L’Enseignement supérieur pendant la restauration

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L’enseignement supérieur pendant la restauration
Louis Liard

Revue des Deux Mondes tome 109, 1892


L'ENSEIGNEMENT SUPERIEUR
PENDANT LA RESTAURATION

C’est une curieuse histoire que celle de l’Université pendant la Restauration. Des institutions impériales, il n’en était pas une qui plus qu’elle parût menacée de disparaître avec l’Empire. Tout semblait le présager, et son origine qui la reliait à la Révolution, et l’office politique qu’avait voulu pour elle son fondateur, et son monopole qui apparaissait comme une entreprise sur les consciences, et ses tendances réelles ou supposées qui la mettaient en antagonisme avec les nouvelles puissances du jour. De fait elle fut condamnée, et d’un verdict à peu près unanime ; on rédigea même, on publia sa sentence de mort. Pourtant elle continua de vivre, d’abord au jour le jour, de sursis en sursis, suspecte et tolérée, puis petit à petit raffermie et consolidée, plus tard réhabilitée et abritée par le pouvoir royal lui-même, finalement triomphante et incorporée plus pleinement qu’elle n’avait été sous l’Empire à l’organisme gouvernemental.

Des phases de cette histoire nous ne dirons ici que ce qui peut servir à l’histoire plus particulière de l’Enseignement supérieur.


I

L’Université était deux choses à la fois : d’abord une forme de cette éducation nationale que déjà, dans les cahiers de 1789, tous les ordres de la nation avaient réclamée comme une nécessité publique, et dont la Révolution avait fait un devoir public ; puis une institution impériale que son fondateur destinait à être, dans ses mains, un instrument de rogne. À ce double titre elle était odieuse à ceux qui du retour des Bourbons concluaient au retour de toutes les choses de l’ancien régime, et à la suppression de l’œuvre entier de l’Empire et de la Révolution. Immédiatement, ils éclatèrent contre l’institution impie, « mélange impur de prêtres et de laïques, de prêtres mariés et d’apostats, de déistes et d’incrédules, de banqueroutiers et de divorcés[1], » conception « de toutes les conceptions de Bonaparte la plus effrayante et la plus antisociale, » « monument de la haine du tyran contre les générations futures[2]. »

C’était dans l’ordre. Mais, ce semble, il était aussi dans l’ordre, pour les modérés, pour les libéraux, pour ceux qui se flattaient, à l’aurore de la Restauration, de faire vivre d’accord, dans la liberté reconquise, la monarchie de droit divin et la société sortie de la Révolution, de distinguer entre l’institution nationale et l’institution impériale, et tout en condamnant l’une, de défendre et de sauver l’autre. Il n’en fut rien pourtant. Rendus défians par la tyrannie de l’Empire, soucieux de former la jeunesse à une tout autre école et de protéger le pays contre les retours offensifs du despotisme, dans l’Université, ils ne virent pas tout d’abord, derrière la machine politique, l’œuvre publique et nationale, et s’ils ne furent pas les plus violens, ils commencèrent par être les plus actifs et les plus puissans de ses adversaires.

La première parole dite au nom du gouvernement touchant l’instruction publique "avait été la négation du principe même d’un enseignement d’État. « Les formes et la direction de l’éducation des enfans seront rendues à l’autorité des pères et mères, tuteurs et familles[3]. » Le premier acte du gouvernement touchant la même matière allait beaucoup moins loin. Au fond, l’Université était condamnée ; seulement, comme il importait « de prévenir tout relâchement et toute interruption dans l’éducation de la jeunesse, » on la maintenait, mais juste, à titre tout à fait provisoire, le temps « qu’on pût apporter à l’ordre actuel de l’éducation publique les modifications qui seront jugées utiles[4]. »

Ces modifications, l’Université crut habile, puisqu’on lui laissait quelque répit, de les rechercher et de les indiquer elle-même, bien qu’on ne l’invitât pas à le faire. Elle avait le sentiment de son double caractère, et elle ne crut pas impossible de montrer que, tout en restant une institution nationale, une institution de l’état nouveau, elle pouvait dépouiller son enveloppe impériale et devenir « monarchique et religieuse. » Qu’elle y fût poussée par ce besoin de conservation qui porte les corps aussi bien que les individus à s’adapter aux conditions changeantes des milieux et des régimes, cela n’est pas douteux ; mais il n’est pas douteux non plus qu’en essayant de se sauver elle-même, elle ne crût, en toute sincérité, sauver aussi, contre l’Église, la forme moderne de l’éducation nationale dont les événemens l’avaient rendue dépositaire. L’Église et elle, tout le temps de l’Empire, avaient vécu côte à côte, sans hostilités, sans rivalités apparentes. Mais avec la Restauration, l’Église redevenait une puissance, la grande puissance du jour, et elle était prête à réclamer du pouvoir civil l’abandon de l’éducation publique. Il fallait donc compter avec elle, et sous peine de la voir tout demander et tout obtenir, lui offrir en partage les fruits du domaine, mais en garder, pour le pouvoir civil, l’intendance et la propriété.

C’est bien de cette double pensée que s’inspire le projet de révision des statuts universitaires qui fut alors élaboré par M. de Fontanes, par M. A. Rendu et par les conseillers de l’Université : maintenir la corporation universitaire, et l’ouvrir à l’Église, sans en faire cependant une corporation religieuse.

D’après ce projet, à l’Université, à l’Université seule, restaient confiées, dans tout le royaume, « l’éducation et l’instruction publiques. » De son ancienne constitution l’Université conservait toutes les pièces essentielles : son monopole d’abord, à l’exception des séminaires et des écoles de services publics qui pourraient désormais se former en dehors d’elle, puis son Grand-Maître, ses dignitaires et son Conseil, ses revenus et ses biens, sa juridiction et ses grades, ses facultés et ses collèges. La différence était toute dans l’École normale. Celle-ci continuait d’être une école pédagogique ; mais elle devenait en même temps une école religieuse. Entre elle et les séminaires on établissait des communications et des échanges. On pouvait sortir de l’École normale, passer trois ans au séminaire, puis en revenir, la soutane sous la robe, aux collèges de l’Université, Réciproquement on eût pu passer des séminaires à l’École normale. En même temps on laissait entendre que « les ecclésiastiques seraient préférés aux laïques pour toutes les places d’administration et d’enseignement, » et qu’ainsi serait enfin réalisée cette disposition primitive du statut universitaire qui imposait aux professeurs le « célibat et la vie commune. » C’était donc l’Université ouverte à l’Église, pénétrée par l’Église ; mais c’était toujours, semblait-il, l’Université, c’est-à-dire une corporation civile enseignant au nom de l’État et sous l’autorité du pouvoir civil.

Pendant qu’elle méditait ainsi un traité de partage et d’alliance avec l’Église, l’Université reçut soudainement un arrêt de démembrement. Par ordonnance du 17 février 1815, l’institution enseignante que Napoléon avait voulue « une et indivisible comme l’Empire français, » disparaissait, et il lui était substitué dix-sept universités régionales qui devaient porter chacune le nom de son chef-lieu.

Cette ordonnance est une date dans l’histoire de l’enseignement supérieur. Elle marque la première apparition, au cours du siècle, d’idées opposées à celles qui avaient prévalu jusque-là, et qui bientôt allaient recommencer à prévaloir sur l’organisation des hautes études. Non pas que ces universités de Normandie, de Gascogne, de Flandre ou d’Auvergne, que la Restauration mettait à la place de l’unique Université de France, fussent la renaissance des universités de l’ancien régime, ou l’apparition d’universités semblables à celles qui commençaient à jeter tant d’éclat dans les pays étrangers. C’était plutôt une segmentation de l’Université impériale, chacune d’elles était moins une véritable université qu’une académie ayant sa circonscription géographique, son recteur, son conseil, ses biens, ses facultés, ses collèges royaux et ses collèges communaux ; mais, pour la première fois, c’était une décentralisation de l’enseignement.

Les vrais auteurs de l’ordonnance, Royer-Collard et Guizot, avaient obéi à une double préoccupation d’ordre politique et d’ordre scientifique. Sans partager à aucun degré les colères violentes des royalistes intransigeans contre l’Université, ils se disaient cependant qu’une institution née du pouvoir absolu, façonnée par lui pour des desseins qui n’avaient rien de libéral, recèlerait toujours un danger pour les libertés publiques. Ils n’étaient pas hommes à faire entre les mains de l’Église ou des anciennes corporations enseignantes l’abandon des droits de l’État ; mais ils pensaient que, si le régime nouveau ne pouvait pas renoncer à l’éducation publique, il ne devait la donner qu’avec de nouveaux organes. Cette préoccupation apparaît très nettement dans le préambule de l’ordonnance : « Nous avons reconnu que l’instruction publique reposait sur des institutions destinées à servir les vues politiques du gouvernement dont elle fut l’ouvrage, plutôt qu’à répandre sur nos sujets les bienfaits d’une éducation morale et conforme aux besoins du siècle. » Elle est visible aussi dans les dispositions générales du système. Le dessein du gouvernement était « d’abolir le pouvoir absolu qui, dans l’Université impériale, disposait seul soit de l’administration des établissemens, soit du sort des maîtres, et de placer les établissemens sous une autorité plus rapprochée et plus contrôlée, en assurant aux maîtres plus de fixité, d’indépendance et de dignité dans leur situation[5]. » De là tout d’abord la multiplicité des universités ; de là l’organisation de chacune d’elles, leur personnalité, leur indépendance : un recteur pour chef, puis un conseil composé, avec le recteur, de l’évêque et du préfet, des doyens des facultés, du proviseur du collège royal et de trois notables ; de là les attributions de ce conseil nommant sur présentation du recteur, proviseurs, censeurs et professeurs, percevant les revenus de l’Université, administrant ses biens, exerçant la discipline sur le personnel ; de là enfin, au lieu de la centralisation absolue qui faisait converger naguère toutes les tiges motrices de la machine vers la main du Grand-Maître, une large détente des attributions du pouvoir central qui ne conservait plus que le droit de nommer les recteurs, et celui d’assurer l’unité morale de l’enseignement par l’action de son Conseil royal, par la formation des maîtres à l’École normale et par les visites de ses inspecteurs généraux.

