L’Ensorcelée/Introduction

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Alphonse Lemerre (p. v-viii).

INTRODUCTION



L a guerre de la Chouannerie, assez mal connue, et qu’on ne retrouve, ressemblante et vivante, que dans les récits de quelques hommes qui y sont mêlés comme acteurs et qui, maintenant parvenus aux dernières années de leur vie, sont trop fiers ou trop désabusée pour penser à écrire leurs mémoires, cette guerre de guérillas nocturnes qu’il ne faut pas confondre avec la grande guerre de la Vendée, est un des épisodes de l’histoire moderne qui doivent attirer avec le plus d’empire l’imagination des conteurs. Les ombres et l’espèce de mystère historique qui l’entourent ne sont qu’un charme de plus. On se demande ce que l’illustre auteur des Chroniques de la Canongate aurait pu des chroniques de la Chouannerie si, au lieu d’être Écossais, il avait été Breton ou Normand.

Il est bien probable qu’on se le demandera encore après avoir lu le livre que nous publions. Cependant des circonstances particulières ont mis l’auteur en position de savoir sur la guerre de la Chouannerie des détails qui méritent vraiment d’être recueillis. Les populations au sein desquelles la Chouannerie éclata, pour s’éteindre si vite, sont les populations de France les plus fortement caractérisées. Quoique essentiellement actives et se distinguant par les facultés qui servent à dominer les réalités de la vie, la poésie ne manque pas à ces races, et les superstitions qu’on retrousse parmi elles, et dont L’Ensorcelée est un exemple, ou plutôt un calque, montrent bien que l’imagination est au même degré dans ces hommes que la force du corps et que la raison positive. Du moins si, comme les populations du Midi, ils n’ont pas cette poésie qui consiste dans l’éclat des images et le mouvement de la pensée, ils ont celle-là, peut-être plus puissante, qui vient de la profondeur des impressions…

C’est cette profondeur d’impressions qu’ils ont jusqu’à ce moment opposée aux efforts tentés depuis cinquante ans pour arracher des âmes le sentiment religieux. Ni les fausses lumières de ce temps ni la préoccupation, incontestable chez les Normands, des intérêts matériels, auxquels ils tiennent en vrais fils de pirates et pour lesquels ils plaident, comme l’immémorial proverbe le constate, depuis qu’ils ne se battent plus, n’ont pu affaiblir les croyances religieuses que leur ont transmises leurs ancêtres. En ce moment encore, après la Bretagne, la Basse-Normandie est une des terres où le catholicisme est le plus ferme et le plus identifié avec le sol. Cette observation n’était peut-être pas inutile quand il s’agit d’un roman dans lequel l’auteur a voulu montrer quelle perturbation épouvantable les passions ont jetée dans une âme naturellement élevée et pure et, par l’éducation, ineffaçablement chrétienne, puisque, pour expliquer cette catastrophe morale, les populations fidèles qui en avaient eu le spectacle ont été obligées de remonter jusqu’à des idées surnaturelles.

Quant à la manière dont l’auteur de L’Ensorcelée à décrit les effets de la passion et en a quelquefois parlé le langage, il a usé de cette grande largeur catholique qui ne craint pas de toucher aux passions humaines lorsqu’il s’agit de faire trembler sur leurs suites. Romancier, il a accompli sa tache de romancier, qui est de peindre le cœur de l’homme aux prises avec le péché, et il l’a peint sans embarras et sans fausse honte. Les incrédules voudraient bien que les choses de l’imagination et du cœur, c’est-à-dire le roman et le drame, la moitié pour le moins de l’âme humaine, fussent interdites aux catholiques, sous le prétexte que le catholicisme est trop sévère pour s’occuper de ces sortes de sujets… À ce compte-là, un Shakespeare catholique ne serait pas possible, et Dante même aurait des passages qu’il faudrait supprimer… On serait heureux que le livre offert aujourd’hui au public prouvât qu’on peut être intéressant sans être immoral, et pathétique sans cesser d’être ce que la religion veut qu’un écrivain soit toujours.