L’Enthousiasme (Leblanc)/06

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Ollendorff (p. 98-115).

VI

— Je viens te dire adieu, Armande.

Cette dernière visite à la chambre paisible où j’avais appris les délices de la chair, cette dernière entrevue avec une femme qui m’avait été si douce, ne me troublaient point. C’est la vie qui vous enseigne ce qu’il y a de tristesse à se séparer, même d’une personne étrangère, même d’une chose.

— Ah ! fit-elle, tu t’en vas en voyage… quelques jours ?

— Non, tu ne comprends pas, je viens te dire adieu… nous ne nous verrons plus.

Elle me sourit, mais son sourire s’acheva subitement en une telle expression d’angoisse que je fus sur le point de prononcer d’autres paroles et de me lier par des serments. Elle ne m’en laissa pas le loisir, Ouvrant la fenêtre, elle resta longtemps au balcon, les bras appuyés à la rampe, tandis que je cherchais des mots. Enfin elle se retourna. Son visage était calme.

— Tu l’as revue, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Je m’y attendais. Depuis quelques semaines tu me parlais d’elle, et non comme de quelqu’un dont on se souvient, mais de quelqu’un vers qui l’on va. Au fond tu n’as jamais cessé d’aimer cette femme, c’est la seule que tu aies aimée.

— Je t’aimais aussi, Armande, je t’aurais aimée davantage si tu avais été moins tendue et plus humaine… oui, plus humaine. Ainsi, pour Nanthilde, tu savais, n’est-ce pas ?

— Oui, je savais.

— Pourquoi l’acceptais-lu ? pourquoi t’y es-tu prêtée ? Quand on aime, on ne supporte pas cela. Moi, je ne l’aurais pas admis de toi… ni de Nanthilde non plus, ajoutai-je à voix basse, ni de personne.

Il y avait sur le rebord de la fenêtre des pots de géranium et de réséda. D’une main distraite, elle cassait les tiges et froissait les fleurs. Ce geste de destruction me désola de sa part. Elle répondit :

— Peut-être penseras-tu autrement plus tard, ou du moins essaieras-tu de penser autrement. À l’heure actuelle, tu obéis un peu trop à tes instincts. Moi, j’ai le défaut contraire, je m’occupe trop de ceux des autres, et je tâche de m’y conformer, au risque d’en souffrir. C’est une obsession, ce respect de l’indépendance. Nanthilde te plaisait, je n’avais pas le droit de me mettre entre vous. Il me semble qu’on n’a jamais le droit d’empêcher quelqu’un… Ne crois pas à de la lâcheté, à des besoins de dévouement… non, c’est une manière de voir, une conception de l’existence qui est fausse, je le reconnais, surtout en amour.

« Ma vie est ici, me disais-je, le véritable bonheur est auprès d’elle. »

Pour la première fois, j’avais la sensation précise de ce que c’est que l’effort d’une âme vers la conscience et la dignité. De telles notions restent obscures, lors même que l’esprit consent à les admettre, et s’éclairent seulement à la lueur d’un acte. Si nous ne pouvons prétendre à quelque valeur morale que du jour où nous avons entrevu la nécessité de cet effort, et où palpite en nous, même vague, le désir de le réaliser, c’est là que commence ma vie morale. Combien l’aide de cette femme m’eût facilité une tâche que rendaient si ingrate l’inexpérience de ma jeunesse et la vulgarité de la foule qui m’entourait !

Tout au fond de moi s’agita ce sentiment confus. Mais, levant les yeux sur Armande, je fus gêné. Cette physionomie trop mâle, sans délicatesse ni séduction, me décevait, comme un masque qui n’était pas en rapport avec la peine que je lui supposais et l’incertitude actuelle de son destin. Je lui en voulus de sa tranquillité.

— Si vous m’aviez aimé, vous n’auriez pas été si indulgente, seulement je ne crois pas que vous puissiez aimer ni que vous puissiez croire à l’amour… du moins vous avez tout fait pour me donner cette opinion de vous.

Ayant réfléchi, elle dit :

— C’était la vraie.

Nos mains se joignirent.

— Adieu, Armande.