En même temps que la décentralisation administrative, on s’était proposé la décentralisation scientifique. Entre autres effets, la machine universitaire telle que l’avait montée Napoléon devait agir à la façon d’une pompe aspirante, appeler et retenir au centre presque toute la vie intellectuelle du pays. La preuve n’en était plus à faire ; l’insuccès à peu près absolu des facultés des départemens n’était que trop avéré. A Paris seulement l’enseignement supérieur avait réussi. Mieux valait, à coup sûr, pour le bien du pays, au lieu d’un seul foyer central, surchauffé aux dépens du reste, plusieurs foyers distincts, répartis sur tout le territoire, et rayonnant chacun sur une région. On espérait, avec les universités régionales, « créer hors de Paris, dans les départemens, de grands foyers d’études et d’activité intellectuelle. » Le corps des facultés n’eût pas à lui seul constitué l’Université tout entière ; mais il en eût été l’organe dominateur, et c’est par les facultés qu’on avait l’espoir de ranimer, de susciter dans les provinces la vie intellectuelle anémiée par la centralisation à outrance de l’Empire.

Que fût-il advenu de ces espérances ? On ne sait. Quelques jours après l’ordonnance du 17 février, Louis XVIII fuyait à Gand. Napoléon rentrait aux Tuileries : en deux traits de plume il rétablissait son Université à lui, et il lui rendait un Grand-Maître. Il faut donc juger théoriquement, et non par ses effets, cette réforme mort-née de 1815. Nul doute que, mise en pratique, elle n’eût imprimé un tout autre cours à l’enseignement public. Au lieu de cette uniformité qui, sans souci des aptitudes et des besoins locaux, impose à un pays, où survivent pourtant, dans une âme commune, tant de génies divers, mêmes règles, mêmes cadres, même discipline de vie intellectuelle, on aurait vu des systèmes d’écoles plus libres, plus variés, appropriés chacun aux usages, aux besoins, au tempérament d’une région, et c’eût été pour la France plus de richesse et plus de force. Ce n’est pas que tout fût sans défauts dans le nouveau régime scolaire. Les principes en étaient justes ; mais on n’en faisait « qu’un essai timide » et non « une large et puissante application. Le nombre des universités locales y était trop considérable. Il n’y a pas en France dix-sept foyers naturels de hautes et complètes études ; quatre ou cinq suffiraient et pourraient seuls devenir grands et féconds. La réforme… avait un autre tort. Elle venait trop tôt ; c’était le résultat à la fois systématique et incomplet des méditations de quelques hommes depuis longtemps préoccupés des défauts du régime universitaire, non pas le fruit d’une impulsion et d’une opinion vraiment publiques[6]. » Pourtant, à tout prendre, ce pouvait être pour l’enseignement supérieur le point de départ d’une évolution d’où fussent sortis non pas dix-sept, mais quatre ou cinq puissans foyers d’études et de science.

Après les Cent Jours, les hommes qui avaient inspiré l’ordonnance de 1815 ne furent pas écartés des conseils du gouvernement. Ils ne crurent pas cependant devoir la faire revivre. Deux raisons les en empêchèrent. D’abord la pénurie du trésor. Pour organiser ces dix-sept groupes universitaires, il eût fallu des ressources qu’on n’avait pas. Puis l’attitude des royalistes ultras. Ceux-ci sortaient des Cent Jours irrités et implacables contre tout ce qui de près ou de loin tenait à la Révolution, brûlant de substituer une politique de vengeance et de châtiment à la politique de transaction qui avait été celle de la Charte de 1814[7]. Ce qu’ils remettaient en question, ce n’étaient plus seulement les institutions impériales, mais bien les institutions fondamentales de la société moderne ; ce qu’ils voulaient, c’était une capitulation solennelle de la Révolution tout entière devant l’ancien régime. Royer-Collard et ses amis n’hésitèrent pas. Ils se rangèrent du côté des institutions menacées, et faisant cette fois distinction, dans l’Université, entre ce qu’elle avait d’impérial et ce qu’elle avait de national, ils firent maintenir l’Université, tout en la modifiant sensiblement.

II

Par l’ordonnance du 15 août 1815, « l’organisation des académies, — celle qu’avait rétablie Napoléon aux Cent Jours, — était provisoirement maintenue. » « Notre ordonnance du 17 février n’ayant pu être mise à exécution, disait le préambule, et les difficultés des temps ne permettant pas qu’il soit pourvu aux dépenses de l’instruction publique, ainsi qu’il avait été statué par notre susdite ordonnance, voulant surseoir à toute innovation importante dans le régime de l’instruction publique jusqu’au moment où des circonstances plus heureuses que nous espérons n’être pas éloignées nous permettront d’établir par une loi les bases d’un système définitif… » Ce n’était donc qu’un sursis, mais avec un sursis, c’était la vie, et tout allait dépendre de l’usage qui en serait fait. En même temps, et pour bien marquer les changemens survenus dans l’État, on amoindrissait l’institution. Plus de Grand-Maître, plus de chancelier, plus de trésorier, plus de Conseil de l’Université ; mais, à leur place, exerçant tous leurs pouvoirs, une commission de cinq membres, placée sous l’autorité du ministre de l’intérieur.

En elle-même, c’était une institution vicieuse que cette sorte de Conseil des cinq. Elle avait le tort de confondre aux mêmes mains des pouvoirs fort différens d’initiative, d’exécution, d’administration et de justice, que le statut de 1808 avait sagement répartis entre le Grand-Maître et le Conseil. Elle avait le tort plus grand encore de trop séparer le gouvernement de l’Université du gouvernement du pays ; indépendance apparente qui pouvait promptement devenir une faiblesse irrémédiable. Ainsi constituée, cette Commission de l’instruction publique ne pouvait valoir que ce que vaudraient les hommes. Elle valut beaucoup avec des hommes comme Royer-Collard et Cuvier[8]. Pendant près de cinq ans, elle exerça sur l’instruction publique une véritable dictature, et si l’Université fut sauvée, c’est parce qu’il fut établi en ces cinq années qu’elle pouvait être isolée de son auteur, et qu’en elle il n’y avait, au fond, rien d’incompatible avec la monarchie.

La tâche n’était pas aisée. Il y avait à désarmer bien des défiances, à vaincre bien des difficultés, à éviter bien des périls. Nous devons en borner ici le tableau à l’ordre de l’enseignement supérieur.

L’ordonnance du 15 août l’avait nettement avoué, une des causes du maintien provisoire de l’Université était la pénurie des finances. Force était donc de supprimer tout ce qui n’était pas strictement nécessaire. Sans tarder, on supprima d’un seul coup dix-sept facultés des lettres et trois facultés des sciences. Vraiment ce n’était pas une perte. On sait par quelles vues s’était guidé le gouvernement impérial en créant et en multipliant les facultés.

Beaucoup n’avaient eu qu’une existence nominale, et les autres n’avaient guère été, dans les départemens, que des jurys d’examen. Sauf à Paris, on n’avait pu leur donner quelque vie. Voici, comme échantillon, ce qu’écrivait au Grand-Maître, en 1811, le Recteur de l’Académie de Nîmes : « La faculté des lettres a trois cours en activité… Le cours de philosophie compte neuf élèves ; le cours de littérature française en a quatre ; celui de littérature grecque en a trois. Le cours de littérature latine n’est pas ouvert, soit parce que le professeur est absent par congé de son Excellence, soit parce qu’il ne s’est pas présenté d’élèves ; ce cours n’est guère susceptible d’en avoir dans cette ville : les jeunes élèves du lycée suivant le cours de rhétorique ne sont pas tentés de répéter cette classe à l’académie lorsqu’ils ont quitté le lycée ; peu de personnes du monde s’adonnent à l’étude approfondie du latin ; ils en savent toujours assez en quittant les bancs du collège ; aussi cette chaire doit être unie à celle de la littérature française. La chaire d’histoire est sans but dans la faculté des lettres : on n’exige pas d’examen sur l’histoire pour prendre le grade de bachelier ou de licencié. Aussi elle est inutile et doit être supprimée. » — Ailleurs, même situation. Des élèves du lycée, des candidats au baccalauréat, voilà presque partout l’unique clientèle des facultés des lettres : à Cahors, en 1814, trente-cinq élèves inscrits au cours d’histoire ; tous élèves du lycée. A Orléans, à la même date, vingt-six élèves, tous élèves du lycée ou de l’école secondaire ecclésiastique[9]. A Strasbourg, cent trente-six élèves ; cent treize suivent le cours de philosophie en vue du baccalauréat. A Lyon, pour plus de facilité ; le cours de philosophie se fait au lycée. Ça et là, cependant, quelques exceptions. A Caen, sur quarante-deux étudians de la faculté des lettres, vingt-deux sont du lycée et vingt de la faculté de droit[10]. A Montpellier, cinquante et un élèves de la faculté de médecine sont en même temps inscrits à la faculté des lettres[11]. Au total il y avait, en 1814, dans les facultés des lettres, mille deux cent dix étudians inscrits ; lisez, défalcation faite des soixante-dix élèves de Paris, presque tous élèves de l’École normale, environ onze cents candidats au baccalauréat ès-lettres. Candidats au baccalauréat et élèves des lycées sont aussi bon nombre des deux cent trente-sept étudians inscrits la même année dans les facultés des sciences, sauf à Montpellier, où une cinquantaine d’étudians en médecine suivent les cours de chimie et d’histoire naturelle, et à Metz où les cours de mathématiques sont suivis par une trentaine de candidats à l’École polytechnique et de soldats sapeurs. Seules les facultés de droit et de médecine ont vraiment une clientèle propre, trois mille au droit, douze cents à la médecine[12]. Les trois écoles de pharmacie incorporées à l’Université ont à peine donné signe de vie[13].

C’était donc bien tout bois mort que cette coupe de vingt facultés, et il n’y avait rien à perdre à leur disparition. Un détail qui donne une idée de leur misère, de leur néant. Que laissait derrière elle la Faculté des lettres de Clermont ? Pas un seul livre ; uniquement « la masse et la chaîne de l’appariteur[14]. » On doit regretter seulement que cette coupe ait été menée d’une manière tout à fait empirique, uniquement d’après les résultats constatés, sans aucune vue d’avenir. Pourtant c’était le président de la Commission, Royer-Collard, qui, l’année d’avant, avait voulu créer en province un certain nombre de centres et de foyers d’études. Puisqu’il fallait supprimer, quelle occasion meilleure, en n’obéissant pas aveuglément aux faits, de préparer pour l’avenir, sur quelques points d’élection, des groupes complets de facultés !

