L’Enthousiasme (Leblanc)/15

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Ollendorff (p. 268-295).

XV

On fixa le départ au quatrième jour après cette explication. Mais, pour éviter les commentaires, il ne fut question que d’une absence de quelques mois. En octobre seulement, la nouvelle définitive serait officielle.

— À cette époque, je reviendrai à l’insu de tous, pensai-je, et je verrai Geneviève.

Subterfuge auquel j’essayais vainement d’accorder quelque crédit. La situation ne comportait que ces deux dénouements, la fuite avec Geneviève ou la séparation, je le savais, mais il reste tant d’espoir chez celui qui n’en a plus !

Si la douleur est une école de force et de vérité, elle nous déprime d’abord et fait de nous de véritables enfants. C’est à elle que je veux attribuer ma faiblesse relativement au mariage de Claire. Par une connivence où il entrait, chez moi du remords, chez mère une inquiétude confuse, nous n’avions point fait allusion à ce mariage. Il était conclu. Avant de céder, Claire m’avait écrit une fois encore pour implorer mon secours. Adressée à Nice, cette lettre ne m’y trouva plus. Sans réponse, elle consentit.

— Alors, il est trop tard, lui demandai-je ?

— Eh quoi, c’est une issue ! Si ma destinée n’est pas dans ce mariage, je serai du moins libre de la suivre le jour où elle m’apparaîtra… tandis qu’une jeune fille ne peut rien.

— À Paris, tu trouverais mieux que ce garçon.

— Non, étant donné les conditions où je vivrai, sous la surveillance de mère, ne connaissant que les gens qu’elle connaîtra, je ne trouverai pas mieux. J’imagine que je suis faite pour vivre seule, ou bien mon idéal de vie à deux est tellement difficile et suppose un être si intelligent, si respectueux de moi, que, pour le découvrir, il me faudrait des années d’indépendance, chercher sans repos, de tous côtés, et ne me rebuter d’aucune déception.

— Cela m’étonne que tu aies cédé.

— La mort de Catherine m’a brisée. Vois-tu, Pascal, tu as raison de croire au bonheur et d’affirmer qu’il est la loi de notre nature et que la souffrance n’est que l’exception, mais il y, a des choses qui sont un obstacle insurmontable au bonheur, et la mort de ceux que l’on aime est la plus terrible. Et puis mère est là qui me presse, qui me supplie. elle a tellement peur d’un refus !

— Cependant elle voit bien que tu n’acceptes qu’à contre-cœur.

— Elle me dit que je l’aimerai, que je l’aime déjà. Elle n’a peut-être pas tort, c’est encore un tel chaos dans ma tête ! En tout cas j’essaierai loyalement. Si je me trompe, il sera toujours temps de m’affranchir.

— Oh ! Claire.

— Il est averti, il me connaît aussi bien que possible, je lui ai dévoilé mon caractère, mes goûts, mes rêves, mes espérances, ma façon d’envisager les choses, ma répugnance au rôle de ménagère ou d’esclave, le besoin évident que je sens en moi de me produire d’une façon ou d’une autre, la certitude que j’ai, s’il y a désaccord, d’être inflexible et de rompre sans plus de pitié pour lui que pour moi : rien ne l’effraye, il m’aime comme je suis et il accepte l’avenir que je lui ferai.

— Mais toi, m’écriai-je, tu ne devrais pas, non, tu ne devrais pas…

Elle me regarda anxieusement. Était-ce un appui que j’offrais à son désir de résistance ? Mes yeux se détournèrent. Je repris :

— Il faut que ce soit mère qui se rétracte.

— Oh ! Pascal, essaye, persuade-la.

J’essayai le jour même. Je m’engageai formellement vis-à-vis de mère à partir, et j’ajoutai :

— Donc c’est entendu, le passé est aboli, nous coupons tous les liens qui nous rattachent à Saint-Jore. Eh bien, pourquoi Claire ne bénéficie-t-elle pas également de ce départ ? Son mariage n’est que la conséquence du passé, une concession au monde d’ici et à ses idées. De la façon dont il se présente et dont elle s’y résoud, il est fatal que cela tournera mal. Ne crois-tu pas que tu devrais tenir compte davantage de la nature de Claire ? Elle est si peu faite pour l’avenir qu’on lui impose et si bien faite pour celui, quel qu’il soit, que lui indiqueront ses préférences.

— Ses préférences, s’écria mère vivement, mais je les ai devinées ! Te figures-tu que je ne soupçonne pas les rêves de ta sœur ? C’est justement cela qu’il faut empêcher.

J’insistai encore. À quoi bon ? Elle avait pu, en ce qui me concernait, élargir le cercle restreint de ses principes et m’accorder par intelligence certains droits que repoussait sa conscience : pouvait-elle admettre de pareils privilèges en faveur de Claire ? Nulle perspective n’est plus affreuse pour une mère, que de craindre chez sa fille la moindre dérogation à la règle sacrée du mariage. Et moi-même, moi-même avais-je plaidé près d’elle la cause de ma sœur avec le ferme propos de la convaincre ? J’étais si affaibli ! Peut-être y avait-il là un devoir à remplir, mais un autre plus distinct, plus personnel, m’absorbait, et c’est tout au plus si j’avais le courage de le regarder en face, celui-là : allais-je renoncer à Geneviève ?

