L’Ensorcelée/XV

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Alphonse Lemerre (p. 272-278).

XV

Ce ne fut que quarante jours après cet effroyable drame, dont le récit, même dans la bouche du paysan qui me le fit me sembla aussi pathétique que celui du meurtre de ce Médicis frappé dans l’église de Florence lors de la conjuration des Pazzi, laquelle a fourni aux historiens italiens l’occasion d’une si terrible page, que l’évêque de Coutances, accompagné d’un clergé nombreux, vint rouvrir et reconsacrer l’église de Blanchelande ; cérémonie imposante, dont la solennité devait rendre plus profond encore dans tous les esprits le souvenir de cette fameuse fête de Pâques interrompue par un meurtre.

Quant au meurtrier, tout le monde crut que c’était maître Thomas Le Hardouey ; mais de preuve certaine et matérielle que cela fût, on n’en eut jamais. Les bergers racontèrent ce qui s’était passé, la nuit, dans la lande ; mais ils haïssaient Le Hardouey, et peut-être se vengeaient-ils de lui jusque sur sa mémoire. Disaient-ils vrai ? C’étaient des païens auxquels il ne fallait pas trop ajouter foi.

Le Hardouey, assurément, avait plus que personne un intérêt de vengeance à tuer l’abbé de la Croix-Jugan. Le lingot de plomb qui avait traversé de part en part la tête de l’abbé, et qui était allé frapper la base d’un grand chandelier d’argent placé à gauche du tabernacle, fut reconnu pour être un morceau de plomb arraché d’une des fenêtres du chœur avec la pointe d’un couteau ; et cette circonstance parut confirmer le récit des pâtres.

Ainsi Le Hardouey avait fait ce qu’il avait dit ; car on reconnut encore que le plomb avait été mâché avec les dents, soit pour le forcer à entrer dans le canon du fusil, soit pour en rendre la blessure mortelle. Excepté cette notion incertaine, tous les renseignements manquèrent à la justice. Interrogées par elle, les personnes qui entendaient la messe au portail (et c’étaient des femmes pour la plupart) répondirent n’avoir entendu que l’arme à feu par-dessus leurs têtes, agenouillées qu’elles étaient et le front baissé au moment de l’Élévation.

Leur surprise, leur effroi avaient été si grands, que l’homme qui avait tiré le coup de fusil avait eu le temps de courir jusqu’à l’échalier du cimetière et de le franchir avant d’être reconnu. Seule, une vieille mendiante, qui ne pouvait s’agenouiller à cause de l’état de ses pauvres jambes, et qui était restée debout, les mains à son bâton et les reins contre le tronc noir de l’if, vit tout à coup au portail un large dos d’homme, et au-dessus de ce dos un bout de fusil couché en joue et qui brillait au soleil. Quand le coup fut parti, l’homme se retourna, mais il avait, dit-elle, un crêpe noir sur la figure, et il s’ensauvait comme un cat poursuivi par un quien. Tout cela, ajouta-t-elle, eut lieu si vite, et elle avait été si saisie, qu’elle n’avait pas même pu crier.

Si c’était Le Hardouey, du reste, on ne le découvrit ni à Blanchelande, ni à Lessay, ni dans aucune des paroisses voisines, et sa disparition, qui a toujours duré depuis ce temps, demeura aussi mystérieuse qu’elle l’avait été après la mort de sa femme. Seulement, s’il était resté dans l’esprit du monde, disait Tainnebouy, que l’abbé de la Croix-Jugan avait maléficié Jeanne-Madelaine, il resta aussi acquis à l’opinion de toute la contrée que Le Hardouey avait été l’assassin, par vengeance, de l’ancien moine.

Telle avait été l’histoire de maître Louis Tainnebouy sur cet abbé de la Croix-Jugan, dont le nom était resté dans le pays l’objet d’une tradition sinistre. Je l’ai dit déjà, mais il me paraît nécessaire d’insister : le fermier du Mont-de-Rauville omit dans son récit bien des traits que je dus plus tard à la comtesse Jacqueline de Montsurvent ; seulement, ces détails, qui tenaient tous à la manière de voir et de sentir de la comtesse et à sa hauteur de situation sociale, ne portaient nullement sur le fond et les circonstances dramatiques de l’histoire que mon Cotentinais m’avait racontée. À cet égard l’identité était complète ; seule, la manière d’envisager ces circonstances était différente.

Et cependant, dans les idées de la centenaire féodale, de cette décrépite à qui la vieillesse avait arraché les dernières exaltations, s’il y en avait jamais eu dans ce caractère, auquel les guerres civiles avaient donné le fil et le froid de l’acier, l’abbé de la Croix-Jugan était, autant que dans les appréciations de l’honnête fermier, un de ces personnages énigmatiques et redoutables qui, une fois vus, ne peuvent s’oublier.

