L’Enthousiasme (Leblanc)/02

La bibliothèque libre.
Ollendorff (p. 20-39).

II

À l’époque où se dénouait mon amitié pour Jean Duvalloy, le hasard me fit découvrir dans la bibliothèque de grand-père une série de livres érotiques, ornés de gravures. J’y puisai mes premières idées sur la femme,

Plutôt qu’une pareille initiation eût-il mieux valu le baiser de quelque servante ? J’aurais ignoré ces rêves dangereux qui émoussent la franchise du désir en l’associant à de simples images, et, plus tard, l’approche de la femme ne m’eût point déconcerté comme tous ceux dont les sens s’éveillèrent dans le désordre de l’imagination. Mais cette timidité qui me sauva des mauvaises étreintes, n’a-t-elle pas, en exaltant ce qu’il y avait on moi de plus sensible, fait jaillir des sources de bonheur plus précieuses ? L’homme voudrait bien se hausser à une plus noble conception de l’amour, et néanmoins il souffre dans son orgueil quand son désir ne se manifeste pas à la façon des bêtes.

Elle fut peu brillante ma première expédition de collégien. Un soir, des camarades me trainèrent dans un estaminet dont une fille, nommée Léontine, occupait le comptoir. Elle feignit un caprice et vint près de moi. Aussitôt une sueur abondante me couvrit. Osant à peine la regarder, incapable de lui répondre, je balbutiais quelques mots ; tandis que des gouttes me chatouillaient le crâne et ruisselaient le long de mes joues. On but cependant, et, par bravade, au moment du départ, je me chargeai de reconduire la caissière.

Oh ! l’interminable trajet, la montée silencieuse de l’escalier, ma terreur au seuil de la chambre, les avances de Léontine ! J’étais au supplice. Elle enleva son corsage et s’assit à mes côtés.

— Quelle chaleur, dit-elle, en m’attirant contre sa poitrine.

Je fermai les yeux. Mon désespoir n’avait pas de limites. De tous mes nerfs tendus, je tâchais d’influer sur la peau de mon crâne pour que les nouvelles gouttes qui s’y préparaient s’évaporassent. Hélas ! elles coulaient méchamment, et chacun de mes cheveux en guidait une vers la gorge nue. Que faut-il faire ? me demandais-je obstinément. La folie du désir qui commençait à battre en mes veines et à troubler mon cerveau, ne me donnait pas la moindre audace.

J’étais persuadé qu’à la moindre tentative de ma part ce désir s’évanouirait, mais Léontine s’endormit et j’en ressentis un vrai soulagement, comme si de grands dangers s’éloignaient de moi. A-t-elle assez Confiance, pensais-je, prêt à la remercier de sa gentillesse et de son abandon. Elle marmotta :

— Tu devrais t’en aller, mon petit.

Et je m’en allai.

Cette épreuve m’assombrit, et plus encore la certitude que je n’aurais jamais la hardiesse d’en affronter une autre. En quoi donc différais-je de ceux de mes camarades qui sortaient de chez Léontine, au comble du ravissement ? J’aurais tant voulu savoir, moi aussi !

Découragé je m’en tins à mes songes. Des créatures radieuses et complaisantes peuplèrent la solitude de ma chambre. Je ne me lassais pas de les dévêtir. Pourtant ces évocations voluptueuses se compliquaient d’aspirations qui révélaient peu à peu ma véritable nature d’adolescent, besoins d’amour héroïque, projets romanesques, toute une sentimentalité frémissante qu’exaspéra mon premier échec et qu’entretint la lecture de certains romanciers, de George Sand surtout, et, en partie, de Balzac. Autant que des caresses, je souhaitais de sublimes immolations. La poésie m’enthousiasma, À Bellefeuille, où nous passions tous les jours de vacance, je marchais en récitant des vers à ma jeune sœur qui en pâlissait d’admiration. J’explorais les vieux Châteaux. Je cherchais Mme de Mortsauf au creux des vallées avoisinantes, et je ne doutais point que Valentine m’apparût en quelque bal champêtre.