Renoncer… ce mot m’inspirait de l’aversion. Combien j’aurais préféré qu’elle me fût irrévocablement ravie à cette possibilité de n’y point renoncer qui me tenterait jusqu’au dernier moment, Certes, après tant de vains assauts, tant de victoires infructueuses sur la ville, sur Philippe, sur mère, sur Berthe, sur Geneviève elle-même, après tant de désastres, une extrême fatigue m’inclinait à l’abandon et supprimait en partie la violence du combat. Mais qu’une image se dessinât en moi, qu’un nom s’évoquât, que des souvenirs de baisers fissent frémir mes lèvres, et la perspective d’un effort suprême me semblait sur-le-champ aussi simple que si je n’avais jamais échoué.

— Elle m’attend, me disais-je, une ruse quelconque attirera Philippe dehors, j’entre, je monte, elle est là. « Viens, ma chérie… » elle se lève et nous partons.

Je n’en avais pas le droit.

Quand le cerveau est las, les mots prennent une valeur exceptionnelle, et nous nous y attachons comme à des protecteurs ou les repoussons comme des ennemis. Parler de renoncement m’était odieux, j’éprouvais au contraire un grand calme à énoncer cette formule : « Je n’ai pas le droit. » Cela contenait tout et me dispensait de réfléchir.

El je me suis traîné le long des heures, ployant sous cette lourde idée du devoir qui pesait sur moi. Si je me refusais à la raisonner, du moins avais-je la sensation de tout ce qu’elle représente par instants de formidable et de solennel. Dans l’ombre et dans le tumulte, cette chose mystérieuse qu’est la conscience, si troublante quand elle s’oppose à nos instincts, m’ordonnait le sacrifice, et je n’essayais pas de ne point l’entendre. Formée librement, celle-là, au cours de mes épreuves et de mes joies, avec la substance des événements, avec la notion de mes erreurs et l’intuition de mes qualités, elle n’était pas la voix insipide qui articule mécaniquement des arrêts immuables. Elle était ma voix elle-même. Elle usait de mon langage et de mes arguments, et je l’écoutais comme une personne amie.

— N’emmène pas Geneviève, Pascal, tu n’en as pas le droit.

Et c’étaient ainsi des rêveries silencieuses, se dénouant en sanglots :

— Ma chérie, mon aimée, tout est fini, nous n’avons pas le droit.

La veille du dernier jour, un peu de résignation se mêla pourtant à ma détresse. C’est un piège de notre nature que cette émotion faite d’orgueil et de pureté que le sacrifice éveille en nous, mais c’est aussi l’unique compensation. La souffrance adoucit elle-même les blessures qu’elle nous cause… sinon pourrions-nous tant souffrir ?

Je me promenai dans les rues, très calme et très triste, sans aucune de ces pensées de lutte, de triomphe et de déroute, qui m’obsédaient jadis. Le monde avait combattu pour ses préjugés, moi pour mon bonheur, et je n’aurais su dire qui l’emportait, puisque, n’ayant pas accepté sa domination, je me heurtais cependant aux principes qu’il avait élevés dans l’âme de Geneviève, et puisque, pouvant les vaincre, je m’arrêtais devant cet obstacle si fragile. Les gens ne se présentaient plus comme mes ennemis, mais comme autant d’êtres décrivant autour de moi des lignes qu’il ne m’était pas permis de franchir. Selon l’expression de mère, chacun d’eux se trouvait au centre d’un cercle qui ne tendait qu’à s’élargir et qui n’avait d’autres limites dans l’espace que l’expansion de chacun. Ces limites, le rôle de la conscience est de les discerner, et le sens du bonheur consiste à ne pouvoir être heureux qu’autant que l’on n’empiète point sur le bonheur des autres.

J’éprouvai du respect pour eux tous. Ils ne valaient pas moins que moi. Que signifiait la petite supériorité de cœur ou d’esprit que je m’arrogeais jusqu’ici ? Un peu plus de tolérance, un peu plus de générosité, un peu plus d’enthousiasme, un peu plus d’idéal, ce sont des différences si minimes en comparaison de l’énorme bonté qui devrait nous soulever ! On est ce que l’on peut, et ce que nous sommes ne change rien à nos droits. D’ailleurs les plus impassibles ne sont-ils pas capables d’héroïsme et d’abnégation ?

— Aimons-nous, avais-je envie de leur dire, je vous respecte en l’honneur de mère qui est des vôtres, et qui m’a montré à quelle hauteur la tendresse et le chagrin peuvent élever une âme que son passé n’avait habituée qu’aux devoirs les plus ordinaires, et je respecte vos préjugés parce que mère les partage, elle si honnête et si grave. Et puis pourquoi ne pas les admettre en vous, alors que je les admets en Geneviève au point de leur immoler mon plus cher désir ?

