L’Entraide, un facteur de l’évolution/Chapitre V

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Chapitre V


L’ENTR’AIDE DANS LA CITÉ DU MOYEN ÂGE.


Croissance de l’autorité dans la société barbare. — Le servage dans les villages. — Révolte des villes fortifiées ; leur libération, leurs chartes. — La guilde. — Double origine de la cité libre du moyen âge. — Souveraineté judiciaire et administrative. — Le travail manuel considéré comme honorable. — Le commerce par la guilde et par la cité.


La sociabilité et le besoin d’aide et de soutien mutuels sont tellement inhérents à la nature humaine qu’à aucune époque de l’histoire nous ne trouvons les hommes vivant par petites familles isolées, se combattant les unes les autres pour assurer leurs moyens d’existence. Au contraire, les recherches modernes, comme nous l’avons vu dans les deux chapitres précédents, montrent que dès le commencement même de leur vie préhistorique, les hommes formaient des agglomérations de gentes, clans ou tribus, maintenues par l’idée d’une origine commune et par l’adoration d’ancêtres communs. Pendant des milliers et des milliers d’années cette organisation servit de lien entre les hommes, quoiqu’il n’y eût d’autorité d’aucune sorte pour l’imposer ; elle exerça une influence profonde sur le développement ultérieur de l’humanité ; et quand les liens de commune origine furent relâchés par les grandes migrations, tandis que le développement de la famille séparée à l’intérieur du clan détruisait l’ancienne unité, une nouvelle forme d’union se développa, territoriale en principe : ce fut la commune du village que créa alors le génie social de l’homme. Cette institution, à son tour, maintint l’union nécessaire, permettant à l’homme de poursuivre le développement ultérieur des formes de la vie sociale, de franchir une des périodes des plus sombres de l’histoire sans laisser la société se dissoudre en de vagues agrégations de familles et d’individus, et d’élaborer nombre d’institutions secondaires, dont plusieurs ont survécu jusqu’à nos jours. Nous allons examiner maintenant ce nouveau développement de la tendance, toujours vivace, vers l’entr’aide. Commençant par les communes villageoises des soi-disant barbares, à une époque où nous voyons éclore une nouvelle civilisation après la chute de l’Empire romain, nous avons à étudier les nouveaux aspects que les tendances sociales des masses prirent au moyen âge, particulièrement dans les guildes et les cités médiévales.

Loin d’être les animaux combatifs auxquels on les a souvent comparés, les barbares des premiers siècles de notre ère — comme tant de Mongols, d’Africains, d’Arabes, etc., qui sont encore dans le même état — les barbares préféraient invariablement la paix à la guerre. Quelques tribus furent une exception : celles qui avaient été refoulées durant les grandes migrations dans des déserts ou des montagnes improductives, se trouvèrent ainsi forcées de piller périodiquement leurs voisins plus favorisés. Mais à part celles-là, la grande masse des Teutons, des Saxons, des Celtes, des Slaves, etc., retournèrent à leur bêche et à leurs troupeaux très vite après qu’ils se furent établis dans les territoires nouvellement conquis. Les plus anciens codes barbares nous présentent déjà des sociétés composées de pacifiques communes agricoles et non de hordes d’hommes en guerre les uns contre les autres. Ces barbares couvrirent le sol de villages et de fermes[1] ; ils défrichèrent les forêts, construisirent des ponts sur les torrents, colonisèrent les solitudes qui étaient auparavant tout à fait inhabitables, et ils abandonnèrent les hasardeuses expéditions guerrières à des bandes, scholæ, ou compagnies, rassemblées par des chefs temporaires, qui erraient, offrant leur esprit aventureux, leurs armes et leur connaissance de la guerre, pour protéger des populations qui désiraient la paix avant tout. Ces guerriers, avec leurs bandes, venaient, restaient quelque temps, puis partaient ; ils poursuivaient leurs dissensions de famille ; mais la grande masse du peuple continuait à cultiver le sol, ne donnant que peu d’attention à ces guerriers cherchant à imposer leur domination, tant qu’ils n’empiétaient pas sur l’indépendance des communes villageoises[2]. Peu à peu les nouveaux occupants de l’Europe créèrent les régimes de possession de la terre et de culture du sol qui sont encore en vigueur parmi des centaines de millions d’hommes ; ils élaborèrent le système des compensations pour les dommages au lieu de la loi du talion des anciennes tribus ; ils apprirent les premiers rudiments de l’industrie ; et en même temps qu’ils fortifiaient leurs villages de murs palissadés, qu’ils élevaient des tours et des forts en terre où se réfugier au cas d’une nouvelle invasion, ils abandonnèrent la tâche de défendre ces tours et ces forts à ceux qui se faisaient une spécialité du métier de la guerre.

C’est ainsi que les tendances pacifiques des barbares et non les instincts guerriers qu’on leur prête les asservirent par la suite à des chefs militaires. Il est évident que le genre de vie des bandes armées offrait plus de facilités pour s’enrichir que les cultivateurs du sol n’en pouvaient trouver dans leurs communautés agricoles. Encore aujourd’hui nous voyons que des hommes d’armes se réunissent parfois pour massacrer les Matabélés et pour les dépouiller de leurs troupeaux, quoique les Matabélés ne désirent que la paix et soient prêts à l’acheter à un prix élevé. Les scholæ d’autrefois n’étaient certainement pas plus scrupuleuses que les scholæ d’aujourd’hui. Les troupeaux de bestiaux, le fer (qui avait un très haut prix à cette époque)[3] et les esclaves étaient appropriés de cette façon ; et quoique la plupart de ces acquisitions fussent gaspillées sur place dans ces réjouissances glorieuses dont la poésie épique parle tant, une partie des richesses servait cependant à de nouveaux enrichissements. Il y avait abondance de terres incultes et il ne manquait point d’hommes prêts à les cultiver, s’ils pouvaient seulement obtenir le bétail et les instruments nécessaires. Des villages entiers, ruinés par des épizooties, des pestes, des incendies ou des incursions de nouveaux immigrants, étaient souvent abandonnés par leurs habitants, qui s’en allaient à la recherche de nouvelles demeures. Cela se passe encore ainsi en Russie en des circonstances semblables. Et si un des hirdmen des compagnonnages armés offrait à ces paysans quelques bestiaux pour une nouvelle installation, du fer pour faire une charrue, sinon la charrue elle-même, sa protection contre de nouvelles incursions et l’assurance d’un certain nombre d’années libres de toute obligation avant qu’ils aient à commencer à s’acquitter de la dette contractée, ils s’établissaient sur sa terre ; puis, après une lutte pénible contre les mauvaises récoltes, les inondations et les épidémies, lorsque ces pionniers commençaient à rembourser leurs dettes, des obligations de servage leur étaient imposées par le protecteur militaire du territoire. Des richesses s’accumulaient certainement de cette façon, et le pouvoir suit toujours la richesse[4]. Cependant plus nous pénétrons dans la vie de ces époques, vers le VIe et le VIIe siècle de notre ère, plus nous voyons qu’un autre élément, outre la richesse et la force militaire, fut nécessaire pour constituer l’autorité du petit nombre. Ce fut un élément de loi et de droit, le désir des masses de maintenir la paix et d’établir ce qu’elles considéraient comme juste, qui donna aux chefs des scholæ — rois, ducs, kniazes et autres — la force qu’ils acquirent deux ou trois cents ans plus tard. Cette même idée de la justice, conçue comme une vindicte équitable pour chaque tort, idée qui s’était développée sous le régime de la tribu, se retrouve à travers l’histoire des institutions postérieures et, plus que les causes militaires ou économiques, cette idée devient la base sur laquelle se fonda l’autorité des rois et des seigneurs féodaux.

