L’Envers d’un grand homme - Victor-Amédée II

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L’Envers d’un grand homme - Victor-Amédée II
Revue des Deux Mondes5e période, tome 43 (p. 40-75).
L’ENVERS D’UN GRAND HOMME[1]


I

Parmi tant de princes, de soldats, de diplomates que la succession d’Espagne mettait aux prises, de 1700 à 1713, le personnage le plus curieux fut peut-être Victor-Amédée II, ce très artificieux duc de Savoie, dont le traité d’Utrecht finit par faire un roi.

Mais chacun connaît, à la Revue des Deux Mondes, — où l’on a vécu dans l’intimité de Mme la Duchesse de Bourgogne, — les manèges politiques et les pratiques militaires de son père. Comme ce que j’en pourrais dire ne serait que redite, il m’a semblé, sinon plus intéressant, du moins plus neuf, de montrer ici en petit déshabillé celui qui a su si longtemps et si joliment berner l’Europe.

L’idée m’en est venue l’autre semaine en trouvant, à l’hôtel des ventes, un détestable portrait de Victor-Amédée. Celui qui l’a peint n’était, à coup sûr, pas un peintre officiel ; il eût maquillé son modèle, tandis que le modèle est là sans fard, surpris en pleine sincérité ; et pas n’est besoin d’être psychologue pour découvrir, sous cette méchante peinture, le « fagot d’épines » que disait Tessé… L’orgueil, la ruse, la volonté, la souplesse, le charme, toutes choses en quoi nul ne surpassait M. le duc de Savoie, se mêlent, en effet, sur cet étrange visage, pour lui donner la plus déconcertante physionomie.

Du reste, à en croire ce portrait, Victor-Amédée eût été beau plutôt que laid, sans la petite vérole dont il était cruellement marqué, et sans ses dents fort déplaisantes. Il tenait de son père, le duc Charles-Emmanuel II, le nez un peu long, un peu gros du bout, la figure étroite, qui sont encore de Savoie ; et, de sa mère. Madame Jeanne-Baptiste, le teint clair, les yeux parlans, perçans, la bouche sinueuse, le poil roux qui étaient alors, dit-on, de Nemours. On dit encore qu’il avait la parole fort à la main, beaucoup d’esprit naturel, une mémoire admirable, l’art de charmer quand il voulait plaire ; mais, l’ironique expression de son sourire et surtout de son regard marquait quand même que le diable n’y perdait rien.

Il n’y avait, d’ailleurs, jamais rien perdu, car, tout enfant, à la cour de sa mère, Madame Jeanne-Baptiste, Victor-Amédée cheminait déjà souterrain comme une taupe, parmi les pires intrigues politiques et galantes.

Sa mère, en effet, fille de ce dernier Savoie-Nemours tué d’un coup d’épée par son beau-frère le duc de Beaufort, était arrivée de Versailles, où elle avait été élevée, à Turin, où elle épousait, en 1667, le duc Charles-Emmanuel II, bien plus française que savoyarde. Peu importait son humeur tant que vécut son mari ; mais, il en allait autrement depuis que, devenue veuve et régente en 1675, elle pouvait donner libre pratique à ses goûts effrénés de plaisir et d’intrigue. Sa politique ne s’inspirait plus que des fantaisies de Louvois, ou de celles, pires encore, des favoris que, malgré ses trente ans bien sonnés, elle ne s’épargnait guère. Son fils lui était le moindre des soucis ; à peine le voyait-elle, par étiquette, quelques minutes chaque jour, sans soupçonner le mépris où elle tombait dans ce cœur d’enfant, ni la haine qui y germait contre cette cour de France dont celle de Savoie n’était plus qu’un méchant reflet.

Ce mépris, cette haine marquèrent le petit prince du pli qu’il garda toute sa vie. Froissé dans son orgueil de race, dans ses tendresses d’enfant, abandonné aux premières mains venues, il ne comptait qu’avec ses pires instincts : dissimulé, inquiet, soupçonneux, à l’âge où l’on ne pense qu’au plaisir, il ne songeait, lui, qu’à s’évader des brassières qui l’étouffaient. La moindre allusion à son rôle prochain le rendait rêveur. Sa curiosité à savoir ce qu’on disait, ce qu’on pensait de lui était maladive ; toujours en garde cependant contre l’entourage de sa mère, il ne voyait, ne questionnait que les basses gens, dont ni les services, ni la naissance ne pourraient le gêner plus tard.

S’il quittait la cave[2], où il passait chaque jour de longues heures à songer creux, c’était pour rôder dans les corridors du palais, y voir entrer les gens, les en voir sortir, et saisir leurs plus insignifians propos. Le soir venu, quand il pouvait s’échapper, l’enfant, tantôt seul, tantôt accompagné d’un grisou, courait les rues de Turin à la suite des promeneurs, se faufilant dans les groupes, regardant tout, ne perdant rien de ce qui s’y disait. Peu importait que le passant lui chantât pouilles ; il allait, allait toujours. Une patrouille le surprit certain soir l’oreille collée à une serrure d’importance et le houspilla fort ; comme il était incorrigible, cette sotte aventure ne le corrigea pas ; seulement ce fut aux serrures de Versailles, de Madrid, de Vienne que Victor-Amédée, devenu duc de Savoie, colla son oreille toujours aussi curieuse.

L’âge ne nous amende guère, mais affine nos défauts, pour en faire des qualités, sinon toujours morales, du moins parfois utiles. C’est ainsi que, grâce à très peu de scrupules, à une inlassable ténacité, à un impénétrable secret, et toujours mettant sa conscience d’accord avec l’occasion, l’enfant inquiet, sournois de tout à l’heure était devenu le politique le plus redoutable de l’Europe.

C’est ainsi encore que, trompant jusqu’à ses médecins, méprisant les hommes, variable, en amour, comme un baromètre, ne se fiant à personne, sans amis, sans confesseur, sans ministres, Victor-Amédée, souvent battu, jamais abattu, avait, en quarante années de règne, réorganisé ses finances, son armée, marié ses filles comme on sait, et fait de son maigre duché de Savoie un beau royaume.

