L’Enseignement exceptionnel à Paris/02

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L’Enseignement exceptionnel à Paris
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 104 (p. 801-828).
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L'ENSEIGNEMENT EXCEPTIONNEL

II.
L’INSTITUTION DES JEUNES AVEUGLES.


I

Un pauvre tisserand de Saint-Just-lès-Marais, petite bourgade de Picardie, fut le père de deux hommes dont la France peut à bon droit s’enorgueillir : l’un, René Haüy, découvrit la loi constitutive de la formation des cristaux naturels ; l’autre, Valentin, inventa la méthode d’enseignement qui devait rendre en partie aux aveugles le rang dont leur infirmité les avait exclus. Celui-ci était une nature singulièrement douce, naïve et assez incomplète ; à distance, lorsqu’on lit ses ouvrages, sa biographie, les quelques lettres autographes que l’on possède encore, il apparaît comme un théoricien ingénieux et persistant, mais incapable de résoudre les problèmes les plus simples de l’administration la moins compliquée. On reconnaît que, s’il eut l’honneur de fonder la première institution d’aveugles travailleurs, il ne put jamais parvenir à la diriger convenablement. Il a raconté lui-même dans quelle circonstance l’idée lui vint de faire pour les aveugles ce que l’abbé de l’Épée faisait pour les sourds-muets. En 1784, il assistait à un concert donné par une dizaine d’aveugles qui, les yeux dissimulés derrière des lunettes, placés en face de pupitres où s’étalaient des cahiers de musique, écorchaient des airs qu’ils jouaient sans rhythme ni mesure. Tout en écoutant ce charivari, il se souvint qu’un jour, lorsqu’il venait de faire l’aumône à un aveugle, celui-ci l’avait appelé et lui avait dit : « Vous avez cru me donner un sou tapé, et vous m’avez remis un petit écu ; » il en conclut que les êtres privés de la vue acquéraient facilement une délicatesse de toucher qui les aidait à distinguer les objets presque à coup sûr. C’était là une observation que tout le monde avait déjà faite ; mais il en tira cette conséquence, que, si un aveugle reste aveugle en présence d’une surface exactement plane, il peut devenir voyant lorsqu’on lui met sous les mains un relief appréciable. Une lettre imprimée est sans signification pour un aveugle, une lettre gauffrée lui offrirait un sens. Il s’agissait donc d’avoir à l’usage des hommes frappés de cécité des livres imprimés en lettres saillantes. Les exemples de lecture, au lieu d’être exposés aux yeux des élèves, seraient placés sous leurs doigts. Ce fut là l’idée à la fois très ingénieuse et très simple d’où sortit une série d’exercices raisonnes qui devaient donner corps à une nouvelle théorie d’enseignement exceptionnel.

Cette conception s’empara de Valentin Haüy avec une extrême intensité ; mais la théorie ne suffisait pas : il voulut se prouver à lui-même par la pratique qu’il était sur la voie d’une découverte réellement féconde. Il se mit en quête de son premier élève ; naturellement ce fut aux portes des églises qu’il fit ses recherches. En effet, à cette époque les aveugles sans ressources, ne pouvant ni travailler ni s’instruire, en étaient réduits à s’adresser à la charité publique ; ils n’avaient qu’une seule profession, celle de mendians. Ils appartenaient presque tous à cette vaste corporation dont le conseil capitulaire siégeait aux Quinze-Vingts, dans l’hôpital célèbre que saint Louis avait non pas fondé, mais considérablement augmenté par les constructions qu’il avait fait élever sur l’emplacement du Champ-Pourri. Ils avaient, depuis l’origine même de l’établissement, des crieurs spéciaux qui s’en allaient par les rues et sollicitaient à haute voix la commisération des passans en faveur de l’œuvre. Dans ses Contes et fabliaux, Guillaume de la Villeneuve a dit :

A… crier mètent grant paine,
Et li avugle a haute halaine :
Du pain à cels de champ-porri !


Les pensionnaires, les associés des Quinze-Vingts portaient une tirelire à la main, et sur la poitrine, à gauche, une fleur de lis qui leur avait été concédée par acte authentique de Philippe le Bel en 1312 : ils avaient le privilège de placer un tronc à leur profit dans toutes les églises de France ; de plus on leur adjugeait aux enchères le portail des églises de Paris. Ils n’étaient donc pas tolérés « au bénitier » à titre courtois, comme on pourrait le croire et comme on le voit de nos jours ; ils y étaient en vertu d’un droit acquis à beaux deniers comptans qui, remis à la caisse de l’hospice, servaient à soulager les aveugles dénués[1]. Valentin Haüy découvrit à Saint-Germain-des-Prés un jeune mendiant de seize ans, nommé François Lesueur, dont l’intelligence paraissait assez vive, et qui était aveugle depuis l’âge de dix-huit mois. Ce ne fut pas sans peine qu’il lui persuada de le suivre ; l’enfant faisait de bonnes recettes, et, avant de jeter la tirelire aux orties, il se fit assurer par son futur bienfaiteur une somme quotidienne égale aux aumônes que chaque jour il recueillait. Valentin Haüy avait eu la main heureuse : en six mois, Lesueur lisait, calculait et savait un peu de musique.

Tout en débrouillant les premières idées de son élève, tout en lui apprenant à reconnaître par le toucher la forme des lettres en relief qu’il avait fait exécuter et avec lesquelles il lui enseignait à composer des phrases, Valentin Haüy étudiait les procédés que quelques aveugles avaient inventés pour eux-mêmes, entre autres celui de l’aveugle du Puiseaux et celui de Saunderson, dont Diderot a parlé, qui avait imaginé une véritable machine à calculer à Cambridge, où il était professeur de mathématiques ; mais il était surtout attiré par une demoiselle Paradis, née à Vienne en Autriche, pianiste assez remarquable, et qui était alors fort à la mode à Paris, où elle était arrivée en 1783. De larges pelotes en forme de volumes in-quarto, sur lesquelles elle piquait des épingles, lui servaient à noter les sonates qu’on lui dictait, et qu’ensuite elle apprenait par cœur à l’aide de ses doigts. Ses connaissances en géographie étaient assez étendues : elle les devait à un nommé Weissenbourg, aveugle de Manheim, homme ingénieux qui avait fait confectionner pour lui des cartes en relief, où les limites des états étaient indiquées par des chenilles de soie, les villes par des perles de différente grosseur, les mers par un vernis très poli, les terrains par du grès pilé menu. Mlle Paradis excitait une vive curiosité : la lettre de Diderot sur les Aveugles était encore dans toutes les mémoires ; Valentin Haüy s’appropria une partie de ces procédés, il les développa, et, tant par expérience que par invention, il créa sa méthode. Telle qu’elle est, elle nous paraîtrait bien primitive, car elle a été singulièrement améliorée ; elle n’en est pas moins l’œuf même qui contenait en germe les perfectionnemens qui la rendent si précieuse aujourd’hui.

Haüy commença par déterminer le caractère dont la forme est le plus facilement perceptible au toucher : il élimina le romain, qui est carré et amène des confusions entre certaines lettres, telles que l’n, l’m, l’u ; il rejeta l’italique, dont les longues queues et l’attitude penchée peuvent être une cause d’erreur, et il s’arrêta définitivement à une bâtarde droite, qu’on appelait alors l’écriture française, et à laquelle nous devons les beaux manuscrits du XVIIe siècle. Il avait remarqué que l’épreuve d’imprimerie faite à la brosse porte au verso un relief assez accentué, qui reproduit à l’envers les lettres noires du recto ; il comprit dès lors qu’il était facile de donner aux caractères une saillie qui suffirait à les rendre distincts au toucher. Il fit donc fondre des caractères directs[2] ; mis en forme et placés sous la presse, ils se moulaient sur un papier fort, préalablement très mouillé et maintenu par deux ou trois feutres épais qui permettaient à la pénétration de s’exercer en toute liberté. Il imprimait la musique de la même façon. Il voulut aussi apprendre à écrire aux aveugles ; là il fut moins heureux. Il eut beau inventer un cadre qui contenait la feuille de papier, une règle mobile qui servait de point d’appui à la main, une encre très épaisse mêlée de gomme adragante et qu’on saupoudrait de grès porphyrisé ; il ne réussit jamais qu’imparfaitement. L’aveugle écrivait tout de travers, les lettres chevauchaient les unes par-dessus les autres, et le plus souvent il ne parvenait pas à se relire. C’était donc là un tour de force plus curieux pour les spectateurs qu’utile pour l’infirme lui-même. Aussi presque tous les aveugles préféraient se servir de lettres mobiles qu’ils assemblaient sur des tablettes disposées de telle sorte que la queue des caractères pouvait être engagée dans des entailles.

Toutes ces inventions étaient immédiatement expérimentées par Lesueur, dont les progrès confirmaient les théories du maître. La période des tâtonnemens avait pris fin ; il fallait appeler le public à juger l’œuvre entreprise, et les aveugles à en profiter. Valentin Haüy obtint que l’Académie des Sciences, avec laquelle il fut mis en rapport par son frère, examinerait son élève. Lesueur fit merveille ; il lut, il écrivit, il calcula. Une commission composée de Desmarets, Demours, Vicq-d’Azir et Larochefoucauld-Liancourt, rapporteur, fut chargée d’apprécier le mémoire et la méthode présentés par Valentin Haüy. Le rapport fut lu le 16 février 1785 ; la copie que j’ai sous les yeux est certifiée conforme et signée par « le marquis de Condorcet. » Il est élogieux sans restriction : il rappelle les procédés dont quelques aveugles ont fait usage pour eux-mêmes, et il ajoute : « Mais personne n’avait encore songé à rassembler ces différens moyens, à les discuter et à former une méthode suivie et complète pour faciliter à une portion malheureuse de l’humanité l’acquisition des connaissances que la privation du sens le plus nécessaire leur refusait, et pour leur ouvrir, s’il est permis de parler ainsi, l’entrée de la société des autres hommes. » Ce fut là en effet la mission de Valentin Haüy, et elle suffit pour assurer sa gloire.

