Constantinople, on vient de décider récemment, paraît-il, qu’on devra y plaider à l’avenir en langue turque. Nous avons pu également apprécier les dispositions peu bienveillantes du gouvernement turc à notre égard dans les mesures prises au sujet du canal de Suez et des arméniens hassounistes.

Soutenu par Ali-Pacha, le lycée de Galata-Séraï résista pour le moment aux attaques dont il fut l’objet ; mais le vent de la fortune n’enflait plus ses voiles, un certain nombre de pères de famille l’abandonnèrent, et la population moyenne descendit à 560 élèves dans l’année scolaire 1870-1871. On peut s’étonner qu’elle se soit maintenue à ce chiffre dans de semblables circonstances.

Au mois de septembre 1871, le grand-vizir Ali-Pacha mourut inopinément, jeune d’âge, mais usé par les fatigues et le travail de sa haute position. Le sultan prit immédiatement la direction des affaires de l’état. Ce fut une véritable révolution intérieure, dont il importe d’expliquer la portée. Après la destruction des janissaires en 1826 et l’abaissement des ulémas, le sultan Mahmoud s’était trouvé omnipotent. Sous son successeur, le grand-vizir Rechid-Pacha, homme d’intelligence et d’énergie, conçut la pensée de constituer la Sublime-Porte ou le conseil des ministres, comme une sorte de pouvoir modérateur de l’autorité souveraine, et il réussit à obtenir d’Abdul-Medjid, son maître, que rien ne se fît à l’avenir sans l’assentiment de la Porte ; celle-ci, plus d’une fois, sut même résister aux volontés du padichah. Ali-Pacha et Fuad-Pacha continuèrent à cet égard la politique de Rechid, et, soutenus par l’influence de la France et de l’Angleterre, ils parvinrent à maintenir intacts les privilèges librement octroyés à la Porte. À son avènement au trône, Abdul-Aziz essaya, dit-on, de s’affranchir de ces entraves, et, par une décision personnelle, exila Riza-Pacha, l’ami et le confident de son frère Abdul-Medjid ; mais il ne put maintenir cette mesure et plia momentanément sous une volonté plus puissante que la sienne.

Dans les derniers mois de l’année 1871, Fuad et Ali étaient morts et ne laissaient aucun héritier de leur pouvoir et de leur influence ; la France n’était plus en mesure de faire prévaloir ses idées, et l’Angleterre ne voulait pas l’essayer. Le sultan se hâta de profiter de ces circonstances pour secouer le joug qui lui avait été imposé ; il prit diverses mesures destinées à anéantir toute résistance, affirma sa résolution de gouverner seul, et ne choisit pour grands-vizirs que des agens obéissans à ses volontés. La mort d’Ali-Pacha a donc été l’occasion d’une révolution politique au profit du pouvoir personnel du sultan et d’une protestation contre l’influence de la France et de l’Angleterre ; un parti considérable y a vu l’affranchissement du pays et la résurrection de l’ancienne puissance ottomane ; quant aux souvenirs de la campagne de Crimée et de bien d’autres services rendus, ils se sont dissipés comme les neiges d’antan. On peut expliquer par ce qui précède bien des actes du gouvernement turc depuis quatre ans et en particulier le nombre et l’impuissance des grands-vizirs.

Ali-Pacha portait dans un petit corps, d’apparence débile, une grande âme et une vaste intelligence, unies à beaucoup de fermeté. Les moindres ressorts du gouvernement aboutissaient à lui, et il avait sur les ministres et le sultan lui-même une influence extraordinaire. Dans ses audiences non interrompues, on ne le voyait jamais prendre de notes, et l’on assure que le soir, en rentrant à son palais, il dictait fidèlement à son secrétaire tous les actes de sa journée, sans jamais rien oublier. Ses vues étaient élevées, indépendantes de préjugés, et néanmoins il passait pour attaché à la foi musulmane, beaucoup plus que Fuad-Pacha, son ami, lequel était traité volontiers de giaour. L’habileté d’Ali comme diplomate est connue dans toutes les cours de l’Europe. Il est regrettable pour la Turquie que ce grand ministre n’ait pas eu de goût pour les questions économiques et qu’il n’ait pas cherché, pendant son long séjour au pouvoir, à accroître les ressources de son pays.