Mais, voilà qu’au mois de mai 1715, la mort presque subite de M. le prince de Piémont[3] venait, comme un coup de foudre, donner en plein travers de toutes ces ambitions satisfaites. Victor-Amédée n’avait jamais aimé que soi ; c’était son propre reflet qu’il chérissait dans cet enfant dont, depuis seize ans, il ensemençait la petite tête intelligente, de toutes ses idées ; elles y semblaient proches de fleurir. Le prince, comme sa sœur la Duchesse de Bourgogne, avait de l’esprit à revendre ; il était d’un discernement, d’un secret admirables. Jamais façons plus aimables que les siennes, ni visage aussi charmant. De tout cela rien ne survivait qu’une douleur égale, chez son père, à la joie que lui avait jadis causée la naissance de ce fils inespéré.

L’intangible égoïste, que la mort de sa femme[4], de ses filles[5] n’avait pas effleuré, vagua, divagua huit jours durant, en proie à des accès de si furieuse folie qu’on le surprit un soir à larder ses chevaux de grands coups d’épée...

Ah ! que trop heureux eût été celui dont la mort du prince de Piémont venait de faire un aîné, si la douleur paternelle s’en fût tenue à ces extravagances ; mais non, car elle se doublait d’une terrible douleur de comparaison.

L’aversion où Victor-Amédée tenait son second fils, « ce Carlin, » comme il l’appelait toujours, devenait presque haineuse. C’est que Carlin, un peu bossu, un peu goitreux, d’intelligence plus que médiocre, était le vivant contraste de son frère mort. L’abandon où croupissait, depuis sa naissance, ce cadet qui ne devait être que cadet toute sa vie, avait absolument raccourci Carlin, Carlin ne savait rien ; il était laid, embarrassé, méfiant, stupide ; enfin, toujours sur le pied gauche devant son père dont les regrets s’exaspéraient à la pensée que sa couronne allait coiffer une si pauvre tête.

Carlin, ou, pour l’appeler de son vrai nom, Charles-Emmanuel duc d’Aoste[6], n’en était pas moins l’unique, le dernier espoir de la race ; à tout prix, il fallait que l’enfant ignorant et malingre regagnât le temps perdu, muât, d’un coup de baguette, en prince charmant ; et c’étaient à toute heure, entre le père et le fils, des scènes où algarades et violences perdaient leur temps. Carlin toujours tremblant, toujours médusé, répondait à peine par un oui, ou un non, aux interrogatoires enfiévrés de son père qui, pêle-mêle, lui parlait guerre, finance, administration, toutes choses transcendantes dont devait, sans repos ni trêve, s’accommoder la très chétive intelligence de Carlin. Tantôt apprenti politique, il assistait au conseil des ministres ; tantôt apprenti général, il courait les casernes ; tantôt apprenti maçon il avait à calculer le prix de revient, en mortier, en briques, en main-d’œuvre, d’un bastion ou d’un mur mitoyen. Son père ne lui épargnait aucun talent ; c’était le même emportement à vouloir faire de lui un danseur, qu’un financier ou un diplomate.

De gré, de force plutôt, Victor-Amédée s’était ainsi, en trois ou quatre ans, façonné un héritier qu’il fallait, si pauvre fût la greffe, enter sur le vieux tronc de Savoie ; il fallait marier Carlin, et Carlin épousait, en 1722, une princesse de Neubourg. Celle-ci, malheureusement, mourait deux ans plus tard et, maladroitement, ne laissait pas d’enfant. Grande colère de Victor-Amédée. Peu maintenant lui importait la morte, il voulait une vivante, bien vivante, et jurait qu’il saurait prendre telles mesures qui assureraient l’avenir de sa race.

Hélas ! le vieux Roi les prit si bien et si sages, qu’il s’enliza lui-même dans la sotte aventure où devait sombrer sa vie.


II

De par la volonté de son père, à qui si peu importaient les affaires de cœur, Carlin s’était donc remarié, presque au lendemain de son veuvage. Moins hautaine que sa devancière, moins intelligente surtout, la nouvelle princesse de Piémont rachetait par sa douceur, par sa beauté, ce qui pouvait lui manquer du côté de l’esprit. Elle avait dix-huit ans, une taille à souhait, les plus beaux yeux du monde ; en un mot, Polyxène de Hesse-Rheinfeld était charmante, si charmante que Victor-Amédée craignit bientôt, comme il le disait fort crûment, que Carlin « ne s’enivrât à son propre tonneau. » De là l’idée toute simple, pour lui, de régenter l’alcôve de son fils, comme il eût régenté tel autre service intéressant l’Etat. Impossible, tant ils étaient précis, de donner les détails de cette législation, que le législateur signifiait aux intéressés avec son absolutisme accoutumé. Mais encore fallait-il s’assurer de leur obéissance.

La chose n’était pas pour embarrasser celui qui, dans sa vie, avait soudoyé tant de consciences. Victor-Amédée en trouva bien vite une toute à sa dévotion, chez la comtesse de Saint-Sébastien, qu’il venait de donner pour dame d’atours à sa belle-fille.

Vraiment, c’est parfois une bien amusante sagesse que celle des Plus sages ! Pas plus que son oncle Louis XIV n’avait soupçonné la veuve Scarron de lui masquer Mme de Maintenon, Victor-Amédée n’apercevait la marquise de Spigno derrière Mme de Saint-Sébastien.

Plus jeune, moins fervente peut-être, moins docte assurément, celle-ci était cependant femme à jouer un jeu aussi serré que sa devancière de Versailles. Chacun savait à Mme de Saint-Sébastien les quarante-cinq ans qu’elle ne paraissait pas avoir, tant on la trouvait fraîche encore, tant ses yeux, ses cheveux étaient noirs, ses dents belles ; tant ses lèvres, son teint, gardaient d’éclat. Née avec beaucoup d’esprit, d’esprit d’intrigue surtout, capable de conseil et de volonté, la comtesse semblait la femme la plus futile du monde à qui la voyait aller, venir, toujours avenante, avec l’allure libre de quelqu’un qui ne regrette, ni ne désire rien.