A vrai dire, le trouble général des affaires, des partis et des esprits rendait difficiles les longues pensées. Chaque jour, gagner un jour, était le principal souci. Maintenue à titre tout à fait précaire, sous l’annonce et la menace d’une loi qui pouvait tout changer, l’Université avait intérêt à ne pas laisser apparaître des projets à lointaine échéance. Sa fragilité lui était sans cesse rappelée. On la tient si bien pour un établissement provisoire que dans les villes, dans les facultés même, à la cour, se manifestent ouvertement des tendances au retour des anciennes universités et des corporations privilégiées. Ainsi, dès 1814, l’ordre des avocats d’Angers avait demandé au duc d’Angouléme le rétablissement de l’Université de cette ville. Deux ans plus tard, le conseil municipal renouvelle la demande[15]. Caen adresse une semblable requête, et l’appuie sur les sentimens très chrétiens de son Université disparue[16]. Montpellier, Bordeaux, Besançon, Orléans, Nancy, Bourges, Pau, jusqu’à Valence, émettent le même vœu[17]. Les professeurs de la Faculté de médecine de Montpellier demandent en grâce au roi u d’être séparés de l’Université, de reprendre l’existence isolée dont ils n’ont jamais cessé de jouir jusqu’à leur incorporation et de recouvrer les prérogatives qui leur avaient été accordées par les papes et les rois comme une noble récompense de leurs longs et pénibles travaux. » Ils réclament en même temps comme un « héritage de gloire » « le titre honorable de conseillers-médecins ordinaires du roi[18]. » Les chirurgiens de Paris demandent au roi le rétablissement de l’ancien collège et de l’académie de chirurgie, la restitution de l’école et de ses dépendances qu’ils tenaient de la munificence de Louis XV et de Louis XVI, et « la rentrée en jouissance des revenus payés par l’État, dont les fonds provenaient de donations faites par des chirurgiens bienfaiteurs[19]. » Une adresse signale la nécessité de réorganiser les écoles de médecine et de chirurgie conformément aux statuts et règlemens de l’ancienne Faculté de médecine et de l’ancien Collège de chirurgie. Et le roi encourage ces tendances en chargeant une commission présidée par son premier médecin, le Père Elysée, d’étudier un projet qui eût constitué à part l’un de l’autre, et tous deux hors de l’Université, l’enseignement de la médecine et celui de la chirurgie[20]. Il manifeste ses propres sentimens à l’égard des institutions scientifiques de la Révolution en décomposant l’Institut, en rendant leurs anciens noms aux classes qui le constituaient, en en chassant sans respect pour la science, la gloire et le génie, des hommes comme Monge, David et Carnot[21]. Enfin il prend soin de rappeler lui-même à l’Université qu’elle n’a pas cessé d’être suspecte, qu’elle est simplement tolérée, et pour un temps seulement, en chargeant une commission où siégeait Chateaubriand, un adversaire irréductible, d’examiner « s’il ne convient pas de confier l’instruction publique à un corps enseignant dans lequel entreront les ecclésiastiques qui peuvent s’y destiner… les restes des congrégations enseignantes, les congrégations ecclésiastiques autorisées ou qui pourront l’être[22]. »

Voilà qui suffirait à expliquer ce qu’en d’autres circonstances on appellerait l’étroitesse de vues de la Commission. Il s’y ajoutait d’autres difficultés, l’attitude des personnes, celle des professeurs et celle des étudians. Après les Cent Jours il avait fallu, dans l’Université comme ailleurs, épurer le personnel. Toutes les facultés ne ressemblaient pas à la Faculté de droit de Paris. Dès les premiers jours de la Restauration, celle-ci, sans briser toutefois la statue en marbre qu’elle avait élevée, de ses deniers, à Napoléon, avait fait montre du plus ardent royalisme : aux Cent Jours, un bataillon de ses élèves avait suivi le roi à Gand. Mais ailleurs, en province surtout, autres étaient les sentimens. A Grenoble c’étaient deux professeurs de la faculté de droit et de la faculté des sciences, Berriat Saint-Prix et Bilon, qui avaient été à la tête de la fédération du Dauphiné. De même à Montpellier, Berthe et Virenque, professeurs à la faculté de médecine. A Dijon, un professeur de la faculté de droit, l’illustre jurisconsulte Proudhon, s’était hautement déclaré pour l’empereur, au retour de l’île d’Elbe. A Poitiers, à Rennes, d’autres professeurs de faculté avaient hautement manifesté leurs sentimens bonapartistes et figuré parmi les fédérés de la Vienne et de l’Ille-et-Vilaine. On était aux jours de la Terreur blanche, en présence de la Chambre introuvable, dans la tourmente des passions déchaînées. Il fallait frapper. La Commission frappa, mais avec une modération relative. On a, dressée par elle, la liste de ses exécutions. Elle comprend « neuf recteurs, entre vingt-cinq, et cinq inspecteurs d’académie destitués, un inspecteur suspendu, un secrétaire d’académie déplacé. Dans les collèges royaux, trois proviseurs, un censeur, trente-six professeurs, trois économes et un très grand nombre de maîtres d’études destitués ; deux proviseurs, un censeur, huit professeurs suspendus ; deux proviseurs, quatre censeurs, quinze professeurs déplacés ; treize principaux, soixante-dix-sept régens destitués ; cinq principaux et dix-huit régens suspendus. Dans les facultés, neuf professeurs de droit et de médecine suspendus[23]. »

Au total, c’est beaucoup. Mais qu’on songe à ce qui se passait à côté, dans les autres administrations publiques. Qu’on songe à Ney, à La Bédoyère, à Lavalette et aux cours prévôtales. D’ailleurs, bon nombre de ces suspensions n’étaient que provisoires ; un délai était donné aux intéressés pour produire leurs justifications. Plusieurs furent admises, entre autres celles de Proudhon et de Berriat Saint-Prix[24].

Après les écarts des maîtres, le trouble des étudians. Au lendemain des Cent Jours, il s’était produit çà et là quelques désordres, mais superficiels et passagers. Bientôt, il en éclata d’autres plus profonds et d’un plus long retentissement, mutineries d’enfans dans les collèges, véritables révoltes de jeunes hommes dans les Facultés. Ils n’avaient pas simplement pour causes les instincts frondeurs et batailleurs de la jeunesse ; plus profonde était leur source. Il faut bien se représenter l’état d’âme de cette jeunesse venue au monde avec la fin du XVIIIe siècle ou le commencement du XIXe. De quels événemens elle portait l’empreinte, de quels spectacles elle avait eu la vue : une révolution faite par ses pères ou contre ses pères, exaltée par les uns, maudite par les autres ; les assises de la société changées ; le droit humain substitué au droit divin ; les excès de la licence et la tyrannie sanglante ; la patrie menacée et sauvée ; la France agrandie ; puis l’empire d’un soldat, et pendant dix ans le fracas et la gloire des batailles, l’assoupissement et la honte de la servitude ; à la fin la patrie épuisée, deux fois envahie ; ses frontières diminuées ; le roi d’autrefois ramené par l’étranger ; les espérances contraires ; la lutte des partis ; l’esprit de liberté méconnu et trompé ; la contre-révolution menaçante ; la révolution réveillée. Quelles causes de division, d’excitation, d’agitation ! « Humiliés, a dit l’un d’eux, consternés, irrités cependant et pleins de ressentiment et de défiance envers les puissances de ce monde, les vaincues comme les victorieuses[25], » les plus nombreux se rangeaient résolument du côté de la Révolution, mais avec bien des différences dans les espoirs et dans les tempéramens, les uns s’enrôlant simplement derrière les idées, espérant tout de leur puissance ; les autres, prêts à l’action, donnant leur nom aux racoleurs des sociétés secrètes ; ceux-ci, acceptant franchement la monarchie, mais la voulant libérale ; ceux-là, identifiant la Révolution avec l’Empire ; quelques-uns enfin, en beaucoup plus petit nombre, rêvant de République et pour souverain n’admettant que le peuple.

Quand il y a dans la jeunesse de tels fermens, il suffit, à l’éruption d’une fissure, d’un prétexte. Les désordres des écoles en 1819, que les historiens de la Restauration ont tous notés comme un des symptômes du temps, n’eurent pour occasion que des faits sans importance : à Montpellier, une futilité, un débat avec un directeur de théâtre sur le prix des places ; à Paris, quelques sifflets à l’adresse d’un professeur libéral. Mais le désordre ne fut pas sans gravité. A Montpellier comme à Paris, il fallut la force armée ; le sang faillit couler ; les études furent suspendues, et il s’en propagea une longue agitation dans les autres écoles.

Naturellement, par contre-coup, ces événemens ébranlaient la Commission d’instruction publique, et particulièrement celui qui la présidait et la personnifiait, Royer-Collard. On ne manquait pas d’imputer ces désordres à l’esprit détestable de l’Université et d’en faire grief à la Commission.