L’attention du public était excitée par la nouvelle découverte ; la Société philanthropique accorda une pension de 12 livres par tête et par mois à quelques aveugles dont elle confia l’éducation à Valentin Haüy. Celui-ci ouvrit rue Coquillière une école qui ne tarda pas à être connue dans Paris. Aux études de la grammaire, de la géographie et de la musique, le fondateur ajouta l’apprentissage de quelques métiers faciles, le tricot, le filet, la corderie, la sparterie, l’empaillage des chaises, la fabrication des fouets au boisseau, et même l’imprimerie. On donnait quelques séances publiques qui attiraient la foule. Bachaumont cite celle du 1er mars 1785, et rappelle un impromptu de Théveneau sur les sourds-muets et les aveugles-nés, qui se termine ainsi :

Mais dans ce siècle ingénieux,
Où l’homme enfanté des merveilles,
Les yeux remplacent les oreilles,
Le toucher remplace les yeux.

À cette date, on connaît le personnel de l’école ; il se compose de 13 enfans, dont 4 filles et 9 garçons. Un an après, il était presque doublé ; en effet, le lieutenant de police Lenoir, dont le nom se trouve mêlé à tant de bonnes œuvres, parla de cette « nouveauté ». à M. de Vergennes ; Louis XVI fut prévenu, il désira voir les aveugles travailleurs. Valentin Haüy ne se fit pas prier, et se transporta en décembre 1786 avec ses vingt-quatre élèves à Versailles ; ils furent hébergés pendant quinze jours, et étonnèrent tout le monde par leurs exercices. Cependant l’espoir conçu par Valentin Haüy que le roi prendrait l’institution sous sa protection ne fut pas réalisé ; elle restait toujours à la charge de la Société philanthropique, et avait été, pour cause d’agrandissement, transportée rue Notre-Dame-des-Victoires, dans l’espace qui s’étend aujourd’hui derrière la Bourse. On y ouvrit une imprimerie ordinaire, qu’il fallut bientôt fermer, car elle coûtait plus qu’elle ne rapportait, et l’on ne conserva que les ateliers où se faisait l’estampage des caractères en relief. L’émotion causée à cette époque par les résultats des méthodes de l’abbé de l’Épée et de Valentin Haüy fut assez vive pour qu’on agitât cette question de savoir si la suppression d’un sens ne constituait pas à l’infirme une supériorité intellectuelle sur les autres hommes !

La révolution décida du sort de l’institution des aveugles travailleurs, et, la plaçant sous la direction de l’état, la mit à même de traverser les mauvais jours qui l’attendaient. Une loi du 21 juillet 1791 déclara que l’institution serait désormais un établissement public ; une seconde loi du 28 septembre y fonda des bourses, et attribua une subvention à Valentin Haüy. On réunit momentanément les aveugles aux sourds-muets dans l’ancien couvent des Célestins ; mais en 1794 on les installe rue des Lombards, au coin de la rue Saint-Denis, dans la maison des Filles Sainte-Catherine. Ils n’y restèrent pas longtemps. Dès 1800, aux premiers jours du consulat, on les jette aux Quinze-Vingts, où ils occupent un quartier à part. L’école devenait hospice, c’était la détruire. Valentin Haüy n’était point un homme de lutte, sa nature presque timide s’effrayait promptement. Il sollicita une destinée meilleure pour ses enfans, et ne put rien obtenir. Bonaparte n’aimait point ceux qu’il appelait des idéologues : or le pauvre Valentin Haüy en était un ; il avait été théophilanthrope, il avait porté la robe blanche et avait marché derrière le grand pontife Larevellière-Lépeaux dans les innocentes et puériles cérémonies dont Notre-Dame avait été le théâtre. Larevellière avait tenu rigueur au consulat. Valentin Haüy fut-il soupçonné d’opposition, prouva-t-il une incapacité administrative trop absolue ? Je ne sais, mais le sort ne fut doux ni pour ceux qui avaient inspiré tant d’intérêt dix ans auparavant, ni pour leur maître. Celui-ci, fort attristé, n’ayant d’autres ressources qu’une pension de 2,000 francs, ouvrit une école particulière rue Sainte-Avoye sous le titre un peu prétentieux de Muséum des Aveugles, et ne réussit qu’à faire des dettes, qui aggravèrent sa situation, déjà fort gênée. Il fut pris de découragement et quitta la France en compagnie d’un de ses élèves nommé Fournier, qu’il aimait beaucoup. A Berlin, il fonda une école qui prospéra, et, se dirigeant vers Saint-Pétersbourg, où il était appelé, il s’arrêta à Mittau pour rendre ses devoirs au comte de Provence. C’était le 7 septembre 1806 ; Fournier, qui ne quittait point son maître, après avoir exécuté différens exercices en présence de Monsieur, écrivit cette phrase doublement prophétique : « sera-ce donc sous le règne de Louis XVIII que l’établissement des aveugles travailleurs arrivera à sa perfection ? » Revenu en France après la seconde restauration, Valentin Haüy s’adressa au duc de Richelieu et lui demanda pour toute faveur d’être nommé instituteur honoraire des jeunes aveugles. Ce très modeste rêve ne paraît pas avoir été réalisé. Il vivait fort retiré chez son frère au Jardin des Plantes. On ne fit guère attention à lui ; sa modestie devient de l’humilité, et dans une lettre autographe datée du 18 février 1818 il écrit : « Je sais qu’on dit de moi : c’est un vieil imbécile qui n’est plus bon à rien. » Il végéta pendant quelques années, et mourut le 18 mars 1822, précédant son frère, qui le rejoignit le 3 juin suivant.

Louis XVIII, de retour en France, n’avait point oublié la scène de Mittau ; par ordonnance royale du 8 février 1815, il arracha les jeunes aveugles à l’hospice des Quinze-Vingts, leur créa une existence indépendante, et fit mettre à leur disposition, dans la rue Saint-Victor, l’ancien collège des Bons-Enfans, qu’on nommait aussi le séminaire Saint-Firmin. Là du moins ils étaient soustraits au contact périlleux des mendians, ils étaient chez eux, et pouvaient reprendre l’enseignement, qui pendant une quinzaine d’années avait été singulièrement négligé. Toutefois il s’en fallait de beaucoup que leur nouvelle maison fût convenablement disposée pour eux. On les avait installés, vaille que vaille, dans de vieux bâtimens humides, mal aérés, utilisés après coup, étroits, et particulièrement malsains pour des enfans naturellement faibles et presque toujours maladifs. Des rapports officiels, rédigés par des savans autorisés, constatent l’insalubrité de l’institution de Saint-Victor à plusieurs reprises notamment le 8 mai 1821 et le 4 décembre 1828 ; on paraît s’émouvoir, on propose plusieurs emplacemens, celui entre autres qui est maintenant occupé par le collège Stanislas, rue Notre-Dame-des-Champs ; la révolution de juillet emporte les idées vers d’autres sujets, et l’on oublie les jeunes aveugles. Le 29 février 1832, le ministre des travaux publics déclare que « l’établissement est dans une situation déplorable et qu’il tombe en ruines. » Un tel état de choses demande un remède immédiat ; celui qu’on imagine est pire que le mal : on propose de réintégrer ces malheureux aux Quinze-Vingts, non pas transitoirement, jusqu’à ce que l’on ait découvert un local convenable pour eux, mais d’une façon définitive. La lutte fut longue et assez vive ; fort heureusement la raison et l’humanité triomphèrent. Le 14 mai 1838, M. de Montalivet fit passer une loi que Lamartine appuya de son éloquence ; l’état était autorisé à acquérir des terrains sur le boulevard des Invalides et à y faire élever un établissement qui serait spécialement consacré aux jeunes aveugles. M. Dufaure, ministre des travaux publics, posa solennellement la première pierre le 22 juin 1839, et les élèves purent prendre possession de leur nouvelle demeure le 9 novembre 1843. C’est un des rares monumens de Paris qui ait été construit dans un dessein défini, et qui ait été approprié aux besoins qu’il devait satisfaire.


II

L’institution est absolument isolée ; elle est sertie dans un cadre fermé par le boulevard des Invalides, la rue de Sèvres, la rue Duroc et la rue Masseran. L’école des jeunes aveugles a été plus favorisée que la maison des sourds-muets, car au milieu de la cour d’entrée s’élève la statue de Valentin Haüy considérant François Lesueur, qui épelle le nom du bienfaiteur. Un bâtiment destiné aux services généraux sépare l’établissement en deux parties égales ; celle de droite est attribuée aux garçons, celle de gauche est réservée aux nues. Une longue galerie, qui a quelque chose de claustral et qui par hasard n’est pas peinte en jaune, donne accès aux quartiers des élèves. Dès qu’on a franchi la porte de l’école proprement dite, il suffit de regarder le grand escalier pour reconnaître qu’on est chez des aveugles. En effet, les degrés ne sont pas, comme d’habitude, usés dans la partie moyenne, ils sont fatigués, amincis aux extrémités ; on comprend que ceux qui les gravissent cherchent un point d’appui, un guide-main vers la rampe et vers la muraille. Lorsqu’on arrive pour la première fois aux heures de certaines études, on subit une impression assez étrange : on se croit dans une vaste boîte à musique ; de tous les coins sortent des bruits d’orgues, de pianos, de clarinettes, de violons, de contre-basses, de cornets à pistons, de flûtes et d’ophicléides. C’est le palais de la cacophonie, car chacun y travaille pour son compte, apprend son morceau, manie son instrument et perfectionne sa propre instruction sans se préoccuper des autres.