Ce fut une des principales préoccupations des communes villageoises barbares (de même que chez nos contemporains barbares) de mettre terme, aussi vite que possible, aux vengeances que suscitait la conception courante de la justice. Quand une querelle naissait, la commune intervenait immédiatement, et après que l’assemblée du peuple avait entendu l’affaire, elle fixait la compensation à payer à la personne lésée ou à sa famille (le wergeld) ; ainsi que le fred, ou amende pour la violation de la paix, qui devait être payée à la commune. Les querelles intérieures étaient aisément apaisées de cette façon. Mais quand, malgré toutes les mesures prises pour les prévenir, des dissensions éclataient entre deux différentes tribus, ou deux confédérations de tribus[5], la difficulté était de trouver un arbitre capable de formuler une sentence dont la décision fût acceptée par les deux parties, tant en raison de son impartialité que pour sa connaissance de la loi ancienne. Cette difficulté était d’autant plus grande que les lois coutumières des différentes tribus et confédérations variaient, quant à la compensation due selon les différents cas. Aussi prit-on l’habitude de choisir l’arbitre parmi certaines familles ou tribus, réputées pour avoir conservé la loi ancienne dans sa pureté et versées dans la connaissance des chants, triades, sagas, etc., au moyen desquels la loi se perpétuait dans les mémoires. Aussi, cette tradition de la loi devint une sorte d’art, un « mystère », soigneusement transmis dans certaines familles de génération en génération. Ainsi en Islande et dans d’autres pays scandinaves, à chaque Allthing, ou assemblée nationale, un lövsögmathr récitait la loi entière de mémoire pour l’édification de l’assemblée. En Irlande il y avait, comme on sait, une classe spéciale d’hommes réputés pour leur connaissance des vieilles traditions, et par cela même jouissant d’une grande autorité en tant que juges[6]. Quand nous voyons d’autre part dans les annales russes que certaines tribus du Nord-Ouest de la Russie, poussées par le désordre croissant qui résultait de la lutte des « clans contre les clans » en appelèrent aux varingiar normands pour être leurs juges et commander des scholæ guerrières ; quand nous voyons les kniazes, ou ducs, élus dans la même famille normande pendant les deux cents ans qui suivirent, il nous faut reconnaître que les Slaves supposaient aux Normands une meilleure connaissance de la loi qui serait acceptée par leurs différentes peuplades. En ce cas la possession de runes pour la transmission des anciennes coutumes, était un avantage marqué en faveur des Normands ; mais dans d’autres cas, il y a de vagues indices qui nous montrent qu’on en appelait à la « plus ancienne » branche de la peuplade, à celle que l’on supposait être la branche-mère, pour fournir des juges dont les décisions étaient acceptées comme justes[7] ; tandis qu’à une époque postérieure, nous voyons une tendance marquée à choisir les arbitres parmi le clergé chrétien, qui s’en tenait encore au principe fondamental du christianisme, oublié aujourd’hui, d’après lequel les représailles ne sont pas un acte de justice. À cette époque, le clergé chrétien ouvrait les églises comme lieux d’asile pour ceux qui fuyaient des vengeances sanglantes, et il agissait volontiers comme arbitre dans les cas criminels, s’opposant toujours au vieux principe tribal qui demandait une vie pour une vie, une blessure pour une blessure. En résumé plus nous pénétrons profondément dans l’histoire des institutions primitives, moins nous trouvons de fondement pour la théorie militaire de l’origine de l’autorité. L’autorité qui plus tard devint une telle source d’oppression, semble, au contraire, devoir son origine aux tendances pacifiques des masses.

Dans tous ces cas le fred, qui montait souvent à la moitié de la compensation, revenait à l’assemblée du peuple, et depuis des temps immémoriaux on l’employait à des œuvres d’utilité et de défense commune. Il a encore la même destination (l’érection de tours) chez les Kabyles et chez certaines tribus mongoles ; et nous avons des preuves formelles que même plusieurs siècles plus tard, les amendes judiciaires, à Pskov et dans plusieurs villes françaises et allemandes, continuèrent à être employées pour la réparation des murs de la ville[8]. Il était donc tout à fait naturel que les amendes fussent remises à celui qui « trouvait la sentence », au juge, obligé en retour d’entretenir une schola d’hommes armés pour la défense du territoire, et pour l’exécution des sentences. Ceci devint une coutume universelle au VIIIe et au IXe siècle, même quand la personne élue pour trouver les sentences était un évêque. Il y a là en germe la combinaison de ce que nous appellerions aujourd’hui le pouvoir judiciaire avec le pouvoir exécutif. Mais les attributions du duc ou roi étaient strictement limitées à ces deux fonctions. Il n’était pas le maître du peuple — le pouvoir suprême appartenant encore à l’assemblée du peuple — ni même le commandant de la milice populaire : quand le peuple prenait les armes, il marchait commandé par un chef distinct, élu lui aussi, qui n’était pas un subordonné mais un égal du roi[9]. Le roi était le maître seulement sur son domaine personnel. Dans le langage barbare, le mot konung, koning ou cyning, synonyme du mot latin rex, n’avait pas d’autre sens que celui de chef ou commandant temporaire d’une troupe d’hommes. Le commandant d’une flottille de bateaux, ou même d’un simple bateau pirate était aussi un konung, et jusqu’à aujourd’hui le chef de pêche en Norvège est appelé Not-kong — « le roi des filets[10].» La vénération qui s’attacha plus tard à la personne du roi n’existait pas encore, et tandis que la trahison à la tribu était punie de mort, le meurtre d’un roi pouvait être racheté par le paiement d’une compensation : la seule différence était qu’un roi était évalué plus cher qu’un homme libre[11]. Et lorsque le roi Knu ou Canut) eut tué un homme de sa propre schola, la saga le représente convoquant ses camarades à un thing où il se tint à genoux implorant son pardon. On le lui accorda, mais pas avant qu’il eût promis de payer neuf fois la compensation d’usage, dont un tiers était pour lui-même pour compenser la perte d’un de ses hommes, un tiers aux parents de l’homme tué et un tiers (le fred) à la schola[12]. Il fallut un changement complet des conceptions courantes, sous la double influence de l’Église et des légistes versés en droit romain, pour qu’une idée de sainteté s’attachât à la personne du roi.

Nous serions entraînés hors des limites de cet essai si nous voulions suivre le développement graduel de l’autorité dont nous venons d’indiquer les éléments. Des historiens tels que Mr. et Mrs. Green pour l’Angleterre, Augustin Thierry, Michelet et Luchaire pour la France, Kaufmann, Jansen, W. Arnold et même Nitzsch pour l’Allemagne, Leo et Botta pour l’Italie, Biélaeff, Kostomaroff et leurs continuateurs pour la Russie et bien d’autres, ont suffisamment raconté cette histoire. Ils ont montré comment les populations, d’abord libres, avaient consenti à « nourrir » une partie de leurs défenseurs militaires, pour devenir peu à peu les serfs de ces protecteurs ; comment l’homme libre fut souvent réduit à la dure nécessité de devenir le « protégé » soit de l’Église, soit d’un seigneur ; comment chaque château de seigneurs ou d’évêques devint un repaire de brigands, comment la féodalité fut imposée, en un mot, et comment les croisades, en libérant les serfs qui prenaient la croix, donnèrent la première impulsion à l’émancipation du peuple. Tout ceci n’a pas besoin d’être redit ici, notre but principal étant de suivre le génie constructif des masses dans leurs institutions d’entr’aide.


Au moment où les derniers vestiges de la liberté barbare semblaient près de disparaître, la vie européenne prit une nouvelle direction. L’Europe, tombée sous la domination de milliers de gouvernants, semblait marcher, comme les civilisations antérieures, vers un régime de théocraties et d’États despotiques, ou bien vers un régime de monarchies barbares, comme celles que nous trouvons de nos jours en Afrique ; mais alors il se produisit un mouvement semblable à celui qui donna naissance aux cités de la Grèce antique.

Avec une unanimité qui semble presque incompréhensible, et qui pendant longtemps ne fut pas comprise par les historiens, les agglomérations urbaines de toutes sortes, et jusqu’aux plus petits bourgs, commencèrent à secouer le joug de leurs maîtres spirituels et temporels. Le village fortifié se souleva contre le château du seigneur, le défia d’abord, l’attaqua ensuite et finalement le détruisit. Le mouvement s’étendit de place en place, entraînant toutes les villes de l’Europe et en moins de cent ans des cités libres étaient créées sur les côtes de la Méditerranée, de la mer du Nord, de la Baltique, de l’Océan Atlantique, jusqu’aux fjords de Scandinavie ; au pied des Apennins, des Alpes, de la Forêt-Noire, des Grampians et des Carpathes ; dans les plaines de Russie, de Hongrie, de France, d’Espagne. Partout avait lieu la même révolte, avec les mêmes manifestations, passant par les mêmes phases, menant aux mêmes résultats. Partout où les hommes trouvaient, ou espéraient trouver quelque protection derrière les murs de leur ville, ils instituaient leurs « conjurations », leurs « fraternités », leurs « amitiés », unis dans une idée commune, et marchant hardiment vers une nouvelle vie d’appui mutuel et de liberté. Ils réussirent si bien qu’en trois ou quatre cents ans ils changèrent la face même de l’Europe. Ils couvrirent les pays de beaux et somptueux édifices, exprimant le génie des libres unions d’hommes libres et dont la beauté et la puissance d’expression n’ont pas été égalées depuis ; ils léguèrent aux générations suivantes tous les arts, toutes les industries, dont notre civilisation actuelle, avec toutes ses acquisitions et ses promesses pour l’avenir, n’est qu’un développement. Et si nous essayons de découvrir les forces qui ont produit ces grands résultats, nous les trouvons, non dans le génie de héros individuels, non dans la puissante organisation des grands États ou dans les capacités politiques de leurs gouvernants, mais dans ce courant même d’entr’aide et d’appui mutuel que nous avons vu à l’œuvre dans la commune du village et que nous retrouvons, au moyen âge, vivifié et renforcé par une nouvelle sorte d’unions, inspirées du même esprit, mais formées sur un nouveau modèle : les guildes.