Elle se jeta sur moi :

— Non, pas encore, écoute… j’étais indifférente, je me défiais de toi et de l’amour, mais je ne veux pas que tu emportes cette idée de moi, je veux que tu me voies telle que je devenais, aussi faible que les autres, aussi tendre que toi… écoute, il faut que tu saches que je vais pleurer tout à l’heure… va-t’en… va-t’en…

Elle ne put se contenir davantage et colla ses poings contre ses yeux. Et les larmes s’échappaient le long de ses doigts, et elle ne cherchait pas à dissimuler la pauvre grimace de son chagrin.

Jo l’entourai de mes bras, prêt à tout.

— Ne pleure pas, tu n’as même pas l’air de savoir pleurer… Que puis-je faire ? que veux-tu ?

C’était de la douleur humaine, de l’humble et vivante douleur que j’avais mise au monde. Cela venait de moi, de ma chair, de ma vie exigeante. J’en étais désolé, et l’idée qu’un jour je pourrais souffrir ainsi, par le jeu ou la trahison d’une maîtresse, redoublait mon désespoir.

— Pardonne-moi, je serai toujours bon, je ne ferai jamais de mal, lui dis-je, comme si je souhaitais qu’on fût avec moi ce que je promettais d’être.

— Ne dis jamais à une femme que tu l’aimes, prononça-t-elle, que si tu l’aimes entièrement, que si tu peux l’aimer sans partage.

— Je te le jure.

Et il y a tant de similitude entre l’émotion de l’amour et celle que nous éprouvons à nous sentir meilleurs, que je me demandais si je n’aimais pas Armande.

Me levant je l’embrassai au front.

— Ne soyons pas tristes, nous nous reverrons demain ou après-demain, et puis toujours… il me serait intolérable de ne plus te voir et de renoncer à ton amitié… tout s’arrangera.

« Je parlerai à Geneviève, pensais-je en m’en allant, je lui expliquerai la conduite et le caractère admirable d’Armande. Elle ne sera pas jalouse. Sans doute même elle voudra la connaître. »

_ Ce projet m’enthousiasmait. J’imaginai entre les deux femmes et moi une intimité très haute et très confiante. Je serais l’amant de l’une, l’ami de la seconde, et toutes deux s’aimeraient pour m’être agréables. Avec ce penchant cruel qui nous pousse à achever ceux qui immolent la moindre parcelle d’eux-mêmes, et à ne tenir aucun compte d’une souffrance dont ils semblent faire si bon marché, je n’étais pas loin d’entrevoir en Armande une complice qui favoriserait mes rendez-vous et monterait la garde autour de sa propre maison.

Du côté de Berthe et de Nanthilde je me libérai sans y mettre tant de formes. Le jour même quelques lignes leur annonçaient ma résolution.

Le soir on m’apporta une lettre d’Armande. « Je m’en vais, Pascal, je m’en vais parce que je t’aime et que je souffrirais trop. J’habiterai Paris, ce qui me permettra de m’occuper utilement des travaux de mon mari. Toi, re l’abandonne pas, veux-tu ? Il va être si seul ! De temps en temps ne pourrais-tu le prendre à la sortie du collège et le reconduire ? Il en profitera bien pour te donner un peu de travail. Accepte-le, en souvenir de moi… Adieu… »

De belles heures s’évanouissaient, et une âme généreuse se détachait de la mienne, au moment où j’avais besoin de secours. « Je perds en toi plus que je ne crois, » écrivis-je à Mme Berthier.

Mon isolement me fut désagréable au milieu de cette ville dont l’hostilité sourde commençait à se dessiner, et Geneviève était si loin ! Les conditions de l’existence en province multipliant les obstacles entre les amants, je me heurtais déjà à des difficultés auxquelles la vie de Bellefeuille ne m’avait pas accoutumé. À Saint-Jore on ne se rend point chez une dame pour un oui ou pour un non. Il faut des motifs valables et reconnus comme tels, sans quoi le monde, vite averti, s’inquiète. J’en eus la preuve immédiate. Par suite de l’installation des Darzas à l’extrémité d’une cour vitrée, que bordaient à droite et à gauche les magasins du dépôt et sur laquelle ouvrait le bureau de Philippe, je fus arrêté dès mon premier essai de rapprochement.

— Tiens, te voilà, Pascal. Qu’y a-t-il pour ton service, mon ami ?

— Je venais vous serrer la main, et puis faire visite à Mme Darzas.

— À Mme Darzas ?

— Oui, un simple bonjour en passant.