Je fis des pèlerinages aux lieux de mes misères comme à ceux de mes félicités, et les uns ne me rappelaient pas des souvenirs moins adorables que les autres. Voici le Clos-Guillaume, voici la maison de Berthe, voici le porche où je me suis blotti durant des jours dans l’attente de Geneviève, voici l’église devant laquelle j’ai mis la main sur son épaule, en maître, le trajet que nous avons suivi, la rue des Arbustes, et voici la chambre où je l’ai possédée… Oh ! cette chambre… ce lit !… c’est là, entre ces murs… la même lampe est sur la cheminée, la glace reflète les mêmes objets, le même fauteuil, les mêmes rideaux… Je me suis agenouillé, et j’ai prié Geneviève.

Mère me dit au retour :

— Comme tu es pâle, Pascal, tu n’es pas souffrant ?

— Non, mais nous aurions dû partir aujourd’hui… quatre jours, c’est trop long.

Je restai le soir avec Claire. La première étape de notre jeunesse s’achevait dans l’amertume et dans le deuil. J’étais malheureux, elle prévoyait qu’elle ne serait point heureuse, et nous ne pouvions ni nous consoler ni nous épargner le moindre mal. Cependant la vie nous avait unis, et cela nous parut bon.

Je regardais à travers les vitres. La place commençait à s’allumer, et les vitrines éclairaient les gros piliers des arcades. Une marchande de plaisirs, un commissionnaire, montaient la garde autour de la statue. Un vieil aveugle remuait une sébille. Spectacles familiers ! Ils avaient occupé mes yeux d’enfant, mes yeux d’adolescent, et je ne les verrais plus.

— Quelle horreur de s’en aller, m’écriai-je !

— Si ce n’était pas, dit Claire, pour aller vers quelque chose de pire, je serais enchantée… et quand même je suis contente, il n’y a pas que Saint-Jore.

Elle ne subissait point mon trouble, le lieu de ses joies et de ses peines étant en elle, et les conditions de décor et d’habitude ne l’influençant guère.

— Oui, pour toi, lui dis-je, et, de fait, on n’a pas l’impression que tu puisses prendre racine ici ni même quelque part ; mais pour moi il n’y a que Saint-Jore, je ne conçois pas d’existence en dehors de Saint-Jore, et de ses maisons, et de l’air qu’on y respire.

— Et de ses habitants ?  :

— Oui, de ses habitants. Je les aime comme tout ce qui a fait partie de moi. Ils sont un peu mon passé, et ce passé est merveilleux. Cela m’afflige de songer qu’ils ne m’aiment pas et qu’ils ne me comprendront jamais. Pourtant je vaux que l’on m’aime.

J’étais convaincu. Il me semblait tellement qu’en renonçant à Geneviève j’acquérais des droits à la sympathie et à l’admiration de tous !

— Tu es peu logique, me dit Claire, tu méprises l’opinion des autres, et tu souffres de ce qu’elle t’est contraire.

— Pourquoi me juge-t-on autrement que je ne suis ?

— Que t’importe ?

— Alors cela ne t’agace pas, toi, d’être méconnue ? Si tu apprenais que l’on t’accuse d’avoir eu des amants ou de te marier par intérêt, tu n’en serais pas irritée ?

— Ma foi non, quelle drôle d’idée !

— Tu as raison, c’est idiot, seulement il peut se présenter un cas, comme le mien, où l’on subit si cruellement la puissance de cette opinion qu’on voudrait l’avoir pour soi. Notre bonheur en dépend bien souvent.

— N’ayons de bonheur que celui qui est en dehors de son atteinte.

— Il n’y en a pas. Notre destinée ne peut jamais s’affranchir entièrement du contrôle des autres, même de leur bonne volonté.

Elle hocha la tête.

— Tu crois ? pas moi… non, il ne me semble pas que l’on doive jamais accepter leur contrôle, et notre destinée doit être assez forte pour se passer de leur bonne volonté.

— Si elle ne l’est pas ?

— Tant pis.

— J’ai peur pour toi, lui dis-je, la sentant résolue à ce point. Si la vie ne t’assouplit pas, tu risques d’être brisée ou du moins retardée… En tout cas, c’est multiplier les obstacles… Je le sais par moi et bien amèrement.

— Tu manques d’orgueil, Pascal.

— Oh ! mon orgueil, ma dignité, ce que ça m’est égal, m’écriai-je avec désespoir, est-ce que cela compte devant le bonheur ? est-ce que cela vaut une seule larme ? Si je pouvais renier toutes mes bravades, toutes mes théories, tous mes enthousiasmes, faire toutes les concessions, devenir comme les jeunes gens d’ici, vivre en apparence comme eux, je n’hésiterais pas, je ne demande qu’à être lâche… Mais que je voie Geneviève, qu’on me laisse mon bonheur… Je suis si heureux quand je suis heureux !