Qu’eussé-je fait au cas d’une rencontre ? Trois jours de suite, je courus sur les traces d’une amazone aux cheveux roux. Je l’aimai. L’apercevant le quatrième jour, qui se promenait à pied, je m’enfuis pour ne rien savoir d’elle.

Que de douleur confuse en ce mélange de passion et de réserve ! Il eût fallu — c’était mon rêve favori — qu’une femme me trouvât baigné de pleurs et s’offrit à moi par pitié. Précisément Mme Landol, l’amie de mère, me surprit dans l’une de ces crises, où je m’excitais à pleurer devant une glace. Elle m’interrogea, je me mis à sangloter entre ses bras.

Je l’aimai. Durant deux semaines, je ne pensai qu’à cette dame qui soignait les restes d’une beauté opulente et dont j’épiais curieusement le corsage. Elle m’accueillait avec beaucoup de sympathie. Une fois elle frôla ma nuque de sa main. Je ne retournai plus chez elle…

Au milieu d’un voyage en Bretagne qui fut la récompense de mon dernier examen, j’abandonnai mes amis pour suivre une grande dame brune, accompagnée de son mari. Je visitai trois villes à ses côtés, descendant aux mêmes hôtels et accomplissant les mêmes excursions, et d’une manière si discrète qu’elle ne s’avisa même pas de mon existence…

Je rejoignis ces amis sur une plage du Calvados. Ils s’étaient liés avec un groupe de demi-mondaines : le lendemain je revenais à Bellefeuille…

Timidités de jeune homme ? pudeurs de l’âme ? impuissance de chaste ? excès d’imagination ? il y eut de tout cela, mais il y eut encore… Oh ! comme les forces qui nous dirigent sont obscures. Notre vie repose parfois sur des sentiments que nous ne soupçonnons point, sur des espoirs qui ne nous ont même pas effleurés.

De Saint-Jore, on se rend en une heure à Bellefeuille par la ligne de Domfront. J’y arrivai le soir. Un domestique envoyé pour les bagages me prévint que ma mère, un peu souffrante, avait dû se coucher au sortir de table. Faisant un détour je passai, près des usines, devant la propriété que Philippe Darzas habitait depuis son mariage avec la sœur de Mme Landol. Une brèche me permit d’en franchir la haie. Aucune clarté ne brillait aux fenêtres, et nul bruit ne rompait le silence de la nuit, pas même le murmure de la rivière que son haleine fraiche annonçait très proche.

Il y a sur la droite un mélèze et un acacia auxquels est accrochée une balançoire où souvent se berçait Mme Darzas. Je la retrouve et aussi, dans un bosquet, le hamac jaune et rouge qu’elle affectionne. Son odeur y est encore, oui, je la respire à l’endroit de sa tête, une odeur d’iris que je ne puis séparer du parfum des sureaux et des troènes qui forment le bosquet. Un hêtre est là, tout près, qu’entoure un banc de fer. Je le touche, et mon doigt suit sur l’écorce la trace d’un nom que j’y gravai une après-midi de dimanche pendant que Mme Darzas lisait à mes côtés. Puis je vais jusqu’au bas du jardin où, parmi les saules, coule la rivière. Un pont la traverse et débouche au milieu de prairies. C’est par là, par le sentier qui côtoie le bord de l’eau, que nous nous promenions en cueillant des fleurs destinées à mère.

Mais une horloge sonna. En quelques minutes j’atteignis les murs du château, selon l’appellation pompeuse que la maison de M. Hamelin empruntait à la belle ordonnance des pelouses et à la vétusté des arbres dont elle est environnée.

Mon couvert était mis dans la salle. Je m’assis. Au bout d’un instant la porte s’ouvrit. Mme Darzas entra.

— Vous ! m’écriai-je.

Il n’y avait certes rien d’étonnant à ce qu’elle fût là, mais je m’y attendais si peu, et cette apparition me semblait si extraordinaire, que j’en restais confondu.

Elle me dit en souriant :

— Vous ne saviez donc pas que Philippe était en voyage ?