On lui avait fait la vie rude à cette Commission depuis son origine. L’assaut lui était venu de toutes parts, de la tribune, de la presse, de la chaire, du camp des ultras, du camp même des libéraux. Dès son premier jour, à la Chambre introuvable, on avait suscité contre elle et contre l’Université un inconnu, porteur des haines et des pensées de la majorité, et la majorité avait voté cette motion : « La religion sera désormais la base essentielle de l’éducation. Les collèges et pensions seront sous la surveillance immédiate des archevêques et évêques qui en réformeront les abus. Les évêques pourront augmenter le nombre des séminaires selon les besoins de la religion, les ressources et la population de leurs diocèses ; ils nommeront aux places de principal des collèges et pensions ; le principal nommera les professeurs ; néanmoins les évêques pourront renvoyer parmi ceux-ci les sujets incapables ou dont les principes seraient reconnus dangereux. Les universités, telles qu’elles existent aujourd’hui, subsisteront et seront sous la surveillance du ministre de l’intérieur. Il sera avisé aux moyens d’allier la religion et les mœurs, au soin de faire fleurir les talens littéraires. La Commission centrale d’instruction publique dont les pouvoirs et les attributions remplacent ceux de l’ancien Grand-Maître demeure supprimée. »

Après la Chambre introuvable, l’offensive se déplace, mais elle reste aussi vive. C’est La Mennais revenant à la charge dans des pamphlets retentissans ; c’est Chateaubriand, dénonçant dans l’Université « le double vice du despotisme et de la démocratie, » le despotisme dans son administration, la démocratie dans ses doctrines ; ce sont des libéraux, comme Benjamin Constant, s’élevant contre le monopole universitaire au nom de la liberté, et limitant l’action du gouvernement à veiller et à préserver. Bientôt, les attaques reparaissent à la tribune. Une fois, c’est Voyer d’Argenson, un libéral, refusant de voter la contribution universitaire « parce que l’établissement de l’Université est une usurpation du despotisme sur les droits d’un peuple libre ; .. parce qu’un corps enseignant placé dans la main du pouvoir est la plus mauvaise de toutes les garanties contre les prétentions et les entreprises de certains autres corps voués à la même carrière[26]. » Une autre fois, c’est un membre de la droite, de Marcellus, tonnant contre les écoles licencieuses, séditieuses et impies[27] ; puis un autre membre de la droite, de Puymaurin, dénonçant les « pédagogues jacobins » qui ont transformé « des chaires créées par la monarchie en sentine de toutes les idées révolutionnaires et de l’athéisme, où l’on parle toujours de Sparte et d’Athènes, de Brutus et de Caton, » pour détruire dans le cœur des jeunes gens « l’amour du roi et de la légitimité. » A la fin, ce sont les amis mêmes du gouvernement reprochant à la Commission d’avoir « été involontairement l’instrument de beaucoup de passions, de s’arroger tous les pouvoirs de l’Université et d’échapper à toute responsabilité[28]. »

Royer-Collard était de ceux qui rompent. Il donna brusquement sa démission à la fin de 1819. Homme de doctrine, absolu comme les idées universelles, rigide comme leurs rapports, il avait conduit son administration comme une démonstration. Et de fait c’était bien d’une démonstration qu’il s’agissait. En acceptant de présider la Commission, il avait voulu démontrer que l’Université n’avait en soi rien d’incompatible avec la monarchie et qu’elle pouvait la servir. Cette preuve, il croyait l’avoir faite. On le contestait. Il se retirait.

Son administration n’avait été ni sans honneur, ni sans résultats. D’une manière générale, il avait eu à faire vivre l’Université. Quand il se retira, elle vivait toujours, si bien que quelques mois plus tard, le pouvoir royal allait l’affermir davantage. Dans l’enseignement supérieur, il avait réalisé des changemens d’importance, la transformation de l’École normale et la réforme de la Faculté de droit de Paris. Au début, l’École normale était une sorte de séminaire pédagogique, lettres et sciences, appareillé aux Facultés de Paris. Royer-Collard en fit un être en soi et par soi ; les conférences intérieures, qui tout d’abord n’avaient été qu’une répétition des cours de la faculté, devinrent des cours particuliers, sur des programmes propres, avec des maîtres spéciaux. Pour la Faculté de droit, le Consulat et l’Empire en avaient limité l’enseignement au droit romain, au code civil, au code pénal et au code de procédure. Royer-Collard en élargit les cadres et en fit une véritable école des sciences morales et politiques. Par l’ordonnance du 24 mars 1819, elle était divisée en deux sections, les deux avec des enseignemens communs, chacune avec son enseignement particulier ; pour enseignemens communs, les élémens du droit naturel, du droit des gens et du droit public, le droit romain dans ses rapports avec le droit français, le code civil, la procédure civile et la législation criminelle ; pour enseignemens particuliers, dans l’une le code de commerce, dans l’autre le droit public positif et le droit administratif, l’histoire philosophique du droit romain et du droit français et l’économie politique.

III

Après la démission de Royer-Collard, commence une période nouvelle pour l’Université. Pendant quelques mois, il n’y eut de changé que le président de la Commission d’instruction publique, Cuvier remplaçant Royer-Collard. Mais bientôt l’institution elle-même est modifiée, et c’est, pendant quatre ans, une série d’actes organiques qui peu à peu lui rendent sa constitution primitive et finissent même par l’incorporer plus étroitement au pouvoir qu’au temps de l’Empire. A les considérer en eux-mêmes, abstraction faite des intentions et des hommes, chacun de ces actes est, pour l’Université, un progrès et un gain.

En premier lieu l’ordonnance du 1er novembre 1820. On ne déclare pas encore l’Université organe royal de l’instruction publique ; on parle encore d’une organisation définitive à venir ; mais on se propose d’établir « sur des bases plus fixes la direction et l’administration du corps enseignant, » et par ce qu’on fait, on laisse clairement entendre que dans cette organisation définitive l’Université ne sera pas sacrifiée. La Commission d’instruction publique prend le titre de Conseil royal de l’instruction publique ; un certain départ d’attributions est établi entre son président et ses autres membres ; le président correspond seul avec le gouvernement ; il signe les diplômes et ordonnance les paiemens ; il propose au Conseil les candidats aux places vacantes. Des autres membres du Conseil, l’un exerce les fonctions de chancelier, un autre celles de trésorier, un troisième est Recteur de l’Académie de Paris, un quatrième est ministère public pour les affaires contentieuses et disciplinaires, les autres enfin se partagent la surveillance des facultés, des collèges et des écoles primaires.

Quelques semaines plus tard, nouvelle ordonnance, nouveau pas en avant[29]. Les pouvoirs du président se dégagent et s’affranchissent des pouvoirs du Conseil. Ce n’est pas encore le Grand-Maître ; mais déjà on le sent, renaître : « Les affaires continueront d’être décidées à la pluralité des voix, sur le rapport des conseillers qui les auront instruites ; mais pour les nominations aux diverses places, le président prendra seulement l’avis du Conseil, qui discutera les titres des candidats. » En même temps, du président du Conseil royal, on fait un sous-secrétaire d’État, un membre du gouvernement.

L’année suivante, toute incertitude a disparu. L’Université reprend son nom ; elle recouvre son chef, avec son titre de Grand-Maître et les attributions de sa fonction : « Le chef de l’Université prendra le titre de Grand-Maître ; il aura, outre les attributions actuelles du président du Conseil royal, celles qui sont spécifiées dans les articles 51, 56 et 57 du décret du 17 mars 1808[30]. » C’était la fin du provisoire, la remise de l’Université en possession de son organisme complet, et sa reconnaissance comme établissement royal de l’instruction publique. Deux ans plus tard, on va plus loin, et de ce Grand-Maître, sorte de vice-roi de l’instruction publique, relevant du chef de l’État, mais dégagé de toute responsabilité gouvernementale, on fait un Ministre de l’instruction publique[31], et par là, de cette Université naguère suspecte on fait, comme de l’armée et de la magistrature, un compartiment organique des services publics, une émanation même du pouvoir royal.

En eux-mêmes, tels sont les actes. Venons maintenant aux intentions. Nous sommes à ce moment aigu de la Restauration, où, suivant le mot de Royer-Collard, le gouvernement s’organise en sens inverse de la société française. Sur une nation fatiguée des excès de la Révolution et des guerres de l’Empire, mais toujours éprise d’égalité, un pays légal, divisé en lui-même, que la loi élargit ou rétrécit à son gré ; superposée à ce pays légal, une monarchie de droit divin, qui a octroyé la Charte, mais qui s’en repent et qui cherche, après un essai de libéralisme, à reprendre une à une les libertés concédées ; autour de cette monarchie, une noblesse dévote et un clergé militant qui veulent effacer toute trace de la Révolution, aucuns mêmes rêvant une théocratie qui ferait du royaume de France le royaume de Dieu et de ses prêtres, et c’est à ce moment que l’Université, fille de l’Empire, petite-fille de la Révolution, est reconnue, consacrée et consolidée. On se l’expliquerait mal, si, pour changer la société, le parti qui s’était emparé du pouvoir n’avait pas cru que l’Université pouvait lui être un instrument.

Destinée des institutions et sort étrange de l’institution universitaire ! Ce que les libéraux lui avaient reproché, en 1815, d’avoir été, dans la pensée de son fondateur, un instrument de règne, lui faisait trouver grâce, quelques années plus tard, devant leurs adversaires maîtres du gouvernement. Qu’ils voulussent à leur tour se servir de l’Université pour façonner à leur type les jeunes générations, tout ce qui va suivre le prouve, et par là s’éclairent les actes que nous avons analysés. Bien que la Congrégation soit au pouvoir, on ne songe pas à faire passer de l’Université à l’Église et aux corporations religieuses, toutes prêtes cependant et toujours clamant contre l’Université, le monopole de l’enseignement. C’eût été soustraire au pouvoir royal l’instruction nationale. On ne songe pas non plus à proclamer la liberté de l’enseignement, car la liberté ne se fractionne pas, et il eût fallu laisser les laïques, aussi bien que les prêtres et les religieux, libres d’ouvrir écoles, collèges et facultés. Le mieux sembla de maintenir les vieilles formes, mais d’en changer le contenu ; de reconnaître l’Université comme organe du pouvoir, mais par là même de l’avoir plus en main, de laisser subsister son monopole, mais de le confier autant que possible à des gens de l’Église qui seraient en même temps gens de l’État. Hypocrisie, perfidie, dira Manuel à la tribune de la Chambre des députés ; politique tout simplement, politique d’un parti qui ne veut rien abandonner du pouvoir qu’il détient et qui s’efforce d’adapter au service de ses idées une institution par laquelle ses adversaires espéraient les combattre. Le choix des hommes mis par le gouvernement à la tête de l’Université marque bien ses intentions et achève le sens de chacune des ordonnances plus haut rapportées : d’abord un politique, M. Laîné, ancien président de la Chambre introuvable ; après lui un politique encore, M. de Corbière, doublure de M. de Villèle ; après lui, comme premier Grand-Maître de l’Université royale, comme premier Ministre de l’instruction publique, un homme d’église, un évêque, M. de Frayssinous.

