L’Enseignement pratique de l’agriculture dans l’Ecole rurale

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L’Enseignement pratique de l’agriculture dans l’Ecole rurale
Revue des Deux Mondes4e période, tome 142 (p. 904-923).

L’ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE L’AGRICULTURE
DANS L’ÉCOLE RURALE

Durant de longues années, l’agriculture fut prospère en France. Il était inutile de l’enseigner : on la savait. Ce qu’il nous plaît aujourd’hui, grands savans que nous sommes, d’appeler la « routine », était un art discret né de pratiques séculaires et enrichi des fruits de l’expérience. On ne demandait à la terre que ce qu’elle peut produire naturellement en lui rendant à peu près tout ce qu’elle avait donné et en se confiant pour le surplus à la générosité providentielle. Avec dix-sept hectolitres de blé à l’hectare, l’agriculteur se tirait d’affaire ; et s’il pouvait y ajouter quelques graines industrielles, quelques cultures spéciales, quelque bon pâturage, quelques centaines de moutons, il gagnait assez d’argent pour arrondir le domaine héréditaire, pour élever ses enfans et placer dans sa cave quelques bonnes bouteilles de vin de la Bourgogne ou du Bordelais. La vie était facile et plantureuse pour la moyenne culture ; elle était opulente pour la grande ; et la petite trouvait avantage à ne pas abandonner la profession paternelle pour chercher dans les villes ou dans les usines un bien-être moins assuré.

Mais quand les produits étrangers trouvèrent les frontières ouvertes et rendirent difficiles ou sans profit la culture du lin, du colza, du chanvre, la vente des soies, des laines et du vin commun, il fallut bien demander à la terre des compensations. On les trouva dans le développement de l’élevage, dans la culture de la betterave, alors favorisée ; on les demanda surtout à une production plus abondante des céréales. Un moment le blé fit fortune. On reporta sur lui des soins et des efforts dispersés auparavant sur les cultures sarclées : on introduisit dans les champs les prairies artificielles ; on augmenta le produit. Les moyennes passèrent de dix-sept à dix-huit hectolitres. Dans les bons endroits et sous l’action d’une intelligence appliquée, le rendement alla bientôt à vingt et vingt-cinq, rarement plus haut, à moins de circonstances exceptionnelles. La culture dite « intensive » naissait à peine par l’emploi de méthodes nouvelles que dictait la science, et des engrais chimiques dont elle démontrait mathématiquement la nécessité.

La concurrence des céréales étrangères fit presque subitement surgir d’autres perplexités : la production du blé était elle-même menacée. Elle allait sombrer si dans une plus large mesure la science ne venait à son secours. Mais cette science, il fallait l’enseigner. Elle n’était pas d’emblée à la portée de tous, et il était malaisé d’en répandre les notions dans les intelligences frustes des habitans de la campagne, où le travail manuel laisse peu de temps à l’enseignement théorique. C’est de ce besoin qu’est né l’enseignement agricole. Nous allons voir comment il est appliqué et ce qu’il a produit.


I

Notre dessein n’est pas de nous occuper ici du haut enseignement agricole. Il est distribué, et avec fruit, dans un établissement de l’État qui porte le nom assez significatif d’ « Institut agronomique ». C’est une sorte d’École normale de l’agriculture, ou si l’on veut d’École polytechnique agricole ; c’est une pépinière où l’État va recruter ses futurs ingénieurs des forêts et ses futurs officiers des haras. C’est là aussi qu’il se prépare les fonctionnaires qu’il attache à son département de l’agriculture ; c’est là enfin que vont achever leurs études les jeunes gens, fils de famille, portés par vocation ou par nécessité à embrasser la carrière agricole, ceux enfin qui, sans fortune, veulent devenir professeurs libres ou salariés par le ministère. Aussi l’Institut agronomique a-t-il des « bourses » comme les autres écoles et lycées entretenus par l’État.

Les premières écoles d’agriculture furent, on le sait, fondées par des particuliers, par Mathieu de Dombasle à Roville, par Auguste Bella à Grignon, par Rieffel à Grand-Jouan, par Nivière à la Saulsaie. Déjà sous le Directoire, François de Neufchâteau avait conçu l’idée d’un enseignement agricole à trois degrés correspondant à ceux de l’enseignement classique. Dans les tourmentes qui suivirent, ce beau plan fut oublié ; mais les gouvernemens après 1815, sans reprendre l’idée ambitieuse de François de Neufchâteau, firent pourtant un effort en reconnaissant « d’utilité publique » et en subventionnant les écoles que nous avons nommées plus haut. L’Assemblée nationale de 1848 fit plus et, par une loi du 3 octobre de cette même année, elle essaya de mettre sur pied le projet ancien. Un institut agronomique fut fondé à Versailles. C’était l’école supérieure, l’école des hautes études, le précédent de l’Institut actuel. On lui donnait le domaine du grand roi à exploiter. Vingt écoles régionales distribueraient dans toute la France l’enseignement secondaire, et enfin, dans chaque département, dans chaque arrondissement, s’il était possible, il y aurait une sorte d’école primaire agricole ou de ferme-école dont le modèle existait déjà chez quelques particuliers.

Ces fermes-écoles ne pesaient pas d’un poids bien lourd sur le budget. L’école s’installait sur un domaine dont le propriétaire avait offert ses services. On payait pour chaque élève une petite pension, on rétribuait assez maigrement les professeurs, et la dépense ne s’élevait guère qu’à 600 000 francs. Dès la première année on put compter 46 bonnes écoles et 70 l’année suivante. Puis, comme il arrive trop souvent, l’institution périclita. On n’en comptait plus que 33 en 1885 et 16 seulement en 1894. Quant aux écoles régionales qui devaient représenter en matière agricole ce que sont les lycées dans les études classiques, l’État s’en était approprié trois : Grignon, Grand-Jouan et la Saulsaie. On y avait ajouté une école dans le Cantal, Saint-Angeau. Elle vécut ce que vivent les roses, et moins longtemps que la fille de Des Périers.