La maison est parfaitement distribuée, sans luxe, mais avec un certain confortable de boiseries et de parquets ; de larges fenêtres ne ménagent point l’air à des êtres qui en ont d’autant plus besoin qu’ils sont privés de lumière. Les classes, les ateliers, les dortoirs, le réfectoire, sont bien emménages. Tout a été fait pour les infirmes spéciaux qui vivent là et s’y plaisent. La première pièce qu’il convient de visiter, c’est la bibliothèque, car elle renferme l’outillage ingénieux dont on arme l’aveugle, dont on lui enseigne à se servir avant de lui donner l’instruction qu’il est apte à recevoir ; elle garde aussi, à titre de reliques, les premiers alphabets composés par Valentin Haüy, et à titre de documens historiques les éclats des obus que l’institution, convertie en ambulance, a reçus le 12, le 20 et le 21 janvier 1871. Ces projectiles n’ont tué que des soldats déjà blessés ; les jeunes aveugles avaient été évacués sur Bordeaux avant que l’investissement de Paris ne fût complet. La bibliothèque proprement dite a été formée avec un fonds de volumes donnés autrefois par François de Neufchâteau ; elle est pauvre, ne compte guère plus de 700 volumes, et est surtout fournie de vieux bouquins dont il n’y a plus guère moyen de tirer parti. Là le système d’enseignement apparaît d’un coup ; voilà des sphères et des cartes en relief pour la géographie, voilà un système planétaire composé de billes de différentes grosseurs se mouvant le long d’une ellipse en fer. Sur des étagères, on aperçoit des animaux, — cheval, éléphant, girafe, — qui semblent appartenir à la faune de Lilliput. On avait imaginé d’enseigner l’histoire naturelle aux aveugles en estampant des figures très saillantes sur des plaques de bronze, mais on n’avait pas réfléchi que l’œil seul peut faire comprendre la perspective, que le toucher est insuffisant pour s’en rendre compte ; il y a là une série de tablettes représentant des sarigues, des opossums, des tatous, des fourmiliers, qui ne servent plus aujourd’hui qu’à orner les murailles. On voit là dans les premiers essais d’impression en relief composés spécialement pour l’institution des aveugles, le système d’abréviation qui avait été adopté par Valentin Haüy, et qui tentait d’éviter la confusion que devait faire naître la similitude de certaines lettres entre elles. J’ai copié cette phrase : « un bon père donne toujours à ses enfans la nourriture et le désir du bien en tout ; » elle est estampée ainsi : u bo père done tojors à ses efas la noriture et le désir du bie e tot. Donc la lettre redoublée s’indiquait par un point souscrit, l’n par un tiret supérieur, l’u par un tiret inférieur. Pendant longtemps, on s’est servi de ces caractères, qui, sauf cette modification, reproduisaient notre écriture usuelle ; mais le problème de faire écrire l’aveugle d’une façon sérieuse, et surtout de lui permettre de se relire lui-même, n’avait point été résolu. Pour arriver à ce résultat si enviable et si vainement cherché, il eût fallu tracer des caractères en relief, et c’était là une difficulté qui paraissait insurmontable avec les lettres de notre alphabet ordinaire. On s’obstinait cependant à conserver celui-ci, et tous les efforts restaient stériles. En 1821, un officier de cavalerie nommé Charles Barbier, passionné pour la sténographie et cherchant toute sorte de modes d’écriture, imagina, à l’usage des aveugles, une méthode basée sur un système absolument nouveau. Il négligea l’orthographe, les mots, les lettres, et ne se préoccupa que des sons ; il composa une série de trente-six sons qui devaient suffire à reproduire tous les vocables de la langue française ; il divisa la série en six lignes composées chacune de six sons ; chaque son était représenté par un certain nombre de points disposés d’une façon particulière. Le point devenait donc le principe de l’écriture aveugle, comme la ligne est le principe de l’écriture voyante. L’invention de Charles Barbier constituait un progrès ; cependant elle était loin de répondre à toutes les exigences. Son écriture phonétique était souvent d’une application douteuse, elle amenait des confusions fréquentes et était bien plus compliquée qu’il n’aurait fallu ; en outre elle était impropre à la numération et à la notation musicale, grand inconvénient pour des hommes qui ont d’assez vives dispositions vers le calcul et qui ont la passion de la musique. Ce fut un aveugle, ancien élève de l’institution, où il était resté comme professeur, qui, s’inspirant des idées de Barbier, donna enfin aux aveugles l’écriture qui leur manquait. Cet homme, exceptionnellement intelligent et d’une sagacité rare, se nommait Louis Braille ; il était fils d’un bourrelier de province, et se creva les yeux, à l’âge de trois ans, en jouant avec une serpette. Son buste est placé aujourd’hui dans le vestibule de l’institution : ce n’est que justice ; après Valentin Haüy, c’est lui qui a le plus fait pour les aveugles. Par la combinaison de points alignés horizontalement et verticalement, il parvint à trouver l’équivalent des lettres de l’alphabet, des chiffres simples, des figures de la ponctuation et des notes de musique. Les combinaisons sont rationnelles : il n’y a en réalité que dix signes ; mais, si à chacun de ces signes on ajoute un point placé à gauche, on crée dix signes nouveaux ; un point mis à droite donne encore dix formes nouvelles. On voit par là jusqu’où l’on pourrait étendre cette méthode, qui suffit à tous les besoins et n’est point compliquée, car la lettre la plus chargée se compose de trois points en hauteur et de deux points en largeur. Mais pour guider la main, pour éviter que les points ne fussent tracés les uns sur les autres et ne devinssent illisibles au toucher, il fallait un appareil tout à fait spécial. Louis Braille l’inventa, et créa du premier coup un chef-d’œuvre de simplicité pratique. Qu’on se figure une planchette en zinc réglée de lignes creuses et munie d’un cadre de bois plat ; sur le cadre, on adapte une grille en cuivre percée dans le sens de la longueur de deux bandes de vingt-six trous rectangulaires, disposés les uns au-dessus des autres. Cette règle grillée représente la hauteur de deux lignes d’écriture ; elle est mobile sur le cadre, auquel elle n’adhère que par une saillie du métal pénétrant dans une entaille du bois. Entre la planchette de zinc et la grille, on place une feuille de papier épais et très résistant. A l’aide d’un poinçon émoussé, on fait dans chacun des trous le nombre de points nécessaires pour écrire les mots ou figurer les sons ; lorsque deux lignes sont écrites, on détache la grille, on la fait glisser sur le cadre, on la fixe dans l’entaille inférieure, et ainsi jusqu’en bas de la page. Par ce moyen, l’écriture, — le poinçonnage, — est toujours d’une irréprochable régularité ; les lignes sont forcément droites, et les lettres, ne pouvant être tracées que par l’ouverture même de la grille, n’empiètent jamais sur les voisines. — De cette façon, les aveugles écrivent en creux, et c’est en touchant le relief qu’ils peuvent lire. — L’objection n’a point de valeur : ils écrivent de droite à gauche, retirent la feuille de papier, la retournent, promènent leurs doigts de gauche à droite, et par conséquent n’ont plus à tâter que des lignes saillantes. L’espace qui sépare les points, les lettres, les mots, est réglé par la disposition même des ouvertures de la grille mobile. Cette écriture nocturne, — c’est ainsi qu’on la nomme, — est donc très nette, très commode à tracer, très lisible, lorsqu’on a appris à la pointer, ce qui n’est ni long ni difficile, car la plupart des parens qui ont des enfans aux Jeunes-Aveugles se mettent très vite en correspondance avec eux par ce moyen.

Tous les élèves de l’institution sont frappés de cécité, mais cela ne veut pas dire qu’ils vivent tous dans une nuit absolue ; pour quelques-uns, l’obscurité n’est pas complète. Sur les 143 garçons que j’ai trouvés dans l’établissement lorsque je l’ai visité, 6 pouvaient se diriger, 11 parvenaient à distinguer les couleurs, 38 reconnaissaient le jour, 88 étaient fermés à toute perception. Ceux-là sont pour la plupart frappés d’amaurose, le nerf optique est paralysé. Les autres disent qu’ils ont « un point de vue : » si faible qu’il soit, ils en tirent vanité ; mais les couches de brouillard qui les enveloppent sont trop épaisses et les rejettent au rang des infirmes. Ceux qui parviennent à déterminer les couleurs se trompent bien souvent : le bleu leur parait noir, le jaune leur paraît blanc, à moins qu’on n’ait soin de placer ces deux tons sur des nuances absolument différentes, telles que le rouge ou le vert. Presque tous du reste ont la prétention de voir les éclairs ; il ne faut point s’y fier, car le plus souvent ils les reconnaissent au moment même où le tonnerre éclate. Ce sont en général les aveugles incomplets qui ont été le plus défigurés par la maladie ; l’opacité de la cornée transparente leur fait de gros yeux blancs, toujours agités, saillans hors des paupières et qui ressemblent à des billes de porcelaine bleuâtre ; quelques-uns ont au milieu de l’iris une large tache laiteuse qui leur donne un horrible regard de hibou effaré. D’autres ont l’orbite vide, et les paupières toujours rapprochées ; lorsque celles-ci s’entr’ouvrent par suite d’une de ces contractions nerveuses de la face auxquelles ils sont sujets, on aperçoit un filet d’argent veiné de rose. Les amaurotiques ont des yeux comme les nôtres : point de déformation du globe, point de taie, point de mouvemens irréguliers ; c’est l’habitude ordinaire du corps qui dénonce leur cécité : le regard, sans expression, toujours perdu, comme disent les peintres, est d’une indicible tristesse ; leur œil est insensible à la douleur comme à la lumière. J’ai vu à l’hôpital de la Charité, il y a une dizaine d’années, une jeune fille charmante qui avait une amaurose ; pour se rendre compte du degré de paralysie dont elle était atteinte, on la soumit à une expérience qui parut cruelle et qui était inoffensive. A l’aide d’urne loupe, on fit converger les rayons solaires précisément sur la rétine à travers la pupille d’un de ses yeux : c’était de quoi allumer instantanément de l’amadou ; elle ne s’en aperçut même pas.