— Ah ! fit-il, un simple bonjour… en effet… tu n’as qu’à sonner au vestibule.

Mais se ravisant, il me saisit le bras et m’entraina du côté de la rue.

— Ne prends pas en mauvaise part ce que je vais te dire, Pascal, c’est à ton amitié et à ton bon sens que je m’adresse… Tu sais comme on est méchant à Saint-Jore et à l’affût de tous les potins ? Eh bien, j’ai peur que l’on n’interprète mal tes visites… ton grand-père m’en avait déjà touché deux mots autrefois… Nous ne sommes plus à la campagne, et ici… une jeune femme… on ne saurait user de trop de précautions… Enfin il vaut peut-être mieux s’abstenir. Qu’en dis-tu ?

Je l’approuvai non sans ironie, me souciant peu de cette interdiction puisque Geneviève et moi nous étions liés jusqu’à la mort, et que les circonstances s’ingénieraient à nous fournir des expédients tous meilleurs les uns que les autres. Et, de fait, une petite exploration, le lendemain, dans les rues principales, suffit à me mettre en présence de Mme Darzas. Contre son attente, je l’abordai.

— Vous savez, Geneviève, ce que Philippe…

— Oui, oui, je sais… Soyons sur nos gardes, je vous en prie…

Je souris de son effarement.

— Vous n’étiez pas ainsi à Bellefeuille.

— Non… seulement, à Saint-Jore, pensez donc, on sait tout… les gens sont si mauvais !

— On ne s’occupe pas de nous, je vous assure.

— Mais si… tenez, ces dames nous observent… Oh ! allez-vous-en, Pascal.

— Écoute, déclarai-je posément, tous les jours je quitterai la maison à deux heures, je suivrai la rue de Falaise, la rue Olivier-Basselin, l’avenue Gambetta jusqu’au pont, et ensuite le boulevard… Cela deux fois et trois fois… tous les jours, tous les jours…

Dès lors ma vie s’établit d’après un principe unique : voir Geneviève aussi souvent que la moindre occasion s’en offrirait, et en dehors de toute considération de prudence. Nulle force au monde ne m’eût empêché de sortir à deux heures et de parcourir l’itinéraire indiqué. Je marchais lentement, de l’air dégagé d’un monsieur qui se promène. Mais mon cœur se crispait, mes mains étaient froides, et mes yeux se fatiguaient à questionner les silhouettes lointaines. Selon le programme la tournée recommençait une seconde fois, au besoin une troisième et une quatrième, et si lentement alors, avec de telles stations devant les vitrines, de telles pauses au coin des rues, que l’instant du diner me rappelait.

Quand je la rencontrais — c’est-à-dire tous les deux ou trois jours — je me cachais le visage pour qu’on n’en remarquât pas la rougeur. Nous affections en nous accostant des gestes de surprise fort maladroits, comme des gens qui ne se sont pas vus depuis une éternité, et nous nous quittions cérémonieusement, comme des gens qui ne se verront plus jamais. Au premier tournant je me jetais dans une rue adjacente, je galopais jusqu’à ce que Geneviève m’apparût de nouveau, et l’accompagnais ainsi de loin, sur le trottoir opposé, la dépassant, m’arrêtant, évoluant autour d’elle, admirant sa grâce, et recueillant, comme le gage d’amour le plus passionné, le sourire discret de ses yeux.

Charme bien âcre cependant que celui de ces rapides entrevues, sous l’œil attentif des promeneurs et sous l’œil invisible de tous ceux qui nous devaient épier du fond des boutiques et du haut des fenêtres menaçantes ! Le poids de mille regards tombait sur nous. Une jeune femme et un jeune homme qui se parlent, ce n’est point naturel. Nous étions nerveux, distraits, incapables d’échanger autre chose que des phrases quelconques, souvent même avec irritation. Mais je la voyais, je l’entendais, j’admirais le joli mouvement de ses lèvres, la folie de mon ancien amour se mêlait à la candeur d’un amour nouveau, toutes mes émotions se doublaient de souvenirs analogues, chacune d’elles se mariant, dans le mystère de mon cerveau, à la même émotion soudain réveillée, soudain frémissante.