Il est prouvé aujourd’hui que la féodalité n’impliquait pas une dissolution de la commune du village. Quoique le seigneur eût réussi à imposer le travail servile aux paysans et se fût approprié les droits qui appartenaient auparavant à la commune du village (impôts, mainmortes, droits sur les héritages et les mariages) les paysans avaient, néanmoins, conservé les deux droits fondamentaux de leurs communautés : la possession en commun de la terre et l’autojuridiction.

Au vieux temps quand un roi envoyait son prévôt à un village, les paysans le recevaient avec des fleurs dans une main et les armes dans l’autre, et lui demandaient quelle loi il avait l’intention d’appliquer : celle qu’il trouverait au village ou celle qu’il apportait avec lui ? Dans le premier cas ils lui tendaient les fleurs et le recevaient ; dans le second cas ils le repoussaient avec leurs armes[13].

Plus tard ils acceptèrent l’envoyé du roi ou du seigneur qu’ils ne pouvaient refuser ; mais ils conservaient la juridiction de l’assemblée populaire et nommaient eux-mêmes six, sept, ou douze juges, qui siégeaient avec le juge du seigneur en présence de l’assemblée et agissaient soit comme arbitres, soit pour trouver la sentence. Dans la plupart des cas le juge imposé n’avait rien à faire qu’à confirmer la sentence et à prélever le fred d’usage. Ce droit précieux d’autojuridiction, qui à cette époque signifiait auto-administration et auto-législation, avait été maintenu à travers toutes les luttes. Même les légistes dont Charlemagne était entouré ne purent l’abolir ; ils furent obligés de le confirmer. En même temps, pour toutes les affaires concernant le domaine de la communauté, l’assemblée du peuple conservait sa suprématie et (comme l’a montré Maurer) revendiquait souvent la soumission du seigneur lui-même dans les affaires de possession de terres. Nul développement de la féodalité ne put vaincre cette résistance ; et lorsqu’aux IXe et Xe siècles, les invasions des Normands, des Arabes et des Ougres eurent prouvé que les scholæ militaires étaient de peu de valeur pour arrêter les envahisseurs, un mouvement général commença dans toute l’Europe pour protéger les villages par des murs de pierres et des citadelles. Des milliers de centres fortifiés furent élevés grâce à l’énergie des communes villageoises ; et une fois qu’elles eurent bâti leurs murs, et qu’un intérêt commun se trouva créé dans ce nouveau sanctuaire — les murs de la ville — les communeux comprirent qu’ils pouvaient dorénavant résister aux empiétements de leurs ennemis intérieurs, les seigneurs, aussi bien qu’aux invasions des étrangers. Une nouvelle vie de liberté commença à se développer dans ces enceintes fortifiées. La cité du moyen âge était née[14].

Nulle période de l’histoire ne peut mieux montrer le pouvoir créateur des masses populaires que le Xe et le XIe siècles, lorsque les villages et les places de marché fortifiés, — autant d’« oasis dans la forêt féodale » — commencèrent à se libérer du joug des seigneurs, et lentement préparèrent la future organisation de la cité ; mais, malheureusement, c’est une période sur laquelle les renseignements historiques sont particulièrement rares : nous connaissons les résultats, mais nous savons peu touchant les moyens par lesquels ils furent obtenus. A l’abri de leurs murs, les assemblées populaires des cités — soit complètement indépendantes, soit conduites par les principales familles nobles ou marchandes — conquirent et conservèrent le droit d’élire le défenseur militaire de la ville et le suprême magistrat, ou au moins de choisir entre ceux qui prétendaient occuper cette position. En Italie, les jeunes communes renvoyaient continuellement leurs défenseurs ou domini, combattant ceux qui refusaient de s’en aller. La même chose se passait dans l’Est. En Bohême, les riches et les pauvres à la fois (Bohemicæ gentis magni et parvi, nobiles et ignobiles) prenaient part à l’élection[15] ; tandis que les viétchés (assemblées du peuple) des cités russes élisaient régulièrement leurs ducs — choisis toujours dans la famille des Rurik, — faisaient leurs conventions avec eux et renvoyaient leur kniaz s’ils en étaient mécontents[16]. A la même époque, dans la plupart des cités de l’Ouest et du Sud de l’Europe, la tendance était de prendre pour défenseur un évêque élu par la cité elle-même ; et tant d’évêques se mirent à la tête de la résistance pour la protection des « immunités » des villes et la défense de leurs libertés, que beaucoup d’entre eux furent, après leur mort, considérés comme des saints et devinrent les patrons de différentes cités : saint Uthelred de Winchester, saint Ulrik d’Augsbourg, saint Wolfgang de Ratisbonne, saint Héribert de Cologne, saint Adalbert de Prague et ainsi de suite. Beaucoup d’abbés et de moines devinrent aussi des saints patrons de cités, pour avoir soutenu le parti des droits du peuple[17] ; Avec ces nouveaux défenseurs — laïques ou cléricaux — les citoyens conquirent l’entière autonomie juridique et administrative pour leurs assemblées populaires[18].

Tout le progrès de libération s’accomplit par une suite imperceptible d’actes de dévouement à la chose commune, venant d’hommes du peuple — de héros inconnus dont les noms mêmes n’ont pas été conservés par l’histoire. Le merveilleux mouvement de la Trêve de Dieu (treuga Dei), par lequel les masses populaires s’efforcèrent de mettre une limite aux interminables dissensions de familles nobles, sortit des jeunes cités, dont les citoyens et les évêques s’efforcèrent d’étendre aux nobles la paix qu’ils avaient établie à l’intérieur de leurs murailles[19]. Déjà à cette époque les cités commerciales d’Italie, et en particulier Amalfi (qui élisait ses consuls depuis 844, et changeait fréquemment ses doges au Xe siècle)[20] créaient la loi coutumière maritime et commerciale qui devint plus tard un modèle pour toute l’Europe ; Ravenne élabora son organisation des métiers, et Milan, qui avait fait sa première révolution en 980, devint un grand centre de commerce, ses métiers jouissant d’une complète indépendance depuis le XIe siècle[21]. De même pour Bruges et Gand ; de même aussi pour plusieurs cités de France dans lesquelles le Mahl ou Forum était devenu une institution tout-à-fait indépendante[22]. Dès cette période commença l’œuvre de décoration artistique des villes par les monuments que nous admirons encore et qui témoignent hautement du mouvement intellectuel de ce temps. « Les basiliques furent alors renouvelées dans presque tout l’univers », écrit Raoul Glaber dans sa chronique, et quelques-uns des plus beaux monuments de l’architecture du moyen âge datent de cette période : la merveilleuse vieille église de Brême fut bâtie au IXe siècle, Saint-Marc de Venise fut achevé en 1071, et le beau dôme de Pise en 1063. En réalité le mouvement intellectuel qu’on a décrit sous le nom de Renaissance du XIIe siècle[23] et de Rationalisme du XIIe siècle — ce précurseur de la Réforme[24] — datent de cette époque, alors que la plupart des cités étaient encore de simples agglomérations de petites communes villageoises ou de paroisses enfermées dans une enceinte fortifiée.


Cependant, outre le principe de la commune villageoise, il fallait un autre élément pour donner à ces centres grandissants de liberté et de lumières, l’unité de pensée et d’action et l’initiative qui firent leur force aux XIIe et XIIIe siècles. La diversité croissante des occupations, des métiers et des arts et l’extension du commerce avec les pays lointains faisaient désirer une nouvelle forme d’union, et l’élément nécessaire pour cette union fut fourni par les guildes. On a écrit quantité d’ouvrages sur ces associations qui sous le nom de guildes, fraternités, amitiés ou droujestva, minne, artels en Russie, esnaifs en Serbie et en Turquie, amkari en Géorgie, etc., prirent un développement si considérable au moyen âge et jouèrent un rôle si important dans l’émancipation des cités. Mais il fallut plus de soixante ans aux historiens pour reconnaître l’universalité de cette institution et son vrai caractère. Aujourd’hui seulement, depuis que des centaines de statuts de guildes ont été publiés et étudiés et que l’on connaît leurs rapports d’origine avec les collegiæ romains et les anciennes unions de la Grèce et de l’Inde[25], nous pouvons en parler en pleine connaissance de cause ; et nous pouvons affirmer avec certitude que ces fraternités représentaient un développement des principes mêmes que nous avons vus à l’œuvre, dans les gentes et les communes villageoises.