— Reste donc, me dit Claire, au fond il n’y a rien qui t’oblige irrévocablement à partir.

— Rien, et pourtant il n’est pas possible que je reste.

Elle se tut. Je me mis à ranger les tiroirs de ma table, un entre autres, où j’avais coutume, au retour de mes rendez-vous, de jeter pêle-mêle les souvenirs qui se rapportaient à Geneviève, des fleurs, des mèches de cheveux, des bouts de ruban, des morceaux de dentelle. Une à une j’examinai ces précieuses reliques, histoire puérile de mon amour. Une seule lettre s’y trouvait, écrite par elle un matin d’affolement. Je la relus, j’en baisai les lignes. Puis ce furent deux sachets, un portrait — je n’osai le regarder — un mouchoir, une petite boîte et, soudain, une clef… une grosse clef couverte de rouille, et tout de suite, je me rappelai : quinze jours auparavant, lors de notre dernière entrevue et de la promesse de Geneviève, sortant du dépôt par les magasins de réserve, j’avais emporté cette clef.

Me targuer à ce sujet d’un débat intérieur, si court fût-il, serait un mensonge, car je n’hésitai pas un instant : je pris mon chapeau, chaussai des proue de feutre et descendis.

Quels étaient mon plan et mon but ? Avais-je l’espoir de rejoindre Geneviève ? Avais-je l’intention d’exiger qu’elle me suivit, ou simplement le besoin irrésistible de la voir ? Je ne le savais pas, et je ne le sais pas, mais je me rappelle avoir ri, dans ma course, en pensant aux obstacles qui chercheraient à m’arrêter. Comme je les renverserais !

Un seul était à craindre : que les employés ne se fussent avisés de la disparition de cette clef et n’eussent remis les verrous. Mais la chance me favorisa. J’entrai.

Lentement, afin que nul choc ne trahît ma présence, sans oser me servir d’allumettes, tâtant les ballots de marchandises, me cognant à des colonnes de fer, je réussis, après bien des pas inutiles, à traverser les magasins. Deux portes me séparaient du vestibule, celles qui fermaient le bureau de Philippe d’un côté et de l’autre. Que de temps il me fallut pour les ouvrir et pour éviter le grincement des gonds ! Et que de temps aussi, et que de précautions, pour chacune des vingt-deux marches de l’escalier ! Point de tapis et la plupart craquaient. Je voulus m’aider de la rampe : mal assujettie, elle s’ébranla avec un bruit qui monta jusqu’au haut de la cage sonore. Cependant, plus que tout, j’entendais le vacarme de mon cœur.

Sur le palier, la prudence me commandant un peu de repos, je m’assis. Mais le silence était tellement profond qu’à la fin les bonds de mon cœur m’exaspérèrent. Je les réprimai opiniâtrement, il continua, puis s’apaisa, puis ne battit plus. Alors je fus incapable de me relever, mes jambes refusaient cet effort, et je dus me trainer vers la chambre de Geneviève. J’en connaissais l’emplacement exact, à gauche. Celle de Philippe se trouvait plus loin, à droite, et après un coude que formait le couloir.

Mes mains interrogeaient les plinthes, J’approchais. Un vide annonça le renfoncement d’une porte, en même temps m’arrivait l’odeur de Geneviève. Je tendis le bras, je saisis la poignée, et, d’un mouvement imperceptible, je la tournai. Le battant résista. J’essayai de nouveau… vainement.

C’était trop naturel pour que j’en fusse découragé. Je frappai légèrement, puis, n’ayant rien entendu, un peu plus fort, et plus fort encore. Il y eut un soupir et un froissement de draps. Je murmurai, la bouche collée à la serrure.

— Geneviève, c’est moi, c’est moi, Pascal.

Pas un bruit. Pourtant, je ne doutais pas que mon appel ne lui fût parvenu. Je haussai le ton, néanmoins.

— C’est moi Pascal, ouvrez vite.

Pas un bruit. Je la devinai, à moitié sortie de son lit, haletante d’effroi. Mon Dieu, mon Dieu, est-ce qu’elle ne m’ouvrirait point ? La colère me souleva, je secouai la porte avec l’envie folle de la démolir à grands coups de poing et, comptant sur sa peur du scandale, c’est à peine si j’assourdissais le son de ma voix.

— Ouvre donc, Geneviève, tu me connais cependant, crois-tu que je céderai ?

Elle n’ouvrirait pas ! j’en étais sûr maintenant, et ce fut un écroulement de tout mon être et de toute ma vie. Je souffris, comme si je n’avais pas soupçonné une seconde que je pusse la perdre. Elle était à trois pas de moi, rien ne nous séparait, elle n’avait qu’à tourner une clef, et je la verrais, et je presserais son corps nu ! Mais tant de choses la réduisaient à l’inaction ! Et moi-même, qui m’empêchait de me ruer sur ces planches, de les briser et d’emporter Geneviève ?