Supprimé en 1852, l’institut de Versailles a ressuscité en 1872 à la demande réitérée de la Société des Agriculteurs de France que présidait alors M. Drouyn de Lhuys, et sur la proposition de M. le comte de Bouillé, l’un de ses vice-présidens. Ce fut M. le marquis de Dampierre qui fit le rapport. C’est un document considérable, tout plein des vues les plus élevées sur l’agriculture, et empreint des idées les plus justes sur son enseignement. Ce nouvel institut agronomique fut placé à Paris, d’abord au Conservatoire des arts et métiers ; il a maintenant son logis particulier dans l’ancienne École de pharmacie appropriée à son usage. Son directeur, M. Risler, est un agronome éminent, son chef de laboratoire est M. Müntz, de l’Académie des sciences, et ses professeurs appartiennent aux premiers rangs de la science. L’école de Grignon, située près de Versailles, jouit d’ailleurs des mêmes avantages, d’un contact permanent avec les plus hautes notabilités, en même temps qu’elle possède un domaine rural étendu, où la pratique de l’art rencontre toutes ses aises et la théorie toutes ses applications. Aussi Grignon passe-t-il, non sans raison, pour la meilleure des écoles régionales. Les règlemens sont sévères, mais il n’est pas démontré qu’ils soient très rigoureusement appliqués.

Depuis lors l’École régionale de la Saulsaie a été remplacée par celle de Montpellier qui est plus particulièrement consacrée à l’enseignement de la viticulture. Il a été créé en outre trois autres écoles nationales : l’École d’horticulture dans le potager du roi à Versailles ; l’École de Mamirolle, dans le Doubs, pour l’industrie laitière ; et enfin à Douai, l’École dite des « industries agricoles », c’est-à-dire de la sucrerie, de la brasserie, de la distillerie, de la féculerie et de leurs branches annexes.

L’enseignement primaire est plus étendu. Il existe aujourd’hui 40 écoles pratiques, 16 fermes-écoles ; une école de Bergerie (Rambouillet)[1], une magnanerie-école, et 9 écoles-fruitières ; en tout 66 établissemens spéciaux. Le nombre des écoles pratiques tend chaque année à augmenter. La Société des Agriculteurs de France, qui ne compte pas moins de 12 000 membres titulaires et plus de 500 sociétés et syndicats affiliés, renouvelle sans cesse le vœu qu’il soit créé des écoles pratiques dans les départemens qui n’en possèdent pas encore, et que leur nombre soit augmenté dans ceux où le besoin s’en fait sentir. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’exposer ici combien ces fondations sont désirables. La. France est avant tout un pays agricole. L’agriculture souffre de causes diverses : de la concurrence étrangère, des vingt-cinq pour cent d’impôts qu’elle paie au trésor, de l’insuffisance des capitaux dont elle dispose, des lois militaires et aussi, il faut l’avouer, de l’ignorance du paysan non moins que de l’éloignement trop fréquent du propriétaire. La défaillance du propriétaire et l’ignorance du paysan deviennent à leur tour des causes de décadence. Il semble donc que le retour aux champs et l’éducation agricole soient les remèdes les plus impérieux à opposer au dépeuplement et à l’appauvrissement des campagnes.

Nul ne le conteste, et de très bons esprits se sont appliqués à le mettre en évidence[2]. Ajoutons que, s’il a été beaucoup fait pour l’agriculture en ces derniers temps et en particulier pour l’enseignement, il reste bien plus à faire. Nous n’en sommes encore qu’au début.

Aux écoles nationales que nous avons citées, l’État a ajouté des institutions diverses qui ne sont pas des écoles et qui sont pourtant des lieux et moyens d’enseignement. Cinq chaires de chimie agricole ont été adjointes aux cours des Facultés des sciences. On a créé 90 chaires départementales ; 70 chaires spéciales d’arrondissement ; un cours d’agriculture dans chacune des écoles normales primaires ; 101 cours dans les lycées, collèges, écoles primaires supérieures. On a fondé des stations agronomiques et ouvert des champs d’expériences dans presque tous les départemens. Il nous plaît de le redire : on a beaucoup fait. Nous verrons ce qu’il reste à faire.


II

À côté des efforts du gouvernement, la bonne volonté privée n’est pas demeurée inactive. C’est à elle surtout que l’on doit les fermes-écoles et les orphelinats agricoles qui sont de véritables pépinières de laboureurs.

Il est évident que les institutions fondées ou entretenues sur les deniers de l’État étaient insuffisantes pour une population de 24 millions d’habitans qui vivent de l’agriculture ou qui du moins vivent à la campagne. En quarante ans cette population, qui dépassait 24 millions, aurait, d’après les statistiques officielles, diminué de plusieurs millions. Ces statistiques nous disent qu’à l’heure présente, le nombre des Français vivant de la culture des champs s’élève à 17 698 000, soit 47 pour 100 de la population totale. « Dans un pays de suffrage universel, comment se fait-il qu’une industrie qui, par l’importance de sa production et surtout par le chiffre de son personnel ne peut être comparée à aucune autre, ait été systématiquement négligée et ne soit pas parvenue à imposer au pouvoir ses revendications les plus légitimes ? » L’auteur du Retour aux champs, en se posant cette question, n’hésite pas à accuser les grands propriétaires qui ont déserté pour la plupart leurs domaines et ont ainsi donné l’exemple de l’abandon de la campagne, en même temps qu’ils ont entraîné avec eux un personnel et des « professionnels » de plus en plus nombreux.

À cette cause réelle on pourrait en ajouter plusieurs autres, et parmi elles celle qui nous occupe en ce moment, l’insuffisance des moyens d’instruction. Les statistiques, qui ne sont pas toujours des modèles d’exactitude, ne peuvent guère se tromper sur un point : le nombre des étudians que l’État instruit. L’Institut agronomique distribue la haute science agricole à environ 200 élèves.

Quand l’État a prélevé sur ce nombre les jeunes gens qui iront à l’École de Nancy pour faire leur éducation forestière ; ceux qui iront prendre place parmi les officiers des haras ; les fonctionnaires et les professeurs dont il a besoin pour les établissemens et les chaires qu’il a créés, que reste-t-il pour les familles qui veulent confier la direction de leurs domaines à l’un des leurs ou à ces ingénieurs agronomes diplômés par le gouvernement ? Tous les jeunes gens qui se destinent à l’agriculture ne peuvent pas venir s’installer à Paris. Il faudrait des écoles de hautes études « régionales ». L’État peut-il les fonder ? Y a-t-il intérêt à ce qu’il les fonde ? Et quand il en aurait ouvert quelques-unes trouverait-il aisément des élèves pour les remplir ?

À tort ou à raison, les hautes classes et une grande partie de la classe moyenne, dont l’étiage se mesure à la fortune, tiennent en suspicion, non pas l’enseignement de l’État qui appartient à un corps enseignant de premier ordre, mais l’éducation qui est à peu près nulle. On sait avec quelles difficultés l’État entretient ses lycées et quelle serait leur indigence s’ils n’étaient alimentés par la manne des bourses. Il en serait de même de ses instituts agricoles s’il s’avisait de les multiplier. Un seul lui suffit.