Bien cahotées pourtant avaient été ses étapes depuis cette première, qui l’avait amenée toute jeune et pimpante à la cour de Madame Jeanne-Baptiste, jusqu’à cette dernière qu’un caprice sénile allait lui faire franchir. Il y avait cependant, — et ceci le rendra moins ridicule, — une sorte de survie dans ce caprice royal. La prime jeunesse de Victor-Amédée s’était fort divertie des jolies filles d’honneur dont Madame Jeanne-Baptiste tenait sa cour, une des plus lestes de l’Europe, toujours bien approvisionnée. Or, parmi les plus charmantes fleurs de cette plate-bande, qu’il fourrageait à souhait, le Roi avait distingué, trop distingué assurément, Mlle de Cumiane, car la régente, — toujours indulgente à ce qu’elle appelait les faiblesses d’un grand cœur, — s’était hâtée de la marier au comte de Saint-Sébastien ; mariage dont il n’y avait rien à dire, le mari et la femme étant de fort bonne maison tous deux.

Puis, après quelques années d’assez misérable vie conjugale, la dame était devenue veuve. Victor-Amédée l’avait, d’ailleurs, absolument oubliée, comme tant d’autres, comme cette pauvre comtesse de Verrue, à qui il décochait cette par trop édifiante oraison funèbre : « Pourquoi s’étonner qu’une femme qui a trompé son mari et le Bon Dieu trompe aussi son amant ? »

Mais encore rien n’est fragile comme la componction du diable qui, sur le tard, se fait ermite. Un mot, un regard suffisent à ce qu’il se ressouvienne de son âge victorieux.

C’est précisément ce qui arriva certain soir que Victor-Amédée trouvait la comtesse de Saint-Sébastien tout en larmes au chevet du comte de Schoulembourg. Le bonhomme se mourait après avoir loyalement servi le Roi, comme général de ses armées et, non moins loyalement, la jolie veuve comme sigisbée.

La mode en ce temps-là voulait qu’à Turin toute femme de qualité eût un sigisbée ou, pour parler français, un amant d’espèce assez singulière, car ses fonctions l’obligeaient à suivre partout sa dame en public, à la servir, à porter ses couleurs et à ne la jamais voir en particulier. L’eût-il fait d’ailleurs que personne ne s’en fût trop formalisé, car, — toujours en ce temps-là, — la philosophie conjugale était au mieux professée, dit-on, par les maris Turinais.

Schoulembourg avait donc beau jeu à proclamer la vertu de sa dame...

— Ah ! Sire, n’embarrassez pas ma tête de scrupules, suppliait-il en suivant le regard narquois du Roi qui, de son lit, allait à la belle éplorée. Je serais désolé que la présence ici de Mme de Saint-Sébastien vous causât le moindre scandale. Je vous jure, prêt à paraître devant Dieu, que mon amour pour elle n’a jamais été que « spéculatif. »

Tandis que le vieux guerrier parlait si galamment au Roi, les beaux yeux de la comtesse se faisaient tendres pour lui parler plus galamment encore du passé ; qui sait, de l’avenir peut-être !

Certaines cendres, en effet, se réchauffent si bien, si vite, que huit jours après la mort de son vieux soupirant, Mme de Saint-Sébastien s’installait au palais pour inaugurer, auprès de la princesse de Piémont et de son mari, ses très intimes fonctions de camarera-mayor.

Chaque soir elle descendait par un escalier dérobé chez le Roi prendre ses ordres pour la nuit du ménage. Le matin, c’était pour rendre compte, le même revoir, par le même petit escalier ; tous deux discutaient alors longuement les intimités de l’amour conjugal. Le Roi goûtait fort l’expertise, en ces matières délicates, de l’adroite confidente qui, sous prétexte de seconder ses vœux dynastiques, ragaillardissait fort sa personne royale ; mais la comtesse n’était plus la trop naïve Cumiane. Elle voulait être attaquée à bon escient, dans les formes, et n’épargnait rien pour y parvenir. Tantôt elle prenait, devant un propos trop leste, son plus grand air offensé, tantôt elle provoquait cette même gaillardise par quelqu’un de ces regards qui n’épargnent rien pour engager, qui promettent tout pour retenir.

Au bout de quelques semaines de ce manège, elle avait réussi à faire jouer au vieux roi un personnage si ridicule qu’il ne paraissait pas vraisemblable.

Ancrée de la sorte, sûre, à mille signes, d’avoir réveillé en lui un de ces amours séniles rebelles à toute raison, Mme de Saint-Sébastien s’ouvrit enfin de son espoir matrimonial au Père Dormiglia, jésuite de ses amis, et fort aussi de ceux de Victor-Amédée.

— Ah ! madame ! s’écria le bon Père dès le premier mot qu’il entendit, quelle vilaine croix vous voulez endosser là !

Quand même il partit en reconnaissance, et bien grande fut la stupeur du saint homme, de n’être pas, séance tenante, envoyé à Fénestrelle. Au contraire, le projet sourit ; on le discuta ; le Roi demanda à s’examiner et passa deux ou trois jours aux prises avec quelques reliefs de scrupules ; au fait, il n’examina que la meilleure façon de les faire taire. Un irrésistible penchant l’entraînait. Le Père Dormiglia se mit du côté du penchant. Bref, confesseur et pénitent finirent par conclure que certaines épreuves ne sont pas supportables.

Le lendemain, donc, comme la comtesse s’était faufilée, à son accoutumée, dans le cabinet de Victor-Amédée, pour un de ces particuliers qu’elle ne ménageait plus,... comment dire la chose ?... Eh ! mon Dieu ! le pied glissa, au Roi...

Elle eut un sursaut admirable : « Mais vous me traitez comme si j’étais votre maîtresse. Vous savez bien que je ne le suis pas, que je ne veux pas l’être. »

Il demeura un instant abasourdi de cette vaillante déclaration.