Tous ne sont pas des aveugles-nés ; sur les 143 élèves que j’ai vus, 20 seulement étaient frappés de cécité congénitale, 33 avaient perdu la vue aux premières heures de la vie ; ceux-ci, pour la plupart, ont été clos dans une obscurité perpétuelle par suite d’une ophthalmie purulente dont ils peuvent faire remonter la cause à l’inconduite de leurs parens ; 51 se sont fermés à toute lumière entre l’âge de quinze jours et celui de six ans, 22 entre six et dix ans ; 17 enfin ne sont devenus aveugles qu’après leur dixième année. Les sourds-muets qui ont entendu et parlé ont plus intelligens que les sourds-muets-nés : il en est de même des aveugles ; ceux qui ont vu gardent dans le souvenir certaines notions qui les font supérieurs à leurs camarades. Ils savent ce que c’est que l’espace ; ils ont des idées presque justes sur la perspective, ils se rappellent les couleurs et aiment à en parler ; de plus ils peuvent par la pensée, aidée de la mémoire, reconstituer l’ensemble d’un objet dont les dimensions dépassent celles de la main, ce qui est très difficile pour un aveugle-né. Celui-ci a beau tâter le tronc d’un arbre, grimper dans les premières branches, les palper, passer ses doigts sur les feuilles réunies en bouquets ; il n’arrivera jamais que très imparfaitement à se figurer l’arbre entier. Il ne se représente pas mieux les grands animaux ; un cheval nu le déroute, il ne parvient guère à en délimiter la forme que par le harnachement. Du reste il suffit de regarder les aveugles attentivement lorsqu’ils sont réunis pour reconnaître presque à coup sûr ceux qui ont « un point de vue, » ou qui ont conservé quelque vague souvenir de la lumière. Ils sont moins affaissés que les autres, ils ont des gestes moins rudimentaires ; ils portent la tête d’une façon plus voyante, et ont même parfois quelque coquetterie dans la manière dont ils disposent leurs cheveux ou le nœud de leur cravate.

Il est intéressant de les voir lorsqu’ils sont assemblés dans la grande classe où on leur fait des lectures. Ils arrivent marchant les uns derrière les autres en se tenant ordinairement par l’épaule, sans désordre, et chacun gagne son poste assigné avec une sorte de clairvoyance interne que donne l’habitude. Les bancs sont disposés d’une façon particulière ; toute place y’est divisée par deux bras en fer, comme un fauteuil sans dossier. Cette précaution, qui donne à certaines classes l’aspect d’une série de petits boxes, est indispensable avec des aveugles. Les enfans voyans se regardent et se parlent des yeux ; les aveugles se rapprochent invinciblement les uns des autres, jamais ils ne sont assez pressés. Si on n’y mettait bon ordre, ils finiraient par s’entasser tous sur le même banc, sans souci de la gêne extrême qu’ils pourraient en éprouver. Leur attitude seule, pendant que le professeur parle ou lit, révèle leur infirmité : la tête est généralement penchée en avant et légèrement inclinée sur le côté, avec ce mouvement bien connu des oiseaux branchés qui écoutent au loin un bruit inquiétant. Ils tendent l’oreille, et, si la voix qu’ils entendent est naturellement harmonieuse, ils y prennent un plaisir qui se reflète sur leur physionomie, toujours un peu éteinte. Quelques-uns ont des mouvemens nerveux involontaires qu’ils ne parviennent pas à réprimer ; leurs yeux, — ces gros yeux morts, — semblent doués d’une vie particulière et confuse qui se traduit par une agitation permanente ou par des battemens de paupières incessans. Ces malheureux en ont-ils conscience ? On peut en douter. Les nouveau-venus se reconnaissent promptement ; ils ont un geste, — un tic, — qui est insupportable à voir : constamment ils se foulent les yeux avec les mains, et parfois s’enfoncent les doigts si profondément dans l’orbite qu’ils déplacent le globe de l’œil. Il faut deux ans, trois ans d’observations, de réprimandes, de soins, pour les guérir de cette manie, qui est une maladie réelle. Lorsqu’on les interroge, lorsqu’on leur dit : Est-ce que vous souffrez des yeux ? ils répondent invariablement : Non. — Mais pourquoi les frottez-vous sans cesse ? — Je ne sais pas ; c’est plus fort que moi.

Dans le grand réfectoire, — que l’on a tort de ne pas disposer de telle façon qu’il soit possible de leur faire une lecture pendant les repas, — ils s’assoient à de longues tables en marbre rouge et mangent silencieusement, sans gloutonnerie. La défiance, qui est le fond même de leur caractère, apparaît ici dans toute son intensité : au-dessous de la table règne une tablette divisée en compartimens où chaque élève doit déposer son couvert et sa serviette ; c’est là qu’ils placent leur timbale, à l’abri de tout contact, tant ils redoutent qu’un voisin facétieux ne jette quelque ordure dans la pâle abondance qu’ils se versent eux-mêmes en tâtant avec le doigt le niveau du liquide dans leur gobelet. Si la timbale n’est pas cachée, elle est prudemment abritée par leur main ; en un mot, ils la défendent. Il en est de même pour leur pain ; ils le tiennent ordinairement sous le bras, loin de tout contact étranger. Ils sont fort dégoûtés : si le morceau de pain qu’on leur donne a été touché par une goutte de liquide, si au lieu d’être coupé il a été cassé, ils le refusent, ils s’en méfient ; lorsqu’on insiste et que l’on veut les contraindre, ils préfèrent ne pas manger. Ils ont pour leur nourriture une prudence toute féline, et ils l’étudient très attentivement avant de l’accepter.

Après les repas, ils prennent leur récréation dans une vaste cour sablée et plantée d’arbres. On pourrait croire que leur infirmité les réduit à se réunir en groupes et à causer entre eux ; — nullement, les jeux les plus violens sont les jeux qu’ils préfèrent. On joue au cheval fondu, aux quatre coins, presque aussi lestement que si l’on voyait ; on court sans jamais se heurter aux arbres, qu’on sait éviter avec une sagacité surprenante ; mais le jeu favori, c’est la bataille, car tout aveugle est essentiellement belliqueux. On se sépare en deux bandes adverses, et on se livre de grands combats, à la vive joie des assistans, j’allais dire des spectateurs, qui écoutent de quel côté sera la victoire. Quelques enfans restent cependant volontiers solitaires, dans un coin du jardin, à l’angle des murs qui les protègent, et là ils se livrent à une sorte de gymnastique sur place qui rappelle le mouvement rhythmique et toujours semblable des animaux encagés. Ceux-là sont des nouveaux qui apportent à l’institution les habitudes prises dans la maison maternelle, où, timides, environnés de nuit, claquemurés dans une chambre étroite, ils remplaçaient l’exercice par un balancement perpétuel promptement dégénéré en manie nerveuse. Il faut du temps et beaucoup de prudence pour les amener à se débarrasser de cette agitation musculaire à laquelle la volonté semble ne plus prendre part ; peu à peu ils étendent le champ de leurs promenades, le long des murs d’abord, puis à travers les arbres, et enfin ils se mêlent sans réserve aux jeux de leurs camarades.

En dehors des récréations réglementaires, après chaque heure de classe, on laisse aux aveugles deux ou trois minutes pendant lesquelles ils peuvent remuer tout à leur aise. Hygiéniquement et moralement, l’immobilité leur est mauvaise, et le silence leur est funeste. Un aveugle aime le bruit comme un voyant aime la lumière ; pour lui, c’est l’emblème de la vie. Lorsque le silence se fait subitement autour d’un enfant aveugle, le pauvre petit prend peur et se met à pleurer ; la punition la plus grave consiste à enfermer un élève récalcitrant dans une chambre absolument isolée de tout bruit ; c’est là un supplice réel qu’on n’applique que dans des circonstances exceptionnelles, et qu’on ne prolonge jamais au-delà d’une heure. Il ne faut pas cependant que le bruit dégénère en tumulte, car alors la confusion se fait dans l’oreille de l’aveugle, qui ne sait plus rien distinguer au milieu des vibrations entremêlées, et qui perd la tramontane. Un aveugle parfaitement capable de se diriger par l’ouïe au milieu des rues de Paris, suivant une route dont il a l’habitude, s’égare immédiatement et parfois se retrouve au fond d’une cour ou d’une allée, si le hasard de son chemin le fait tomber au milieu d’un de ces brouhahas si fréquens dans une grande ville. Leur ouïe du reste est d’une finesse exquise, ils en ont fait l’éducation avec un soin intéressé : si elle ne supplée qu’imparfaitement au sens qui leur manque, elle leur rend du moins des services que les voyans ne soupçonnent guère. Souvent, en entrant dans une chambre qu’ils ne connaissent pas, il leur suffit de tousser légèrement pour savoir si elle est habitée, où sont placés les gros meubles, où s’ouvrent les fenêtres. Dans la voix humaine, ils découvrent des inflexions, des nuances multiples qui nous échappent ; ils disent d’un homme : Il a une mauvaise voix, comme nous disons : Il a un mauvais regard. C’est à l’ouïe qu’ils demandent ces impressions morales que nous recevons par la vue. Me parlant d’une femme qu’il avait aimée, un aveugle-né m’a dit ce mot charmant : « ah ! quel joli son elle avait ! »

Diderot a donné cours à cette erreur, que les aveugles étaient absolument dénués de toute pudeur[3]. S’il avait pu connaître ceux qui vivent dans l’institution du boulevard des Invalides, il aurait promptement changé d’opinion. Il est difficile en effet de voir une pudibonderie pareille ; jamais Diane au bain ne fut plus chaste, plus effarouchée, plus soupçonneuse. Il faut les voir se lever le matin et sortir du lit avec mille précautions précieuses, se cacher au moindre bruit et tendre l’oreille pour n’être jamais pris au dépourvu. C’est là probablement le fruit de l’éducation austère et très morale qu’on leur donne ; mais c’est aussi le résultat de cette défiance qui ne les abandonne jamais, même dans les actes les plus simples de la vie, et qui semble faire partie de leur nature. Ignorant ce que c’est que la vue, ils lui attribuent sans doute une puissance diabolique : pour eux, elle est un toucher à distance, mais singulièrement pénétrant, rayonnant et perspicace ; ils la redoutent et ne savent parfois qu’imaginer pour s’y soustraire. Dans leur salle de bains, qui est très belle, très bien disposée, suffisamment outillée d’instrumens d’hydrothérapie, et où on les conduit très souvent, ils sont visiblement mal à l’aise et se dissimulent le mieux qu’ils peuvent à des regards qu’ils soupçonnent et qui ne s’occupent guère d’eux. On fait bien de les baigner fréquemment et de les fortifier par des lotions d’eau froide ; la plupart sont anémiques, de chair blanche et molle ; les scrofules déforment les garçons, la chlorose affaiblit les filles ; on agit sagement et humainement en réagissant contre cet état général qui, parfois et malgré tous les soins, les conduit à la mélancolie, à ce tædium vitæ où périt toute énergie. Cependant, quoique. cette maladie soit commune chez les aveugles, il est sans exemple qu’un d’eux ait essayé d’y échapper par le suicide, comme cela se voit si souvent chez les autres hommes.