Rien ne peut mieux donner une idée des fraternités du moyen âge que ces guildes temporaires qui se formaient à bord des navires. Quand un navire de la Hanse avait accompli sa première demi-journée de voyage après avoir quitté le port, le capitaine (Schiffer) réunissait tout l’équipage et les passagers sur le pont, et leur tenait le discours suivant, ainsi que le rapporte un contemporain :


Comme nous sommes maintenant à la merci de Dieu et des vagues, disait-il, chacun de nous doit être égal à l’autre, et comme nous sommes environnés de tempêtes, de hautes vagues, de pirates et d’autres dangers, nous devons établir un ordre rigoureux pour amener notre voyage à bonne fin. C’est pourquoi nous allons prononcer les prières pour demander un bon vent et un bon succès, et suivant la loi maritime nous allons nommer ceux qui occuperont les sièges de juges (Schöffen-stellen). Après quoi l’équipage élisait un Vogt et quatre scabini, qui devaient remplir l’office de juges. A la fin du voyage, le Vogt et les scabini abdiquaient leurs fonctions et s’adressaient à l’équipage de la façon suivante : « Ce qui s’est passé à bord du navire, nous devons nous le pardonner les uns aux autres et le considérer comme mort (todt und ab sein lassen). Ce que nous avons jugé bon, nous l’avons fait pour la cause de la justice. C’est pourquoi nous vous prions tous, au nom d’une honnête justice, d’oublier toute animosité que vous pourriez nourrir l’un contre l’autre, et de jurer sur le pain et le sel de n’y plus penser en mauvaise part. Si quelqu’un cependant se considère comme lésé, il doit en appeler au Vogt de terre et lui demander justice avant le coucher du soleil. » Lors du débarquement le fonds des amendes du fred était remis au Vogt du port pour être distribué parmi les pauvres[26].

Ce simple récit dépeint sans doute mieux que n’importe quelle description l’esprit des guildes du moyen âge. De semblables organisations se formaient partout où un groupe d’hommes — pêcheurs, chasseurs, marchands voyageurs, ouvriers en bâtiment ou artisans établis — se réunissaient dans un but commun. Ainsi il y avait à bord d’un navire l’autorité navale du capitaine ; mais, pour le succès même de l’entreprise commune, tous les hommes à bord, riches et pauvres, maîtres et hommes de l’équipage, capitaine et matelots, acceptaient d’être égaux dans leurs relations mutuelles, d’être simplement des hommes s’engageaient à s’aider les uns les autres et à régler leurs différends possibles devant des juges élus par tous. De même aussi lorsqu’un certain nombre d’artisans — maçons, charpentiers, tailleurs de pierre, etc. — se réunissaient pour une construction, par exemple pour bâtir une cathédrale, ils appartenaient tous à une cité qui avait son organisation politique, et chacun d’eux appartenait de plus à son propre métier ; mais ils étaient unis en outre par leur entreprise commune, qu’ils connaissaient mieux que personne, et ils s’organisaient en un corps, s’unissant par des liens étroits, quoique temporaires ; ils fondaient la guilde pour l’érection de la cathédrale[27]. Nous pouvons voir les mêmes faits encore aujourd’hui dans le çof des Kabyles[28] : les Kabyles ont leur commune du village ; mais cette association ne suffit pas pour tous les besoins d’union, politiques, commerciaux et personnels, aussi constituent-ils la fraternité plus étroite du çof.

Quant aux caractères sociaux des guildes du moyen âge, n’importe quel statut de guilde peut en donner une idée. Prenons par exemple le skraa de quelque guilde primitive danoise : nous y lisons d’abord un exposé des sentiments de fraternité générale qui doivent régner dans la guilde ; puis viennent les réglementations relatives à l’auto-juridiction en cas de querelles s’élevant entre deux frères, ou entre un frère et un étranger ; puis les devoirs sociaux des frères sont énumérés. Si la maison d’un frère est brûlée, ou s’il a perdu son navire, ou s’il a souffert durant un pèlerinage, tous les frères doivent venir à son aide. Si un frère tombe dangereusement malade, deux frères doivent veiller auprès de son lit jusqu’à ce qu’il soit hors de danger, et s’il meurt, les frères doivent l’enterrer — grande affaire dans ces temps d’épidémies — et l’accompagner à l’église et à sa tombe. Après sa mort ils doivent pourvoir ses enfants s’ils sont dans le besoin ; très souvent la veuve devient une « sœur » de la guilde[29].

Ces deux traits principaux se rencontrent dans toute fraternité formée dans n’importe quel but. Toujours les membres se traitaient comme des frères, et se donnaient les noms de frère et sœur[30]  ; tous étaient égaux devant la guilde. Ils possédaient le « cheptel » (bestiaux, terres, bâtiments, lieux du culte, ou « fonds ») en commun. Tous les frères prêtaient le serment d’oublier toutes les dissensions anciennes ; et, sans s’imposer les uns les autres l’obligation de ne jamais se quereller de nouveau, ils convenaient qu’aucune querelle ne devrait dégénérer en vindicte, ou amener un procès devant une autre cour que le tribunal des frères eux-mêmes. Si un frère était impliqué dans une querelle avec un étranger à la guilde, la guilde devait le soutenir, qu’il ait tort ou non ; c’est-à-dire que, soit qu’il fût injustement accusé d’agression, ou qu’il eût réellement été l’agresseur, ils devaient le soutenir et amener les choses à une fin pacifique. Tant qu’il ne s’agissait pas d’une agression secrète — auquel cas il eût été traité comme un proscrit — la fraternité le défendait[31]. Si les parents de l’homme lésé voulaient se venger de l’offense immédiatement par une nouvelle agression, la fraternité lui procurait un cheval pour s’enfuir, ou un bateau, une paire de rames, un couteau et un briquet ; s’il restait dans la ville, douze frères l’accompagnaient pour le protéger ; et en même temps on s’occupait d’amener l’affaire à composition. Les frères allaient devant la cour de justice pour soutenir par serment la véracité des déclarations de leur frère, et s’il était reconnu coupable, ils ne le laissaient pas aller à une ruine complète, ni devenir esclave ; s’il ne pouvait payer la compensation due ils la payaient, comme faisait la gens aux époques précédentes. Mais quand un frère avait manqué à sa foi envers ses frères de la guilde, ou envers d’autres, il était exclu de la fraternité « avec le renom d’un rien du tout (tha scal han maeles af brödrescap met nidings nafn)[32].

Telles étaient les idées dominantes de ces fraternités qui peu à peu s’étendirent à toute la vie du moyen âge. En effet, nous connaissons des guildes parmi toutes les professions possibles ; guildes de serfs[33], guildes d’hommes libres et guildes mixtes de serfs et d’hommes libres ; guildes fondées pour un but spécial tel que la chasse, la pêche, une entreprise commerciale, dissoutes quand ce but déterminé était atteint ; et guildes durant des siècles pour certaines professions ou certains métiers. En même temps que les activités prenaient des formes diverses, le nombre des diverses guildes croissait. Ainsi nous ne voyons pas seulement des marchands, des artisans, des chasseurs, des paysans unis par ces liens ; nous voyons aussi des guildes de prêtres, de peintres, de maîtres d’écoles primaires et de maîtres d’Universités, des guildes pour jouer la Passion, pour bâtir une église, pour développer le « mystère » de telle école, de tel art ou de tel métier, ou pour une récréation spéciale — des guildes même parmi les mendiants, les bourreaux et les femmes perdues, toutes organisées sur le double principe de l’auto-juridiction et de l’appui mutuel[34]. Pour la Russie, nous avons la preuve manifeste que sa consolidation fut tout autant l’œuvre de ses artels ou associations de chasseurs, de pêcheurs et de marchands que du bourgeonnement des communes villageoises ; aujourd’hui encore le pays est couvert d’artels[35].