— Vous rappelez-vous, dit-il enfin, se reprenant un peu honteux, vous rappelez-vous Mme de Maintenon ?

— Que veut dire Votre Majesté ?

— Je veux dire que, s’il vous plaît, je vous épouserai comme mon oncle l’a fait pour la veuve Scarron.

……………………

Singulière rencontre dans un même renouveau que celle de ces deux princes non seulement si dissemblables par leurs grandes qualités, ou leurs grands défauts, mais si divers dans leurs petits travers et leurs intimes façons !

Tandis que Versailles reflétait encore les rayons couchans de Louis XIV, Turin s’embrumait des ridicules économies de Victor-Amédée.

Il calculait de si près, qu’à la veille de son mariage, les dépenses de sa table n’allaient qu’à dix louis par jour ; elles arrivaient à quinze à la campagne parce qu’il y avait une seconde table pour les ministres et les gentilshommes de service : encore n’y voyait-on guère figurer que la desserte du Roi.

Eté comme hiver, Victor-Amédée ne portait que le même habit de drap marron, sans or ni argent ; il marchait chaussé de souliers à doubles semelles. Ses bas étaient de fil en août, et drapés en janvier. Jamais de dentelles ; toujours de grosses chemises en toile de Guibert : les seules, prétendait-il, qui convinssent à ses rhumatismes. Pour ne pas user les basques de son habit, il faisait garnir de cuir la poignée de son épée. Sa canne était un méchant jonc à pomme de coco ; sa tabatière, une simple écaille cerclée d’ivoire. J’ajoute, pour ne rien oublier, qu’on lui voyait, depuis quinze ans, endosser les jours de pluie la même houppelande bleue en forme de redingote. Il n’avait de magnifique que sa perruque et son chapeau.

On a vraiment quelque peine, n’est-ce pas, à se représenter le gendre d’Henriette d’Angleterre, le père de la Duchesse de Bourgogne, le grand-père du Roi Louis XV, le rival souvent heureux de Louis XIV, le vainqueur de Turin, l’heureux négociateur d’Utrecht, en si piètre équipage que chacun en haussait les épaules. Mais qu’importait le sourire du bourgeois Turinais ? Tout ne cheminait-il pas à souhait en Piémont avec des ministres rationnés à trois mille livres, des généraux, des intendans, des évêques, des ambassadeurs qui touchaient en bonnes paroles ce qu’ils ne touchaient pas en écus : heureux pays, où les fiches valaient ainsi de l’argent comptant[7] !

Si habile qu’il fût à ménager les fiches, le vieux Roi avait cependant à compter avec le secret, le ridicule et les frais de son amoureux renouveau. Sa grandeur l’attachait au rivage. La comtesse ne pouvait, sans donner l’éveil, semer, à travers les boutiques de Turin, un argent que chacun savait bien qu’elle n’avait pas. Longtemps on chercha un confident assez sûr pour ne rien compromettre ; hommes et femmes de la Cour furent passés au crible. Tous se trouvaient marqués du signe de la bête. Enfin, après mille hésitations et recherches, on pensa à la comtesse de Passeran. Elle ne tenait à rien, ni à personne en Piémont ; c’était une Française, fille d’un sieur de La Villardière, gouverneur de Château-Dauphin. Le hasard l’avait mariée, mal mariée, au comte de Passeran. Ce Passeran, parent lointain de Mme de Saint-Sébastien, était un fou, un athée. Pour se soustraire aux foudres de la Sainte Inquisition, il avait planté là sa femme, « à gré le vent, » au lendemain de son mariage, et s’était sauvé en Hollande.

Mme de Saint-Sébastien avait intéressé Blondel[8], alors ministre de France à Turin, au sort de la pauvrette ; Blondel l’avait, à son tour, recommandée au Roi et obtenu pour elle, je ne sais comment, une pension de deux mille écus à toucher sur les biens confisqués de son mari.

C’est dire que la jeune femme, du reste fort jolie, se trouvait toute à la dévotion du Roi, de Mme de Saint-Sébastien, et aussi de Blondel, avec qui, depuis l’heureuse intervention de l’aimable ministre, elle était du dernier bien. A peine donc fut-elle grosse de l’extravagante nouvelle, qu’elle courut en accoucher chez lui.

Blondel, homme d’esprit s’il en fut, de beaucoup d’agrément, connaissait la Cour et la ville. Successivement ministre en Autriche, en Hanovre, en Espagne, mêlé ainsi aux grandes affaires depuis longtemps, il y avait acquis le nez du monde le plus fin.

Le Roi, qui n’avait pu acheter Blondel comme tel autre de ses prédécesseurs, le tenait de ce fait en si particulière amitié qu’il le tutoyait, et permettait à sa bonne noblesse piémontaise de manger les dîners de l’ambassade de France et d’assister aux fêtes qui s’y donnaient, faveur inouïe à Turin, où les ministres étrangers, de par une ordonnance rendue au lendemain d’Utrecht, vivaient en quarantaine, sauf pendant les saintes semaines de Noël et de Pâques.

Blondel s’estimait donc bien renseigné ; aussi crut-il à une plaisanterie de la comtesse de Passeran quand, après le dîner où elle l’avait fort intrigué, sa jolie amie lui annonça en coup de foudre que le Roi épousait Mme de Saint-Sébastien. Abasourdi, Blondel demeura stupide, puis nia, puis douta, et ne fut convaincu que lorsque enfin la comtesse eut étalé devant lui, sur la table, le détail du trousseau dont elle avait la commission.

Rien n’y était oublié : draps à faire venir de Hollande, dentelles à commander à Bruxelles, à Valenciennes, soieries à demander à Lyon. Boucheron enfin, le meilleur élève de Germain, devait fournir une argenterie complète pour dix-huit personnes.

— Et ces magnificences sont destinées, ajouta la fine mouche, que l’ahurissement de Blondel jetait dans une joie folle, à une jolie nièce milanaise dont le Roi vient de doter la comtesse. La jolie nièce doit se marier au premier jour. Ainsi s’expliqueront ces galantes prodigalités.