Je retombai à terre. Cette fois l’espoir me quitta sans retour. Mes lèvres embrassaient le seuil de sa chambre, et je la suppliais si bas qu’elle ne devait même point distinguer le souffle de mes paroles.

— Ouvre-moi, je t’en prie, n’aie pas peur, je voudrais seulement te voir… ne me refuse pas, ma chérie, aie pitié…

Je ne dis plus rien. Geneviève ne bougeait pas. Nous sommes restés là longtemps, l’un et l’autre immobiles, l’un et l’autre impuissants à supprimer à le frêle obstacle qui nous divisait. Nous le voulions de toute l’ardeur de notre amour et de toute notre révolte, et les scrupules qui m’enchaînaient depuis plusieurs jours avaient bien peu de consistance, et Geneviève était bien soumise à ma volonté, et nous nous aimions autant que l’on peut s’aimer. Pourtant la mince cloison était plus forte que nous. Des éléments invisibles la rendaient aussi dure qu’une porte de fer. Nos ongles pouvaient y saigner et nos désirs l’ébranler, elle ne céderait pas. Elle était de celles contre qui se brise le bonheur.

La vie nous séparait, j’en avais la sensation palpable. Après le jugement de ma conscience, c’étaient les choses qui me prouvaient le désaccord de nos destinées.

Je pleurai silencieusement. Mes larmes coulaient sur le seuil de sa chambre, et ma bouche s’y attachait. Geneviève pleurait, elle aussi.

…Un bruit de pas, une clarté subite, puis la vision de Philippe s’abattant sur moi… l’obscurité dans le couloir et, par terre, contre la porte, une lutte brutale, acharnée… mes bras se raidissent, son corps m’étouffe, un gémissement rauque s’échappe de son gosier… Il me tient à la gorge… un moment je résiste, et puis soudain, je m’abandonne… Qu’il m’écrase, qu’il me tue… cela m’est égal…

Son étreinte s’est desserrée. Je ne l’entends plus, mais je le sais près de moi. Il est debout, appuyé au mur. Chez Geneviève, toujours le silence.

D’interminables minutes s’écoulent, sans que je me décide à faire un mouvement ou à prononcer un mot. N’est-ce pas à lui de parler ou d’agir ? À travers l’obscurité, je le regarde et il me regarde. Comme il me hait ! Je la sens, sa haine, lourde comme l’ombre.

À la fin, il me dit :

— Viens.

Et il me conduit dans sa chambre.

Oublierai-je jamais le bouleversement de ses traits ? Aucun d’eux ne paraissait à sa place ordinaire, et les miens devaient être également convulsés, car, dès qu’il me vit à la lumière de la lampe, il y eut moins de haine en son regard.

Mes yeux l’importunant, je les détournai, mais, jusqu’à la fin de l’entrevue, je ne cessai d’avoir l’impression de son embarras. Il était gêné de son accoutrement de nuit, de son foulard rouge et jaune, de son pantalon de flanelle, de sa chemise à laquelle manquait un bouton, gêné dans ses attitudes, qu’il marchât ou qu’il s’assît, gêné du son de sa voix.

J’attendais. Qu’allait-il me dire ? S’étant arrêté devant moi, il hésita, prit ma main, la lâcha brusquement, puis me jeta cette question :

— Tu es son amant, n’est-ce pas ?

— Non, lui dis-je.

Il me crut immédiatement, tellement il souhaitait que ce fût la vérité. Ma réponse ne lui laissa aucun doute.

— En effet, si tu étais son amant, elle t’aurait ouvert, dit-il, se donnant une explication dont la psychologie convenait à son état d’esprit.

Sa confiance mit un peu de paix entre nous, et un besoin vague d’épanchement. Philippe y succomba en partie, dans l’excès de sa misère, et, baissant la tête, balbutia :

— Sa porte est fermée pour toi comme pour moi… chaque soir je frappe, elle ne m’ouvre pas non plus…

L’étrange aveu ! de quel abattement il était l’indice et de quelle âme blessée ! Il répéta :

— Elle ne m’ouvre pas non plus… seulement elle t’aime, toi…

Je ne protestai pas. Je pouvais, par égard ! — mon instinct me conseillant plutôt de le braver — je pouvais renier nos caresses, mais non point notre amour. D’ailleurs, il reprit vivement :

— Tu ne dis rien ? tant mieux, je préfère cela… si tu avais menti, je n’aurais plus cru ce que tu m’as dit tout à l’heure.

Et il insista, pour bien marquer le terrain conquis :

—…Ce que tu m’as dit tout à l’heure… tu sais ?… que tu n’étais pas son amant…

Fut-ce la crainte du ridicule, une pensée cruelle qui ranima son courroux ? Il cassa des objets sur la cheminée, renversa une chaise, et me demanda d’une voix menaçante :

— Pourquoi es-tu venu ? pour la voir ? pour l’emmener ?

— Je ne sais pas.