Voyons maintenant leurs actes, d’abord dans l’administration générale. Rien de plus significatif. Le document le plus important de cette période est l’ordonnance du 27 février 1821. Elle contenait d’abord une déclaration de principes : « Un corps enseignant, qui s’est trouvé par l’effet des circonstances hors d’état d’adopter des doctrines certaines, a besoin d’une surveillance forte et active,.. la jeunesse réclame une direction religieuse et monarchique. Le corps enseignant prendra donc pour bases de son enseignement : la religion, la monarchie, la légitimité et la charte. » — Napoléon avait dit : « La religion catholique, la dynastie napoléonienne et les idées libérales. » Mutatis mutandis, au fond, la formule était la même. Ce qui était nouveau et ce qui marquait bien les intentions du gouvernement, c’étaient deux mesures relatives, l’une à la surveillance des établissemens universitaires, l’autre à la formation des novices enseignans. Cette surveillance, « forte et active, » dont le corps enseignant avait besoin, ce n’est pas par des fonctionnaires à lui, par des inspecteurs relevant de lui et recevant de lui leurs instructions, que l’État allait l’exercer ; mais mettant l’Université sous la surveillance de la haute police ecclésiastique, pour inspecteurs, pour censeurs, il lui donnait les évêques : « L’évêque diocésain exercera, pour ce qui concerne la religion, le droit de surveillance sur tous les collèges de son diocèse. Il les visitera lui-même ou les fera visiter par un de ses vicaires-généraux et provoquera auprès du Conseil royal de l’instruction publique les mesures qu’il aura jugées nécessaires. » L’École normale de Paris, où l’on n’entrait qu’à dix-huit ou vingt ans, le pli déjà pris, l’esprit déjà ouvert aux idées du siècle, paraissait une mauvaise pépinière pour former les nouvelles essences des maîtres qu’on voulait. Il ne semblait pas encore possible de la supprimer ; mais déjà on se préparait à la rendre inutile. Au chef-lieu de chaque Académie, près du Collège royal, on établissait une École normale partielle, où « un petit nombre d’élèves choisis » seraient préparés dès l’enfance non pas seulement aux études, mais aux mœurs qu’exige la profession grave et sérieuse de l’enseignement public.

La religion, la monarchie, la surveillance par le clergé, c’est de même ce qu’a tout d’abord à la bouche M. de Frayssinous. À peine établi Grand-Maître, il écrit aux recteurs : « En appelant à la tête de l’éducation publique un homme revêtu d’un caractère sacré, Sa Majesté fait assez connaître à la France entière combien elle désire que la jeunesse de son royaume soit élevée dans des sentimens religieux et monarchiques… Celui qui aurait le malheur de vivre sans religion ou de ne pas être dévoué à la famille régnante devrait bien sentir qu’il lui manque quelque chose pour être un digne instituteur de la jeunesse. Il est à plaindre, même il est coupable. » En même temps il écrit aux évêques, d’un style plus humble, pour leur rappeler leur droit de surveillance sur les établissemens universitaires et les prier d’avoir « la condescendance de lui céder quelquefois des ecclésiastiques capables de les diriger. »

Le dessein s’accuse donc. Il s’agit bien de faire une Université religieuse et pour cela de la peupler de prêtres. Un évêque est à sa tête ; dans son Conseil siègent des abbés ; un abbé est Recteur de Paris ; peu à peu l’occupation s’étend du sommet à la base ; quand une place vient à vaquer, si l’on trouve un prêtre on le prend ; on en arrive à avoir vingt-trois proviseurs et cent trente-huit principaux abbés, si bien qu’un jour Benjamin Constant peut dire : « Plusieurs Recteurs sont prêtres, tous les proviseurs, à très peu d’exceptions près, sont ecclésiastiques ; on en compte beaucoup aussi parmi les censeurs. Il y a, à Marseille, un collège où l’économe est prêtre. Il se trouve également des prêtres parmi les professeurs. Ce sont eux qui remplissent à peu près toutes les chaires de philosophie. Des séminaristes sont maîtres d’études au collège de Nancy[32]. » Pour les laïques, avant de les nommer, on s’assure de leurs sentimens chrétiens. Un petit fait qui en dit long à ce sujet. En 1827, la chaire de physique est vacante à la Faculté des sciences de Toulouse ; elle est demandée par un M. de Boisgiraud, professeur au collège de Poitiers. Mais il est protestant : on hésite à le nommer ; plusieurs évêques l’appuient ; pour plus de sûreté, on lui fait demander s’il ne consentirait pas auparavant à abjurer le protestantisme[33] . Qu’eût-on fait pour une chaire de philosophie ?

Plus expressives encore sont les mesures contre les personnes. Pendant toute cette période, on poursuit le libéralisme avec une âpreté croissante, et, pour l’atteindre, on frappe à la tête, dans l’enseignement supérieur, là d’où les idées descendent. Déjà, sous la Commission d’instruction publique, on avait dénoncé à la tribune Tissot, professeur au Collège de France, ancien jacobin, rédacteur de la Minerve, un journal d’opposition. Sous le couvert de l’allusion il tournait, disait-on, la royauté en ridicule et faisait l’apologie de la Révolution. Peut-être était-ce vrai. Mais Royer-Collard avait tenu ferme et protégé, dans une personne antipathique, les droits de l’enseignement et ceux des professeurs. Le Conseil royal et M. de Corbière n’eurent pas de ces scrupules. Prenant occasion d’un Précis historique des guerres de la Révolution, publié par Tissot, où il vantait la Convention d’avoir sauvé la patrie et ne lui faisait d’autre reproche que d’avoir accordé la paix aux Vendéens et traité avec trop d’indulgence les insurgés du 13 vendémiaire, on le révoqua, sans jugement, au mépris de l’inamovibilité du professeur.

Quelque temps auparavant, au lendemain même de la démission de Royer-Collard, on avait suspendu Victor Cousin, son suppléant à la Faculté des lettres de Paris. Qu’avait à lui reprocher le royalisme intransigeant et dévot du gouvernement ? Son crime était de ceux qu’un tel gouvernement ne pardonne pas. Sans doute, pendant trois ans qu’il avait enseigné à la Sorbonne, pas une seule fois il n’avait fait appel aux passions politiques, pas une seule fois parlé du roi ou de la charte, de la congrégation ou des jésuites. Mais il avait été pour une jeunesse « qui se demandait, à l’entrée de la vie, vers quelle lumière se diriger et si elle n’était pas condamnée à rester le jouet des événemens[34], » la voix du ralliement et de l’espérance. Rompant avec le matérialisme du XVIIIe siècle, avec l’idéologie subtile et stérile des premières années du XIXe, il avait retrouvé les titres de l’âme et des idées nécessaires ; dans son cours de 1818 en particulier, après un voyage en Allemagne, « comme une sorte d’hiérophante venant d’un monde invisible annoncer des choses inconnues[35], » il avait établi sur la notion de l’idéal une métaphysique, une esthétique et une morale. Avec lui l’enseignement supérieur s’était élevé et agrandi. Autour de lui, à son élan, une jeunesse enthousiaste se vouait au culte des idées et de la liberté. « On se représenterait difficilement aujourd’hui, a dit un témoin, ce qu’étaient de telles leçons pour les générations qui les ont entendues. Par elles, les âmes renaissaient à l’espoir, à la confiance, à la fierté… C’est le temps où de jeunes cœurs firent vœu de se consacrer au culte du juste et du vrai, à la défense du droit, et acceptèrent la mission qui devait être celle de toute leur vie. Pour garantir le triomphe du vrai et du juste, il n’y avait qu’un moyen, et sur les débris de la grandeur et de la gloire, nous vîmes s’élever comme une image consolatrice, la liberté[36]. » — Pour le Conseil royal et pour son chef, c’était de la politique, et la pire de toutes, celle qui change l’esprit public. Victor Cousin fut condamné. On ne le révoqua pas, il n’était pas professeur titulaire ; on se borna à ne pas renouveler sa délégation annuelle à la suppléance de Royer-Collard.

Quelque temps après, le Collège de France voulut lui rendre la parole publique. La chaire de droit naturel étant devenue vacante, il fut unanimement présenté pour l’occuper. Le gouvernement passa outre et nomma un inconnu, M. de Portets, qui lui offrait toutes garanties de médiocrité et de bon esprit.

A son tour, Guizot fut frappé. Son enseignement à la Faculté des lettres n’avait pas même éclat que celui de Cousin. Mais c’était aussi un enseignement d’idées générales, les idées dans l’histoire. M. de Frayssinous, nous dit son biographe, n’avait accepté la maîtrise universitaire que par obéissance : « Je n’espère pas faire beaucoup de bien dans l’Université, disait-il, mais seulement y empêcher beaucoup de mal. » Un des maux qu’il se crut mission d’arrêter fut sans doute un protestant grave et sérieux exposant philosophiquement l’enchaînement des événemens humains : « Placé, nous dit un écrivain légitimiste, entre sa conscience et la loi, en cette occasion, il sacrifia la loi[37]. » A rapprocher de ces actes, comme inspirés du même esprit, le refus, malgré la double présentation du Collège de France et de l’Académie des Sciences, de nommer à la chaire de Laënnec, Magendie, un des fondateurs en France de la science expérimentale, déjà célèbre par d’importantes découvertes en physiologie, et la nomination à sa place du candidat de la Congrégation, le docteur Récamier, inconnu la veille, ignoré le lendemain.

Guerre aux idées, à la philosophie, à la science, tel est donc le mot d’ordre. Il retentit partout, dans la presse légitimiste et religieuse, qui va jusqu’à publier un index où sont marqués tous les ouvrages du XVIIIe siècle sans exception ; à la tribune des deux Chambres : « Le gouvernement connaît le mal à détruire, dit le rapporteur du budget de 1821, le bien à opérer. Il a la volonté et les moyens d’empêcher l’un et de faire l’autre. Espérons donc que bientôt les principes religieux, les doctrines monarchiques et les saines maximes de l’enseignement qui ont produit les hommes immortels du grand siècle, l’emporteront sur ces extravagantes théories, qui, sous le spécieux et absurde prétexte d’une chimérique perfectibilité indéfinie, précipitent les nations vers l’ignorance et la barbarie. » Condamnation en bloc de toute la pensée du XVIIIe siècle et de ce qui commençait à briller de la pensée du XIXe.

La jeunesse n’assistait pas indifférente et passive à ces actes. Il n’en avait pas fallu autant pour l’agiter, en 1819. La fermentation, un instant apaisée, recommence et bouillonne à peu près partout à la fois, à Paris, à Grenoble, à Toulouse, à Poitiers. On crie : Vive la charte. » On crie aussi : « A bas les missionnaires. » Tout devient une occasion à la manifestation des sentimens libéraux, la première leçon du docteur Récamier, au Collège de France et les obsèques du général Foy. Armé des règlemens, le gouvernement frappe les individus.