Pourquoi ai-je affecté l’ignorance puisqu’une lettre de mère reçue le matin m’avait annoncé ce départ ?

— Et que je demeure ici ? ajouta-t-elle,

— Vous demeurez ici !

Je devais la regarder très drôlement, car elle éclata de rire. Je prononçai d’un air convaincu :

— Je suis content… je vous assure que je le suis.

— Quels motifs avez-vous d’être content ?

C’est vrai, quels motifs ? Je fus sur le point de lui demander si elle ne l’était pas aussi. Mais elle enleva mon assiette, chercha des fruits et prit une pêche dont elle m’offrit la moitié. Puis, m’ayant versé à boire, elle me dit :

— Je suis descendue pour vous avertir que votre mère dormait, il faudra faire attention en montant.

Bien que nous ayons beaucoup parlé, je ne me rappelle pas la moindre de nos paroles. J’affirme seulement qu’elle avait un peignoir blanc, que ses cheveux étaient mal noués, que la fin de notre entretien fut gâtée par une inexplicable gène, et que nous ne savions plus comment nous quitter. Puis je suis à la porte de sa chambre, sa main dans la mienne, puis, seul, accoudé au balcon de ma fenêtre jusqu’au moment où l’aube vague fait surgir de l’ombre la brume des prairies.

Mère avait raison, sept ans auparavant, de prôner les qualités de sa jeune amie à l’associé de son père. D’humeur égale, de goûts simples, la nouvelle mariée se ploya vite, malgré des habitudes contraires, à l’existence morne de la campagne, et Philippe appréciait, outre l’épouse prévenante, la ménagère active et la femme aux idées saines… Mais voilà que j’emploie à son propos les termes exacts qui servaient à dénombrer ses mérites. Pour la juger par moi-même, il me faudrait retrouver la Geneviève de cette époque derrière l’image définitive de la vraie Geneviève, et peut-être reconstituer une petite bourgeoise, satisfaite de son destin, moins charmante de figure et moins élégante de silhouette : cela ne m’est point possible. La première vision véritable que je conserve d’elle, quoique je la connusse depuis mon enfance, date de ce soir-là, et le doux visage dont tout le monde autour de moi louait la grâce infinie, m’apparut pour la première fois le lendemain, lorsque Claire, en extase devant Geneviève, me dit avec cet accent d’admiration naïve qui lui est encore habituel :

— Comme elle est belle, Pascal, plus belle qu’à l’ordinaire.

Et c’est alors, dans le silence embarrassé où se prolonge toute parole de franchise un peu ardente, c’est alors que me furent révélés les cheveux blonds de Geneviève, ses yeux gris, ses lèvres délicates et sa taille harmonieuse.

Révélations très importantes sans doute, car ma vie consista désormais à me rapprocher de Mme Darzas et à la fuir dès que j’avais réussi dans mon entreprise. Il était au-dessus de mes forces de converser librement avec elle, comme au temps où j’ignorais la couleur de ses yeux et de ses cheveux. Par bonheur la présence d’autres personnes remédiait à ce malaise, sans quoi elle me fût devenue insupportable.

L’après-midi, nous faisions tous quatre de longues promenades en voiture à travers les collines de l’Orne, en ce rude pays coupé de vallées profondes, animé de rivières, et si changeant avec la masse obscure de ses forêts et l’immensité lumineuse de ses plaines. Chacune de ces vieilles excursions de mon enfance me transportait dans un monde nouveau et parmi des spectacles inconnus. Assis en face de Mme Darzas, je lui montrais des arbres, des fleurs, des rayons de soleil, comme des choses très spéciales que nous n’avions jamais vues, ni elle ni moi, et que nous risquions de ne jamais revoir. Et il ne fallait pas qu’elle les regardât distraitement. J’insistais, je lui mettais les yeux sur un buisson de roses, je lui tournais la tête vers l’horizon en flammes. Mon enthousiasme était douloureux, tant que je ne le sentais pas résonner en elle.