Mais ce que l’État ne peut faire sans s’obérer en pure perte, l’initiative privée l’a entrepris. Depuis deux ans l’Institut catholique de Lille, c’est-à-dire l’École des hautes études du Nord, à ses Facultés de droit, de médecine, des sciences et des lettres a joint des cours d’agriculture qui correspondent assez bien à ceux de l’Institut agronomique de Paris. Il y a même ajouté quelque chose, une ferme de 75 hectares, en pleine prospérité, où il a ouvert depuis une école pratique, la ferme de Genech, véritable école d’enseignement secondaire, plus nécessaire encore que l’École des hautes études. Ainsi se trouve complété par la pratique l’enseignement supérieur de Lille. Il faut voir là un exemple qui sera certainement imité malgré les difficultés des premiers jours. Cinq écoles de ce genre répandues sur le sol français seconderaient singulièrement le mouvement d’opinion qui se manifeste en faveur de ce « retour aux champs », et contribueraient à relever l’agriculture du discrédit où elle est tombée. On parle beaucoup « d’élever des barrières aux flots montans du socialisme », on fonde des « ligues » dont on espère faire des digues. La digue véritable et solide, c’est l’intérêt de tous développé par le travail et posé sur une base inébranlable de morale et d’honneur.

L’Institut agronomique de Paris ne possède pour ses trois années de cours (deux années pour les bacheliers) que 200 élèves. Ce petit nombre d’aspirans au diplôme officiel est-il compensé par le nombre d’élèves dans les établissemens d’instruction agricole secondaire ? La plus importante de toutes, Grignon, en compte-t-elle plus de 100 ? Les chiffres officiels nous donnent pour les six écoles nationales et régionales (Grignon, Grand-Jouan, Montpellier, Horticole de Versailles, Industrie laitière de Mamirolle, Industries agricoles de Douai) le chiffre effrayant de 595 (chiffre rond, 600). C’est en effet chose effrayante de voir que la principale industrie du pays, celle d’où dépendent son bien-être, sa force, sa vie, n’entretient dans les régions élevées de la science agricole que 800 intelligences officiellement reconnues, pendant que l’étude du droit en absorbe 8 776, la médecine 7 728, la pharmacie 2 653, et la candidature aux licences de lettres et de sciences : 5 032, — en tout 24 194. Ces chiffres sont ceux de 1893. Ils ont augmenté depuis. Qu’est-ce que 800 comparés à 24 000 ? Cette énorme majorité des intelligences détournées de ce qui constitue le fonds et le tréfonds de l’intelligence française ne saurait être le signe d’un équilibre bien ordonné. Depuis longtemps il a frappé tous les bons esprits, même et surtout ceux qui arrivés au pouvoir se sont sentis désarmés pour y porter directement remède. « Directement », disons-nous, car « indirectement » ils le pourraient. Il suffirait de rendre à l’enseignement libre les libertés qu’on lui a ravies, au lieu d’accumuler autour de lui des obstacles et des embûches.


III

Le modèle le plus parfait de l’éducation agricole au second degré, c’est l’Institut agricole de Beauvais. L’Institut de Beauvais est une école libre, dirigée par les frères de la doctrine chrétienne. Il ne possède pas les richesses scientifiques de Grignon, ni les abondantes ressources que les écoles nationales puisent au budget et dans un prix de pension élevé[3]. Il n’a pas pour faire ses cours ces illustres savans dont la grande autorité n’est jamais en défaut et dont le nom est connu dans l’univers entier. Je ne pense pas que ses professeurs de mathématiques ou de chimie se soient jamais signalés par de brillantes découvertes ni même qu’ils en aient recherché la gloire. Tout s’y passe en famille et sous le règne d’une discipline qui n’a rien, paraît-il, de répugnant, car élèves et maîtres vivent ensemble d’une vie facile et calme, — d’une vie gaie, ce qui peut paraître étrange aux prisonniers de nos lycées. Appelé par la Société des Agriculteurs de France à l’honneur de faire partie du jury d’examen de sortie, la première remarque qu’il m’a été donné de faire, c’est que l’affection des élèves pour leurs maîtres n’exclut pas le respect qui leur est dû. J’en ai conclu que l’esprit de justice règne dans la maison, que le jeune homme qui vient y puiser l’instruction y rencontre aussi l’éducation, et que la liberté de sa pensée n’est limitée que par une raison soumise et bien dirigée.

L’histoire de l’Institut de Beauvais mériterait une monographie à laquelle on ne saurait donner place ici. Il nous suffira de rappeler qu’il fut ébauché en 1854 par le F. Menée et qu’au début, nous trouvons parmi les noms de ses protecteurs ceux de MM. Alexis et Édouard de Tocqueville, à côté de celui de Louis Gossin, un agronome modeste, mais d’une valeur incontestée. De 1864 à 1893, le successeur du F. Menée fut le F. Eugène-Marie. Un mot suffira pour le peindre dans son jour de savant et d’administrateur : s’il n’avait été l’esclave de son devoir et de sa robe, il eût été le meilleur directeur de l’agriculture que la France eût connu. Pour le peindre en sa personne, il faudrait la plume d’un humoriste de premier ordre. Par sa bonhomie, sa franchise, son humeur vaillante et toujours sereine, autant que par son savoir étendu et profond, le F. Eugène-Marie était un de ces types rares qui font figure partout et ne soulèvent sur leur passage qu’estime et sympathie. L’homme fut pour beaucoup dans l’essor que prit sous sa direction la maison de Beauvais. Il trouva le secret rare de fixer sur un établissement libre et religieux la faveur du public et du pouvoir. En même temps qu’il appelait à lui les fils de famille de la contrée, il conquérait sans effort le suffrage de M. Drouyn de Lhuys et la bienveillance de l’empereur. Un subside léger mais efficace lui fut assuré ; l’administration préfectorale signait les brevets et diplômes et leur donnait ainsi un caractère officiel. Le nombre des élèves augmenta et permit le développement pratique de l’enseignement par l’adjonction d’une petite ferme et bientôt après d’une grande. Outre ces deux fermes où l’élève met lui-même la main à la charrue pour en mieux connaître l’action, le successeur du F. Eugène-Marie, le F. Paulin, y a tout dernièrement ajouté un moulin qui ne se contente pas de moudre le blé : il distribue la lumière électrique à l’établissement. Aujourd’hui, l’enseignement agricole est complet dans toutes les branches de la grande et de la petite culture, dans l’horticulture, l’élevage, et jusque dans les principales industries agricoles.