Maître Tainnebouy en parlait beaucoup par ouï-dire, et pour l’avoir entr’aperçu une ou deux fois du bout de l’église de Blanchelande à l’autre bout, mais la vieille comtesse l’avait connu… Elle ne l’avait pas seulement vu à cette distance qui transforme les bâtons flottants ; elle l’avait coudoyé dans cet implacable plain-pied de la vie qui renverse les piédestaux et rapetisse les plus grands hommes :

« Voyez-vous cette place ? — me disait-elle le jour que je lui en parlai, et elle me désignait de son doigt, blanc comme la cire et chargé de bagues jusqu’à la première phalange, une espèce de chaire en ébène, de forme séculaire, placée en face de son dais ; — c’était là qu’il s’asseyait quand il venait à Montsurvent. Personne ne s’y mettra plus désormais. Il a passé là bien des heures ! Lorsqu’il arrivait dans la cour, moi qui suis toujours seule dans cette salle vide, avec les portraits des Montsurvent et des Toustain (c’était une Toustain que la vieille comtesse Jacqueline), je reconnaissais le bruit du sabot de son cheval, et je tressaillais dans mes vieux os sans moelle et dans mes dentelles rousses, comme une fiancée qui eût attendu son fiancé. N’étions-nous pas fiancés aux mêmes choses mortes ? Le vieux Soutyras, car tout est vieux autour de moi, l’annonçait, en soulevant devant lui, d’un bras tremblant de la terreur qu’il inspirait à tous, la portière que voilà là-bas, et alors il entrait, le front sous sa cape, et il s’en venait me baiser de ses lèvres mutilées cette main solitaire, à laquelle les baisers du respect ont manqué depuis que la vieillesse et la Révolution sont tombées sur ma tête chenue. Puis il s’asseyait… et, après quelques mots, il s’abîmait dans son silence et moi dans le mien ! Car, depuis que la Chouannerie était finie et qu’il n’y avait plus d’espoir de soulèvement dans cette misérable contrée où les paysans ne se battent que pour leur fumier, il n’avait plus rien à m’apprendre, et nous n’avions plus besoin de parler.

— Quoi ! comtesse, — m’écriai-je, croyant qu’au moins cette intimité grandiosement sévère entre cet homme si viril, vaincu, et cette femme dépossédée de tout, excepté de la vie, laissait échapper dans cette solitude de fiers cris de rage et de regret, — vous ne parliez même pas ! Et vous avez ainsi vécu pendant des années !

— Seulement deux ans, — fit-elle, — le temps qu’il demeura à Blanchelande, quand toute espérance fut perdue, jusqu’à sa mort… Qu’avions-nous à nous dire ? Sans parler, nous nous entendions… Si, pourtant ! il me parla encore une fois, — fit-elle en se ravisant et en baissant un chef qui branlait, comme si elle eût cherché un objet perdu entre son busc et sa poitrine, par un dernier mouvement de femme qui cherche ses souvenirs là où elle mettait ses lettres d’amour dans sa jeunesse, — ce fut quand ce malheureux et fatal duc d’Enghien… »

Elle hésitait, et cette hésitation me parut si sublime que je lui épargnai la peine d’achever.

« Oui, — lui dis-je, — je comprends…

— Ah ! oui, vous comprenez, — dit-elle avec un vague éclair au fond de son regard d’un bleu froid et effacé, nageant dans un blanc presque sépulcral, — vous comprenez ; mais je puis bien le dire : cent ans de douleur pavent la bouche pour tout prononcer. »

Elle s’arrêta, puis elle reprit :

« Ce jour-là, il vint plus tôt qu’à l’ordinaire. Il ne m’embrassa pas la main, et il me dit : « Le duc d’Enghien est mort, fusillé dans les fossés de Vincennes… Les royalistes n’auront pas le cœur de le venger ! » Moi, je poussai un cri, mon dernier cri ! Il me donna les détails de cette mort terrible, et il marchait de long en large en me les donnant. Quand ce fut fini, il s’assit et reprit son silence, qu’il n’a pas rompu désormais. Aussi, — ajouta-t-elle encore après une pause, — il n’y a pas grande différence pour moi qu’il soit vivant ou qu’il soit mort, comme il l’est maintenant. Les vieillards vivent dans leur pensée. Je le vois toujours !… Demandez à la Vasselin, si je ne lui ai pas dit bien souvent, le soir, à l’heure où elle vient m’apporter mon sirop d’oranges amères : « Dis donc, Vasselin, n’y a-t-il personne, là… sur la chaise noire ? Je crois toujours que l’abbé de la Croix-Jugan y est assis !… »

En vérité, ce silence de trappiste étendu entre ces deux solitaires restés les derniers d’une société qui n’était plus, cette amitié ou cette habitude d’un homme de venir s’assoir régulièrement à la même place, et qui frappait de la contagion de son silence une femme assez hautaine pour que rien jamais pût beaucoup influer sur elle, oui, en vérité, tout cela fut comme le dernier coup d’ongle du peintre qui m’acheva et me fit tourner cette figure de l’abbé de la Croix-Jugan, de cet être taillé pour terrasser l’imagination des autres et compter parmi ces individualités exceptionnelles qui peuvent ne pas trouver leur cadre dans l’histoire écrite, mais qui le retrouvent dans l’histoire qui ne s’écrit pas, car l’Histoire a ses rapsodes comme la Poésie. Homères cachés et collectifs, qui s’en vont semant leur légende dans l’esprit des foules ! Les générations qui se succèdent viennent pendant longtemps brouter ce cytise merveilleux d’une lèvre naïve et ravie, jusqu’à l’heure où la dernière feuille est emportée par la dernière mémoire, et où l’oubli s’empare à jamais de tout ce qui fut poétique et grand parmi les hommes.