Ces quelques remarques montrent combien était inexacte l’opinion de ceux qui les premiers étudièrent les guildes lorsqu’ils crurent voir l’essence de cette institution dans sa fête annuelle. De fait, le jour du repas commun était le jour même ou le lendemain du jour de l’élection des aldermen ; on discutait alors les changements à apporter aux statuts et très souvent c’était le jour où l’on jugeait les différents entre frères[36] et où l’on renouvelait le serment à la guilde. Le repas commun, de même que la fête de l’ancienne assemblée populaire du clan — le mahl ou malum — ou l’aba des Bouriates, ou aujourd’hui le banquet de la paroisse et le souper de la moisson était simplement une affirmation de la fraternité. Ce repas symbolisait les temps où tout était mis en commun par le clan. En ce jour, au moins, tout appartenait à tous ; tous s’asseyaient à la même table et prenaient part au même repas. A une époque très postérieure, le pensionnaire de l’hospice d’une guilde de Londres s’asseyait en un tel jour à côté du riche échevin. Quant à la distinction que plusieurs écrivains ont essayé d’établir entre la « frith guilde » des anciens saxons et les guildes appelées « sociales » ou « religieuses », elle n’existe pas : toutes les guildes étaient des « frith guildes » au sens dont nous avons parlé et toutes étaient religieuses au sens où une commune villageoise ou une cité placée sous la protection d’un saint spécial est religieuse ou sociale[37]. Si les guildes ont pris une si grande extension en Asie, en Afrique et en Europe, si elles ont vécu des milliers d’années, reparaissant toujours à nouveau lorsque des conditions analogues en motivaient l’existence, c’est parce qu’elles étaient beaucoup plus que des associations pour manger, ou des associations pour l’exercice d’un culte à certain jour, ou des confréries pour les funérailles. Les guildes répondaient à un besoin profond de la nature humaine, et elles réunissaient toutes les attributions que l’État s’appropria plus tard par sa bureaucratie et sa police. Elles étaient plus que cela, puisqu’elles représentaient des associations pour l’appui mutuel en toutes circonstances et pour tous les accidents de la vie, « par action et conseil » ; c’étaient aussi des organisations pour le maintien de la justice — différentes en ceci de l’État, qu’en toutes occasions intervenait un élément humain, fraternel, au lieu de l’élément formaliste qui est la caractéristique essentielle de l’intervention de l’État. Quand il apparaissait devant le tribunal de la guilde, le frère avait à répondre à des hommes qui le connaissaient bien et avaient été auparavant à ses côtés dans leur travail journalier, au repas commun, pendant l’accomplissement de leurs devoirs confraternels : des hommes qui étaient ses égaux et véritablement ses frères, non des théoriciens de la loi, ni des défenseurs des intérêts des autres[38].


Une institution si bien faite pour satisfaire aux besoins d’union sans priver l’individu de son initiative, ne pouvait que s’étendre, s’accroître et se fortifier. La difficulté était de trouver une forme qui permit de fédérer les unions des guildes sans empiéter sur celles des communes villageoises, et de fédérer les unes et les autres en un tout harmonieux. Quand cette combinaison eût été trouvée et qu’une suite de circonstances favorables eût permis aux cités d’affirmer leur indépendance, elles le firent avec une unité de pensée qui ne peut qu’exciter notre admiration, même en notre siècle de chemins de fer, de télégraphes et d’imprimerie. Des centaines de chartes, dans lesquelles les cités proclamaient leur affranchissement nous sont parvenues ; et dans toutes — malgré la variété infinie de détails, qui dépendait de l’émancipation plus ou moins complète — on retrouve la même idée dominante. La cité s’organisait en une fédération de petites communes de villages et de guildes.


Tous ceux qui appartiennent à l’amitié de la ville — lit-on dans une charte donnée en 1188 aux bourgeois d’Aire par Philippe, comte de Flandre — ont promis et confirmé, par la foi et le serment, qu’ils s’aideraient l’un l’autre comme des frères, en ce qui est utile et honnête. Que si l’un commet contre l’autre quelque délit en paroles ou en actions, celui qui aura été lésé ne prendra point vengeance par lui-même ou par les siens... mais il portera plainte ; et le coupable amendera le délit selon l’arbitrage des douze juges élus. Et si celui qui a fait le tort, ou celui qui l’a reçu, averti par trois fois, ne veut pas se soumettre à cet arbitrage, il sera écarté de l’amitié, comme méchant et parjure[39].

Chacun gardera en toute occasion fidélité à son juré et lui prêtera aide et conseil selon ce qu’aura dicté la justice, disent les chartes d’Amiens et d’Abbeville. Dans les limites de la commune, tous les hommes s’aideront mutuellement, selon leur pouvoir, et ne souffriront en nulle manière que qui que ce soit enlève quelque chose ou fasse payer des tailles à l’un d’eux, lisons-nous dans les chartes de Soissons, Compiègne, Senlis et beaucoup d’autres du même type[40]. Et ainsi de suite avec d’innombrables variations sur le même thème.

Commune ! nom nouveau, nom détestable ! Par elle les censitaires (capite censi) sont affranchis de tout servage moyennant une simple redevance annuelle ; par elle ils ne sont condamnés, pour l’infraction aux lois, qu’à une amende légalement déterminée ; par elle, ils cessent d’être soumis aux autres charges pécuniaires dont les serfs sont accablés[41].


La même vague d’émancipation se répandit au XIIe siècle à travers tout le continent, entraînant à la fois les plus riches cités et les plus pauvres villes. Et si nous pouvons dire qu’en général les cités italiennes furent les premières à se libérer, nous ne pouvons désigner aucun centre d’où le mouvement se serait répandu. Très souvent un petit bourg de l’Europe centrale prenait l’initiative pour sa région, et de grandes agglomérations acceptaient la charte de la petite ville comme modèle pour la leur. Ainsi la charte d’une petite ville, Lorris, fut adoptée par quatre-vingt-trois villes dans le Sud-Ouest de la France ; celle de Beaumont devint le modèle de plus de cinq cents villes et cités en Belgique et en France. Des députés spéciaux étaient envoyés par les cités à leurs voisins pour obtenir une copie de leur charte, et la constitution de la commune était établie sur ce modèle. Toutefois, ils ne se copiaient pas simplement les uns les autres : ils réglaient leurs propres chartes selon les concessions qu’ils avaient obtenues de leurs seigneurs ; et le résultat était que les chartes des communes du moyen âge, comme le fait observer un historien, offrent la même variété que l’architecture gothique des églises et des cathédrales. On y trouve la même idée dominante, la cathédrale symbolisant l’union des paroisses et des guildes dans la cité — et la même variété infinie dans la richesse des détails.

L’auto-juridiction était le point essentiel, et auto-juridiction signifiait auto-administration. Mais la commune n’était pas simplement une partie « autonome » de l’État — ces mots ambigus n’avaient pas encore été inventés alors — elle était un État en elle-même. Elle avait le droit de guerre et de paix, de fédération et d’alliance avec ses voisins. Elle était souveraine dans ses propres affaires et ne se mêlait pas de celles des autres. Le pouvoir politique suprême pouvait être remis entièrement à un forum démocratique, comme c’était le cas à Pskov, dont le viétché envoyait et recevait des ambassadeurs, concluait des traités, acceptait et renvoyait des princes, ou s’en passait pendant des douzaines d’années ; ou bien le pouvoir était exercé ou usurpé par une aristocratie de marchands ou même de nobles, comme c’était le cas dans des centaines de cités d’Italie et du centre de l’Europe. Le principe néanmoins restait le même : la cité était un État et — ce qui était encore plus remarquable — quand le pouvoir dans la cité était usurpé par une aristocratie de marchands ou même de nobles, la vie intérieure de la cité ne s’en ressentait que peu et le caractère démocratique de la vie de tous les jours ne disparaissait pas : c’est que l’un et l’autre dépendaient peu de ce qu’on pourrait appeler la forme politique de l’État.

Le secret de cette apparente anomalie c’est qu’une cité du moyen âge n’était pas un État centralisé. Pendant les premiers siècles de son existence, la cité pouvait à peine être appelée un État quant à ce qui touche à son organisation intérieure, parce que le moyen âge ne connaissait pas plus l’actuelle centralisation des fonctions que la centralisation territoriale de notre temps. Chaque groupe avait sa part de souveraineté. La cité était généralement divisée en quatre quartiers, ou en cinq, six ou sept sections, rayonnant d’un centre ; chaque quartier ou section correspondant à peu près à un certain métier ou profession qui y dominait, mais contenant cependant des habitants de différentes positions et occupations sociales — nobles, marchands ou même demi-serfs. Chaque section ou quartier constituait une agglomération tout à fait indépendante. A Venise, chaque île formait une communauté politique indépendante. Elle avait ses métiers organisés, son commerce de sel, sa juridiction, son administration, son forum ; et la nomination d’un doge par la cité ne changeait rien à l’indépendance intérieure des unités[42]. A Cologne nous voyons les habitants divisés en Geburschaften et Heimschaften (viciniæ), c’est-à-dire des guildes de voisinage, qui dataient de la période franque. Chacune avait son juge (Burrichter) et les douze échevins élus (Schoffen), son prévôt et son greve, ou commandant de la milice locale[43]. L’histoire des premiers temps de Londres avant la conquête — dit M. Green — est celle « d’une quantité de petits groupes disséminés dans l’enceinte des murs, chacun se développant avec sa vie propre et ses propres institutions, guildes, « sokes », chapelles, etc., et ne se consolidant que lentement en union municipale[44] ». Et si nous consultons les annales des cités russes, Novgorod et Pskov, toutes deux relativement riches en détails locaux, nous trouvons les sections (konets) consistant en rues (outlitsa) indépendantes dont chacune, quoique principalement peuplée d’artisans d’un certain métier, avait aussi parmi ses habitants des marchands et des propriétaires et formait une commune séparée. Celle-ci avait la responsabilité communale pour tous ses membres en cas de crime, sa juridiction et son administration indépendante par les échevins des rues (ulitchanskige starosty), son sceau particulier et, en cas de besoin, son forum à part, sa milice propre, ainsi que ses prêtres, élus par la section qui avait ainsi sa propre vie collective et ses entreprises collectives[45].