Le soir on se groupait dehors, autour de la pipe et des discours de M. Hamelin dont l’éloquence ne connaissait plus de bornes quand il fumait. La cérémonie terminée, mère renvoyait sa fille et proposait un besigue à grand-père. Nous restions seuls. J’étais navré. La conversation se réduisait à quelques phrases que j’avais l’air de m’arracher, et entre lesquelles je reprenais haleine comme entre deux efforts surhumains. Geneviève répliquait aussi péniblement. On aurait dit que nous nous lancions à tour de rôle un poids très lourd dont nous redoutions la chute comme un déshonneur. Quel soulagement à l’heure du coucher !

« Elle doit avoir une médiocre opinion de moi, pensais-je. » D’avance je combinais des sujets d’entretien capables d’en inspirer une meilleure, mais le tête-à-tête me serrait la gorge et me brouillait les idées.

Nous passions les mauvais jours au salon, situation périlleuse et qui ne me laissait pas de repos, tellement je craignais le départ de ma mère et de ma sœur. Je n’avais d’autre ressource que de saisir un livre, préparé d’ailleurs à cet effet, et de me récrier sur la beauté de quelque passage.

— Comment ! vous ne connaissez pas cela ? mais c’est magnifique ! je vais vous le lire.

Et je lisais en toute hâte, galopant à travers les pages, la sueur au front, à bout de souffle. Une fois elle m’arrêta.

— Et des vers ? Vous m’en avez lu d’exquis, ici même, aux vacances de Pâques.

Je courus à ma chambre et revins d’un trait.

— Tenez, le volume n’a pas bougé de ma table.

Elle le prit et l’ouvrit. Et nous vîmes, entre les deux feuilles ouvertes, une grande fleur de lysséchée dont la blancheur se fondait, vers la tige des pétales, en nuances violettes.

— Oh ! Pascal, dit-elle.

Je me souvins. Cette fleur ornait son corsage le jour où je lisais ces vers. Elle l’avait perdue et vainement cherchée. C’était donc moi ? Comment ne m’étais-je jamais rappelé cette histoire, mon vol de la fleur tombée, mon trouble en l’étalant parmi les pages de mon poète favori ?

Je n’osais lever les yeux, quoiqu’un certain plaisir s’alliât à ma confusion. L’ombre naissante m’enhardissant, je lui demandai :

— Voulez-vous me rendre ce livre ?

Le bras tendu, l’âme en suspens ; j’attendais sa réponse. Elle s’en alla, emportant le volume.

Vexé d’être traité en collégien à qui l’on confisque un objet défendu, j’estimai digne, le lendemain et le surlendemain, de simuler de sérieuses occupations au village. Une petite crique de la rivière, parmi les roseaux, fut ma retraite. Je m’y ennuyais mortellement. Surtout je ne saisissais pas bien : la raison qui me retenait à cet endroit.

Le troisième jour, je m’arrangeai pour être aperçu de ces dames, au moment de la promenade en voiture. Geneviève m’appela. Sous peine d’impolitesse, ne devais-je pas accourir ?

— Eh bien, Pascal, vous ne vous plaisez donc pas avec nous ? Venez donc, je vous en prie.

Sa voix était câline, elle souriait, elle avait une robe bleue, et j’eus la sensation que le temps n’affaiblirait jamais rien de cette minute, rien du son de sa voix, ni de la lumière de son sourire, ni de le couleur de sa robe, rien non plus des parfums de l’espace ou de l’attitude des arbres voisins. Tous ces détails d’un moment prenaient un caractère inviolable.

Je la suivis ; docile comme un enfant que l’on emporte dans ses bras. Et jusqu’à la fin de la journée je gardai cette inquiétude de ceux qui ont souffert et qui ont peur que leur mal ne recommence.

Mais le soir Geneviève me rendait mon livre et le lys s’y trouvait.

Jamais je ne chéris ma mère d’une façon plus démonstrative. Elle en était tout heureuse et me désignait à Mme Darzas d’un air qui signifiait :

— Hein ! est-il gentil ! quel bon cœur !