— C’est la seconde fois en quinze jours… tu ne peux donc pas la laisser ?… Cependant tu avais promis à ta mère de partir… ta mère s’y est engagée envers moi… encore hier.

— Ah ! mère s’est engagée, vous la voyez donc, Philippe ?

— Ah ! çà, t’imagines-tu que j’étais aveugle et que j’assistais tranquillement à ce qui se passait dans mon intérieur ? Alors toute ma patience, ce serait pour tes beaux yeux ? Et tout à l’heure, dans le couloir, si je ne t’ai pas étranglé, et maintenant si j’ai le courage de te parler et de te voir, ce serait parce que tu es Monsieur Pascal. Ah ! mon garçon, s’il n’y avait que toi ! mais voilà… voilà…

Il s’apaisa tout d’un coup et sa voix s’émut :

— Il y a ta mère, ta sainte femme de mère, et pour elle je ne sais pas ce que je ferais. Si je suis quelque chose à Saint-Jore, si j’ai une position, du crédit sur la place, de l’importance, de la considération, c’est grâce à elle ! Sans elle, je restais le contremaître de Bellefeuille, un ouvrier presque… Alors, tu comprends, c’est pour elle que j’ai tout supporté… Toi, je te déteste… et puis non, je ne te déteste pas… tu es son fils.

Jusqu’ici je m’étais tenu debout contre la table, les bras croisés, arrogant malgré moi… Je m’assis à ses côtés et lui dis :

— Moi aussi, Philippe, je l’aime bien.

— Oui, tu l’aimes bien… c’est encore une raison qui me retenait… et les choses se sont compliquées… Ah ! mon existence depuis deux ans ! Si je n’avais pas eu constamment la pensée de ta mère !

Il se leva et tira d’un meuble une liasse de papiers :

— Tiens, examine ce tas d’ordures, rien que des lettres anonymes, il y en a qui datent de trois ans. Je les lisais d’abord, et puis plus tard, dès que j’en reconnaissais une, je la jetais là-dedans… Pourquoi même les ai-je gardées ? Et tous les gens qui brûlaient de m’avertir, qui me faisaient des allusions… Ah ! ce que j’y coupais court, aux avis charitables ? Est-ce que je ne savais pas ? Est-ce que la façon dont Geneviève était avec moi ne m’apprenait pas tout, au fur et à mesure… Elle a tellement changé, Geneviève !… c’est une autre femme… Nous sommes deux ennemis maintenant, et j’ai lutté contre elle de tout mon pouvoir, mais que faire ?… Je me disais : « Mme Devrieux voit tout ce que je vois, et même davantage… elle en souffre autant… et elle se tait… je n’ai donc qu’à me taire. » Et puis elle est venue, il y a deux mois, pendant ton séjour à Nice, nous en avons causé, et elle m’a dit : « S’il revient, Philippe, je vous promets que c’est moi qui partirai. » Et un soir, j’ai su que tu étais venu ici, j’ai deviné que Geneviève se préparait à te suivre. Alors je m’en suis remis à ta mère, c’est elle qui a agi et qui a sauvé Geneviève une première fois…

Comme il souffrait aussi, par ma faute, celui-là, et comme il m’apparaissait différent de l’image que je m’en faisais, plus indulgent, plus sensible, tout près de la bonté et de la simplicité. Certes il ne se rendait pas un compte exact des motifs qui l’avaient gouverné, et sa gratitude et son admiration pour mère ne suffisaient pas à expliquer sa patience. Il y avait là de la faiblesse humaine, un peu de lâcheté, la peur du scandale, et ce recul éperdu des maris devant l’atroce vérité. Mais quelle mélancolie touchante en son illusion ! Quel sens du respect et du dévouement ! Quelle délicatesse de cœur envers celle qui l’avait protégé ! Même en ce moment douloureux, il se la rappelait à travers moi. Je n’étais plus le rival exécré qui lui avait volé l’affection de sa femme, j’étais le fils de Mme Devrieux, je gardais à ses yeux un certain prestige, et, malgré lui peut-être, il me parlait comme il devait parler à sa bienfaitrice, avec un abandon presque ingénu, m’avouant son chagrin, me montrant les plaies de son âme.

Je sentis tout cela sans me l’exprimer et, bien que je ne lui reconnusse aucun droit sur Geneviève et que nul remords ne m’agitât, sa peine me fut lourde et la mienne s’en accrut.

— Oh ! Philippe, Philippe, balbutiai-je, plein de pitié pour nous deux.

J’aurais voulu presser sa main et lui dire des mots qui nous unissent. Je palpitais de tendresse et de sincérité. Il murmura :

— Tu vas t’en aller de Saint-Jore, n’est-ce pas ?

Hélas ! pourquoi prenait-il cet air humble ? Ne voyait-il point que j’étais prêt à obéir, que je voulais obéir, et qu’il fallait me chasser plutôt que de me contraindre à décider moi-même sur ma destinée, sur la sienne, sur celle de mère, sur celle de Geneviève ? Mais non, il attendait. C’était à moi de consentir à la souffrance et de libérer tous ces êtres chéris du joug pesant dont les écrasait l’épanouissement implacable de ma jeunesse, ou bien de réclamer Geneviève et d’imposer les droits de mon bonheur.