Étrange floraison d’un sentiment que je croyais mort, et sur lequel trois longues années avaient répandu leurs tristesses froides et leurs plaisirs stériles. Aujourd’hui encore il me faut, tant j’ai peine à rattacher à ses vraies racines cet amour qui semblait fleurir pour la première fois, il me faut évoquer l’absence si douloureuse, mes élans de révolte, mes goûts de solitude, puis, plus tard, mon âme qui s’émiette en passions factices, mes enthousiasmes et mes inquiétudes, l’agitation et le malaise de ma vie, bref tout ce qui m’a contraint par les mille impulsions quotidiennes d’un rêve inconscient, à reprendre le chemin de Bellefeuille. Oui, la sensation d’aimer a été interrompue en moi, mais je n’ai pas cessé un instant d’aimer Geneviève parmi les entraînements de mon cœur. Je l’aimais à mon insu, comme au temps de mon enfance. C’est Geneviève que j’ai cherchée dans les autres, c’est elle que je retrouvais dans la chambre au balcon vermoulu, elle avec qui je foulais les prairies vertes, elle qui me guidait sur l’étang de la Vaunoise. Ma bouche n’a pas formulé un serment que Geneviève n’ait provoqué. Mon désir l’appelait. Elle a eu tout de moi, jusqu’à mes erreurs.

Il ne se pouvait pas qu’une telle exaltation se restreignit dans des limites purement sentimentales. Elle se dépensait de tous côtés, en désirs généreux, en rêves de noblesse, en tentatives de bonté, en résolutions altruistes. J’eusse voulu qu’on réclamât de moi des sacrifices exceptionnels, ou bien être à même de soulager quelque grande infortune. En présence de mes semblables, mon cœur se dilatait. Aux repas je retenais le son de ma voix pour ne pas blesser les oreilles, et je touchais aux choses avec la plus extrême délicatesse.

N’ayant aucune chance de rencontrer Geneviève le matin ou le soir, je m’enfermais et me mettais au travail aussi ardemment que si un but fixe et raisonné m’eût séduit. Le plaisir d’apprendre se révélait à moi en ces longues heures de retraite, et je lisais, j’écrivais, je me passionnais pour l’œuvre des autres ou pour l’effort inhabile de ma pensée.

— Quelles sont tes intentions ? soupirait mère, que le titre seul de mes livres déconcertait.

— Je n’en ai pas, répondais-je, je me contente d’être heureux.

Hélas ! tout cela n’était pas normal. Tout cela se passait en dehors du domaine d’idées et de faits où les gens ont coutume de cheminer. Elle eût préféré, j’en suis sûr, une franche dissipation et quelques pertes d’argent, erreurs qui ne sont pas en désaccord avec les règles ordinaires, à ces façons indépendantes de s’aventurer dans des routes que personne ne suit.

La fréquentation de M. Berthier, que j’allais souvent, selon le vœu de sa femme, attendre à la porte du collège, ouvrait à mon enthousiasme des issues bien dangereuses. Toutes les manifestations de ma vie me paraissant également belles, je n’aurais pas consenti à priver les autres du bienfait des certitudes morales et sociales que j’acquérais auprès du vieux savant. Sous peine d’égoïsme et de sécheresse, on ne confisque pas à son profit des découvertes dont dépend la félicité du monde.

Faut-il voir aussi dans ma conduite un reste de ce besoin d’ostentation qui m’avait déjà entrainé ? Ce que j’attribuais de vérité générale à ces idées éveillait mon désir de propagande, mais ce qu’elles ont d’excentrique en un milieu de province ne flattait pas moins mon orgueil. Je fus sincère en mes opinions, mais fier de les avoir et, par conséquent, avide à les crier. Je le fis, et avec toute l’exagération de la jeunesse.

Mère me crut fou. Je disais des choses qu’elle ignorait que l’on pût penser. Pour elle cela ne se distinguait pas des horreurs de la Commune et lui rappelait les chansons abominables que hurlaient dans les rues Saint-Jore, en 71, des bandes de malfaiteurs armés d’un drapeau rouge où des lettres d’étoffe noire étaient cousues : « Ni Dieu, ni maître. »

Le jour où j’excusai l’auteur d’un attentat anarchiste dont tout le monde s’entretenait alors, elle eut une crise nerveuse. De mon côté je me lamentais sur la misère du peuple. À la fin, nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre.

Elle invoqua l’aide de Philippe, homme d’excellent conseil, esprit judicieux, chef d’usine et, comme tel, au courant des besoins de la classe ouvrière. Après de vifs débats Philippe conclut :

— Il n’y a pas à discuter, ce sont des utopies.