Non-seulement les aveugles sont très pudiques, mais ils sont d’une propreté remarquable. Il est vrai que la grande cause de la saleté ordinaire des écoliers, l’encre, n’existe pas pour eux à l’institution ; néanmoins il est facile de reconnaître qu’ils se soignent avec plaisir, que le contact de la poussière, de la graisse, que toute tache perceptible au toucher leur est pénible. Leur costume fort simple, — un pantalon de drap et une blouse de siamoise, — n’est jamais déchiré, et, lorsque par hasard ils se laissent tomber pendant la récréation, ils s’époussettent partout et longtemps avant de reprendre leurs jeux. Ils sont en outre extrêmement ordonnés : cela se comprend ; s’ils ne retrouvent pas immédiatement les objets sous la main à une place déterminée, ils sont déroutés et ne savent que devenir. La plus mauvaise plaisanterie que l’on puisse faire à un écolier aveugle serait de bouleverser son pupitre. Ces bonnes qualités ont leur contre-poids ; l’homme n’est point parfait, même à l’institution des jeunes aveugles. Comme les sourds-muets, ceux-ci ont un insupportable orgueil ; on dirait que leur infirmité leur constitue une supériorité dont ils sont fiers, et peut-être pensent-ils sincèrement qu’il faut un génie particulier pour réussir à percer les ténèbres dont ils sont enveloppés et pour parvenir à s’assimiler quelques notions des choses de ce bas monde. On doit aussi reconnaître. dans ce défaut l’effet d’une réaction naturelle contre la commisération dont ils sont l’objet ; ils s’irritent de ce sentiment de pitié qu’ils inspirent, et exagèrent parfois la résistance jusqu’à soutenir qu’ils sont heureux sans réserve, et qu’ils ne regrettent rien. Pour quelques-uns d’entre eux, cette vanité se double d’entêtement ; souvent, lorsqu’un aveugle s’est entiché d’une idée, si sotte, si impraticable qu’elle soit, il n’en démordra plus. Je m’étonnais de ces dispositions d’esprit chez des enfans qui, dans presque toutes les circonstances de la vie, ont besoin d’une aide extérieure ; un homme qui les connaît bien me répondit : « Cela est naturel, ils ne peuvent changer de manière de voir. »

La maison est admirablement chauffée ; on est parvenu à y entretenir une température douce, tiède et toujours égale. Cela est indispensable pour des aveugles : s’ils ont froid. aux mains, ils n’y voient plus, — ce sont leurs doigts qui sont leurs yeux. Quelques-uns sont arrivés à posséder un tact d’une délicatesse extraordinaire. Nous avons tous remarqué que dans l’obscurité le sens du toucher est plus développé que pendant le jour, comme si la nature elle-même venait à notre aide par une sorte d’ingénieuse substitution ; chez les aveugles, cette interversion prend parfois les proportions d’un phénomène. Ils jouent facilement aux dominos, aux cartes, aux dames ; un signe saillant à peine perceptible pour nous leur permet de s’y reconnaître à coup sûr. On a dit que quelques-uns étaient assez habiles pour pouvoir distinguer la couleur de différens écheveaux de laine en y passant la main : le fait n’est pas impossible, car chaque nuance modifie le tissu d’une façon appréciable ; mais je n’ai point été témoin d’une telle expérience. Je sais seulement qu’il suffit à un aveugle de palper du doigt une montre ordinaire pour indiquer immédiatement l’heure, et de poser la main sur le bras d’un de ses camarades pour désigner celui-ci par son nom. C’est là le toucher spécial qui est exercé avec un soin persistant à l’institution : on le régularise, on le dirige en vertu de théories qui sont le résultat d’une longue expérience, et l’on parvient à de véritables tours de force ; mais il y a aussi ce qu’on peut appeler le toucher général, qui, pour les objets placés à distance, correspond très exactement à la vue : sous ce rapport, il existe parmi les aveugles des myopes et des presbytes comme parmi les voyans. Souvent dans les couloirs de l’institution, apercevant un élève qui venait vers moi, je me suis arrêté immobile, afin d’éviter de le prévenir de ma présence. L’enfant marchait droit de mon côté ; arrivé à cinq ou six pas, il ralentissait sa marche, levait la tête comme pour chercher une impression plus accentuée, faisait encore un pas ou deux avec précaution, puis tout à coup, prenant son parti, obliquait vers sa droite et passait rapidement près de moi, en ayant soin de me frôler légèrement pour tâcher de reconnaître qui je pouvais être. La résistance plus ou moins vive de l’air ambiant est l’indication de l’obstacle, mais cet obstacle est d’autant mieux perçu qu’il est plus élevé ; il est presque sans exemple qu’un aveugle se soit heurté contre un objet qui dépasse sa tête ou qui seulement est situé à la hauteur de ses mains, tandis qu’il n’évitera pas un banc, une table, placés au niveau des genoux ou des hanches. On peut faire cette expérience : un enfant vient d’être admis à l’institution ; on le conduit sur le boulevard, le dos tourné à la porte d’entrée, et on lui dit : Va droit devant toi. Il traverse un trottoir, la chaussée, un second trottoir, se trouble, étend la main, s’arrête : il est à un mètre du mur du couvent des Oiseaux. Un aveugle va seul dans Paris, il y fait une longue course, et ne se trompe jamais de chemin. A quoi distingue-t-il si bien sa route ? Au nombre de rues transversales devant lesquelles il doit passer et qui poussent vers lui une nappe d’air qu’il sait parfaitement reconnaître. A l’aide de l’aérographie, il reconstruit, à ne pas s’y tromper, la topographie de la ville.


III

L’institution a la régularité d’un collège : on s’y lève à cinq heures et demie, on s’y couche à neuf ; le temps est divisé entre les classes, les récréations, l’étude de la musique ou l’apprentissage d’un métier. On y est reçu de dix à quatorze ans : plus tôt, l’enfant est trop jeune ; plus tard, il est trop vieux, ses habitudes prises le rendent rebelle à l’enseignement qu’il doit recevoir. L’enfant ne fait pas grand’chose au début ; on lui met aux mains la planchette de zinc, la grille, le poinçon, du papier : c’est une façon de lui « ouvrir les yeux, » de le laisser apprendre à se servir de ces précieux instrumens avant de s’adresser à sa mémoire et à son intelligence. Dans cette méthode d’instruction absolument exceptionnelle, la mémoire doit naturellement jouer le principal rôle, puisque ces pauvres enfans ne peuvent guère retenir que ce qu’on leur dit, et que le nombre de livres imprimés à leur usage est singulièrement restreint[4]. Pour les mathématiques par exemple, tout est expliqué de vive voix, commenté, répété pendant de longs jours avant qu’on mette à leur disposition une table à calculer, ou qu’ils soient parvenus à résoudre le problème sur le papier. On leur enseigne en même temps l’orthographe et la grammaire ; le professeur aveugle, promenant ses doigts sur les feuillets du gros registre poinçonné qui lui sert de livre, lit une phrase ; il la fait épeler lettre à lettre par l’élève, puis il passe à l’analyse grammaticale, qui est détaillée mot à mot ; le lendemain, il fait répéter la leçon de la veille. C’est bien long, — nul point de repère que le souvenir : aussi faut-il six années d’études suivies pour acquérir les notions de l’enseignement primaire. La mémoire de quelques-uns de ces enfans est prodigieuse, et parfois il leur suffit d’avoir entendu réciter un acte de Racine ou de Corneille pour ne le jamais oublier.

Le premier débrouillement se fait assez vite ; en trois ou quatre mois, un enfant d’une intelligence moyenne sait lire et écrire. Dès qu’ils sont un peu grands et qu’ils ont franchi les étapes élémentaires, on leur fait écrire beaucoup de dictées, qui restent pour eux des volumes qu’ils peuvent relire. Je les ai vus, la tablette au genou, piquant les signes conventionnels avec une grande régularité, silencieux, très attentifs et ayant vraiment l’air de faire effort pour échapper à l’obscurité qui les enveloppe. Ils lisent sans ânonner, lestement, l’extrémité des doigts sur les points saillans, et aussi rapidement qu’un voyant qui lirait à haute voix. Ils ont d’eux-mêmes abrégé leur écriture ; à moins qu’ils ne fassent un devoir de grammaire, ils négligent l’orthographe, qui n’est utile que pour les yeux, et ils se servent d’une, sorte de sténographie exclusivement phonétique : ils ne reproduisent que le son. Ainsi, au lieu d’écrire lentement et en détail : j’ai bu de l’eau, — ce qui exige 27 coups de poinçon, — ils écrivent en 17 points : j bu dlo. Ils vont ainsi beaucoup plus vite et avec une sûreté égale, car le système graphique de Louis Braille, qui actuellement est adopté dans le monde entier, excepté dans l’Allemagne du nord, a cela d’admirable, qu’il se prête à toutes les abréviations possibles, et qu’il correspond à la fois aux besoins de la vue, de l’ouïe et du toucher. Lorsque les enfans parviennent à la seizième année, et que déjà ils ont des notions sérieuses de grammaire, de littérature, de géographie et d’histoire, on les laisse très habilement livrés à eux-mêmes pour le choix des compositions qu’ils ont à faire. Au lieu de leur donner une matière à amplifier, discours ou narration, on leur dit à peu près : Faites ce que vous voudrez. C’est un moyen excellent de leur permettre de développer eux-mêmes leurs facultés dominantes et de lire plus facilement dans ces âmes, qui semblent toujours redouter d’être pénétrées.