La cité du moyen âge nous apparaît ainsi comme une double fédération : d’abord, de tous les chefs de famille constituant de petites unions territoriales — la rue, la paroisse, la section — et ensuite, des individus unis par serment en guildes suivant leurs professions ; la première était un produit de la commune villageoise, origine de la cité, tandis que la seconde était une création postérieure dont l’existence était due aux nouvelles conditions.


La garantie de la liberté, de l’auto-administration et de la paix était le but principal de la cité du moyen âge ; et le travail, comme nous l’allons voir en parlant des guildes de métier, en était la base. Mais la « production » n’absorbait pas toute l’attention des économistes du moyen âge. Avec leur esprit pratique, ils comprirent que la « consommation » devait être garantie afin d’obtenir la production ; et par conséquent le principe fondamental de chaque cité était de pourvoir à la subsistance commune et au logement des pauvres comme des riches (gemeine notdurft und gemach armer und reicher[46] ). L’achat des vivres et des autres objets de première nécessité (charbon, bois, etc.), avant qu’ils aient passé par le marché, ou dans des conditions particulièrement favorables dont les autres eussent été exclus, — en un mot la preemptio — était complètement prohibé. Tout devait passer par le marché et y être offert à l’achat de tous, jusqu’à ce que la cloche eût fermé le marché. Alors seulement le détaillant pouvait acheter ce qui restait, et même alors son profit devait être un « honnête gain » seulement[47]. De plus, quand le blé était acheté en gros par un boulanger après la fermeture du marché, chaque citoyen avait le droit de réclamer une part du blé (environ un demi-quarteron) pour son propre usage, au prix du gros, à condition de le réclamer avant la conclusion finale du marché, et réciproquement chaque boulanger pouvait réclamer le même droit si un citoyen achetait du blé pour le revendre. Dans le premier cas le blé n’avait qu’à être apporté au moulin de la ville pour être moulu à son tour à un prix convenu, et le pain pouvait être cuit au four banal, ou four communal[48]. Bref, si une disette frappait la cité, tous en souffraient plus ou moins ; mais à part ces calamités, tant que les cités libres existaient, personne n’y pouvait mourir de faim, comme c’est malheureusement trop souvent le cas aujourd’hui.

Toutes ces réglementations appartiennent à des périodes avancées de la vie des cités, tandis que dans les premiers temps, c’était la cité elle-même qui achetait toutes les subsistances nécessaires à l’usage des citoyens. Les documents récemment publiés par M. Gross sont tout à fait décisifs sur ce point et confirment pleinement ses conclusions tendant à prouver que les cargaisons de subsistances « étaient achetées par certains officiers civiques, au nom de la ville et distribuées parmi les bourgeois marchands, personne ne pouvant acheter des marchandises débarquées dans le port à moins que les autorités municipales n’aient refusé de les acheter ». Ceci semble avoir été, ajoute-t-il, un usage commun en Angleterre, en Irlande, au pays de Galles et en Écosse[49]. Même au XVIe siècle nous trouvons que des achats communaux de blé étaient faits « pour la commodité et le profit en toutes choses de cette... Cité et Chambre de Londres et de tous les citoyens et habitants d’icelle autant qu’il est en notre pouvoir — ainsi que l’écrit le maire en 1565 (for the comoditie and profit in all things of this... Citie and Chamber of London, and of all the Citizens and Inhabitants of the same as moche as in us lieth)[50] » A Venise on sait que tout le commerce des blés était aux mains de la Cité ; les « quartiers », après avoir reçu les céréales des administrateurs des importations, devaient envoyer chez chaque citoyen la quantité qui lui était allouée[51]. En France, la cité d’Amiens avait l’habitude d’acheter du sel et de le distribuer à tous les citoyens au prix coûtant[52] ; et encore aujourd’hui on voit dans beaucoup de villes françaises des halles qui étaient autrefois des dépôts municipaux pour le blé et le sel[53]. En Russie, c’était une coutume habituelle à Novgorod et à Pskov.

Tout ce qui a trait aux achats communaux pour l’usage des citoyens semble n’avoir pas encore été suffisamment étudié par les historiens qui se sont occupés de cette époque, mais on trouve çà et là quelques faits très intéressants qui jettent une nouvelle lumière sur le sujet. Ainsi, parmi les documents de Ch. Gross, une ordonnance de Kilkenny, de l’année 1367, nous apprend comment les prix des marchandises étaient fixés. « Les marchands et les marins, écrit Ch. Gross, devaient, sous la foi du serment, faire connaître le prix coûtant des marchandises et les frais de transport. Puis le maire de la ville et deux prud’hommes fixaient le prix auquel les marchandises devaient être vendues. » La même règle était en vigueur à Thurso pour les marchandises venant « par mer ou par terre ». Cette façon d’« établir le prix » répond si bien à la conception même du commerce tel qu’on le comprenait au moyen âge qu’elle doit avoir été presque universelle. C’était une très vieille coutume de faire établir le prix par un tiers ; et, pour tous les échanges à l’intérieur de la cité, c’était certainement une habitude très répandue de s’en rapporter pour les prix à des « prud’hommes » — à une tierce partie — et non au vendeur ni à l’acheteur. Mais cet état de choses nous ramène encore plus loin en arrière dans l’histoire du commerce, — à une époque où c’était la cité tout entière qui faisait le commerce de ses produits, où les marchands n’étaient que des commissionnaires, des commis de la cité, chargés de vendre les marchandises que la cité exportait. Une ordonnance de Waterford, publiée aussi par Ch. Gross, dit « que toute espèce de marchandises, de quelque nature qu’elles fussent... devaient être achetées par le maire et les baillis qui, étant acheteurs en commun [au nom de la ville] pour ce moment donné, devaient les répartir entre les hommes libres de la cité (exception faite des biens propres des citoyens libres et des habitants[54] ).

On ne peut guère expliquer cette ordonnance autrement qu’en admettant que tout le commerce extérieur de la ville était fait par ses agents, De plus nous avons la preuve directe que tel était le cas à Novgorod et à Pskov. C’était « le Souverain Novgorod » et « le Souverain Pskov » qui envoyaient leurs caravanes de marchands vers les pays lointains.

Nous savons aussi que dans presque toutes les cités du moyen âge du Centre et de l’Ouest de l’Europe, les guildes de métiers avaient l’habitude d’acheter en commun toutes les matières premières nécessaires, et de faire vendre le produit de leur travail par leurs commis. Il est probable que la même chose avait lieu pour le commerce extérieur — d’autant plus que, jusqu’au XIIIe siècle, non seulement les marchands d’une même cité étaient considérés au dehors comme responsables en corps des dettes contractées par l’un d’eux, mais la cité entière était responsable des dettes de chacun de ses marchands. Ce n’est qu’aux XIIe et XIIIe siècles que les villes du Rhin abolirent cette responsabilité[55] par des traités spéciaux. Enfin nous avons le remarquable document d’Ipswich publié par M. Gross, où nous apprenons que la guilde des marchands de cette ville était constituée par tous ceux qui avaient la franchise de la ville, et qui payaient leur contribution (« leur hanse ») à la guilde, la commune entière discutant les mesures à prendre pour le bien de la guilde des marchands et lui assignant certains privilèges. La guilde marchande d’Ipswich semble ainsi avoir été plutôt un corps de commis de la ville qu’une guilde privée ordinaire.

En résumé, mieux nous connaissons la cité du moyen âge, plus nous voyons qu’elle n’était pas une simple organisation politique pour la défense de certaines libertés politiques. C’était une tentative, sur une bien plus grande échelle que dans la commune villageoise, pour organiser une union étroite d’aide et d’appui mutuels pour la consommation et la production et pour la vie sociale dans son ensemble ; sans imposer les entraves de l’État, mais laissant pleine liberté d’expression au génie créateur de chaque groupe, dans les arts, les métiers, les sciences, le commerce et la politique. Nous verrons mieux jusqu’à quel point réussit cet essai quand nous aurons analysé, dans le chapitre suivant, l’organisation du travail dans la cité du moyen âge et les rapports des cités avec la population des campagnes qui les entouraient.