Je m’échappais en élans de joie d’une telle extravagance que Geneviève en riait aux larmes. Et elle disait :

— Cela me fait du bien de rire… il y a si longtemps ! Ah ! Philippe n’est pas rieur, lui.

Ces paroles prononcées fort simplement ne masquaient-elles point des gouffres de tristesse ? Ma pitié s’y trompait, et je me fusse livré aux singeries les plus absurdes, à des grimaces, à des contorsions, pour exciter son rire. C’était facile : un mot suffisait.

Hélas ! notre entente ne se traduisait par nul surcroît d’intimité, car je n’avais rien à lui dire et elle ne me disait rien non plus. J’en arrivais à présumer, tellement les mots que nous risquions, tombaient à faux, qu’il ne nous serait jamais permis de causer paisiblement. Elle était si loin de moi ! L’étoffe de sa robe, les revers de son corsage, les plis de sa jupe, autant d’objets à quoi ma main n’aurait su atteindre, alors même que j’eusse résolu d’y toucher.

Au cours d’une promenade à pied en compagnie de Claire, nous nous assîmes sur le bord de la route, près d’une mare qui reflétait les ruines d’une église. Tous les petits bruits et tous les mouvements de la nature se fondaient en un silence infini. Des nuages roses glissèrent au fond de l’eau. Je levai les yeux : Geneviève me regardait. Et soudain elle attira Claire et l’embrassa violemment, à plusieurs reprises.

J’étouffai un cri : ce geste brutal m’avait blessé moi-même physiquement. Étonnée d’abord, l’enfant se livra aux caresses de la jeune femme, et celle-ci lui appuya la tête sur ses genoux et lui frôla les cheveux de sa main nue. Et je me vis ainsi aux bras d’une femme, ses doigts nus autour de mon front, mes yeux fixés à la surface d’un étang où se miraient des nuages et des coins d’ogive.

Et je dis :

— Le matin de ma première communion, vous m’avez embrassé.

— Ah ! fit-elle.

Son indifférence m’affligea. Elle ne se souvenait donc pas de cet événement auquel je n’avais jamais songé et qui, tout à coup, me semblait une date si mémorable ?

Désormais d’autres événements se présentèrent à moi, tous d’une égale gravité. Et chaque fois j’étais stupéfait d’apprendre à quel point nous avions été bons amis et attachés l’un à l’autre, avec quelle gentillesse elle feignait de s’intéresser à mes jeux de petit garçon, et combien me plaisaient les diners de famille, lorsqu’elle venait à Saint-Jore. Tout un passé s’allongeait derrière moi, un étrange passé qui n’aurait pas été le mien, mystérieux comme une eau ténébreuse, et où luisaient parfois des clartés incomplètes.

— Cette cloche, vous l’entendez ? on l’a baptisée, il y a cinq ans… vous aviez une robe grise, des bluets et des boutons d’or à votre chapeau.

Avisant tel arbre du parc, je sursautais.

— Nous nous sommes abrités là pendant un orage, vous aviez des souliers trop minces et des bas… oui, des bas noirs.

Oh ! le joli temps de franchise et de cordialité ! Ne se pouvait-il qu’on en revint à ces bonnes relations ? Un soir je pris une décision farouche :

— Tout à l’heure, dehors, je l’appellerai Geneviève.

Nul doute qu’après un tel acte l’entretien ne se poursuivit naturellement et que notre intimité ne se rétablit du premier coup. J’habituais ma bouche à la forme des syllabes, Geneviève, un nom de charme et de grâce, si doux à prononcer.

On nous laissa seuls, sur un banc de la grande pelouse, et, sans plus d’hésitations, je murmurai : Geneviève, mais si bas qu’elle n’aurait pu entendre. Je le répétai plus bas encore, comme une prière muette adressée du fond de l’âme. Mon audace ne m’en permit pas davantage.

Je fus désolé. La magie des syllabes ne nous aiderait pas. à rompre le sortilège qui enchaînait notre amitié, et nous resterions toujours aussi étrangers l’un à l’autre que si nous séparaient des distances incommensurables. Chaque minute dressait entre nous sa part d’obstacle. Geneviève, Geneviève… murmurais-je intérieurement.