Les deux augures durent, j’imagine, s’égayer de la trouvaille ; Blondel n’en manda pas moins en grande hâte la nouvelle à Versailles et à Rome ; on en fit à Versailles et à Rome des gorges chaudes fort embarrassantes pour le marquis Maffei et pour le marquis d’Orméa qui représentaient, le premier près du Roi, le second près du Pape, Sa Majesté Sarde. Tandis que Maffei niait discrètement, Orméa s’en prenait avec violence de ce sot bavardage au cardinal de Polignac, alors ambassadeur de France près du Saint-Siège. Le vrai est que, bien renseigné par Blondel, le cardinal, qui ne pouvait souffrir Orméa, lui avait joué le vilain tour de confier, en grand secret, l’amusante aventure à tout le monde...

Et voici qui ajoutait au piquant de la trahison. Orméa, à mille lieues de soupçonner qu’il pût s’agir de son maître, venait précisément d’obtenir de Clément XII, pour certain grand-croix de Saint-Maurice, qu’on ne lui avait pas nommé, licence d’épouser une veuve. Or, la chose était à ce point interdite par les statuts de l’ordre, que le marquis s’était partout vanté d’un succès qui, maintenant, le couvrait de ridicule.

Pour n’être pas calomnie, la nouvelle n’en avait pas moins pris toutes les allures. De Versailles et de Rome, elle était revenue à Turin, y avait couru la Cour, puis gagné la ville ; chacun de s’en scandaliser, jusqu’au Roi qui, revenant de la messe certain matin, disait de son air le plus offensé : « Je n’ignore rien des bruits malséans que l’on fait courir sur mon compte ; si l’on ne respecte pas ma vieillesse, qu’on respecte au moins mon caractère. Je veux bien, pour cette fois, ne pas rechercher les auteurs de la fable qui circule, mais je leur conseille de ne plus croire, désormais, à leurs folles imaginations. »

Il n’en fut, par hasard, — étant donné le caractère du maître, — pas autre chose ce matin-là. Mais on ne s’en contraignit pas davantage à l’oreille de son voisin ; chacun savait trop bien ce qu’un oui ou un non pouvaient valoir en l’occurrence.

L’affaire traîna pourtant encore un mois ou deux. Certaines difficultés avec Rome préoccupaient Victor-Amédée, qui voulait une lune de miel sans nuages ; elle se leva telle enfin le 12 août 1730. Le Roi avait alors soixante-quatre ans, et Mme de Saint-Sébastien quarante-cinq.

Carlin, qui ne se doutait de rien, et que son père, — toujours dans un intérêt dynastique, — avait envoyé prendre les eaux de Chiavenne, près de Turin, fut fort étonné, ce jour-là, de voir sa femme venir dîner avec lui au Valentin. Il était neuf heures du matin quand la princesse, sagement séparée de son mari depuis huit jours, avait reçu cette permission inattendue ; en même temps, lui était arrivé un billet de sa dame d’atours qui, sous prétexte d’une folle migraine, s’excusait de ne pas la suivre ce matin-là.

Victor-Amédée avait donc dîné seul, à midi, comme à son ordinaire ; puis, l’ordre donné d’atteler pour trois heures, il avait passé dans son cabinet. A peine les verrous tirés, la comtesse arrivait par le petit escalier suivie de ses deux témoins, qui n’étaient autres que Lanfranchi, le secrétaire, et Barbier, le valet de chambre du Roi. Un chapelain, dont je n’ai pu retrouver le nom, eut bientôt fait de bénir le mariage ; après quoi, officiant, témoins et mariée regrimpaient le petit escalier, tandis que, le plus tranquillement du monde, Victor-Amédée rouvrait lui-même, à deux battans, les portes de son cabinet.

Quelques instans après, il partait en voiture avec le marquis d’Ogliani, son chambellan, et se faisait conduire au Valentin. Jamais, au dire du marquis, son maître n’avait été de si belle humeur ; le temps était beau, la route charmante, et le Valentin ragaillardissait pour Victor-Amédée d’aimables souvenirs.

Depuis que le duc Emmanuel-Philibert avait acheté le « Palazzino, » chose assez curieuse, à l’arrière-grand-oncle du président de Brosses, ce charmant pavillon, à une demi-lieue à peine de Turin, avec son beau jardin, ses eaux merveilleuses, était devenu une des résidences favorites des princes Savoyards. C’était au Valentin que Madame Jeanne-Baptiste tenait sa cour d’amour ; au Valentin que Victor-Amédée avait effeuillé ses premières marguerites avec la belle Cumiane !

Ce fut donc souriant de son plus gracieux sourire qu’il embrassa la princesse de Piémont et ensuite Carlin, que pareille aubaine stupéfia.

— Carlin, fit après cela le Roi du ton dont il aurait conté la chose la plus simple, je viens de me marier.

Carlin répondit qu’il était très heureux de ce qui pouvait contribuer au bonheur de son père.

— Maintenant, devine avec qui ?

Carlin ne devinait pas.

— Avec la comtesse de Saint-Sébastien !

À ce nom absolument inattendu. Carlin eut un sursaut.

— Eh bien ! vous ne paraissez pas approuver ce choix ?

Carlin, se reprenant à grand’peine, jura qu’il était à mille lieues de rien désapprouver, que la comtesse était une femme du plus haut mérite.

— Vous avez raison, elle fera votre bonheur, et bientôt, acheva le Roi qui, sans rien ajouter, remonta en voiture.

« Elle fera votre bonheur et bientôt, » avait-il dit. Carlin se perdait à débrouiller la double énigme !

Tout était mystère, du reste, au palais. Bien qu’il fût entendu que les caisses qui y affluaient apportaient le trousseau de la nièce de Mme de Saint-Sébastien, on s’étonnait de ne pas voir arriver la belle, non moins que de la discrétion de sa tante à défendre l’entrée du petit appartement, où s’entassaient tant de merveilles. Mme de Saint-Sébastien laissait dire, toujours si maîtresse de soi, qu’en venant de se marier, elle commandait un poulet pour son souper.