Le devoir est généralement indiqué de cette façon vague : une lettre à écrire. Quelques-uns choisissent un sujet de morale, mais alors ce ne sont guère que des réminiscences de sermons entendus à la chapelle ou de lectures écoutées à la classe. D’autres racontent des aventures de voyage, des naufrages, des excursions à la campagne. Ces compositions sont intéressantes à étudier ; quoiqu’elles fourmillent de lieux-communs et de phrases toutes faites, elles donnent la clef des rêveries qui les occupent. Ils voudraient parcourir ce monde qu’ils ne connaîtront jamais ; c’est le voyage qui les sollicite. Ils font des descriptions de paysages et s’efforcent d’y rendre des sensations qu’ils n’ont pu éprouver. Ils parlent des claires fontaines, de l’azur du ciel, ils tâchent en un mot de parler comme des voyans ; mais leur infirmité est plus forte qu’eux, et alors il n’est plus question que du murmure de la brise, du chant des oiseaux, de la voix du vent à travers les arbres, de la plainte des vagues, du bêlement des troupeaux. C’est qu’en effet notre langue n’est pas faite pour eux, elle ne traduit qu’approximativement leurs sensations ; ils se l’approprient, il est vrai, jusqu’à employer les termes dont nous nous servons, mais dans une tout autre acception. — Si dans un corridor deux élèves se heurtent par maladresse, l’un dira infailliblement à l’autre : Es-tu donc aveugle ? Cela signifie : Ne m’as-tu pas entendu ou senti venir ? — Si les aveugles inventaient un langage, il ne serait guère semblable au nôtre, qui emprunte les trois quarts des vocables au phénomène de la vision. « Que fais-tu là ? » demandais-je à un enfant d’une dizaine d’années qui tenait ses yeux fixement tournés vers le ciel ; il me répondit : « J’écoute le soleil, » comme si la lumière et la chaleur avaient un bruissement perceptible pour lui. Cela leur fait un vocabulaire étrange et parfois aride. Ils pensent ouïe et toucher, ils parlent vue. Les rapports de similitude qui existent entre ces trois sens sont inexacts, douteux, décevans, et doivent bien souvent jeter quelque confusion dans leur esprit.

Le besoin d’échapper au milieu obscur dans lequel ils vivent apparaît surtout lorsqu’on leur fait des lectures ; après l’audition de la musique, c’est là leur plus vif et plus pénétrant plaisir. Lorsqu’on leur lit quelque ouvrage de morale, d’histoire ou d’imagination, ils sont très attentifs et visiblement satisfaits ; mais, lorsque c’est un récit de voyage, ils ne se tiennent pas de joie, ils sont tout oreilles, comme on dit. Semblables aux petits enfans auxquels on fait un conte, ils diraient volontiers : Encore ! lorsque déjà l’aventure est finie. Ils ont donné une preuve touchante de ce goût dans une circonstance qu’il est bon de rappeler. Ils s’étaient beaucoup préoccupés de Gustave Lambert et de son beau projet de tenter une nouvelle route à travers les glaces du pôle nord pour découvrir la mer libre. Afin de leur donner une idée approximative des difficultés et des périls de toute sorte qui attendaient le futur navigateur, on leur lut le Voyage du capitaine Hatreras ; leur enthousiasme fut exalté au plus haut point, et ces enfans, pauvres pour la plupart, fort dénués, réunirent une somme relativement considérable pour cette souscription, qui ne fut jamais couverte, quoiqu’il ne s’agît que d’une misérable somme de 600,000 francs. Lorsque plus tard ils apprirent la mort de Gustave Lambert, qui se fit tuer à Montretout sans bénéfice pour la cause qu’il défendait et au grand préjudice de l’entreprise qu’il avait projetée, ils furent tristes. Ils en parlèrent avec regret ; pas un ne dit : Et notre argent ? — Tous dirent : Et son voyage ?

En dehors de leur infirmité, qui les diminue et pèsera sur leur existence entière, ces enfans sont intéressans ; ils sont assez dociles, curieux de s’instruire, fort doux en général, d’une extrême bonne foi dans leurs relations. Les disputes, les rixes, si fréquentes chez les collégiens, incessantes chez les sourds-muets, sont très rares entre eux. Les plus calmes sont les amaurotiques ; on dirait, à les étudier, que la paralysie dont le nerf optique est frappé exerce une action un peu stupéfiante sur le cerveau ; ceux-là semblent plus rêveurs que les autres, ils ne sont peut-être que plus engourdis. Contrairement à ce qu’on remarque chez les enfans ordinaires, les petites filles aveugles sont bien moins éveillées que les garçons : en classe, à l’atelier, pendant les récréations, elles sont languissantes, taciturnes ; elles n’ont que des jeux silencieux, et c’est à peine si elles parlent. Cela s’explique. La femme est avant tout une créature d’impression : or c’est la vue qui nous donne des impressions multiples, incessantes ; une femme aveugle est littéralement privée de son aliment intellectuel favori, elle manque de ce qui renouvelle sa vie nerveuse, son existence particulière, l’impression reçue et l’impression produite. Aussi ces petites aveugles sont lamentables à voir ; elles ressemblent à des âmes en peine découragées.

Les filles et les garçons se réunissent du reste dans un sentiment commun ; tous les élèves de l’institution adorent la maison qui les abrite. C’est une patrie, une sorte de pays que l’on a fait exprès pour eux. Ils savent que là nul danger, nul accident ne peut les atteindre, que tout a été prévu pour neutraliser leur infirmité. Ils ne s’en éloignent qu’avec peine : les sorties du dimanche sont peu suivies ; le jeudi, on a renoncé à les conduire en promenade, ils aiment bien mieux la longue récréation dans leur préau, dont ils savent les limites et où chaque arbre est une vieille connaissance. Lorsqu’ils sont dehors, même dans leur famille, ils sont mal à l’aise, inquiets, sans sécurité ; le péril est partout, on ne sait par où il peut venir. Et puis pendant longtemps ils se sont crus semblables aux autres hommes ; comment auraient-ils pu imaginer un sens qu’ils n’ont pas, ceux qui sont sortis des ténèbres de la gestation pour entrer dans les ténèbres de la vie ? Le jour où ils ont eu la révélation douloureuse, où ils ont pu se convaincre, par une expérience personnelle, qu’on pouvait se rendre compte de leurs gestes muets sans les toucher, ils ont conçu l’idée qu’ils sont des êtres exceptionnels, et depuis lors ils s’imaginent que chacun les regarde, qu’on se moque de leurs allures, qu’on rit de leur infirmité. Cette pensée, qui est très intense chez les aveugles et qu’il est bien difficile de modifier, leur rend le contact du monde insupportable. A l’institution, ils sont entre eux, entre compatriotes, comme ils disent parfois en plaisantant ; ils la quittent avec appréhension, ils y reviennent avec joie, et les plus heureux sont ceux qui, leurs études terminées, peuvent y rester comme professeurs.

Les natures récalcitrantes et rebelles sont extraordinairement rares ; il s’en rencontre cependant, et récemment l’institution a été mise en émoi par suite d’une petite aventure à laquelle elle n’est point accoutumée. Un aveugle d’une douzaine d’années, venu des enfans assistés, avait pris la maison en déplaisance, rêvait de liberté, et cherchait partout la clé des champs. Il sut grimper sur le toit d’une joliette, attacher une corde au chaperon du mur d’enceinte et se laisser glisser sans accident sur le trottoir de la rue Duroc, — une véritable évasion de prisonnier d’état. Ce jeune drôle avait peur des brigands, et à l’aide d’une corde à violon, d’un demi-cerceau, de quelques baguettes, il s’était fabriqué un arc et des flèches pour pouvoir repousser les attaques à main armée qu’il redoutait. Une fois dans Paris, il s’y promena ; mais l’éveil avait été donné à la préfecture de police, et six heures après sa fuite il était arrêté par des gardiens de la paix, conduit au poste, installé près du poêle, et par ordre supérieur réintégré à l’institution. Il est tout prêt à recommencer, et l’on est obligé de le surveiller d’une façon toute spéciale.