Malgré les services rendus, le vent de la politique — qu’avait-elle à faire ici ? — tourna un jour contre cette école modèle. Le patronage officiel lui fut retiré en 1884. Inutile d’ajouter que le petit subside avait disparu : l’Institut n’en avait plus besoin. Il changea seulement de protecteur. La Société des Agriculteurs de France se substitua à l’État et la prospérité de la maison s’en accrut. Chaque année la Société nomme une commission de vingt-quatre membres élus dans son conseil, ou en dehors, parmi les meilleurs agriculteurs de la contrée. Cette commission prend connaissance des thèses imprimées qui lui sont soumises, et se rend à Beauvais où les examens oraux sont passés et durent trois ou quatre jours ; après quoi les élèves viennent faire une leçon improvisée sur un sujet agricole tiré au sort. L’an dernier dix-huit élèves ont présenté des thèses et subi trois jours d’examens qui ont duré quelquefois de six heures du matin à sept heures du soir. Ces examens sont publics et une soixantaine d’élèves n’ont pas cessé d’y assister.

Nous étonnerions beaucoup le lecteur si nous énumérions ici les sujets de ces thèses. Comme les candidats ne sont pas tous Français, qu’il en vient d’Espagne et de Belgique, d’Italie et d’Angleterre, d’Asie et d’Amérique, les examinateurs se trouvent parfois déroutés par les sujets de thèses qui leur sont soumis. Il faut alors qu’ils se mettent eux-mêmes à l’étude et qu’ils s’instruisent de faits et de données scientifiques étrangers à leur habituelle culture d’esprit. Ainsi en 1894 nous avions une thèse sur l’agriculture dans le Guatemala dans laquelle le café tenait le premier rang. Il y a quatre ans, un Grec des bords du Nil nous entretenait du coton cultivé dans le Delta, un autre nous parlait des irrigations dans la plaine de Valence. Tout à l’heure il nous en viendra qui nous diront quel est le meilleur aménagement des forêts de palmiers-dattiers dans la Tunisie et nous éblouiront de leur savoir à propos de la flore de Madagascar. Ce sont des exceptions, mais elles prêtent du piquant aux examens et entraînent parfois le juge sur la sellette.

En 1893, le F. Eugène-Marie mourut subitement pendant la distribution des prix. Rien ne fut interrompu. Ses obsèques furent l’occasion d’une manifestation de douleur et de reconnaissance. La foule qui suivait ce convoi du pauvre qui avait enrichi la contrée ne put tout entière trouver place dans l’immense cathédrale, et le président de la Société des Agriculteurs de France, M. le marquis de Dampierre, vint verser sur la modeste tombe les regrets de tout ce qui tient, d’en haut comme d’en bas, à l’agriculture française. Quelques mois après, le F. Paulin était installé à Beauvais, successeur du F. Eugène-Marie ; et dès son arrivée, il faisait sentir son action hardie en ajoutant aux domaines de l’Institut un moulin pris à long bail et en bâtissant une aile nouvelle pour donner des chambres aux élèves que la bonne renommée de la maison y attirait.

Voilà l’exemple ; il n’est pas aussi difficile de le suivre qu’on pourrait le supposer. L’École pratique de Genech n’est pas absolument calquée sur l’Institut de Beauvais, mais elle lui ressemble par plus d’un côté. Elle n’est pas sous la direction d’une corporation religieuse comme Beauvais, mais elle n’exclut pas l’enseignement religieux comme les écoles de l’État. Ses professeurs et le directeur agricole sont des laïques, et si elle n’a pas encore de laboratoire spécial, celui de l’Université catholique de Lille est pourtant à sa disposition pour des opérations scientifiques de grande importance. Enfin Genech n’a pas les 150 hectares des domaines de Beauvais, mais 75 hectares dans les terres riches du département du Nord en sont à peu près l’équivalent. En outre, pour satisfaire plus largement aux besoins spéciaux du pays, il sera ajouté aux deux années d’études normales des cours de troisième année qui comprendront les principales industries agricoles, telles que la distillerie, la brasserie, la féculerie, la fabrication du sucre. Cette école de Genech n’est ouverte que depuis deux ans. Il n’est pas douteux qu’elle rencontre une grande faveur auprès des populations saines du Nord de la France, en raison des hautes conditions de surveillance et de moralité que son origine assure (aux familles. Elle offre enfin l’avantage appréciable de coûter moitié moins que les écoles de l’État.


IV

Il n’est guère de région où l’on ne puisse trouver les élémens nécessaires pour des fondations du même genre. L’État, qui enseigne déjà beaucoup de choses, même inutiles, ne possède pas l’art de le faire économiquement. Il ne sait tirer un profit que de ses grands monopoles, les tabacs, les postes, les allumettes. Encore ne le fait-il pas sans un grand dommage pour le public qu’il dessert et pour les ouvriers qu’il emploie. En lisant la remarquable brochure du P. J. Burnichon, on ne laisse pas d’être frappé de la hardiesse de l’auteur. Il constate que l’enseignement agricole officiel, à part l’Institut agronomique, mais en y comprenant les trois écoles vétérinaires, coûte à l’État 4 342 510 francs. Ce chiffre est bien maigre en comparaison de celui que nous coûte l’enseignement primaire et secondaire ; il paraît énorme quand on le rapproche du nombre des élèves à qui va cette part du budget. Laissant de côté les trois écoles vétérinaires et limitant ses calculs aux trois écoles nationales d’agriculture, l’auteur remarque que Grignon, Grand-Jouan et Montpellier prélèvent 654 000 francs, c’est-à-dire chacun 210 000 francs ; et après avoir rappelé que ces écoles ne sont nullement gratuites, que la pension est de 1 200 francs à Grignon et de 1 000 francs aux deux autres écoles, il ajoute audacieusement : « Avec des pensions à ce tarif et une subvention de 210 000 francs, une congrégation religieuse se chargerait de faire une école d’agriculture comme il n’en existe pas sous le soleil. » Nous nous permettrons d’ajouter que sans doute elle entretiendrait un peu plus des cent pensionnaires que chacune des écoles de l’État abrite.