Obstinément je me mis à chercher un parti qui fût à la fois conforme à mon devoir, à mes désirs et aux désirs de Philippe. À quoi bon ? Les réflexions confuses qui s’ébauchaient en moi, aboutissaient toutes à la même conclusion égoïste, sans que nul argument réclamât le sacrifice. En paroles tumultueuses mais évidentes, je ne recevais de ma raison que l’ordre de résister, d’être logique avec moi, et de ne point abandonner, au moment de la réaliser, l’œuvre poursuivie à travers tant de vicissitudes. Et que de conseils analogues m’’arrivaient du fond de mon être, de mes instincts et de mes goûts, de mes sens et de mon imagination !

— Tu vas t’en aller, n’est-ce pas ? répéta Philippe.

Je frissonnai de sympathie, et je le regardai comme je ne l’avais jamais regardé. Oh ! ces tempes flétries ! Chacune des rides qui les sillonnaient, c’était moi qui l’avais creusée, de même que telle exigence de ma passion avait décoloré ces cheveux, plissé ces paupières et voûté ces épaules. Mon pauvre Philippe ! Toute l’histoire de mon bonheur était inscrite sur son visage en blessures et en tristesses. Et je me rendis compte qu’il y avait là, sous mes yeux, un homme que je martyrisais depuis des années et dont l’existence dépendait de la mienne, que cet homme en outre était un ami de ma mère, un témoin de mon enfance, et qu’il était, révélation imprévue, bon, tolérant, capable de noblesse, soumis à des idées de reconnaissance et de dévouement. Et puis, pour avoir droit à mes égards, ne suffisait-il point qu’il fût un de mes semblables ?

Sur la grand’route les jeunes, les forts, les audacieux, les enthousiastes, marchent en riant et en chantant, les yeux levés au ciel ou ravis par la beauté des spectacles. Le chemin est libre, l’horizon désert. Et ils ne voient point ceux qu’entraîne leur course impétueuse, et qui chancellent à leur suite comme s’il ne restait plus d’air à respirer ni de lumière pour se diriger. C’est le cortège inévitable, la troupe d’esclaves et de rois enchaînés qui suivait le char du triomphe. Le bonheur est une conquête. Il ne s’établit point sans quelque injustice, sans abus ni violence, ou du moins sans empiétement. Soyons donc attentifs en notre félicité. Plus nous sommes heureux, et plus il nous faut agir comme si nous ne l’étions pas, nous soucier du chemin que nous parcourons, et jeter autour de nous des regards clairvoyants. Celui qui est au soleil doit veiller à ce que son ombre ne vole à personne le bienfait d’un seul rayon.

— Pascal, tu vas t’en aller, n’est-ce pas ? redit encore Philippe d’une voix anxieuse.

— Oui, m’écriai-je éperdu d’amour, oui, demain, je partirai demain.

— Tu ne chercheras jamais à revoir Geneviève ?

— Jamais.

— Jure-le sur la tête de ta mère.

— Sur la tête de ma mère.

C’était fini. Un flot de bonté avait emporté les dernières résistances de mes instincts. Ce qu’il peut y avoir en moi d’aspirations généreuses avait prévalu contre les conseils équivoques de ma raison. J’en éprouvai du contentement et un peu d’orgueil.

Après un silence, il me dit du ton d’un ami :

— Tu fais bien de partir, ta place n’est pas à Saint-Jore.

Il ne m’avait adressé aucun reproche. Pourquoi nous était-il défendu de nous donner la main et d’être affectueux ? Sûrement, si cela eût été admissible, c’est moi, oui, c’est moi qui eus pleuré dans ses bras, et c’est lui qui m’eût consolé ; car, en vérité, depuis le serment que je venais de faire, il n’y avait plus entre nous d’autre souffrance que ma souffrance, et il la partageait, oublieux de la sienne.

Il se leva et prit la lampe.

— Je vais te conduire, Pascal.

Il eut tort de montrer tant de hâte et de me mettre en demeure d’accomplir ma promesse, avant que j’eusse le temps de m’y accoutumer et, peut-être aussi, de me réjouir en face de lui de la petite supériorité où vous hausse le sacrifice.

Il insista :

— Eh bien, Pascal ?

Un sursaut de rancune et d’effroi me fit répondre :

— Eh quoi ! vous pouvez bien patienter un moment ; n’avons-nous pas toute la nuit ? D’ailleurs il y a une condition, je ne partirai pas sans dire adieu à Mme Darzas.

— Mais tu es fou !

— Nullement… c’est une condition toute naturelle, et je n’y renoncerai pour rien au monde, c’est bien le moins.