L’institution n’a pas seulement pour but de donner aux aveugles une instruction quelconque ; elle doit aussi les mettre à même d’exercer un métier qui les fasse vivre ; il faut avouer que cela n’est pas aisé, car, s’il est relativement facile de découvrir un état convenable pour un sourd-muet pourvu de deux bons yeux, on se trouve singulièrement empêché en présence d’un homme qui vit dans la nuit. Aussi le nombre des métiers qu’on leur enseigne est fort restreint et se trouve nécessairement limité à quelques occupations où le toucher peut jusqu’à un certain point suppléer à la vue. Cet enseignement professionnel est très lent, très fastidieux, et doit fatiguer ceux qui le pratiquent. Il faut que l’enfant soit parvenu à retenir dans sa mémoire les différentes combinaisons des gestes qu’il doit faire avant d’essayer de les appliquer. Il y a là des jeunes aveugles qui empaillent les chaises ou qui tressent les bandes de rotin pour former le siège ; il y a des tourneurs qui sont adroits et suivent avec le pouce de la main gauche toutes les formes que le ciseau doit donner à la pièce de bois mise en mouvement par le tour ; quelques-uns déploient une véritable adresse et font de menus objets, flambeaux et bougeoirs, qui sont d’une exécution irréprochable. Ce sont les aveugles qui impriment les livres pointés spécialement réservés à leur usage : ils composent rapidement sur un composteur coupé de lignes à jour où le caractère s’engage en partie ; la main ne se trompe point de case lorsqu’elle saisit les lettres ; elle passe légèrement sur le cadre de chaque compartiment, et cela lui suffit pour ne pas commettre d’erreur. La correction des épreuves exige deux personnes : l’une palpe la copie et lit à haute voix, l’autre tâte la forme d’imprimerie et répète la ligne déjà lue. La presse à bras est manœuvrée par un aveugle, mais le papier est placé sous le rouleau, il en est retiré et mis au séchoir par des enfans voyans dont les yeux, au milieu des regards éteints que l’on aperçoit, brillent comme des escarboucles. C’est une grande joie pour les élèves de l’institution de pouvoir venir dans l’imprimerie, car des cages suspendues le long de la muraille contiennent quelques serins et deux ou trois chardonnerets. Ils sont passionnés pour les oiseaux chanteurs, ils les soignent avec amour ; c’est à qui leur apportera quelque mie de pain ou un peu de sucre. Si l’on tolérait un rossignol dans une classe, le professeur aurait beau parler, nul ne l’écouterait plus.

Un métier assez suivi est celui de filetier, qui cependant exige parfois des combinaisons multiples et très compliquées. Il ne s’agit pas en effet de produire simplement ces filets à mailles toujours semblables qui servent à faire des pêchettes ou dans lesquels les collégiens mettent du pain et des cerises lorsqu’on les conduit aux bains froids ; il faut pouvoir agencer tous les filets possibles, l’épervier qu’on jette en rivière, le panneau dont on entoure les enceintes à lapins pendant les battues, l’énorme filet qu’on tend sous la corde raide ou le trapèze des gymnastes, le fichu de laine, la capeline dont les femmes s’enveloppent au sortir du bal, les appuie-têtes dont la petite bourgeoisie garantit économiquement le dossier de ses fauteuils. On n’en finirait pas, si l’on voulait énumérer tout ce que l’on peut faire avec un bout de ficelle, une navette et un moule. Le professeur de filet a été élevé à l’institution ; c’est un aveugle défiguré en outre par un de ces nœvi materni qu’on appelle communément une tache de vin, qui lui couvre et lui tuméfie une partie du visage ; habile homme en son art et fort expert, il a fondé une importante maison de commerce qu’il dirige à la grande satisfaction de ses associés. Si enchevêtré que soit un dessin, il lui suffit de passer la main dessus pour découvrir la maille trop lâche ou trop serrée. Il est ingénieux, entreprenant, et il rendit un grand service aux Parisiens pendant la période d’investissement, car il fabriqua les filets à l’aide desquels on put pêcher les poissons dans la Seine.

C’est un peu à contre-cœur que l’institution donne ce genre d’enseignement professionnel[5], et elle n’y soumet ses élèves qu’après s’être assurée par des épreuves réitérées qu’ils sont dépourvus de toute faculté musicale. Lorsque Valentin Haüy fit apprendre la musique aux premiers aveugles qu’il recueillit, il croyait ne mettre à leur disposition qu’un art d’agrément, il ne se doutait pas que ce serait leur gagne-pain le plus sérieux. L’enseignement musical prit des proportions considérables en 1815, quand les jeunes aveugles furent distraits des Quinze-Vingts ; l’institution était alors dirigée par un médecin, le docteur Guillié, qui reconnut promptement que ses élèves avaient pour la plupart une sorte d’instinct musical qu’il était possible de développer et de faire fructifier. Dès lors il se consacra très ardemment à cette tâche, dans laquelle il fut généreusement aidé à titre courtois par des artistes éminens tels que Duport, Dacosta, Habeneck. Les résultats obtenus furent excellens, et depuis cette époque ce genre d’instruction s’est élevé de jour en jour jusqu’à constituer une école de premier ordre. L’enfant, après avoir été initié au solfège, choisit l’instrument pour lequel il se sent le plus d’aptitude ; il apprend à l’aide du toucher les notes pointées en relief, puis il les joue sous la direction d’un professeur, presque toujours aveugle, qui rectifie les mouvemens, donne des conseils et enseigne le parti qu’on peut tirer d’un outil musical. Tout un corps de bâtiment, coupé de trois étages, est réservé à ces études spéciales : au premier l’orgue, au second les instrumens d’orchestre, au troisième le piano. De longs couloirs, divisés en chambrettes, isolées les unes des autres par des murailles en briques creuses, forment cette classe bruyante ; chaque enfant est clos dans sa logette et étudie seul. Pour les morceaux d’ensemble, — chacun apprend sa partie, puis tous les exécutans se réunissent dans une vaste salle consacrée aux exercices publics, et répètent sous la direction d’un chef d’orchestre. Celui-ci ne bat pas la mesure, il la frappe à l’aide de deux spatules concaves dont la partie supérieure produit par le choc contre la main un bruit sec parfaitement perceptible. La musique qu’on leur enseigne est sérieuse et savante : Gluck, Beethoven, Weber, sont les auteurs de prédilection. Il faut du temps pour qu’ils puissent jouer irréprochablement une symphonie complète, — trois mois ; mais ils ne consacrent qu’une heure cinq fois par semaine à la musique d’ensemble, c’est donc une moyenne de soixante-dix heures. Ils m’ont paru avoir beaucoup d’entrain pour l’étude instrumentale ; je me suis promené dans le couloir sur lequel s’ouvre la porte vitrée des loges, et j’ai vu que tout le monde était fort à son affaire, sauf un pauvre enfant très troublé qui, malgré le bruit ambiant, était en proie à une sorte d’angoisse maladive, parce que d’un coin de sa chambrette il « voyait » sortir un fantôme vêtu de blanc.

En dehors de cette école générale, il existe deux classes particulières dont on ne rencontre l’analogue nulle part ailleurs ; l’une est destinée à créer des organistes, l’autre forme des accordeurs de pianos. Ceci est excellent et très pratique. J’ai écouté des élèves manœuvrer de grandes orgues d’église pendant qu’un de leurs petits compagnons « piétinait » les soufflets, et j’ai été émerveillé de ce que j’ai entendu. Un de ces virtuoses prenait évidemment un plaisir extrême à l’harmonie qui jaillissait sous ses doigts et montait autour de nous ; c’était un grand garçon blond et pâle dont les gros yeux blancs restaient immobiles. Je le regardais ; à certains accens de l’orgue, à ces notes plaintives qui ressemblent aux lamentations d’une voix humaine, un nuage rose passait sur sa face et un léger frémissement agitait ses lèvres. Celui-là est un artiste, et, si jamais il est placé au buffet d’orgues d’une cathédrale, il ravira les foules. Évidemment chez lui tout se formule en symphonie, il chante son rêve ; ne sait-on pas qu’il faut crever les yeux aux rossignols pour en faire d’incomparables chanteurs ? On enseigne à ces enfans toutes les ressources et tous les secrets de la composition ; ceux dont l’imagination est stérile deviennent accordeurs de pianos, et acquièrent dans cet art, que l’on dit assez difficile à bien pratiquer, une habileté sans pareille. Ils sont extraordinaires d’adresse et de précision, c’est à croire que les yeux sont inutiles pour une œuvre semblable. Ils rattachent une corde, remplacent un marteau, manient la clé avec une habileté qui remplit d’étonnement, et c’est en les voyant que j’ai compris ce mot d’un chanteur célèbre : « les aveugles sont les premiers accordeurs du monde. » La finesse de leur ouïe les aide singulièrement, et leur permet d’arriver au ton absolument exact. Le public est parfois appelé à juger de la valeur de l’enseignement musical distribué à l’institution. On y donne des concerts qui ont une très réelle valeur. Dans la chapelle, dont le sanctuaire est voilé par de larges rideaux, on réunit les invités ; les enfans sont placés sur une estrade, les garçons d’un côté, les filles de l’autre. J’ai assisté à l’une de ces fêtes, l’impression est triste, c’est l’infirmité qui domine ; ces faces immobiles et sans regard sont douloureuses à contempler. La sensation s’efface promptement, et l’on reste étonné de l’ensemble des exécutions difficiles. Il n’y a pas une hésitation dans la rentrée des parties secondaires, pas une note douteuse. Le chef d’orchestre conduit en sourdine, et le bruit de sa spatule ne parvient même pas à l’oreille des auditeurs. Plusieurs anciens élèves, actuellement professeurs à l’institution, ont fait entendre des compositions remarquables[6], à la fois très sérieuses et très mélodiques. Lorsque les filles se lèvent pour chanter, tous les garçons penchent la tête de leur côté comme pour mieux écouter « les jolis sons » qu’ils vont entendre. La partie vocale est la moins satisfaisante, par la simple raison que ces enfans sont trop jeunes et qu’ils n’ont point encore la voix formée. Au reste, on ne néglige rien pour développer en eux le goût et la science de la musique ; ils ont leur loge au Conservatoire, des places à l’Opéra-Comique, des sièges réservés aux concerts du Grand-Hôtel. L’Opéra, qui les accueillait autrefois, leur a fermé ses portes : la grosse subvention qu’il reçoit devrait cependant l’engager à être moins inhospitalier pour des enfans infirmes à qui l’audition de la musique est une joie exquise et un très utile enseignement. L’excellence des études musicales de l’institution se démontre par ce fait, que depuis vingt ans les jeunes aveugles ont obtenu cinq prix et treize accessits aux concours du Conservatoire.