Au même instant, elle s’inclina vers moi et mit sa tête sur mon épaule, sans un mot.

La nuit solennelle s’éclairait d’étoiles de plus en plus nombreuses, et, exténué de joie, prêt à défaillir sous l’adorable fardeau, je me raidissais de toutes mes forces vers ces étoiles, témoins de mon triomphe. Une femme reposait sur ma poitrine. Des cheveux de femme me flattaient le cou. Je respirais l’odeur d’une femme.

Il m’eût été bien agréable de refermer mes bras autour de sa tête et que ma joue touchât la sienne. Mais mon ingénuité ne m’autorisait pas à croire que ce fût autre chose qu’un geste de confiance et de sympathie auquel s’abandonnait Geneviève. Un mouvement, un indice d’émotion, l’effaroucheraient. Ah ! pourvu qu’elle ne me crût pas surpris d’un acte aussi normal ! Cependant mon cœur sautait comme une bête folle, et je brûlais de désir.

— Quelle belle soirée, énonçai-je, ce qu’il y a d’étoiles !

Le tremblement de ma voix m’épouvanta, et je repris aussitôt d’un ton ferme :

— Voici la Grande Ourse… et puis le Dragon… et puis…

Je ne pouvais plus. Des sanglots me secouaient. Heureusement mère nous appela. Comment ai-je encore réussi, au retour, à signaler une odeur de réséda, un chant d’oiseau ?

Le lendemain on eût dit, à mon calme, que rien ne s’était passé de nouveau. Grand-père ayant fumé sa pipe, on nous laissa. Quelques minutes s’écoulèrent, et soudain l’attente me pénétra d’une telle anxiété que j’allais tomber à genoux et la supplier. Mais, comme la veille, lentement, elle s’inclina.

Je vécus dès lors de la vie de Geneviève, et je ne vivais plus quand je cessais de la voir. Le bruit de ses pas, le matin, annonçait ma résurrection quotidienne. « La voilà, la voilà, » disais-je à Claire comme à l’approche d’un spectacle miraculeux. Le sang abondait en mes veines. La pièce s’emplissait de lumière. Jusqu’à la fin du jour je demeurais en une extase si enivrante que pour la. prolonger, le soir, je me dissimulais parmi les arbres, sous les fenêtres de Geneviève. La petite clarté aperçue au travers des rideaux me soutenait d’un reste de vie. Tout s’éteignait, là-bas et en moi.

J’ai passé de la sorte bien des nuits dans la fraicheur des herbes et des feuilles. Qu’y attendais-je ? Rien. Telle heure sonnait au village, et je m’accordais la faveur de ne point bouger avant que sonnât la suivante.

Une fois j’eus la sensation d’une présence à mes côtés et d’une main sur mon front. Je m’étais endormi.

— Ah ! c’est vous, Geneviève, lui dis-je en l’appelant distraitement par son nom.

— Oui, de ma fenêtre, je ne vous voyais pas rentrer et cela m’inquiétait à la longue.

Je ne réfléchis point à l’aveu de surveillance que révélaient ces mots. Sa main caressait la mienne. Elle soupira :

— Êtes-vous enfant, Pascal ! on ne se figure pas un pareil enfant.

— Grondez-moi, Geneviève, grondez-moi comme du temps où je n’étais pas sage… vous preniez une grosse voix si douce ! je me serais roulé à vos pieds. Mon Dieu ! comme on est bien ici !

Nous nous tûmes. Le silence fut délicieux, cette fois-là, conforme aux désirs de mon cœur et aux pensées inconnues qui palpitaient en moi. Dans l’obscurité je devinais ses yeux fixés à mes yeux.

— Venez, Pascal, me dit-elle.

Le lendemain pendant le dîner, Mme Darzas recevait un télégramme. Elle lut tout haut : Arriverai dix heures. Philippe.

— Aujourd’hui ! m’écriai-je d’une voix si altérée que mère me regarda.

— Eh bien, quoi ? cela te contrarie ?