Ce ne fut pas temps de chômage pour les conseils académiques. Jamais il ne leur fut déféré plus d’étudians. Devant celui de Toulouse, par exemple, c’est, on 1822 et 1824, un véritable défilé : « Deux étudians convaincus d’avoir troublé le spectacle en sifflant à deux reprises le refrain qui se trouve dans une des ariettes de l’opéra du Déserteur : « Vive le roi ! vive à jamais le roi ! » exclus pour quinze mois de la faculté. Un étudiant convaincu d’avoir crié : « Vive la Charte, » arrêté et renvoyé en police correctionnelle. Un étudiant convaincu « d’avoir chanté la Marseillaise sur une promenade, » exclu pour un an. Un autre « convaincu d’avoir gardé son chapeau sur la tête pendant que la procession passait, » admonesté. Deux autres, déjà condamnés en correctionnelle « pour avoir chanté publiquement des chansons séditieuses tendant à exciter à la haine et au mépris de la royauté, » exclus pour deux ans de toutes les facultés[38].

En même temps qu’aux individus, on s’en prend aux institutions. En 1821, « considérant que plusieurs étudians de la Faculté de droit de Grenoble ont constamment figuré dans les troubles dont cette ville a été agitée à diverses époques, et qu’en dernier lieu un grand nombre ont fait partie des attroupemens qui ont arboré des signes de rébellion, » M. de Corbière supprime cette faculté. Un instant même, dans les conseils du gouvernement on se demande si, pour couper le mal dans sa racine, le mieux ne serait pas de supprimer toutes les facultés de droit. On ne remédiera pas au mal, fait observer le Ministre de la justice, « en transportant ces écoles de perdition d’un lieu dans un autre. Ces enfans inquiets n’y porteront-ils pas l’esprit irréligieux et révolutionnaire qui les agite ? Le danger, c’est l’agrégation. Le scandale se renouvellera tant que l’on rassemblera et partout où l’on rassemblera les jeunes gens du siècle, scandale qui ne finira que lorsque les écoles de droit seront fermées, abrogées et remplacées par l’instruction privée. » Et il conclut ainsi, lui, le chef de la magistrature : « Toutes les écoles de droit sont et demeurent abrogées. Que le jeune homme qui aspire aux honneurs de la magistrature ou aux nobles fonctions du barreau étudie solitairement au sein de sa famille les monumens de notre législation[39]. »

M. de Frayssinous n’alla pas si loin. Il ne supprima pas, comme on y avait convié son prédécesseur, les facultés de droit. Il rétablit même celle de Grenoble. Il se contenta de les assainir en les purgeant de tout enseignement philosophique et historique. On a vu que Royer-Collard y avait introduit le droit naturel, le droit public, le droit des gens et l’histoire des institutions. Autant de matières à controverses théoriques, autant de sources d’idées générales et partant séditieuses. Le droit écrit, le droit positif, le code, les pratiques de la procédure, tout au plus, comme introduction, comme préparation logique, l’explication des Pandectes, voilà à quoi l’ordonnance du 6 septembre 1822 réduit l’objet des Facultés de droit. D’écoles scientifiques, elles retombent écoles pratiques de Jurisprudence. On espère que, détaché de toute philosophie, de toute histoire, le code ne sera pas pour les jeunes esprits un ferment dangereux. A la Faculté de médecine, le ferment dangereux, ce n’étaient pas les enseignemens en eux-mêmes, c’étaient les hommes. On profita de la première occasion pour s’en débarrasser. La Faculté de médecine n’était pas en bonne odeur auprès des hommes de la Restauration. Dès les premiers jours, on l’avait dénoncée au roi. Professionnellement on lui reprochait de laisser les élèves sans guides, sans appels et sans interrogations, d’abréger la scolarité, de réduire l’enseignement à cinq mois de l’année, de conférer le doctorat à de trop jeunes gens et trop facilement, de laisser les chaires vacantes aux dépens de l’enseignement. Politiquement, on la dénonçait comme un foyer de bonapartisme et d’idées révolutionnaires. « Les professeurs sont les régulateurs de l’opinion des élèves. Ceux-ci se sont fait remarquer par leurs principes ultra-révolutionnaires. » Bref, « l’épouvantable réputation de l’école de Paris » exigeait pour le bien de tous une prompte et radicale réorganisation[40]. Cette réorganisation, le roi y avait consenti en principe, et c’est une commission présidée par un moine-chirurgien, le Père Elysée, qu’il avait chargée de la préparer. Elle avait conclu à la séparation de l’enseignement de la médecine et de l’enseignement de la chirurgie, à la création en dehors de l’Université, sous l’autorité du Ministre de l’intérieur, de trois Facultés de médecine et de trois Facultés de chirurgie, comprenant chacune non pas seulement ses professeurs, mais comme les collèges corporatifs de l’ancien régime, tous les docteurs en médecine ou en chirurgie légalement reçus et résidant à son chef-lieu. Ce projet était demeuré sans suite ; mais l’esprit de défiance et d’hostilité qui l’avait dicté persistait et veillait toujours, avivé même par la part des étudians en médecine aux troubles des écoles.

On le vit bien à la rentrée de 1822. La séance était présidée par le Recteur de l’Académie de Paris. Ce Recteur était un de ces abbés empruntés au clergé par le Grand-Maître pour en faire les plus hauts dignitaires de l’Université. L’occasion était bonne aux étudians pour manifester leurs sentimens. Ils sifflèrent, ils huèrent l’abbé-recteur ; en revanche, ils applaudirent et acclamèrent celui de leurs professeurs qui faisait le discours d’usage. Immédiatement une ordonnance supprima la faculté. On eût pu simplement suspendre les cours ; le scandale méritait répression. Mais on voulait atteindre les hommes, et pour cela il fallait faire table rase et reconstruire la maison de toutes pièces. Vainement à la Chambre des députés, l’on fit observer qu’une école créée par une loi ne pouvait être supprimée par une ordonnance ; vainement l’on protesta contre la violation du droit des personnes. Cette fois encore M. de Frayssinous, « placé entre sa conscience et la loi, sacrifia la loi. » La suppression fut maintenue, et quelques mois plus tard une nouvelle faculté fut créée. C’était bien une faculté nouvelle. De l’ancienne, onze professeurs, célèbres pour la plupart, mais suspects au gouvernement, entre autres Dubois, de Jussieu, Vauquelin, Desgenettes, Pelletan et Pinel, étaient éliminés au mépris de tout droit. Sous prétexte que les professeurs sont responsables de l’ordre et de la discipline[41], on les destituait sans enquête, sans citation, sans jugement, aucuns mêmes n’ayant pas assisté à la séance du scandale.

L’École normale fut aussi supprimée[42]. Était-il vrai qu’elle eût eu le tort, grand aux yeux du gouvernement, d’applaudir bruyamment, à la distribution des prix du concours général, le lauréat Jordan, fils du député libéral, Camille Jordan ? Dans tous les cas, ce ne fut qu’un prétexte. En elle on voulait, et avec préméditation, éteindre un foyer d’idées et de libéralisme. Victor Cousin, chassé de la Sorbonne, y enseignait toujours, et avec lui des hommes comme Jouffroy, Patin, Leclerc, Naudet, Mablin, Burnouf, Pouillet et Dulong. Ce n’était pas précisément un séminaire, et l’on y apprenait comment les dogmes finissent. Il n’en pouvait sortir des professeurs selon la formule de M. de Frayssinous. On la supprima donc, non pas, comme la Faculté de médecine, pour la refaire avec des matériaux neufs, mais définitivement. Maîtres de conférences et élèves cessèrent de faire partie de l’Université ; aux uns et aux autres on donna, pendant deux ans, une indemnité mensuelle ; la bibliothèque fut déposée au chef-lieu de l’Académie, les objets de collections et les instrumens attribués à la Faculté des sciences[43].

Cette mesure hardie était bien dans la logique du système politique de M. de Frayssinous, et il y a vraiment quelque naïveté à lui reprocher, comme on l’a fait, d’avoir voulu « frapper l’Université au cœur et tarir la source même de son recrutement[44]. » Sans doute, il frappait au cœur l’Université libérale et philosophique. Mais de celle-là il ne voulait pas ; il ne pouvait pas vouloir. S’il avait accepté les fonctions de Grand-Maître, s’il avait contribué à sauver de l’ancienne Université les formes et les cadres, c’était pour y mettre un personnel nouveau, pour y susciter un nouvel esprit. Son Université à lui, c’était une milice modeste, pieuse et passive, ne raisonnant pas, dévouée au trône et à l’autel. Il n’était pas éloigné de penser avec La Mennais que l’Université impériale avait formé « une race impie, dépravée, révolutionnaire. » Son devoir de prêtre et de légitimiste lui prescrivait de porter remède au mal. Il crut y réussir en recrutant l’Université dans les écoles normales partielles de M. de Corbière, ces noviciats obscurs où devaient se former, dès l’enfance, à l’esprit et aux mœurs de leur profession, les futurs professeurs. Ces écoles, il s’efforça, mais sans grand succès, de les organiser. Il s’y présenta fort peu d’élèves, et quelques années plus tard, il fallut rétablir à Paris, sous le nom d’École préparatoire, une École normale amoindrie, sans individualité, sans personnalité[45].

Non, l’erreur n’était pas dans la logique du système ; elle était dans les prémisses, dans le principe. Ce n’est pas seulement en sens inverse de la société française qu’agissait le gouvernement, c’est à rebours de la direction que prenait le génie français. Il était déjà bien téméraire d’espérer que ce peuple oublierait ses idées d’égalité, et que, de guerre lasse, il finirait par subir passivement des institutions en désaccord avec ce qu’il entendait garder de la Révolution. Mais croire qu’on éteindrait en lui tout esprit de spontanéité, d’examen et de liberté, au moment même où sa raison s’ouvrait, dans tous les sens, des voies nouvelles et s’exaltait à ses propres découvertes, c’était de la pure folie. On était alors à l’un de ces instans comme il y en a peu dans l’histoire d’un peuple. Après la longue jachère de l’Empire, dans le guéret de France, remué par les révolutions, ont germé tout à coup des semences inconnues de l’âge précédent, et c’est de toutes parts une floraison sans pareille.