  1. W. Arnold, dans Wanderungen und Ansiedelungen der deutschen Stamme, p. 431, assure même que la moitié des terres labourables aujourd’hui dans le centre de l’Allemagne doit avoir été défrichée du VI° au IX° siècle. Nitzsch (Geschichte des deutschen Volkes, Leipzig, 1888, vol. I) partage la même opinion.
  2. Leo et Botta, Histoire d’Italie, édition française, 1844, t. I, p. 37.
  3. La somme à payer pour le vol d’un simple couteau était de 15 solidi, et pour les ferrures d’un moulin, 45 solidi (voir sur ce sujet Lamprecht, Wirthschaft und Recht der Franken, dans Raumer, Historisches Taschenbuch, 1883, p. 52). Suivant la loi ripuaire, l’épée, la lance ou l’armure de fer d’un guerrier atteignait la valeur d’au moins 25 vaches ou deux années de travail d’un homme libre. Une cuirasse seule était évaluée dans la loi salique (Desmichels, cité par Michelet) à 36 boisseaux de blé.
  4. La principale richesse des chefs consista pendant longtemps en domaines personnels peuplés en partie d’esclaves prisonniers, mais surtout d’hommes libres amenés à s’établir de la façon qui vient d’être décrite. Sur l’origine de la propriété, voir Inama Sternegg, Die Ausbildung der grossen Grundberrschaften in Deutschland dans Forschungen de Schmoller, vol. I, 1878 ; F. Dahn, Urgeschichte der germanischen und romanischen Volker, Berlin, 1881 ; Maurer, Dorfverfassung ; Guizot, Essais sur l’histoire de France ; Maine, Village Community ; Botta, Histoire d’Italie ; Seebom, Vinogradov, J. R. Green, etc.
  5. Voyez sir Henry Maine, International Law, Londres, 1888.
  6. Ancient Laws of Ireland, Introduction ; E. Nys, Études de droit international, t. 1, 1896, pp. 86 et suiv. Parmi les Ossètes, les arbitres de trois des plus vieux villages jouissent d’une réputation spéciale (M. Kovalevsky, Coutumes modernes et lois anciennes, Moscou, 1886, Il, 217, en russe).
  7. Il est permis de penser que cette conception (qui se rattache à la conception de la « tanistry ») tint une place importante dans la vie de cette époque ; mais il n’a pas encore été fait de recherches dans cette voie.
  8. Il est expressément déclaré dans la charte de Saint-Quentin de l’an 1002 que la rançon de maisons condamnées à être démolies pour crime, devrait être aux murs de la cité. La même destination était donnée a l’Ungeld dans les cités allemandes. A Pskov, la cathédrale était la banque des amendes, et on prenait de l’argent à ce fond pour les murs.
  9. Sohm, Frankische Rechts-und Gerichtsverfassung, p. 23 ; aussi Nitzseh, Geschichte des deutschen Volkes, I, 78.
  10. Voyez les excellentes remarques sur ce sujet dans les Lettres sur l’histoire de France d’Augustin Thierry, 7e lettre. Les traductions barbares de certaines parties de la Bible sont très instructives sur ce point.
  11. Trente-six fois plus qu’un noble, suivant la loi anglo-saxonne. Dans le code de Rothari le meurtre d’un roi est cependant puni de mort ; mais (sans vouloir mentionner l’influence romane) cette nouvelle disposition fut introduite (en 646) dans la loi lombarde — comme le font remarquer Leo et Botta — pour protéger le roi contre la loi du talion. Le roi étant lui-même à ce moment l’exécuteur de ses sentences (comme le fut autrefois la tribu) il devait être protégé par une disposition spéciale d’autant plus que plusieurs rois lombards, avant Rothari, avaient été tués l’un après l’autre. (Leo et Botta, loc. cit., I, 66-90.)
  12. Kaufmann, Deutsche Geschichte, vol. I, « Die Germanen der Urzeit », p. 133.
  13. Dr. F. Dahn, Urgeschichte der germanischen und romanischen Volker, Berlin, 1881, vol. I, 96.
  14. Si je suis ainsi les théories défendues depuis longtemps par Maurer (Geschichte der Stadteverfassung in Deutschland, Erlangen, 1869) c’est parce qu’il a clairement démontré comment la commune du village s’est transformée en cité médiévale par une évolution ininterrompue et que seule cette manière de voir peut expliquer l’universalité du mouvement communaliste. Savigny et Eichhorn et leurs continuateurs ont certainement prouvé que les traditions des municipes romains n’avaient jamais entièrement disparu. Mais ils ne tiennent aucun compte de la période des communes villageoises qui, chez les barbares, précédèrent les villes. Le fait est que, chaque fois que la civilisation recommença de nouveau, en Grèce, à Rome ou dans l’Europe centrale, elle passa par les mêmes phases — la tribu, la commune villageoise, la cité libre, l’État — chacun représentant une évolution naturelle de la phase précédente. Bien entendu, l’expérience de chaque civilisation n’était pas perdue. La Grèce (influencée elle-même par les civilisations de l’Orient) influença Rome, et Rome a influencé notre civilisation ; mais chacune de ces civilisations commença de même par la tribu. Et si nous ne pouvons pas dire que nos États sont la continuation de l’État romain, nous ne pouvons pas dire non plus que les cités du moyen âge en Europe (y compris la Scandinavie et la Russie) furent une continuation des cités romaines. Elles étaient une continuation des communautés villageoises barbares, influencées jusqu’à un certain point par les traditions des villes romaines.
  15. M. Kovalevsky, Modern Customs and Ancient Laws of Russia, (Ilchester Lectures, London, 1891, lecture 4).
  16. Il a fallu beaucoup de recherches avant de pouvoir établir ce caractère de la période qu’on a nommée la période oudielnyi ; ces recherches se trouvent dans les ouvrages de Biélaïeff (Récits tirés de l’histoire russe), Kostomaroff (Les Commencements de l’autocratie en Russie) et particulièrement dans celui du professeur Serghievitch (Le Viétché et le Prince). On trouvera des indications sur cette période en anglais, dans l’ouvrage de M. Kovalevsky, que nous venons de citer ; en français dans l’Histoire de la Russie de Rambaud ; ainsi qu’un court résumé dans l’article « Russie » de la dernière édition de la Chambers’s Encyclopædia
  17. Ferrari, Histoire des révolutions d’Italie, I, 257 ; Kallsen, Die deutschen Städte im Mittelalter, vol. I (Halle, 1891.
  18. Voyez les excellentes remarques de Mr. G. L. Gomme touchant les assemblées du peuple à Londres (The Literature of Local Institutions, Londres, 1886, p. 76). Il faut cependant remarquer que dans les cités royales, les assemblées du peuple n’obtinrent jamais l’indépendance qu’elles eurent ailleurs. Il est même certain que les villes de Moscou et de Paris furent choisie par les rois et par l’Église comme les berceaux de la future autorité royale dans l’État ; parce que ces villes ne possédaient pas la tradition d’assemblées populaires accoutumées à agir souverainement en toute chose.
  19. A. Luchaire, Les communes françaises ; aussi Kluckohn Geschichte des Gottesfrieden, 1857. L. Sémichon (La paix et la trêve de Dieu, 2 vol., Paris, 1869) a essayé de représenter le mouvement communal comme issu de cette institution. En réalité, la trêve de Dieu, de même que la ligue formée sous Louis le Gros dans un but de protection à la fois contre les brigandages des nobles et contre les invasions normandes, fut un mouvement absolument populaire. Le seul historien qui mentionne cette dernière ligue — Vitalis — la décrit comme une « commune populaire » (« Considérations sur l’histoire de France » dans le vol. IV des œuvres d’Augustin Thierry, Paris, 1868, p. 191 et note).
  20. Ferrari, I, 152, 263, etc.
  21. Perrens, Histoire de Florence, I, 188 ; Ferrari, loc. cit., I, 283
  22. Augustin Thierry, Essai sur l’histoire du Tiers-État, Paris, 1875, p. 414, note.
  23. F. Rocquain, « La Renaissance au XIIe siècle » dans les Études sur l’histoire de France, Paris, 1875, pp. 55-117.
  24. N. Kostomaroff, Les rationalistes du XIIe siècle, dans ses « Monographies et Recherches » (en russe).
  25. On trouvera des faits très intéressants relatifs à l’universalité des guildes dans « Two Thousand Years of Guild Life » par le Rev. J. N. Lambert, Hull, 1891. Sur les amkari de Géorgie, voir S. Éghiazarov, Gorodskiye Tsekhi (« Organisation des Amkari transcaucasiens »), dans les Mémoires de la Société géographique du Caucase, XIV, 2, 1891.