Malgré tous mes efforts, le repas terminé, je ne pus parler à Geneviève sans que ma mère intervint sous un prétexte quelconque. A la fin je m’enfuis dans le parc, et, ramassant un bâton, je tuai des fleurs et blessai des arbustes.

Le bruit d’une voiture me ramena, Je rentrais au moment où Philippe traversait le vestibule et marchait vers sa femme, les bras tendus. Longuement et tendrement il la serra contre lui, et, se reculant, il dit :

— Comme tu as embelli, Geneviève, c’est à ne pas croire.

Et il l’embrassa de nouveau, tandis que mère les contemplait avec satisfaction. Dans un coin, écrasé, je sanglotais.

Deux visions persistent de cette soirée. Je suis derrière les rideaux qui ferment la baie entre le salon et la salle où mange Philippe Darzas, et je compte les regards affectueux qu’il adresse à sa femme. Il est gai. Il l’admire. Il a des gestes et des accents de maître. De la haine, des idées mauvaises, fermentent en moi. Et puis c’est au premier étage, dans un renfoncement obscur. Voici mère, accompagnée de M. Hamelin et de Philippe. Ils s’arrêtent après un tournant du couloir et causent tous trois. Geneviève passe, et, comme un fou, je sors de l’ombre et lui saisis le bras.

— Geneviève… non, n’est-ce pas ?

Alors, brusquement, elle m’attire à elle, me baise au front, et murmure :

— Je vous promets, Pascal.

Et puis j’ai couru jusqu’à ma chambre avec la hâte de me délivrer d’un fardeau trop lourd, et je me suis jeté sur mon lit en disant :

— Je l’aime ! mais je l’aime !

En vérité je ne m’en doutais nullement. Celui qui n’a pas aimé ignore les signes de l’amour et le subit avec un cerveau confus et des yeux troublés. Quand on est jeune, on ne s’aperçoit pas plus que l’on aime qu’on ne s’aperçoit que l’on vit. Et j’apprenais tout à coup que Geneviève était la raison de mon existence, Depuis combien de temps ?

— Comme je l’aime ! ne me lassais-je pas de répéter, la tête enfouie dans mon oreiller.

Était-ce de joie ou de désespoir que je gémissais ? L’amour contient tout à l’excès, et le plus heureux des amants goûte aux pires souffrances, comme le plus malheureux se désaltère aux meilleures voluptés. C’était une explosion de tous mes sentiments et de toutes mes sensations, un élan d’orgueil, d’effroi, d’humilité, de désir et de jalousie. Je me mordais les poings à l’évocation de caresses possibles entre Philippe et Geneviève, et je riais en me rappelant la promesse et le baiser de celle que j’aimais. Je déclamai des vers, je chantai, j’ouvris ma fenêtre et confiai mon secret à la lune. Et je le disais tout haut, en articulant chacune des syllabes : « J’aime Geneviève, je l’aime. » Et j’écrivis ces mots sur des bouts de papier que je déchirai et dont les morceaux volèrent dans le grand espace.

Il n’est pas de miracle plus émouvant, il n’est pas de bienfait plus profond que l’éclosion de l’amour dans une âme jeune. Il n’y rencontre pas encore des habitudes qui le froissent, des rancunes et des déceptions qui le flétrissent. L’air est pur et, lui, il accroît cette pureté. Il féconde tout ce qu’il trouve de bon, il donne de la sève aux illusions et, quoiqu’il arrive, si méchamment que la vie saccage son œuvre, il laissera dans cette âme d’inoubliables traces.

Des besoins de prière montaient de ma pieuse enfance, et des actions de grâce ennoblissaient ma fièvre. Si loin que mon esprit cherchât, je voyais Geneviève, comme une divinité souriante, se pencher sur mes jeunes années. Elle m’animait de son baiser le jour de ma première communion. Elle était l’amie de mes jeux, la nourriture de mes rêves, la raison de ma timidité, le but invisible où tendaient ma force et mon espoir.

Je m’agenouillai sur le plancher et, joignant les mains, je lui fis le serment de l’aimer jusqu’à ma mort.