Que l’on fasse appel aux congrégations ou qu’on répudie leurs services, il n’en est pas moins vrai que l’État est incapable d’organiser un enseignement agricole sérieux d’ordre secondaire et qui ne lui coûte rien. Ce ne sont pas les cours facultatifs qu’il pourra introduire dans ses lycées qui feront des agriculteurs et retiendront les populations dans les champs. Comme pour l’enseignement supérieur, c’est de l’initiative privée qu’il faut solliciter ce bienfait. Il s’opère en ce moment dans les esprits une évolution qui pourrait dissiper quelques préjugés et faire éclore quelques idées fécondes. L’une d’elles est entrée dans le domaine de la pratique. Au collège de Vaugirard, connu sous le titre de « l’Immaculée-Conception », il a été ajouté des cours spéciaux et préparatoires pour l’Institut national agronomique. De même qu’on y prépare les élèves pour l’École militaire de Saint-Cyr et pour l’École polytechnique, on distribue un enseignement spécial qui leur permet de concourir par l’admission à cette école de Polytechnie agricole d’où ils sortiront avec un diplôme officiel. Voilà encore un exemple. Depuis trois ans il est donné au collège libre de Boulogne-sur-Mer. C’était un essai. Il n’a peut-être pas encore produit l’effet qu’on en attend ; mais ici, à Paris, sur le grand champ de bataille des hautes études, près de la porte qui en ouvre l’accès, il est raisonnable de penser que dans deux ans quelques élèves reçus brillamment feront naître dans les familles la pensée que l’homme qui cultive la terre rend à sa patrie un service égal à celui du soldat qui la défend. Les deux services se confondent et sont dignes du même honneur.


V

Si l’État est impropre à répandre comme il le faudrait l’enseignement agricole secondaire, l’est-il également pour distribuer avec une abondance que son objet commande cet enseignement primaire appliqué aux travaux agricoles ? Réduit à ses plus étroites proportions, l’État, avec toutes ses écoles de village, serait évidemment en mesure de répondre à ce besoin. Mais devant la nécessité d’introduire des réformes dans les méthodes anciennes, de combattre des routines invétérées, d’enseigner la pratique des instrumens perfectionnés et l’emploi encore bien récent des engrais chimiques, l’instituteur rural est désarmé : il ne peut pas enseigner ce qu’on ne lui a pas appris et n’a pas autorité pour le faire. Nous touchons ici le vif de la question. On aura beau fonder des écoles d’enseignement supérieur pour l’agriculture, établir dans toute la France un enseignement secondaire agricole muni de toutes les richesses de la science, intellectuelles et matérielles, on ne parviendra pas, dans un pays où le sol est singulièrement divisé, à faire pénétrer les notions nouvelles dans la masse des petits cultivateurs, de ces petits propriétaires de parcelles qui n’occupent peut-être pas la plus grande partie du sol cultivé, mais qui n’en sont pas moins les ouvriers agricoles par excellence, le nombre et les bras.

Les bonnes méthodes et la science iront chez les grands propriétaires, chez les gros fermiers, chez ces agriculteurs qui remuent chaque année jusqu’à 500 hectares de la surface du sol et entretiennent des centaines de têtes de gros bestiaux ; elles ne descendront pas jusqu’à cette population rurale si nombreuse encore, si digne d’intérêt, et qui fait le fond solide de la nation. La lèpre de la misère s’étendra sur les petits champs stériles.

Il faut avoir vu de près ces choses pour en parler utilement. La Bruyère, dont on cite toujours les paroles amères à propos des paysans d’autrefois, — qu’il ne connaissait pas, qu’il n’avait pas même entrevus du fond de son cabinet, — aurait beau jeu pour enluminer ses peintures s’il allait de nos jours visiter certaines contrées autrefois très riches, devenues pauvres aujourd’hui et délaissées. Où sont allés les hommes ? À l’usine, à la ville. Où sont allées les femmes ? À l’usine, à la ville. Où finiront-ils leurs jours ? À l’hôpital. C’est l’exception, dira-t-on ! N’est-ce pas déjà trop qu’en notre temps, devant ces prodigieuses découvertes qui nous éblouissent et nous font perdre un peu de vue la réalité des choses, il puisse se rencontrer quelque part des exceptions pareilles ? Les grands savans ne peuvent rien pour combattre cette plaie sociale s’ils ne sont secondés par les petits savans munis d’un bagage léger mais pratique.

Ces vérités ont été pressenties depuis longtemps, non seulement par des esprits supérieurs comme Léonce de Lavergne, mais par d’humbles éducateurs du peuple. Dès 1833, l’abbé de Lamennais, le frère de l’illustre, fondait à Ploërmel une nouvelle congrégation religieuse pour l’enseignement des petits, et dans une lettre à M. Guizot, il lui faisait entrevoir comme un devoir pressant l’enseignement agricole dans les écoles rurales. Je n’oserais pas dire que ce germe déposé en bon terrain ait suffi pour faire éclore depuis un demi-siècle tant d’institutions d’enseignement utiles pour l’art agricole. Le plus utile aujourd’hui c’est l’enseignement donné dans les campagnes, sous les yeux du cultivateur attardé, avec preuves à l’appui. Les écoles nationales pratiques, les fermes-écoles sont des moyens d’instruction qui ne sauraient atteindre le petit paysan. Il faut l’aller trouver chez lui. L’école primaire y est toute transportée. Le premier effort qui fut dirigé de ce côté date de 1884. Il se bornait à introduire l’enseignement sans lui donner le temps de se produire. Une des erreurs accréditées en France depuis vingt-cinq ans a été de croire que l’école plus que les armes de l’Allemagne nous avait vaincus en 1870. On imagina que les événemens auraient tourné d’autre façon si nous avions mieux su la géographie. L’étude de la géographie, de l’histoire et de tout ce qui s’ensuit fit donc une entrée triomphale dans l’école primaire. On y parla sans doute du limon du Nil, mais on négligea de s’occuper du fumier de France et des moyens d’y suppléer quand il manque. Un autre jour on découvrit que la gymnastique méthodiquement enseignée était indispensable pour former des hommes robustes : la gymnastique rationnelle fut introduite dans l’école. Le petit paysan, qui fait de la gymnastique naturelle tous les jours, fut appris à n’en plus faire qu’aux heures réglementaires. Les programmes furent tellement surchargés que cette malheureuse agriculture resta à la porte. Les trente-six heures par semaine étaient prises.