— Alors… alors… tu veux ?…

Oh ! la désolation de son visage ! Ma colère méchante se dissipa aussitôt, mais j’avais entrevu la possibilité de cette joie suprême, et je prononçai tout bas, un peu gêné :

— Je veux la voir… il est juste que je lui dise adieu.

— Eh bien, non, proféra-t-il en frappant la table du poing, eh bien non, eh bien non, tu ne la verras pas, je refuse.

Des heures lourdes s’appesantirent sur nous. Ni l’un ni l’autre n’étions disposés à céder. Philippe se promenait, s’asseyait, se remettait en marche avec des gestes nerveux. Moi, je ne lâchais pas prise, cramponné à mon espoir comme à une épave inattendue. La scène se précisait : en longs vêtements blancs, terrifiante de pâleur, Geneviève ouvrait la porte : « Adieu, lui disais-je, adieu, nous ne nous verrons plus, adieu. » Et nos regards et nos mains et nos âmes s’uniraient pour la vie. Était-ce vraiment se séparer que de se séparer avec le souvenir d’une telle vision ?

La lampe s’éteignit, tandis que l’aube s’essayait aux fenêtres. Des bruits animèrent la ville.

Enfin il me dit :

— Tu le veux ? Si je refuse, tu restes à Saint-Jore, n’est-ce pas ?

— Je vous demande pardon, Philippe, mais il faut que cela soit, c’est juste.

Sa rage fut telle que je me préparai à une nouvelle attaque. Mais il réussit à se contenir.

— Soit, viens.

Il me précéda le long du couloir en me faisant signe d’assourdir le bruit de mes pas, par crainte des domestiques. Lui, il n’avançait qu’avec les plus grandes précautions, ce qui l’obligeait à prendre, alternativement sur un pied et sur l’autre, des attitudes d’équilibriste. C’était ridicule et navrant, et j’en eus honte pour moi plus encore que pour lui. Quelle humiliation je lui imposais par mon entêtement de bonheur, et à quel prix lui vendais-je maintenant, comme une marchandise, mon élan de bonté ?

Il s’arrêta. Je tremblais d’angoisse et de froid.

— Frappe, dit-il d’une voix indistincte, avertis que c’est toi.

Il s’appuyait au mur, et je devinais ses jambes molles, son cœur aussi torturé que le mien. Mon Dieu, mon Dieu, comme tout cela me parut horrible ! Et Geneviève qui était là, à genoux, derrière cette porte, et qui sanglotait ! Allais-je renoncer à la voir une dernière fois, ma chérie ? Fallait-il commencer l’épreuve dès cet instant même, et me sacrifier déjà pour épargner un autre ?

— Il n’y a pas de temps à perdre, balbutia-t-il, les employés vont arriver… frappe donc…

J’effleurai le battant et je voulus appeler Geneviève, mais à l’aide de quelles paroles ? De quel nom la désigner en présence de son mari ?

Je me retournai. Il ne bougeait pas. À la lueur oblique d’une fenêtre, je discernai sa face livide.

Alors je lui dis :

— Allons-nous-en, Philippe.

Il resta un moment confondu, puis il me regarda très doucement. Je lui tendis la main, il la prit entre les siennes et bégaya quelques mots.

— Allons-nous-en, lui dis-je encore, d’un ton plus ferme.

Et cette fois ce fut moi qui le précédai.

« Geneviève… Geneviève, murmurais-je. » À chaque pas et sur chaque marche de l’escalier, je me déchirais avec les tristes syllabes… Geneviève… Geneviève… Mais j’avançais, sans défaillance, la tête haute.

Dans le vestibule, il me dépassa et courut vers la grille, indifférent maintenant aux rencontres de domestiques ou d’employés. Je traversai la cour. Un instant je m’arrêtai devant lui, et je dis :

— Adieu, Philippe.

— Adieu, répondit-il.

Violemment il referma la grille, et j’entendis le bruit sec de la clef dans la serrure.

Je m’en allai par les rues désertes, sans me retourner. Il me semblait qu’il n’y avait plus seulement en moi de la souffrance, de l’amour, de la bonté, de la pitié, de la jalousie, des instincts contraires qui me dévastaient et auxquels je me soumettais tour à tour, mais qu’il y avait au-dessus de tout cela une grande force nouvelle, la force de l’homme qui se décide et qui veut parce qu’il juge que l’heure est venue de se décider et de vouloir. Il ne s’agissait ni de sacrifice ni de résignation, mais de consentement viril à ce que l’on reconnaît juste et nécessaire, de respect devant les arrêts du destin, si cruels qu’ils fussent. Le passé était mort avec toute ma joie et tout mon bonheur : eh bien, je n’avais qu’à vivre vers l’avenir. Il réserve des joies et des bonheurs inépuisables à ceux qui se confient à lui.

Je marchais vaillamment, Mes yeux étaient vides de larmes, et fixes, comme s’ils eussent regardé la douleur en face. Je me sentais plus de fierté et de dignité.

Cependant, au fond de moi, je répétais indéfiniment :

— Geneviève… ma chérie… ma Geneviève…