Il n’était pas possible que la mort d’Ali-Pacha, qui avait personnellement créé le lycée de Galata-Séraï, et l’entourait depuis trois ans d’une bienveillance spéciale, ne troublât pas l’équilibre déjà menacé de cette institution. À partir de cet instant en effet, le mauvais vouloir du ministère devint évident et se manifesta en toute occasion ; il finit par descendre à de mesquines tracasseries qui compromettaient l’administration intérieure. Le directeur français ne crut pas pouvoir continuer le bien dans ces conditions et rentra en France. À son départ, le lycée renfermait encore 471 élèves ; un mois plus tard, sous la direction de Vahan-Effendi, il en avait perdu 109.

L’Arménien Vahan ne tarda pas à être remplacé par le Grec Photiadès-Bey, et celui-ci par Sawas-Pacha. Il y a un an, le lycée a dû changer de local avec l’école de médecine et a été transporté à Gul-Hané, dans le voisinage de Stamboul. Ce déplacement, qui l’éloigne des quartiers habités par les chrétiens et lui affecte un immeuble convenant beaucoup moins que l’ancien à sa destination, a été considéré avec raison comme une satisfaction donnée aux ennemis de la France ; aussi la plupart des fonctionnaires français ont-ils cru devoir se retirer. Le lycée de Galata-Séraï n’a pas cessé d’exister, et, tel qu’il est, il peut encore rendre des services ; mais il a changé de nom, comme si on avait voulu par là effacer le souvenir de son origine ; les programmes ne tarderont pas sans doute à être modifiés, et il est à craindre que le français n’y remplisse bientôt plus qu’un rôle secondaire. Examinons ce qu’il a produit dans la première période de son existence, sans cesse tourmentée.

Avant l’ouverture du lycée de Galata-Séraï, il était permis de se demander si ce n’était pas poursuivre une chimère qu’espérer faire vivre ensemble, participant aux mêmes exercices, prenant la même nourriture, couchant dans les mêmes dortoirs, des enfans appartenant à toutes les nationalités qui peuplent et divisent la Turquie. Les faits ont prouvé que les craintes ressenties à cet égard étaient mal fondées : sans doute il existait dans un pareil milieu des susceptibilités et des défiances toujours en éveil et dont il fallait se préoccuper sans cesse ; mais l’enfant a par-dessus tout le sentiment de la justice, et, en établissant partout une sévère impartialité, il a été possible d’éviter tout conflit sérieux. L’essai peut-être unique tenté là pour préparer, par les enfans, la fusion des races, a été heureux et a donné tous les résultats qu’il était possible d’en attendre dans un petit nombre d’années ; prolongé, il eût certainement fait disparaître bien des préjugés, anéanti bien des germes de divisions, et préparé une assimilation que les intérêts du pays réclament impérieusement.

Quant aux études, un seul fait suffit à en établir exactement le niveau. Dès la troisième année, au mois de juillet 1871, 8 élèves du lycée ont reçu le diplôme de bachelier es-sciences français devant une commission française. Dans les années suivantes, des résultats analogues ont été obtenus. Si l’on veut bien tenir compte du point de départ et mesurer le chemin parcouru, on reconnaîtra qu’il était impossible de prévoir et d’espérer de tels succès ; ils sont le témoignage de la valeur et du dévoûment des maîtres autant que du travail persévérant et des heureuses dispositions des élèves. Les progrès obtenus, en général, dans les diverses parties de l’enseignement, et notamment dans l’étude du français et celle des arts d’imitation, ont dépassé toutes les espérances, et, dans cette lutte d’émulation entre des élèves de provenances si variées, les efforts les plus louables ont été accomplis. On aurait donc tort de regarder les races d’Orient comme devenues incapables de recevoir une culture intellectuelle sérieuse et de les condamner à une immobilité définitive et fatale. Il peut être intéressant de connaître quelles nationalités donnaient les enfans les plus intelligens et de meilleure conduite. À ce double point de vue, les Bulgares ont toujours tenu le premier rang et, après eux, les Arméniens ; en dernière ligne se plaçaient les Turcs, les Juifs, et enfin, j’ai regret de le dire, les catholiques latins. Les Grecs, à côté de quelques bons sujets, en présentaient beaucoup de mauvais.