Quelques zélés instituteurs, que l’amour des champs inspirait, allongèrent le temps des classes en empiétant sur les jours de repos, sur le jeudi, sur le dimanche et, sous prétexte de promenades, ils menèrent leurs élèves visiter les emblavures de leurs pères. Ils leur enseignèrent ce qu’ils savaient déjà les uns et les autres : que le blé ne vient pas tout seul ; qu’il faut le semer sur un sol préparé par diverses « façons » ; qu’il faut le récolter quand il est mûr et le battre quand il est sec. Je suppose que pendant ces discours, l’élève faisait de la gymnastique naturelle en cherchant des nids et en montant aux arbres. On dut s’apercevoir bientôt que cet enseignement transcendant ne suffisait pas pour introduire du sucre dans la betterave et pour faire produire trente hectolitres de blé à l’hectare. On fit un peu de place dans les programmes et l’on y fit entrer des notions d’agriculture que d’ailleurs l’élève pouvait recueillir ou négliger. Le certificat d’études, — ce certificat qui aide si généreusement celui qui l’obtient à quitter les champs pour les administrations où une belle écriture et une orthographe infaillible sont requises, — ce certificat devint lui-même plus élastique et put porter la mention spéciale d’agriculture. Quel progrès ! Ces choses de l’agriculture ressemblent un peu aux vieilles « choses d’Espagne » : elles sont pleines de surprises. On avait bien introduit l’enseignement agricole dans les écoles, on l’avait même rendu obligatoire pour les instituteurs ; mais on avait oublié de leur inoculer aussi la science obligatoire. La plupart étaient nés dans la campagne, ils avaient vu beaucoup de blé, beaucoup d’avoine sur pied. Fils de paysans ils avaient même quelques notions de labour, mais leur jeunesse s’était passée dans les écoles, dans l’étude, à l’école normale primaire : ils n’y avaient rien appris de l’agriculture puisque de leur temps cet enseignement spécial n’existait pas ; et de ce qu’ils avaient vu dans les champs il ne restait rien sinon ces notions transcendantes que nous avons citées plus haut : que pour récolter il fallait semer, ce qui d’ailleurs aux yeux de quelques gens ressemble aujourd’hui à un paradoxe. Si leurs souvenirs étaient demeurés vivans qu’auraient-ils pu enseigner ? Les méthodes anciennes, les assolemens avec jachère, les cultures sarclées qu’on ne pratique plus qu’aux pays de la betterave, le fumier de ferme noyé dans les eaux du ciel ou rongé par le soleil, les semis à la main, très pittoresques en peinture, mais très coûteux et mal productifs en culture, et cent autres procédés surannés qui appartiennent à l’histoire. C’était évidemment trop peu pour des intelligences éprises de progrès et disposées à combattre la routine. Je ne sais si la remarque en fut faite par eux à leurs inspecteurs et autres supérieurs hiérarchiques ; toujours est-il que l’on finit par où l’on aurait dû commencer : on dota les 86 écoles normales primaires d’un enseignement agricole. Cet enseignement doit être excellent puisqu’il est donné par des fonctionnaires de l’État, professeurs d’agriculture, sortis des hautes écoles et munis de diplômes. L’argent du budget qui les rétribue ne rencontre pas toujours un aussi bon emploi.

Il ne faudrait pas croire que, pour avoir attendu si longtemps l’enseignement qui leur était nécessaire, les instituteurs des campagnes soient restés inactifs devant la nouvelle mission qui leur était confiée. Beaucoup s’étaient mis à l’étude. À l’aide de livres, de conseils pris chez de bons agriculteurs, auprès des professeurs spéciaux, des savans de la contrée, ils s’étaient fait un programme bien avant que l’administration rédigeât le sien, et, ce qui n’est pas moins méritoire, ils l’avaient introduit dans leur école. Il est bon d’ajouter que la Société des Agriculteurs de France, heureuse de ce mouvement des esprits qu’elle avait un peu fait naître et désireuse de le stimuler, avait dès 1874 institué des concours et proposé des prix pour ceux des instituteurs primaires qui auraient introduit l’enseignement de l’agriculture dans leur école et y auraient obtenu quelque succès. Aux ressources que la Société affectait à ces récompenses, de généreux donateurs vinrent ajouter leurs contributions et leurs legs, ce qui a permis d’établir un roulement annuel comprenant cinq départemens. Depuis 1875 il a été distribué en primes une somme de 37 945 francs, 141 médailles d’or, 63 de vermeil, 363 d’argent et 256 de bronze, en plus des mentions honorables et des diplômes. L’État de son côté s’est piqué d’honneur et y a ajouté son contingent de récompenses. Peut-être n’y aurait-il pas songé si la Société des Agriculteurs de France ne lui avait donné l’exemple.

Il est remarquable que la plupart des bonnes idées que le gouvernement met en pratique en matière agricole lui sont inspirées par la Société des Agriculteurs. Pour n’en citer qu’une seule, la Société avait formé le projet d’ouvrir à Paris, à l’occasion du concours annuel des animaux gras, un concours d’animaux reproducteurs des espèces exposées. Ses mesures étaient prises, son programme était rédigé. Aussitôt le ministère de l’Agriculture fit annoncer qu’aux concours des animaux gras serait annexé désormais un concours d’animaux reproducteurs. Le but était atteint. Que ce soit l’effet d’une coïncidence ou d’une intention préméditée, il n’en faut pas moins savoir gré à la Société des bonnes idées qui lui viennent et au gouvernement de se montrer si empressé à les exécuter. Ce que nous avons encore à dire sur l’enseignement agricole dans les écoles rurales pourra diriger les bonnes intentions des pouvoirs publics sur un système de pédagogie agricole qu’il serait aisé d’étendre en peu de temps sur toute la France.


VI

Si les pensées exprimées dès 1833 par l’abbé de Lamennais ont trouvé faveur auprès des pouvoirs publics, on ne saurait non plus méconnaître qu’elles ont exercé la plus heureuse influence sur l’Institut qu’il a fondé. C’est de cette pensée mise en pratique que sort le travail de développement agricole qui s’opère en ce moment en Bretagne, et qui, gagnant les provinces limitrophes, pourrait s’étendre dans toute la France. Que la Société des Agriculteurs de France ait pris ce travail sous son patronage, il ne faut pas s’en étonner. Ce qui nous étonnerait davantage, c’est que l’administration ne fût pas bientôt poussée par l’opinion à entrer dans la voie qui vient de lui être tracée.