Création universelle, et non pas seulement renaissance. Littérature, art, science, tout se renouvelle, se transforme, se développe et s’étend. Les vieilles formes classiques où ne subsistent plus que le convenu et l’artificiel, font place aux formes plus variées, plus riches et plus vivantes du romantisme. La palette de Delacroix efface sous ses couleurs le dessin de Guérin. Les éclatantes et larges formules de la préface de Cromwell font pâlir et rapetissent encore les tragédies d’Ancelot, de Népomucène Lemercier et de Soumet. Un courant de poésie lyrique, tel que n’en avait pas encore vu notre littérature, jaillit des cœurs. Le roman s’élargit et se diversifie. La critique littéraire se constitue. La philosophie remonte aux hauteurs. L’histoire s’applique à reconstituer exactement la vie des peuples. Pour la servir, l’érudition recommence et multiplie ses travaux ; elle déchiffre les hiéroglyphes des monumens égyptiens ; elle découvre la grammaire des langues primitives et des langues orientales. En même temps, les sciences proprement dites, les sciences expérimentales surtout, la physique, la chimie, l’histoire naturelle, la physiologie, prouvent la sûreté de leurs méthodes par d’incessantes découvertes, et préparent une nouvelle philosophie de la nature.

Non vraiment, quand l’esprit créait ainsi tout un présent, tout un avenir, il n’était pas possible que l’esprit public se laissât ramener en arrière, au passé. Tant de spontanéité, tant de puissance dans l’ordre intellectuel, étaient incompatibles avec une abdication de la raison dans l’ordre politique.

Le ministère de Villèle le vit bien aux élections de 1827. La jeunesse libérale, qui avait fait bonne garde et vaillante campagne autour de l’idée des libertés publiques, eut raison contre lui, et la monarchie lut forcée, au moins pour quelque temps, de modifier son allure.


IV

Le ministère Martignac fut pour l’Université une période de paix, de réparation et de succès. Tout d’abord on lui donna un ministre tout entier à elle. Lorsqu’on 1824 on avait fait du Grand-Maître un ministre secrétaire d’État, on lui avait attribué, — liaison ou subordination, mais liaison significative, si ce n’était pas subordination, — un double département, l’instruction publique et les affaires ecclésiastiques. L’ordonnance du 4 janvier 1828 sépara les deux choses, et le Grand-Maître de l’Université ne fut plus que Ministre de l’instruction publique. L’année suivante, une autre mesure organique acheva d’incorporer l’Université à l’État, en l’adaptant au système représentatif du pays. Il y avait quelque indécision dans les rapports du Grand-Maître et du Conseil royal. Le Conseil pouvait-il prendre des décisions ? Le Grand-Maître, ministre responsable, pouvait-il s’en couvrir devant les Chambres ? L’ordonnance du 26 mars 1829 régla la question en décidant que toutes les délibérations du Conseil, sauf en matière disciplinaire ou contentieuse, seraient désormais soumises à l’approbation du Ministre secrétaire d’État de l’instruction publique.

Le nouveau Grand-Maître, le nouveau Ministre, était M. de Vatimesnil. A sa circulaire d’avènement, il fut clair qu’il y avait quelque chose de changé dans l’instruction publique. On n’avait pas encore entendu parler de ce ton du respect dû à la liberté de conscience et à l’autorité paternelle aussi bien qu’à la Charte et aux lois du royaume, de l’alliance des principes monarchiques et des libertés nationales, et des « mesures sages et fortes qui avaient mieux consacré les libertés de l’église gallicane. » Ce fut plus clair encore aux actes du gouvernement.

En créant l’Université, Napoléon y avait compris les petits séminaires. En 1814, on les en avait fait sortir, mais en spécifiant nettement qu’ils ne devaient servir qu’à recruter le clergé. Petit à petit ils étaient devenus des écoles tout comme les autres, à cela près qu’elles échappaient à toute action de l’État, et de leurs élèves, le plus petit nombre seulement se destinait au sacerdoce. La tactique avait été double : infiltrer l’Université par le clergé, et laisser fuir vers les écoles du clergé la clientèle de l’Université. La fuite avait été rapide, car, en 1828, les écoles secondaires ecclésiastiques domptaient plus de 50,000 élèves, contre 35,000 dans les collèges royaux et communaux et 28,000 dans les pensions et institutions relevant de l’Université. Des pétitions avaient signalé aux Chambres la situation illégale des petits séminaires[46]. Le gouvernement résolut d’y mettre terme. Une ordonnance du 16 juin, contresignée par le Ministre des affaires ecclésiastiques, M. Feutrier, évêque de Beauvais, les ramena à leur destination véritable, et, pour qu’ils ne pussent s’en écarter, les enserra dans les règles suivantes : limitation dans chaque diocèse du nombre des écoles secondaires ecclésiastiques proportionnellement aux besoins du sacerdoce, limitation à 20,000 du nombre total de leurs élèves pour toute la France, répartition de ce nombre entre les divers diocèses par l’autorité royale, interdiction d’avoir des externes et des demi-pensionnaires, obligation pour les élèves de porter la soutane à partir de quatorze ans, suspension de la remise du diplôme à. ceux qui seraient reçus bacheliers, jusqu’à leur entrée dans les ordres, enfin agrément par le roi des supérieurs et directeurs nommés par l’autorité épiscopale.

Le même jour, une autre ordonnance, qui ne provoqua pas une moindre explosion de colère et de plaintes dans le clergé et dans le parti hier encore maître des affaires, atteignit les jésuites. Expulsés de France par la monarchie avant la Révolution, ils n’avaient pas attendu la Restauration pour y rentrer. Dès les premières années de l’Empire, on les avait revus et reconnus sous le nom et le costume de Pères de la foi. « J’ai fait demander au pape, dit une fois Napoléon en séance du Conseil d’État, si les Pères de la foi étaient des jésuites ; il m’a répondu que non ; j’ai fait saisir leurs papiers, j’ai trouvé la preuve du contraire. Comment voulez-vous croire à des gens qui se donnent mutuellement dispense pour mentir ? » Avec la Restauration, leur influence, sans se. démasquer, avait grandi. C’est un jésuite, le Père Ronsin, qui avait créé la Congrégation, société de jeunes gens, à la fois religieuse et politique, où le ministère de Villèle avait puisé une bonne partie de son personnel gouvernemental et administratif. A la guerre à l’Université avait répondu la guerre aux jésuites. Comme dernier épisode, un magistrat janséniste, de souche auvergnate comme Pascal, M. de Montlosier, venait de démontrer que contre eux les lois étaient toujours vivantes ; saisie par lui, la cour de Paris avait conclu dans le même sens. Le gouvernement ainsi mis en demeure se décida à agir. Il ordonna que huit écoles secondaires « dirigées par des personnes appartenant à une congrégation non autorisée » seraient désormais soumises au régime de l’Université et que « nul ne pourrait être ou demeurer chargé soit de la direction, soit de l’enseignement dans une des maisons dépendantes de l’Université, ou dans une des écoles secondaires ecclésiastiques, s’il n’a affirmé par écrit qu’il n’appartient à aucune congrégation religieuse non légalement établie en France. »

A côté de ces mesures qui, suivant le mot de M. de Vatimesnil, « faisaient rentrer l’instruction publique dans l’ordre légal, » on se contenta dans le haut enseignement de mesures moins caractérisées et qui n’étaient qu’à demi réparatrices. M. de Frayssinous avait supprimé l’École normale. On pouvait croire que M. de Vatimesnil la rétablirait. Il n’en fut rien. Il se borna à détacher l’École préparatoire du collège Louis-le-Grand auquel on l’avait incorporée, à l’établir en son particulier dans les bâtimens voisins du collège du Plessis et à lui donner un directeur d’études. M. de Frayssinous avait biffé du programme de la Faculté de droit ce bel ensemble des sciences politiques et administratives qu’y avait inscrit Royer-Collard. M. de Vatimesnil n’en rétablit que des fragmens, le droit administratif, le droit des gens, l’histoire du droit romain et du droit français.

Envers les personnes, plus complète et plus éclatante fut la réparation. Depuis sept ans, la chaire de philosophie était silencieuse à la Sorbonne, et dans la chaire d’histoire, au lieu de Guizot, on n’entendait que M. Durozoir. La parole fut rendue à Cousin et à Guizot. Immédiatement leurs chaires et, à côté d’elles, celle de Villemain, devinrent des « tribunes retentissantes, le mot est de Mignet, du haut desquelles les trois professeurs de la Sorbonne parlèrent à toute la France. »

Moment unique dans l’histoire de notre enseignement supérieur au XIXe siècle, que cette magistrature intellectuelle de trois hommes de premier ordre, créateurs chacun en son genre, éloquens tous les trois, chacun à sa manière, attestant la puissance des idées par leur seule présence, et s’efforçant d’en perpétuer la victoire par leur enseignement. Moment unique à coup sûr, mais aussi moment critique pour le développement des hautes études en France. Sans tradition, sans direction, dénué d’élèves qui lui fussent propres, le haut enseignement des lettres et des sciences avait à prendre parti entre deux voies : ou bien s’enfermer avec quelques élèves d’élite, les initier péniblement et sans éclat aux secrets et aux méthodes de la science, les rendre capables d’être à leur tour des maîtres, et de contribuer au progrès des connaissances humaines, comme faisaient alors au Collège de France Biot et Ampère pour la physique, Thénard pour la chimie, Silvestre de Sacy pour le persan, Abel de Rémusat pour le chinois, de Chézy pour le sanscrit, ou bien s’ouvrir à tout venant, se donner pour mission la diffusion des idées, et faire de la chaire une tribune, du professeur un orateur, des auditeurs un public. De ces deux voies, les circonstances du temps, plus encore que leurs tempéramens et leurs talens personnels, engagèrent Cousin, Guizot et Villemain dans la seconde. Leur succès y entraîna, à leur suite, à peu près tout notre enseignement supérieur. Il suffisait alors aux orientalistes du Collège de France d’avoir pour élèves un Bopp ou un Burnouf. Aux professeurs de nos facultés il faudra désormais les grands auditoires et les émotions de la parole publique. Pour près d’un demi-siècle se trouve fixé leur idéal. Notre enseignement supérieur y gagnera un éclat extérieur inconnu dans les autres pays ; mais que de forces vives y seront perdues pour la science !