Au Cercle la bonne nouvelle que je m’empressai d’y porter, souleva des protestations unanimes. À l’heure tardive où l’on s’oublie parfois à agiter les plus graves questions, les fils de famille s’insurgèrent contre des théories qui ne tendent à rien moins qu’à démolir tout l’édifice social. On s’échauffa de part et d’autre, on se querella, et les messieurs tranquilles, arrachés à leur table de jeu par le bruit des apostrophes, s’alliaient à mes adversaires.

Je tenais tête à tout le monde. Il n’y avait pas de cheveux blancs ni d’autorité mondaine qui pussent me réduire seulement au simulacre d’une concession. Devant la mort j’eusse confessé ma foi, mon amour des faibles, ma haine de l’injustice et du privilège, mon mépris de toute contrainte et de toute discipline, mon admiration pour ceux qui vivent en dehors des règles, mon idéal de liberté individuelle.

Rien n’est plus doux que de défendre une cause généreuse, alors même que l’on aurait tort. Vrais ou faux, il y a des arguments si nobles que l’on éprouve plus de satisfaction à les employer que : ceux dont la justesse possible est suspecte d’égoïsme et d’hypocrisie. Peut-être eussé-je plié quelquefois sous le nombre de mes adversaires et sous le poids de leurs raisonnements, mais jamais je ne sentis en eux un élan du cœur, une tendresse, une émotion, un peu de pitié. Cela me donnait une assurance singulière, et je repartais avec plus de fougue, bravant l’ironie des uns, la colère des autres. Les vieux amis de M. Hamelin n’en revenaient pas.

— Il va bien, le gaillard, c’est du propre.

J’avoue que la volonté de conquérir Geneviève, malgré les obstacles que m’opposaient les circonstances, affaiblissait en quelque sorte le mérite de mes revendications humanitaires, et que j’étais trop enclin à considérer sa possession comme la victoire de mes idées et la déroute des préjugés bourgeois. Si j’estimais tout à refaire, n’était-ce point parce que tout ne s’accomplissait pas selon mon désir impatient ?

Hélas ! Geneviève, intimidée par les sages mesures de Philippe à mon égard et par la crainte inattendue d’une opinion dont elle redoutait soudain la malveillance, Geneviève osait à peine sortir. Sous l’influence déprimante de la ville, elle se reprenait peu à peu à des habitudes de sujétion et à des besoins d’honorabilité qui s’étaient assoupis durant son séjour à Bellefeuille. Et je battais vainement les rues et les boulevards, rôdant aux environs du dépôt, me hâtant d’un magasin à l’autre sous le coup d’une inspiration. Il me semblait alors retrouver en face de moi les forces invisibles qui m’avaient déjà vaincu, le bataillon des respects, des usages, des bienséances, et de toutes ces petites choses vagues et insaisissables, ondoyantes et fluides, si formidables cependant, contre quoi se heurtent nos rêves de félicité.

Ces jours-là, au grand effroi de mère, je me montrais plus âpre et plus violent et, le soir, au Cercle, je pérorais avec une amertume qui n’était point pour me concilier l’indulgence.

— Tu seras à moi, n’est-ce pas, Geneviève, lui demandais-je, aussitôt que le hasard nous réunissait, je n’admettrais pas une vie où tu n’aurais pas été ma maîtresse.

— Je te l’ai promis, Pascal.

Mais si, dominant l’embarras que l’on éprouve, au début, à s’expliquer sur le côté matériel des rendez-vous, je lui racontais le choix que j’avais fait d’une chambre, elle se dérobait.

— Pas encore, je t’en prie… je ne peux pas… suppose que l’on nous suive ?

— Il n’y a aucun danger.

— Ne me presse pas trop, moi aussi je veux que ce soit.

— Bientôt ?

— Bientôt, je te le jure.

Elle s’éloignait rapidement, et je me disais :

« Cette femme est l’adoration de toute ma jeunesse et je ne suis pas encore son amant. Quand le serai-je ? Où ? Comment ? Quel miracle me la donnera ? »

Un peu d’intimité comme jadis, quelques caresses m’eussent armé de courage, car il me manquait, autant que des baisers, ce qu’il y a de volupté dans la présence d’une femme qui vous aime et qui offre à votre tête l’appui de son épaule. Mais les heures mouraient, et toutes ces heures défuntes étaient des années perdues.