On a remarqué souvent que l’instituteur rural, s’il ne se mêle que de ce qui le regarde, — de l’enseignement, — n’exerce pas dans le village une autorité bien grande. Il n’en acquiert une véritable que lorsqu’il fait de la politique et se pose en bomme de parti. Ce devrait être le contraire. L’homme est ainsi fait : le poison a plus d’attrait pour lui que les plus fortifiantes substances. On admet la supériorité de l’instituteur en écriture et en grammaire. Il sait compter plus vite sinon plus exactement que celui qui vient lui demander avis ou conseil à peu près sur tout excepté sur l’agriculture. On a vu le paysan consulter l’instituteur sur les points les plus délicats de la jurisprudence ou même sur l’architecture de sa maison, jamais sur la semence ou l’engrais qu’il devait répandre dans son champ. En matière agricole, il est tenu pour incompétent. Quand on l’aura bourré d’un peu de science théorique à l’école normale, on le tiendra pour suspect. Il l’est déjà quand il sait quelque chose.

En Bretagne on s’y prend d’autre façon : on associe l’agriculteur lui-même à l’enseignement. Dans l’école, les principes élémentaires de la culture sont l’objet de cours spéciaux ; mais tous les exercices de langue, de mathématiques, ne sont plus exclusivement dirigés vers la géographie et l’histoire. Sans exclure ces notions, les moins nécessaires à l’homme des champs, sans rien rogner à la morale, en l’appliquant au contraire à ce qui touche de plus près le campagnard, à ses intérêts, on mêle la culture du sol à toutes les dictées, on en fait ressortir l’importance, le besoin, les richesses qu’on en peut tirer. Et si le maître est habile il y fera entrer les notions scientifiques les plus nécessaires, il familiarisera l’élève avec les termes un peu barbares de la chimie agricole, il lui montrera que son père fait chaque jour de la chimie sans le savoir.

Déjà instruits théoriquement, les élèves à certains jours et à certains momens de l’année sont périodiquement conduits au professeur pratique. Qui est ce professeur ? Ce ne sera pas un salarié du gouvernement, ce ne sera pas un ancien élève diplômé de Grignon ou de Montpellier, ni même de l’Institut agronomique : il en faudrait un trop grand nombre, et ils rencontreraient une défiance invincible. Il faut réserver ces utiles professeurs pour un public plus élevé et déjà préparé. Le « professeur pratique « sera un simple cultivateur du pays qui a bonne renommée de prudence et de sagesse, qui fait bien ses affaires et gagne de l’argent là où d’autres en perdent. Il n’y a guère de village qui n’en possède au moins un. Au besoin on ira le chercher à la ferme, dans la plaine. Il sera fier du choix qu’on aura fait de lui, il s’efforcera de justifier la confiance qu’il a su inspirer et de mériter le diplôme où l’Association bretonne aura fait graver son nom, en attendant que la Société des Agriculteurs de France lui envoie une de ses médailles qui cette fois sera placée à bon escient, et que le ministre lui-même lui confère dans ses ordres — majeurs ou mineurs — quelque grade que les services électoraux n’auront pas souillé par avance.

Est-ce un rêve, ce système de pédagogie agricole dont nous venons d’esquisser seulement la structure ? Non, puisqu’il existe et fonctionne. Hormis le ministre et ses « ordres », il réunit tous les organes que nous avons énumérés. Il y a quatre ans qu’il est mis en pratique, et ses bons effets ne se sont pas fait attendre. Le département d’Ille-et-Vilaine, où il a pris naissance, voyait, en 1892, 26 de ses écoles rurales présenter 500 de leurs élèves au concours-examen qui est dans le système le moyen de contrôle le plus ingénieux et le plus sûr : 262 diplômes leur furent décernés. À lui seul, l’arrondissement de Ploërmel présentait 159 élèves appartenant à 9 écoles : 115 diplômes leur étaient attribués. Ce premier essai était précieux surtout par les indications qu’il fournit pour améliorer le programme.

En 1893, aux deux Sociétés d’agriculture de Rennes et de Ploërmel celle de l’arrondissement de Brest vint s’adjoindre, et le résultat de cette seconde campagne fut remarquable : 45 écoles libres présentèrent 888 élèves, et à ces « trois huit » il fut distribué 725 diplômes ! Qui serait soucieux de contrôler les garanties et les sérieuses conditions de ces concours-examens, nous le renverrions aux programmes, aux cahiers-archives et aux comptes rendus des deux dernières sessions de la Société des Agriculteurs de France. Ces documens démontrent que ces concours sont autrement sérieux que les concours officiels et commandent à ceux qui les subissent une instruction plus large et plus solide.


VII

L’épreuve était décisive. L’Association bretonne, sous la présidence de M. le vicomte de Lorgeril, crut le moment bon pour intervenir : elle couvrit de son patronage les concours organisés jusque-là par l’Institut de Ploërmel et appela toute la Bretagne à pratiquer le nouveau système. Par ses soins et sous sa haute direction l’examen-concours de 1894 fut organisé, et voici ce qu’il produisit : cinq sociétés départementales ou locales firent concourir 123 écoles. Une école du département de l’Orne et deux du Maine-et-Loire demandèrent à concourir avec les écoles bretonnes et furent admises. Les examens ont été faits dans 116 écoles ; 2 206 élèves y ont pris part ; 1 605 d’entre eux ont été diplômés. Deux écoles primaires officielles seulement ont concouru. On ne peut supposer que l’administration supérieure ait interdit à ses subordonnés de se mêler à une action si utile et d’un caractère si désintéressé. Il faut plutôt attribuer leur abstention à la surprise des premières heures, à l’hésitation qu’a pu leur causer un succès auquel l’enseignement officiel n’est pas accoutumé. Si le système adopté maintenant en Bretagne venait à se propager dans les autres contrées, il augmenterait certainement la popularité et l’efficacité de l’enseignement libre ; il y ajouterait une force qui mettrait en péril non pas l’enseignement officiel en lui-même, mais la manière dont il est aujourd’hui pratiqué par l’État, et les appréhensions qui en pourraient naître pousseraient sans doute le pouvoir à rendre à l’enseignement public un peu de cette éducation nécessaire dont il l’a privé.

On ne refusera pas à la Société des Agriculteurs de France la plus haute et la plus large compétence en matière d’agriculture : elle n’a guère de rivale en ce point, et la Société royale d’Angleterre, si elle est plus riche et plus libre, n’a point dans son sein de praticiens plus savans ni de savans plus familiers avec la pratique. Cette Société avait l’œil ouvert sur le développement que prenait l’enseignement agricole dans les écoles libres de Bretagne. Elle estima que l’épreuve était concluante et que l’état de cet enseignement, dans les écoles primaires de l’État réclamait une transformation complète. L’État avait beaucoup fait, mais il ne pouvait pas tout faire, et surtout il ne pouvait guère pousser plus loin l’enseignement pratique dans les écoles rurales : le budget de l’instruction publique tout entier n’y aurait pas suffi. Les communes elles-mêmes avaient tenté des efforts généreux, mais vains, en mettant à la disposition du maître d’école un jardin et parfois un champ d’expérience : le jardin sert à fournir de légumes le pot-au-feu de l’instituteur, le champ d’expérience lui apporte sa provision de pommes de terre.