Après quoi, elle pria sa camériste, mam’zelle Fanchon, d’ouvrir celui des coffres qui contenait la lingerie de nuit. Ce n’étaient que draps ajourés, que taies d’oreillers garnies de grosses touffes de ruban rose. Et la dame de dire, après avoir examiné tout cela : « Mais, j’y songe, ma nièce est de ma taille, son lit doit être de la longueur du mien, » et la voilà qui drape son pauvre lit de serge verte avec les magnifiques draps brodés, qui le pare des oreillers enrubannés, comme si la belle Milanaise y devait coucher cette nuit même. Ce furent ensuite les chemises, les corsets dont elle s’ajusta, les battans-d’œil dont elle se coiffa.

Mme de Passeran survint, tandis que la comtesse minaudait ainsi parée devant son miroir ; Fanchon de tirer l’arrivante par sa manche et de lui souffler à l’oreille : « Ma maîtresse devient folle, elle se croit la mariée. »

La confidente savait heureusement à quoi s’en tenir. Elle demeura là jusqu’à neuf heures, heure à laquelle son amie se glissa enfin parmi ses oreillers enrubannés.

Ce fut alors une bien autre comédie.

— Fanchon ma mie, disait doucement la comtesse du fond de son lit, apprenez que le Roi m’a épousée et qu’il va venir à dix heures.

Fanchon partit d’un fol éclat de rire, convaincue que sa maîtresse continuait sa badinerie.

— Sachez encore, ma mignonne, qu’il vous en coûterait la vie, si vous trahissiez ce joli secret.

Du coup, la pauvre fille fondit en larmes.

— Ah ! ce mariage sera connu demain, et je périrai. Voilà donc la récompense de mes six années de services et de fidélité.

Comme elle en était là de ses gémissemens, le Roi sonna. Il faut savoir qu’il avait toute l’année pour robe de chambre un taffetas vert doublé d’ours blanc. L’hiver, l’ours était en dedans ; l’été, il était en dehors. Or, le mois d’août battait son plein, quand Fanchon, tout en larmes et armée de deux flambeaux, ouvrit la porte. En apercevant cet ours blanc coiffé d’un bonnet en pain de sucre, la pauvre fille fut prise d’une telle peur qu’elle jeta là ses bougies et se sauva en faisant des cris horribles dans la garde-robe où elle couchait.

Il se trouva heureusement que Barbier[9], pour conduire son maître en si bonne fortune, s’était muni d’une lanterne, à l’aide de quoi il parvint à rallumer les bougies de Fanchon. J’ajoute, pour en finir avec cette galante aventure, que Barbier revint chercher le Roi à trois heures du matin ; que Fanchon, loin d’y perdre la vie, fut gratifiée d’une pension de cent écus, et que Mme de Saint-Sébastien, heureuse de n’avoir plus qu’à regarder à ses propres affaires, abdiqua ses fonctions de camarera-mayor.


III

Bien diverses étaient, au lendemain de leur mariage, les pensées des deux époux.

Tandis que Mme de Saint-Sébastien, à qui le Roi venait de donner le titre de marquise de Spigno, se faisait peindre la main tendue vers une couronne posée près d’elle, — ce portrait existait naguère encore, dit-on, au château de Cumiane, — Victor-Amédée ne songeait, lui, qu’à abdiquer. La pensée ne lui en était pas nouvelle ; sincère ou non, il avait maintes fois déjà manifesté le désir, tout au moins momentané, de finir tranquillement sa vie.

— Je m’aperçois, disait-il à Blondel, un jour qu’il se promenait avec lui au Valentin ; je m’aperçois que, depuis un an, je n’ai plus mes idées bien nettes, la mémoire me manque. Cela tient peut-être au grand travail que j’ai fait, peut-être aussi à mes infirmités : j’ai la moitié du côté droit qui vise à la paralysie, à peine puis-je lever le bras ; j’ai des coliques de deux jours l’un, dont les douleurs influent sur les affaires par l’humeur qu’elles m’occasionnent ; enfin, je ne puis plus monter à cheval.

La morale du discours était claire pour qui savait le dessous des cartes et connaissait, comme Blondel, l’adresse de son interlocuteur à se tirer d’un mauvais pas.

Pour la première fois de sa vie, par le fait de sa basculante politique, Victor-Amédée se trouvait alors engagé d’inextricable façon entre la France et l’Autriche. Une abdication bien résignée, sous couleur de vieillesse et d’infirmités, laisserait à son successeur de gagner, ou de perdre la partie.

Telle devait être l’arrière-pensée du vieux Roi qui, en dépit de son ordinaire prudence, la laissait vraiment trop transparaître. On s’étonnait de l’entendre, lui si dédaigneux, hier encore, de Carlin, vanter maintenant sa grande intelligence, sa belle application aux affaires et affirmer à tout propos l’infinie consolation que lui donnaient les talens de son fils.

Les virevoltes du Roi avaient si souvent dérouté les plus clairvoyans, que nul cependant ne tenait cette subite conversion pour sincère ; on y découvrait les plus subtils calculs, tant la simple vérité eût stupéfié les gens. Ils étaient trois pourtant à la connaître, mais de si humble condition tous trois, que personne ne les en soupçonnait. L’un, l’abbé Balazzi, sous-bibliothécaire à l’Université, avait eu à dresser une sorte de tableau synoptique des plus célèbres abdications connues en histoire ; l’autre, l’avocat Cazotti, avait eu à calquer, dans toutes ses formes et formules, sur l’abdication de Charles-Quint, celle que projetait Victor-Amédée ; quant au troisième confident, c’était un certain abbé Boggio qui, bien que le Roi tînt son clergé de fort court, lui servait à l’occasion de confesseur, parfois aussi d’intime conseiller. Jamais le digne prêtre n’avait parlé contre sa pensée, ni cédé, sans avoir débité toutes ses raisons. C’est pourquoi le Roi voulait lui faire contrôler son projet, ne doutant pas, du reste, qu’il ne l’approuvât.