L’institution voudrait bien se débarrasser de l’apprentissage professionnel, afin de pouvoir se consacrer exclusivement à l’enseignement scolaire et musical. Ce serait évidemment un grand bienfait pour elle ; il faudrait lui accorder le droit d’évacuer sur nos rares maisons de province les enfans inhabiles à la musique, et l’autoriser à y prendre les élèves doués de dispositions particulières comme virtuoses ou comme compositeurs. On obtiendrait ainsi, je crois, des résultats importans, et l’institution serait promptement à même de fournir des organistes aux principales églises de France ; c’est là un double avantage qui n’est pas à dédaigner. Aujourd’hui les efforts s’éparpillent un peu autour de ces petits métiers qui ne sont qu’un pis-aller stérile ; il serait bon de les concentrer sur cet art multiple et charmant, pour lequel la vue n’est point de nécessité première. L’institution deviendrait alors une sorte de conservatoire réservé à une classe particulière d’individus choisis avec discernement ; les autres, que leur médiocrité intellectuelle réduit à l’état d’ouvriers inférieurs, recevraient en province l’apprentissage dont ils ont besoin.

On a dit, dans cet esprit d’opposition quand même que nos administrations ont toujours eu le triste privilège de susciter, que l’institution des jeunes aveugles ne réussissait guère qu’à produire des mendians joueurs de clarinette et d’accordéon. Qu’il soit sorti quelque mauvais drôle de l’institution, cela n’a rien d’extraordinaire ; nos collèges, nos écoles en produisent, et il ne suffit pas d’être infirme pour devenir impeccable. Je n’ai pas à raconter ici quelle puérile compétition se cache derrière ces assertions, trop intéressées pour être sincères, mais je puis dire ce que sont devenus depuis vingt-cinq ans les élèves qui ont traversé l’établissement ; c’est là une pièce qui suffit à juger le procès. Du 1er janvier 1848 au 31 décembre 1872, 514 garçons ont été admis à l’institution ; 39 sont décédés, 21 ont été retirés par leurs parens avant l’achèvement de leurs études, 16 ont été rendus à leur famille parce que leur état sanitaire ou mental ne leur permettait pas de profiter de l’enseignement ; 6 sont sortis après avoir été mis à même de se servir de leur vue améliorée ; 50, presque idiots, ont été exclus parce qu’ils étaient absolument inhabiles aux travaux dont les aveugles sont capables ; 41 ont été renvoyés pour fautes graves, par suite d’une décision ministérielle. Si à ce total de 173 on ajoute les 143 élèves actuellement présens à l’institution, on obtiendra un chiffre de 316 ; il reste donc à savoir ce que sont devenus les 198 enfans qui ont terminé leurs études : 6 ont été nommés aspirans-professeurs à l’institution même ; 2 y sont pourvus d’un emploi ; 53 sont capables d’exercer la double fonction de professeur organiste et d’accordeur de pianos ; 34 sont organistes maîtres de chapelle, 45 sont accordeurs de pianos ; 20 sont employés dans une fabrique de filets ; 26 gagnent leur vie comme empailleurs et canneurs de chaises, 4 sont tourneurs et 4 brossiers ; enfin 4, sortis sans profession déterminée, ont trouvé dans leur famille une aisance qui ressemble à de la fortune. Sur ce nombre de 198, 3 seulement n’ont pas répondu aux espérances qu’ils avaient fait concevoir, et évitent avec soin tout ce qui pourrait les rappeler au souvenir de leurs anciens maîtres ; il est fort possible que ceux-là deviennent des mendians ou obtiennent leur entrée aux Quinze-Vingts, s’ils sont sans ressources personnelles. Cette moyenne est incontestablement inférieure à celle des élèves qui « tournent mal » à l’issue du collège. La maison contient aujourd’hui 218 pensionnaires, dont 75 filles[7] ; elle est remarquablement tenue, d’une propreté qu’on rencontre rarement dans les lieux habités par des enfans, munie d’une infirmerie spacieuse dirigée par des sœurs augustines de Sainte-Marie, parfaitement disposée en tous ses aménagemens, quoique un peu petite, puisque le quartier des garçons ne pourrait contenir un élève de plus. Autant l’institution des sourds-muets est morne, autant celle des jeunes aveugles est vivante, active, occupée. Elle ne coûte pas cher ; son budget pour 1873 est de 186,000 francs, dont 30,000 francs de rentes, 6,000 francs de recettes diverses et une subvention de 150,000 francs allouée par l’état. C’est s’en tirer à bon compte, car elle produit des résultats fort importans et est un réel honneur pour notre pays. Les bienfaiteurs véritables des aveugles sont deux Français : Valentin Haüy, qui a réuni tous les systèmes épars en un seul corps de doctrine, et Louis Braille, qui les a dotés d’une merveilleuse écriture. L’institution suit l’impulsion donnée, elle perfectionne son programme et limite son action sur des points déterminés, étudiés avec soin et enseignés par l’expérience. Les facultés naturellement restreintes de l’aveugle étant données, elle les féconde et en tire le meilleur parti possible. Je ne vois guère qu’un mince desideratum à signaler, et il est bien facile, d’y porter remède : la bibliothèque est absolument insuffisante. C’est par la lecture surtout que l’on instruit ces enfans, ils aiment à entendre les récits d’aventures et de voyages ; il faut au moins que leurs professeurs aient sous la main de quoi satisfaire cette curiosité intelligente et saine. Le fonds donné par Neufchateau est encore la vraie richesse bibliographique de la maison ; les dictionnaires de Bayle, de Moréri, de Trévoux, la vieille Encyclopédie, n’ont plus grand’chose à nous apprendre aujourd’hui ; il faudrait rajeunir cette bouquinerie surannée. Le dépôt des livres au ministère de l’instruction publique ne pourrait-il pas faire quelque largesse au boulevard des Invalides ? Ne pourrait-on pas, ce qui vaudrait mieux, consacrer une somme spéciale à l’achat des ouvrages qui sont de nature à intéresser, à éclairer ces malheureux ? 500 francs par an suffiraient : c’est une bien faible somme ; le ministère de l’intérieur, d’où l’institution relève hiérarchiquement, ne la refusera certainement pas.

L’aveugle qui sort de cette excellente école n’est point abandonné ; on ne le jette pas sans défense aux hasards pénibles de la vie. Une société de placement, qui a ses racines dans l’institution même, veille sur lui et le protège, elle le guide. Elle n’intervient que bien rarement pour lui donner des secours ; elle fait mieux, elle s’emploie activement à lui trouver une situation qui l’aide à créer son indépendance par le travail ; dans ce dessein, elle s’occupe surtout de nouer des relations avec les facteurs d’instrumens de musique, avec les fabriques des églises, avec les patrons qui peuvent utiliser la science acquise par l’enseignement professionnel. Son but est élevé, il est philanthropique au vrai sens du mot. La liste des donataires est très instructive à parcourir ; elle prouve quelle reconnaissance les anciens élèves ont gardée au fond du cœur pour la bienveillante institution qui les a longtemps abrités et en a fait des hommes. Les souscripteurs sont nombreux, presque tous ils sont aveugles ou attachés à la maison par un lien quelconque. La somme versée est minime, en général 3 francs ; c’est de/ne un sacrifice réel prélevé péniblement sur la paie ou sur les maigres émolumens. Cela en dit bien long en faveur de ceux qui donnent ; ils ont la rare vertu du souvenir, et démontrent ainsi le bon aloi de l’éducation morale qu’ils ont reçue.

Cette institution est à encourager sous tous les rapports ; elle est utile au premier chef, très bien conduite, et il m’a paru que chacun y était dévoué à l’œuvre collective. On peut regretter qu’elle ne soit pas plus ample, ou qu’elle n’ait pas quelques succursales propres à recueillir les enfans auxquels son exiguïté l’empêche d’ouvrir la porte à deux battans. Il y a en France environ 3,000 jeunes aveugles en âge d’être instruits, et nos établissemens spéciaux n’en peuvent guère contenir que 400. Que deviennent les autres ? En 1833, lorsque M. Guizot discutait la loi du 28 juin sur l’enseignement, il disait : « L’enseignement primaire est la dette du pays envers tous ses enfans. » Bien des aveugles restent encore créanciers éconduits. L’instruction est cependant pour eux, plus encore peut-être que pour les voyans, un bienfait qui n’a pas d’équivalent. A l’aveugle pauvre, elle donne un métier où il trouve des ressources suffisantes, elle l’arrache à la mendicité et à l’hospice ; à l’aveugle riche, elle apporte des satisfactions profondes, toujours renouvelées, qu’il ne peut attendre que de la culture de son esprit ; pour tous deux, elle ouvre le monde fermé, déchire la nuit qui les enveloppe, neutralise l’infirmité dans une mesure très étendue, et les crée bien réellement à une vie nouvelle. Aussi, en étudiant cette institution mère, dont tout l’honneur revient à notre pays, en constatant les résultats qu’elle obtient, on déplore qu’elle ne soit pas assez vaste pour accueillir, pour éclairer tous ceux qu’un mal irréparable condamne à la double nuit de l’ignorance et de la cécité.


MAXIME DU CAMP.

  1. Mémoires de l’abbé Georgel, Paris 1820, t. Ier, p. 485.
  2. Sur les caractères d’imprimerie ordinaires, les lettres sont gravées à l’envers ; les caractères directs les présentent telles qu’elles doivent être placées pour être lues.
  3. Lettre sur les aveugles, Londres 1749.
  4. Au 15 mars 1873, l’institution possédait, en livres ponctués à l’usage exclusif des aveugles, 31 ouvrages de religion, de morale, de littérature, de grammaire et d’histoire, 70 ouvrages ou recueils de musique. Ce n’est pas la dixième partie de ce qui serait strictement nécessaire à l’enseignement.
  5. On a calculé qu’un aveugle ouvrier filetier gagne, par journée de douze heures, 1 fr. 50 cent, ou 2 fr., un rempailleur-canneur de chaises, un tourneur, de 3 à 4 fr.
  6. Je citerai un Agnus Dei de M. Person, un menuet de quatuor de M. Proust, deux très jolis chœurs, le Combat des rats et des belettes, le Retour de croisière, par M. V. Paul,
  7. Sur ce nombre, il n’y a que 6 élèves payant intégralement la pension.