La diversité d’origine de nos élèves donnait souvent lieu à de curieuses études de mœurs. Plusieurs jeunes Turcs suivaient les cours avec des esclaves de leur âge, entretenus par eux ; ils s’asseyaient aux mêmes bancs, portaient le même costume, et en plus d’une occasion venaient intercéder pour eux. C’est qu’en effet l’esclave, en Turquie, a une position fort adoucie et conquiert aisément une place dans la famille. Le sultan s’est appelé parfois le fils de l’esclave. Ali-Pacha, qui, en homme politique, appréciait les bienfaits d’une éducation conciliatrice, avait compris que certaines défiances de race contre les institutions turques n’existeraient pas contre Galata-Séraï, et nous envoyait les enfans dont il avait intérêt à s’attacher les familles. C’est ainsi que nous avions reçu un certain nombre de Circassiens, des fils d’insurgés crétois et le dernier rejeton du pacha héréditaire des Myrdites, peuplade catholique de l’Albanie, qui est presque constamment en hostilité avec les Turcs. Cet enfant de douze ans avait été enlevé par surprise à ses montagnes avec sa grand’mère octogénaire, unique reste des siens ; celle-ci se laissa bientôt mourir de faim, à ce que l’on croit à Constantinople, pour ne pas vivre au pouvoir de la Porte. Il me semble la voir encore, avec sa haute stature, son grand air et sa rare énergie, me recommander en larmes son petit-fils et m’exprimer toute son aversion pour ses oppresseurs. Le successeur d’Ali-Pacha voulut placer l’enfant à l’école militaire turque ; mais il dut y renoncer devant la résistance obstinée qu’il rencontra.

L’influence du lycée sur ses élèves et par eux sur leurs familles était sensible, et on pouvait en suivre les progrès d’année en année. Si après la campagne de Crimée, en même temps qu’elle laissait une mission militaire à Constantinople, la France avait eu la pensée d’établir dans les principales villes de la Turquie des lycées analogues à celui de Galata-Séraï, ces établissemens se seraient développés librement, en pleine paix extérieure, et auraient pu, dans une période d’une quinzaine d’années, former et verser dans la société sept ou huit générations de jeunes gens ayant parcouru le cercle entier de leurs études. Des maîtres indigènes, capables de se substituer aux étrangers, s’y seraient formés ; ils auraient donné à l’œuvre un caractère de nationalité qui lui manquait à l’origine et auraient pourvu à tous les besoins de l’enseignement. Les anciens élèves auraient, peu à peu et chaque jour davantage, relevé le niveau intellectuel et moral dans les fonctions publiques, dans le commerce, dans l’industrie, dans les arts, et il est difficile de dire quelle transformation se serait opérée dans le pays. Malheureusement cette tentative généreuse n’a été faite qu’à la veille de nos désastres et elle en a subi le contre-coup. L’avenir apprendra si, en arrêtant l’essor déjà imprimé, le gouvernement turc a fait acte d’indépendance et servi ses vrais intérêts, ou si, dépassant le but, comme il arrive en toute réaction, il ne s’est pas rejeté sous des influences qui, à un moment donné, peuvent avoir leurs périls. Quoi qu’il en soit, la pensée qui a présidé à la création en Turquie de lycées d’enseignement secondaire, accessibles aux enfans de toutes les races, est grande et prévoyante ; aux yeux des hommes impartiaux, elle sera l’honneur des esprits éminens qui l’ont conçue ainsi que des deux ministres qui l’ont réalisée.


DE SALVE.

  1. « Parentes qui bona fide egerunt, si promittant, quamprimum prudenter poterunt, se filios a lycæo ablaturos, ad sacramenta admittantur. Qui vero vel hoc ipsum promittere renuant vel in posterum obstinato animo filios immittere in lycæum ausi fuerint, a sacramento arceantur… » (Roma dalla Propaganda, 21 aprile 1869. C. Barnabo Pr.)