Aussi, grande fut sa stupéfaction quand, dès les premiers mots, l’abbé, qui ne savait à son pénitent qu’une religion toute politique, — témoin le profond respect avec lequel il avait enfermé sous triple serrure la Bulle Unigenitus — se jeta moitié riant, moitié suppliant à ses pieds.

— Votre Majesté me parle de repos, me parle du calme dont elle a besoin ; mais Votre Majesté porte en elle toutes les tempêtes de l’esprit ; les changemens de situation et de lieu ne sont pas des changemens de cœur. Que Votre Majesté demeure convaincue que la résignation est le seul moyen de conserver la paix... Et l’abbé d’ajouter bien d’autres raisonnemens tout aussi vrais, tout aussi beaux.

Peine inutile : le Roi, dont les impressions s’étaient toujours succédé par quartiers, répondait à ces édifians propos de non moins édifiante façon.

— Viennent, disait-il, les ennuis, les chagrins, les regrets. Je m’accrocherai à mon crucifix, et je souffrirai tout pour l’expiation de mes péchés[10].

— Mais encore, reprenait l’abbé, que Votre Majesté, sans abdiquer, nomme son fils lieutenant général du royaume...

— Non, répondait le Roi impatienté d’être ainsi contredit, je n’ai jamais rien fait à demi. Si je n’ai pas depuis longtemps abdiqué, c’est à cause de la Reine ; elle est morte, rien ne me retient plus. Je viens de passer la semaine de Noël à Rivoli ; j’ai demandé les lumières divines, je les ai obtenues, et suis maintenant irrévocablement affermi dans ma résolution.

L’abbé se tut et fit bien. Comme il s’en allait, la marquise de Spigno entrait. Le rare de l’affaire, c’est qu’elle ne soupçonnait rien de la cruelle désillusion qui la guettait si proche de son triomphe.

Fort tard le même soir, le Roi faisait appeler son fils, aussi ignorant que la marquise de ce qui devait se passer le lendemain. La scène entre eux n’eut rien de tendre et fut toute politique. Le Roi recommanda à son successeur de ne pas imiter son cousin Louis XV qui ne vivait qu’entouré de flatteurs et de cabales. Il lui peignit ensuite les gens qu’il avait lui-même utilement employés et, chose étrange, — qui prouve combien le plus clairvoyant est souvent aveugle, — Victor-Amédée ne recommanda à Charles-Emmanuel qu’un seul homme, ce marquis d’Orméa dont il était question tout à l’heure et qui, après s’être fait à Rome le complice de son astucieuse politique, allait en revenir pour ne plus être que son implacable persécuteur.

Le 3 septembre 1730, on voyait tous les carrosses de gala que comptait Turin s’acheminer à la file vers Rivoli ; les princes du sang, les chevaliers de l’Annonciade, les ministres, les généraux, les premiers présidens, l’archevêque, avaient reçu, la veille, l’ordre fort inattendu de s’y trouver à trois heures.

Les commentaires cheminèrent sans doute encore plus vite que les carrosses, ce jour-là, sur la route poudreuse qui relie Turin à la merveilleuse demeure où Charles-Emmanuel Ier avait jadis, sans compter, prodigué les portiques et les colonnades. D’immenses terrasses s’y étageaient, reliant le château à la rivière de Doire.

Partout des balustres, des miroirs d’eau. Partout, à l’extérieur du palais, des revêtemens de marbres ; partout, à l’intérieur, dans les salles immenses, des fresques représentant les hauts faits de Savoie. C’était Amédée V devant Rhodes ; c’était le comte Vert créant l’ordre du Collier ; c’était Amédée VIII, enfin, tiare en tête et en vêtemens pontificaux ! Qui sait si Victor-Amédée n’échangea pas, en arrivant à Rivoli, un regard d’intelligence avec le grand ancêtre qui, lui aussi, avait abdiqué ?

Comme trois heures sonnaient, le Roi entrait, sans plus de parure qu’à l’ordinaire, simplement suivi de Carlin, dans les grands salons où l’attendaient, comme on disait alors, « les plus principaux. » Il marcha jusqu’au milieu de la pièce, se couvrit et, sans préambule, déclara qu’il abdiquait en faveur de son fils, le prince de Piémont.

— Mon grand âge, mes infirmités, m’obligent à cette résolution, dit-il simplement. Mais ma consolation est grande de reconnaître à mon fils la capacité de gouverner ; il est juste, secret, et aimera ses peuples.

Après quoi, Victor-Amédée ordonna au secrétaire d’Etat, marquis del Borgo, de lire l’acte d’abdication. La lecture achevée, il prit Charles-Emmanuel par la main, fit avec lui le tour du cercle, le présentant à tous, avec un mot agréable pour chacun.

L’universelle stupeur tourna à l’attendrissement quand, revenu au milieu du salon, le Roi déclara qu’il n’était plus rien, qu’il ne voulait plus rien être, et convia ses fidèles à assister au Te Deum qu’il allait faire chanter pour remercier Dieu de lui donner enfin la liberté de vaquer en paix à la grande affaire de son salut.

Puis, avant de se rendre à la chapelle, Victor-Amédée voulut être le premier à saluer sa belle-fille de son titre de reine. La surprise de la princesse n’eut d’égale que celle de sa dame d’atours ; tandis que l’une embrassait tendrement le Roi, l’autre défaillait : « Ah ! c’est de joie, murmurait la marquise de Spigno demi-pâmée, tant je suis heureuse d’être la première à baiser la main de ma souveraine. » Et le Roi, tout attendri, de recommander aux bontés de ses enfans la très noble femme qui se sacrifiait pour lui.

L’amour a de ces illusions et bien d’autres encore, heureusement pour Victor-Amédée qui chantait quelques instans après, à pleine gorge : Domine Salvum fac regem nostrum Carolum Emmanuelem.

De sa vie il n’avait été de si belle, de si confiante humeur.