Il s’est produit des efforts sérieux : des hommes intelligens et zélés ont mis leur orgueil au service de la plus noble des causes ; quelques-uns ont obtenu d’heureux résultats, dus à leur persévérance, à leur caractère bien plus qu’aux méthodes et aux programmes mis entre leurs mains. Malgré ces exceptions honorables, l’effet général est resté nul. On peut dire que l’enseignement de l’agriculture dans les écoles rurales n’existe pas en France. Pendant quinze ans nous avons été appelés à compulser quelques milliers de dossiers d’instituteurs recommandés à notre sollicitude et à nos récompenses : nous avons rencontré beaucoup de serviteurs modestes et instruits. Ce n’étaient pas ceux qui brillaient aux premiers rangs des distinctions honorifiques. En revanche, quelques autres qui avaient réuni sur leur personne jusqu’à cinquante médailles de tout ordre nous paraissaient les devoir à des services fort étrangers aux travaux agronomiques et même à l’enseignement.

Il ne faut pas s’étonner que, devant cette impuissance flagrante, la Société des Agriculteurs ait saisi avec avidité l’occasion de remplir une des conditions les plus importantes (de sa fondation. Son patronage déjà si précieux pour l’enseignement secondaire de l’Institut de Beauvais, elle l’a étendu dès l’année dernière sur l’Association bretonne et sur l’Institut de Ploërmel. À chacune de ces compagnies elle a donné, sur le rapport motivé et chaleureux de M. Blanchemain, à l’une, des médailles, à l’autre, un diplôme qui les signale à la reconnaissance publique. L’assemblée générale a de plus émis le vœu que, par les soins de sa 10e section (Enseignement), il soit rédigé un programme général, variable suivant les contrées et les circonstances, et créé deux diplômes, l’un pour les instituteurs, l’autre pour les professeurs pratiques qui auront gratuitement apporté à l’instituteur l’autorité de leur science culturale. Ce programme a été rédigé, et cette année nous avons vu que le nombre des élèves qui se sont présentés à l’examen a dépassé quatre mille. Il n’est guère douteux que l’an prochain ce chiffre sera doublé, car ce ne sont pas seulement les cinq départemens de la Bretagne qui apportent désormais leurs contingens. La Sarthe, la Mayenne, la Manche, se sentent devancés et veulent se mêler au courant. Les bonnes intentions du pouvoir central, nous en sommes assuré, le favorisent sans se préoccuper du lieu où il a pris sa source.

Nous ne saurions, sans dépasser les limites d’un écrit qui deviendrait alors une sorte de traité pédagogique, entrer dans l’exposé de ce programme et dans le détail de ce mode d’enseignement. L’article essentiel, celui en qui reposent son efficacité et son avenir, c’est l’union de la théorie et de la pratique enseignées par des maîtres qui se complètent et se contrôlent, en qui le père de famille peut avoir confiance. C’est la pierre angulaire de l’édifice qui peut d’ailleurs affecter les formes les plus variées. On nous en voudrait toutefois si, par crainte d’offenser la modestie des humbles, nous nous abstenions de citer ici le nom du frère Abel, de l’Institut de Ploërmel. C’est lui qui a tout fait, même d’attirer à son œuvre le patronage de l’Association bretonne et la haute protection de la Société des Agriculteurs de France. L’exemple a déjà fécondé presque tout l’enseignement primaire libre. « Dix-sept autres congrégations vouées à l’enseignement libre ont modifié leur programme pour y faire une plus large place à l’enseignement agricole. »

Il est consolant de penser que tant de travaux de laboratoire, tant de découvertes précieuses, tant de prodiges de chimie et de mécanique, tant d’efforts intellectuels prodigués en moins d’un siècle, ne resteront pas stériles et que des hauteurs de l’enseignement ils pourront descendre dans les masses agricoles pour y produire cet hectolitre de plus par hectare qui suffirait à rétablir la fortune du sol et à lui assurer la victoire sur l’étranger sans demander aucun sacrifice aux autres industries indigènes. Si l’état bien inspiré ne met pas obstacle à ce déchaînement de bonnes institutions et de dévouemens, on pourra voir inscrits sur un tableau d’honneur, dans la plus humble école de village, les noms de ces grands artisans de la science agricole : Dombasle, Gasparin, J.-B. Damas, Sainte-Claire Deville, Boussingault, Barral, Lecouteux, Pasteur, les précurseurs, et, plus près de nous, des vivans : Grandeau, Girard, Dehérain, Tisserand, G. Ville, Schlœsing, Risler, Joulie, Müntz, Aubin, parmi bien d’autres. Demandez aujourd’hui aux élèves des écoles rurales qui sont ces hommes : hormis Pasteur, ils n’en connaîtront pas un. Il n’est même pas bien sûr que l’élève sortant du lycée mène plus loin son savoir.

L’État ne manque cependant pas d’auxiliaires pour faire entendre ces noms aux échos des campagnes, et répandre la semence scientifique sur les champs abandonnés. On a considéré comme une œuvre de haute sollicitude la création d’une chaire d’enseignement agricole dans chaque département. Le professeur départemental, qui touche 6 000 francs d’appointemens, a trente-deux leçons à faire dans l’année à l’école normale primaire. Le reste de son temps est occupé à porter généreusement la bonne parole dans les cantons. Il ne faut point douter que les leçons qu’il donne à l’école normale ne soient précieuses pour les futurs instituteurs. Nous aurions quelque peine à les contrôler. En attendant, ce qui est incontestable, c’est que ses tournées lui ménagent un assez agréable passe-temps, Le paysan français, né malin, a défini le professeur départemental : « Un monsieur qui est payé pour se promener dans les champs et pour dîner chez les fermiers. » On peut douter que ceux-ci aient besoin de ses leçons.


Alphonse de Calonne.
  1. Rambouillet est une fondation du règne de Louis XVI.
  2. Le Retour aux champs, par le P. J. Burnichon. À noter également l’Enseignement agricole et les classes dirigeantes, par M. Constant Furne.
  3. Le prix de la pension à Grignon est de 1 200 fr. Il est de 1 000 fr. à Grand-Jouan et à Montpellier.