  26. J. D. Wunderer, « Reisebericlit » dans Fichard, Frankfurter Archiv, II, 245 ; cité par Jansen, Geschichte des deutschen Volkes, I, 355.
  27. D. Leonard Ennen, Der Dom zu Köln, Historische Einleitung, Cologne, 1871, pp. 46-50
  28. Voir le chapitre précédent.
  29. Kofod Ancher, Om gamle Danske Gilder og deres Under-gang, Copenhague, 1785. Statuts d’une Knu guilde.
  30. Sur la situation des femmes dans les guildes, voir les remarques de l’introduction de Miss Toulmin Smith à l’ouvrage de son père, English Guilds. Un des statuts de Cambridge (p. 281) de l’année 1503 est formel dans la phrase suivante : « Thys statute is made by the comyne assent of all the bretherne and sisterne of alhallowe yelde. » (Ce statut est fait avec l’assentiment commun de tous les frères et sœurs de la guilde de Tous les Saints.)
  31. Au moyen âge, seule l’agression secrète était traitée comme meurtre. La vengeance du sang accomplie au grand jour était justice ; tuer dans une dispute n’était pas un meurtre, pourvu que l’agresseur témoignât de son désir de se repentir et de réparer le mal qu’il avait fait. Des traces profondes de cette distinction existent encore dans les codes criminels modernes, particulièrement en Russie.
  32. Kofod Ancher. Ce vieux petit livre contient beaucoup de renseignements qui ont été perdus de vue par des chercheurs plus récents.
  33. Elles jouaient un rôle important dans les révoltes de serfs et furent, à cause de cela, prohibées plusieurs fois de suite dans la seconde moitié du IXe siècle. Naturellement, les interdictions du roi restaient lettre morte.
  34. Les peintres italiens du moyen-âge étaient aussi organisés en guildes, qui devinrent, à une époque postérieure, les Académies d’art. Si les œuvres de l’art italien de cette époque sont empreintes d’un caractère qui permet encore aujourd’hui de distinguer les différentes écoles de Padoue, Bassano, Trévise, Vérone, etc., quoique toutes ces villes fussent sous l’influence de Venise, cela est dû — comme J. Paul Richter l’avait remarqué — au fait que les peintres de chaque ville appartenaient à une guilde distincte, en bons termes avec les guildes des autres villes, mais menant une existence propre. Le plus ancien statut de ces guildes que nous connaissions est celui de Vérone, qui date de 1303 mais il est certainement copié sur quelque statut plus ancien. Parmi les obligations des membres, on trouve : « Assistance fraternelle en toute espèce de nécessité », « hospitalité envers les étrangers quand ils traversent la ville, car ainsi l’on peut obtenir des informations sur certaines choses que l’on peut désirer connaître », et « obligation d’offrir du soulagement en cas de faiblesse » (Nineteenth Century, novembre 1890 et août 1892).
  35. Les principaux ouvrages sur les artels sont cités dans l’article « Russie » de l’Encyclopædia Britannica, 9e édition, p. 84.
  36. Voir, par exemple, les textes des guildes de Cambridge donnés par Toulmin Smith (English Guildes, Londres, 1870, pp. 274-276) où l’on voit que le « jour général et principal » était le jour des « élections », ou encore Ch. M. Clode, The Early History of the Guild of the Merchant Taylors, Londres, 1888, I, 45, etc. — Pour le renouvellement de l’allégeance, voir la Saga de Jòmsviking, cité par Pappenheim, Alldänische Shutzgilden, Breslau, 1885, p. 167. Il semble très probable que lorsque les guildes commencèrent à être persécutées, beaucoup d’entre elles n’inscrivirent dans leurs statuts que le jour du repas, ou celui de leurs cérémonies religieuses et ne firent allusion aux fonctions judiciaires de la guilde qu’en termes vagues ; mais ces fonctions ne disparurent cependant qu’à une époque très postérieure. La question : « Qui sera mon juge ? » n’a plus de sens aujourd’hui, depuis que l’État s’est approprié l’organisation de la justice, confiée maintenant à sa bureaucratie ; mais c’était d’importance primordiale au moyen âge, d’autant plus qu’auto-juridiction signifiait auto-administration. Il faut aussi remarquer que la traduction des mots saxons et danois « guild-bretheren » ou « brödræ », par le mot latin convivii doit avoir contribué à la confusion que nous venons de signaler.
  37. Voir les excellentes remarques sur la « frith guilde » par J. R Green et Mrs Green dans The Conquest of England, Londres, 1883, pp. 229, 230.
  38. Voir appendice X.
  39. Recueil des ordonnances des rois de France, t. XII, 563 ; cité par Aug. Thierry dans Considérations sur l’histoire de France, p. 241, t. VII de la 10e édition des Œuvres complètes.
  40. A. Luchaire, Les communes françaises, pp. 45 46.
  41. Guilbert de Nogent, De vita sua, cité par Luchaire, loc. cit., p. 14.
  42. Lebret, Histoire de Venise, I, 393 ; voir aussi Marin, cité par Leo et Botta dans Histoire de l’Italie, édition française, 1844, t. I, 500.
  43. Dr W. Arnold, Verfassungsgeschichte der deutschen Freistädte, 1854, vol. II, 227 et suiv. ; Ennen, Geschichte der Stadt Köln, vol. I, 228, 229 ; et aussi les documents publiés par Ennen et Eckert.
  44. Conquest of England, 1883, p. 453.
  45. Biélaeff, Histoire de Russie, vol. II et III.
  46. W. Gramich, Verfassungs und Verwaltungsgeschichte der Stadt Wärzburg im 13. bis zum 15. Jahrhundert, Würzburg, 1882, p. 34.
  47. Quand un bateau apportait une cargaison de charbon à Würzburg, le charbon ne pouvait être vendu qu’au détail pendant les huit premiers jours, chaque famille n’ayant pas droit à plus de cinquante paniers. Le reste de la cargaison pouvait être vendu en gros, mais le marchand au détail ne pouvait prélever qu’un profit honnête (zittlicher), le profit déshonnête (unzittlicher) étant strictement défendu (Gramich, loc. cit.). Il en était de même à Londres (Liber albus, cité par Ochenkowski, p. 161) et, de fait, partout.
  48. Voir Fagniez, Études sur l’industrie et la classe industrielle à Paris au XIIIe et XIVe siècle, Paris, 1877, p. 155 et suiv. Il est à peine nécessaire d’ajouter que la taxe sur le pain, ainsi que sur la bière, ne s’établissait qu’après des expériences soigneuses touchant la quantité de pain et de bière qu’on pouvait obtenir d’une quantité donnée de grains. Les archives d’Amiens possèdent les minutes de ces expériences (A. de Calonne, loc. cit., pp. 77, 93). Les archives de Londres également (Ochenkowski, Englands wirthschaftliche Entwickelung, etc.), Iéna, 1879, p. 165.
  49. Ch. Gross, The Guild Merchant, Oxford, 1890, I, 135. Ces documents prouvent que cet usage existait à Liverpool (II, 148-150), à Waterford en Irlande, à Neath dans le Pays de Galles, et à Linlithgow et à Thurso en Écosse. Les textes de M. Gross montrent aussi que les achats étaient faits en vue de distributions, non seulement parmi les bourgeois marchands, mais « upon all citsains and commynalte » (p. 136, note) ou, comme le dit l’ordonnance de Thurso du XVIIe siècle, pour « offrir aux marchands, artisans et habitants dudit bourg, afin qu’ils puissent en avoir leur part suivant leurs besoins et leur habileté ».
  50. The early History of the Guild of Merchant Taylors, par Charles M. Clode, Londres, 1888, I, 361, appendice 10 ; et aussi l’appendice suivant qui montre que les mêmes achats étaient faits en 1546.
  51. Cibrario, Les conditions économiques de l’Italie au temps de Dante, Paris, 1865, p. 44.
  52. A. de Calonne, La vie municipale au XVe siècle dans le Nord de la France, Paris, 1880, pp. 12-16. En 1845, la cité autorisait l’exportation à Anvers d’une certaine quantité de blé, « les habitants d’Anvers étant toujours prêts à être agréables aux marchands et bourgeois d’Amiens » (ibid., pp. 75-77, et les textes).
  53. A. Babeau, La ville sous l’ancien régime, Paris, 1880.
  54. « That all manere of marchandis what so everkynde they be of... shal be bought by the Maire and balives which bene commene biers for the time being, and to distribute the same on freemen of the citie (the propre goods of free citisains and inhabitants only excepted »
  55. Ennen, Geschichte der Stadt Köln, 1, 491, 492, ainsi que les textes.