Et voilà qu’une après-midi Geneviève m’aborda. Son visage était décomposé. Elle me dit :

— Où est-ce ?

— Où est-ce, quoi ?

— La chambre… Philippe est absent, je viens.

— Vous venez !

— Vite, répondez, où est-ce ?

Je bredouillai les renseignements nécessaires.

— Au coin de la rue Neuve… rue des Arbustes, à gauche…

— C’est bien… allez… j’y serai à quatre heures… allez… vite…

Dans un quartier tranquille, un peu à l’écart, semé de jardinets et peuplé de petits commerçants en retraite, dans une rue où l’on ne risquait guère de croiser des importuns, j’avais trouvé une chambre commode au premier étage de la maison d’un fleuriste. La pièce avait son entrée spéciale sur le palier et communiquait, en outre, par une porte intérieure, avec l’appartement du propriétaire. À la moindre alerte, on passait chez lui.

De la guipure enveloppait le lit, la table, les fauteuils, la toilette, la fenêtre. Deux morceaux de tapis en feutre glissaient sur le parquet frotté de cire rouge. Des tableaux en tapisserie, des alphabets brodés, des certificats ornaient le papier marron clair du mur. J’allumai un feu violent et me mis à entasser dans les armoires tous les objets qui trainaient, vases de porcelaine bleue, photographies, coquillages, bateaux en verre filé, bouquets de fleurs fausses, dessous de candélabres en gros tricot de aine.

M’asseyant enfin, je prêtai l’oreille aux bruits de l’escalier. On n’entendait que le vent sous la porte. À la longue une telle anxiété m’oppressa que j’avais plutôt la sensation d’être horriblement malheureux, et que je me pelotonnais sur moi-même comme un pauvre qui a froid. Cependant la chaleur devenait intolérable.

La pendule sonna quatre coups. J’ouvris la fenêtre et me postai derrière les volets. Un homme balayait la chaussée boueuse, lentement, paresseusement. De toute ma volonté tendue, les veines du front gonflées, je lui suggérai de partir, à cet homme, dont il était possible qu’elle eût peur. La demie sonna. L’individu partit. Deux paysannes s’en vinrent, des paniers au bras, et au bout de la rue solitaire une femme apparut, Geneviève. Vraiment je souffris. J’aurais presque désiré que ce ne fût pas elle, et en même temps si ce n’eût pas été Geneviève, j’eusse crié de désespoir. Elle allait rapidement, la tête basse et sans se retourner. Je discernai le désordre de ses traits. Elle approchait… encore quelques pas… Je courus à la porte et l’entre-bâillai pour lui éviter toute hésitation. Ma joie éclatait, soudain délivrée.

Une minute, deux minutes… Personne. Je revins à la fenêtre : dans la rue, personne. Geneviève n’avait pas osé.

— Elle va venir, il est inadmissible qu’elle ne vienne pas, elle domptera sa peur, et elle viendra.

Je me répétais tout haut ces mots de consolation, et, en moi-même, je l’appelais doucement et faiblement, comme si elle eût pu entendre mes plaintes et s’émouvoir de leur humilité. Tant qu’il y aurait une lueur d’espérance, je ne souffrirais pas, j’étais résolu à ne pas souffrir. Mais les minutes impitoyables me déchiraient. Le cercle de douleur se restreignait autour de moi, ameutant les pensées mauvaises, le doute qui torture, la jalousie, la haine, la défiance d ? l’avenir. Mon cerveau se débattait contre leur attaque. « Elle va venir, j’en suis certain, » proférais-je pour ne point laisser de place à à d’autres idées. Six heures sonnèrent. Je fus vaincu.

Elle ne viendrait jamais. Je ne connaîtrais jamais le frisson de son corps. Les petites choses le défendaient, les petites choses fluides et toutes-puissantes qui séparent les amants, qui avaient déjà brisé mon amour et m’avaient tenu en exil pendant une année, les petites choses terrifiantes qui faisaient trembler mère, motivaient les mesures de Philippe, et inspiraient à Geneviève des épouvantes insurmontables.

Jusqu’au soir, je restai là, dans l’ombre triste, répétant :

— Je ne l’aurai jamais… je ne serai jamais son amant…