Intensité partout, mais intensité ici se concentrant sur elle-même, là s’épanchant au dehors, voilà en trois mots l’état de l’enseignement supérieur à Paris aux dernières années de la Restauration. On sait quelle part revient, dans le mouvement intellectuel de cette époque, aux hommes qui enseignaient alors à la Sorbonne, au Muséum et au Collège de France : Cauchy, Dulong, de Blainville, Cousin, Guizot, Villemain, Leclerc, Delambre, Biot, Ampère, Thénard, Daunou, Quatremère de Quincy, Caussin de Perceval, Silvestre de Sacy, Abel de Rémusat, de Chézy, Boissonnade, J.-L. Burnouf, Alexandre Brongniard, Gay-Lussac, Adrien de Jussieu, Etienne Geoffroy-Saint-Hilaire et Cuvier, La liste est belle, et à chacun de ces noms sont attachés de grands travaux ou de grandes découvertes.

En province, rien de comparable, même de fort loin. Nulle part, sauf à Montpellier, où a persisté une certaine tradition savante, pas un seul nom à relever, pas une seule école à signaler. On avait conservé six facultés des lettres et sept facultés des sciences, mais sans leur donner un personnel qui fût entièrement à elles, sans leur assurer d’élèves propres, sans leur assigner de tâche déterminée, sans leur fixer de destination spéciale. Aussi sont-elles indécises et flottantes, ayant tantôt des élèves et tantôt n’en ayant pas. Par exemple, en 1816, le recteur de Caen écrit : « Le nombre des étudians de la faculté des sciences qui suivent le cours de chimie s’élève à plus de cent ; il est nécessaire d’affecter à ce cours une salle plus vaste[47]. » Dix ans plus tard, aux relevés d’inscriptions, pas un élève à la même faculté. Il semble que les autorités universitaires ne voient pour elles, outre les sessions d’examen, que la préparation au baccalauréat. En 1822, on décide que les candidats à ce grade qui ne justifieront pas du certificat d’études dans un établissement d’enseignement secondaire devront justifier de quatre inscriptions dans une faculté. La même année, on impose aux étudians en médecine, outre le baccalauréat ès-lettres, le baccalauréat ès-sciences. C’est dans les facultés des sciences qu’ils s’y prépareront. Voici le bilan de la faculté des sciences de Montpellier en 1826 : deux cent soixante-huit auditeurs se décomposant ainsi : étudians en médecine, cent cinquante-trois ; étudians en pharmacie, vingt-deux ; habitans de Montpellier, cinquante et un ; militaires de toutes armes et de tous grades, douze ; étrangers de toutes nations, trente. L’enseignement est des plus élémentaires. Ainsi, en mathématiques, « le professeur n’a pas dû perdre de vue qu’il ne s’agissait pas de former des géomètres de profession, que l’étendue du cours était fort limitée, et qu’il parlait à des auditeurs qui, pour la plupart, n’avaient que très peu de temps à consacrer à un genre d’études qui, quelques fruits qu’ils puissent d’ailleurs s’en promettre, n’est pourtant pour eux qu’une sorte d’accessoire. Il a donc dû souvent sacrifier la rigueur à la clarté et l’élégance à la brièveté[48]. » Dans les lettres, situation analogue. On y trouve d’abord à peu près partout la faculté de l’Empire, celle qui double le collège et prépare au baccalauréat. Pourtant à côté commence à se montrer, çà et là, la faculté oratoire, généralisant, vulgarisant et parlant au public. Voici, par exemple, la Faculté des lettres de Toulouse. Les cinq cours en forment deux groupes bien distincts : dans l’un, au cours de philosophie, quatre-vingt-treize élèves ; soixante-dix sont en même temps élèves du collège. A la faculté comme au collège, ce sont des écoliers. Le recteur les considère comme tels : « Ils ont été attentifs, écrit-il au Ministre, et ont rendu compte de leurs leçons. » Au cours de littérature latine, on explique la Milonienne ; c’est une classe ; elle est suivie par soixante élèves, « presque tous élèves de rhétorique, qui viennent à la faculté après la classe du collège royal. » Mais dans l’autre groupe, au cours de littérature française, au cours d’histoire, c’est bien la faculté nouvelle, la petite Sorbonne ; auditoire nombreux, deux cents personnes, et fort mélangé : quelques élèves du collège, quelques étudians en droit, des officiers, des magistrats, des gens du monde, des membres des sociétés littéraires ; on n’explique pas, on n’a pas à répondre ; le professeur parle, et, à en juger par la rapidité vertigineuse de son enseignement, il parle sans rien approfondir. En cinq mois, il vient à bout de « l’histoire des juifs et de leurs révolutions, de Nabuchodonosor à Jésus-Christ, de l’histoire de Troie, de Sicyone, d’Argos et de Mycènes, de l’aristocratie de Corinthe et des lois de la Crète, des antiquités de Sparte, d’Athènes, de Thèbes, de Carthage, de Rome et de la Gaule ; enfin, de l’histoire du gouvernement représentatif chez les peuples anciens[49]. »

Tel était l’état de l’enseignement supérieur à la fin de la Restauration, sous le ministère Martignac. On pourrait s’arrêter là. Le ministère Polignac ne fut pas dur pour l’Université. Tout au plus lui fit-il une légère blessure d’amour-propre en réunissant en un même ministère, comme sous M. de Villèle, affaires ecclésiastiques et instruction publique. Il ne rapporta pas une seule des mesures prises par M. de Vatimesnil, mais il entendait s’en tenir là. Ainsi, le Ministre de l’instruction, publique, M. de Guernon-Ranville, ayant proposé au Conseil, pour décentraliser un peu l’enseignement et diminuer l’entassement des étudians à Paris, la création d’écoles secondaires de droit dans les départemens, il fut vivement combattu par ses collègues, pour qui « la multiplicité des écoles ne pouvait servir qu’à augmenter le nombre des étudians et jeter dans la carrière des emplois publics une foule de nouveaux aspirans. » — « J’y reviendrai, écrit M. de Guernon-Ranville quelques jours plus tard[50], je fais déjà une assez grande concession aux adversaires de la propagation de l’enseignement en ne donnant pas les trois facultés à chacune de nos vingt-six académies. » On sait pourquoi il n’y revint pas.


Louis LIARD.


  1. Mémoire anonyme sur l’Université, 1814.
  2. La Mennais, de l’Université impériale, 1814.
  3. Arrêté du 8 avril 1814.
  4. Ordonnance du 24 juin 1814.
  5. Guizot, Mémoires, t. Ier, chap. II.
  6. Guizot, Mémoires, t. Ier, chap. II.
  7. Thureau-Dangin, le Parti libéral sous la Restauration.
  8. Thiers, Chambre des députés, session de 1846.
  9. Archives nationales, F. 17-4637.
  10. Ibid., F. 17-4653.
  11. Ibid., F. 17-4657.
  12. Archives nationales, F. 17-4727.
  13. Ibid., F. 17-4649.
  14. Ibid.
  15. Ibid., F. 17-4727.
  16. Ibid.
  17. Archives nationales, F. 17-4727.
  18. Archives de la Faculté de médecine de Montpellier.
  19. Archives nationales, F. 17-4727.
  20. Ibid., AD, VIII-32.
  21. Ordonnance du 21 mars 1816.
  22. Moniteur du 21 juillet 1816.
  23. Procès-verbaux de la Commission d’instruction publique. (Archives du Ministère de l’instruction publique.)
  24. Procès-verbaux des séances de la Commission d’instruction publique, passim, 1815-1816.
  25. De Rémusat, Réception de Jules Favre à l’Académie française.
  26. Chambre des députés, Discussion du budget de 1819.
  27. Ibid., 29 mai 1819.
  28. De Chauvelin, 10 juillet 1819.
  29. Ordonnance du 27 février 1821.
  30. Art. 51 : « Le grand-maître aura la nomination aux places administratives et aux chaires des collèges et des lycées ; il nommera aussi les officiers des Académies et ceux de l’Université, et il fera toutes les promotions dans le corps enseignant. » — Art. 50 : « Il pourra faire passer d’une Académie dans une autre les régens et les principaux des collèges entretenus par les communes, ainsi que les fonctionnaires et professeurs des lycées, en prenant l’avis de trois membres du conseil. » — Art. 57 : « Il aura le droit d’infliger les arrêts, la réprimande, la censure, la mutation et la suspension des fonctions aux membres de l’Université qui auront manqué assez gravement à leurs devoirs pour encourir ces peines. »
  31. Ordonnance du 26 août 1834.
  32. Chambre des députés, 18 mai 1827.
  33. Archives nationales, F. 17-11512.
  34. De Rémusat, Réception de Jules Favre à l’Académie française.
  35. Paul Janet, Victor Cousin.
  36. De Rémusat, Réception de Jules Favre à l’Académie française.
  37. De Riancey, Histoire critique et législative de l’instruction publique, etc., p. 312.
  38. Archives nationales, F. 17-4985a.
  39. Ibid., F. 17-4649, Observations communiquées par le Ministre de la justice au Ministre de l’intérieur.
  40. Adresse au roi et aux chambres sur la nécessité de réorganiser les Écoles de médecine et de chirurgie en France conformément aux statuts et règlemens de l’ancienne Faculté de médecine et de l’ancien collège de chirurgie en leur faisant subir quelques légères modifications, par J.-Th. Marquais, rapporteur de la commission de médecine et de chirurgie nommée par le roi ; Paris, chez Croulebois, 1817.
  41. Considérant de l’ordonnance du 21 novembre 1822.
  42. Ordonnance du 6 septembre 1822.
  43. Conseil royal de l’instruction publique, séance du 5 novembre 1822.
  44. Dubois, Discours d’ouverture à l’Ecole normale, 4 novembre 1847.
  45. Ordonnance du 9 mars 1826.
  46. Session de 1827.
  47. Commission de l’instruction publique (séance du 30 janvier 1816).
  48. Rapport du doyen, archives du Ministère de l’instruction publique.
  49. Rapport du Recteur de Toulouse, archives du Ministère de l’instruction publique.
  50. Journal d’un ministre (25 mai 1830).