— Tu parais étonné, disait-il à Blondel, rencontré au sortir du Te Deum, étonné comme les autres de ma résolution ; eh bien ! tu as tort. Te souviens-tu qu’il y a quatre mois je te disais : On me soupçonne d’ambition, je prouverai que je ne cherche que la tranquillité et le repos. Assure le Roi ton maître qu’il trouvera dans mon fils les mêmes sentimens que chez moi. Ma résolution va bien étonner le cardinal de Fleury, fais-lui tous mes complimens ; je serai, à l’avenir, privé de son commerce, mais, encore une fois, il peut avoir en mon fils toute la confiance qu’il avait en moi. Et le Roi se frottait les mains, joyeux comme un commis qui lâcherait son comptoir.

— Je partirai demain matin à sept heures pour Chambéry ; j’y veux vivre sans aucune marque de royauté, puisque je ne suis plus qu’un simple particulier ; je n’emmène aucun train, ni gentilhomme, ni garde, je ne conserve qu’un attelage, quatre valets de pied, un valet de chambre, deux cuisiniers et cent cinquante mille livres de revenu ; c’est assez, n’est-ce pas, pour un gentilhomme de province ?

Se retournant vers son fils qui assistait à cette étrange conversation : « Eh bien ! Carlin, quoique je ne me soucie plus d’avoir la moindre influence sur les affaires, je me flatte que tu voudras bien, pour m’amuser, m’envoyer, chaque semaine, un bulletin de ce que tu auras fait et décidé ; je serai ainsi mieux tenu, que par les gazettes, au fil des événemens. »

Un dernier trait parlera cette jolie scène de famille.

Blondel, à peine revenu de Rivoli, voyait arriver un courrier qui lui annonçait la naissance de M. le duc d’Anjou, ce premier enfant du roi Louis XV. Blondel accourt au palais, où Victor-Amédée vient lui-même de rentrer, gratte à la porte de l’antichambre, frappe, frappe plus fort ; enfin, une voix qu’il reconnaît pour celle de Carlin demande qui est là. Blondel crie la nouvelle à travers la porte. Carlin, sans ouvrir, répond qu’il va prendre les ordres de son père, puis revient et introduit Blondel chez Victor-Amédée, qu’il trouve sur sa « chaise percée, » — la « chaise percée » était protocolaire, en ce temps-là.

— Brûle du papier, mon cher Blondel, clame joyeusement le vieux Roi, mais je n’ai pas voulu tarder une minute à te témoigner ma joie de la naissance de mon premier arrière-petit-fils.

Puis, sans se lever :

— Me permets-tu, Carlin, de répondre à Louis en ta présence ?

— Votre Majesté se divertit à mes dépens, répond Carlin. Votre Majesté sait bien qu’elle est toujours maîtresse.

On appelle le secrétaire Lanfranchi, on dicte, on signe, on cachette sans désemparer. Blondel salue et expédie le lendemain à Versailles ces félicitations écloses dans une si cordiale intimité.


IV

Après trois jours du plus heureux voyage, Victor-Amédée arrivait à Chambéry pour trouver son château fort délabré. Les soldats de Tessé, de La Feuillade, n’y avaient respecté que le donjon, deux ou trois vieilles tours, et, enfin, l’admirable chapelle qui, grâce à Dieu, survit encore aux pillages, aux incendies, aux maladroites restaurations.

A son débotté, le Roi y alla faire ses dévotions ; après quoi, il reçut toute la noblesse du pays, cette brave noblesse savoyarde, toujours un peu inquiète de voir arriver ses princes, car, si elle faisait en leur honneur ce qu’elle devait, elle devait, hélas ! trop souvent ce qu’elle avait fait.

Ce ne fut heureusement pas le cas ; Victor-Amédée ne voulait ni fêtes, ni honneurs.

« Je ne suis qu’un simple gentilhomme comme vous tous, » disait-il avec bonhomie.

Quand même, les Savoyards, si heureux fussent-ils d’en être quittes pour une révérence, regagnèrent leurs tourelles, ulcérés d’avoir vu leur maître embrasser la marquise de Spigno à pleins bras à sa descente de litière. Leur loyalisme, qui se fût accommodé d’une maîtresse, s’insurgeait contre une telle déchéance conjugale.

« Croiriez-vous, écrivait l’un d’eux, que l’intrigante n’avait pas mis pied à terre que déjà le Roi donnait, tout haut, devant nous, l’ordre qu’on dressât, pour elle, un lit, dans sa propre chambre ; c’est à se voiler la face[11]. »

Tandis qu’on se voilait ainsi pudiquement la face à Chambéry, on donnait joyeusement, à Turin, sur l’arrière-garde du Roi. Ce n’était, à la Cour et à la ville, qu’un ouf ! de délivrance. Tout le monde craignait, mais, sauf quelques anciens compagnons d’armes, personne n’aimait Victor-Amédée.

Il avait, pendant son long règne, trompé, humilié, brisé, ruiné trop de gens, pour que ses contemporains lui rendissent la justice que lui a rendue l’histoire. On ne s’élève qu’aux dépens d’autrui ; jamais grand homme ne fut populaire. Victor-Amédée en avait lui-même le sentiment, au point de dire, en montant en voiture : « Il est temps que je m’en aille, je ne suis né que pour tourmenter les autres et moi-même. »

C’était donc à Turin, depuis qu’enfin le rideau était tombé sur cette parodie de Versailles, à qui respirerait le plus bruyamment, à qui rajeunirait le plus vite, anciens usages, traditions surannées. Le Roi, la Reine, bouleversaient tout, modernisaient tout, au hasard de leur fantaisie. L’appartement de la Reine se tendait de merveilleux brocarts cramoisis galonnés d’or ; celui du Roi, de damas jaunes bariolés d’argent. Vieux meubles, vieux serviteurs, rien ne survivait à ces enfantillages. La livrée était triplée, les attelages renouvelés, au plus leste et au plus brillant. Chacun à la Cour, dames d’honneur, gentilshommes, généraux, magistrats, de faire peau neuve à qui mieux mieux. Bals, dîners, illuminations, parties de campagne se suivaient sans repos ni trêve. Jamais Turin n’avait vu solennité pareille à celle de l’entrée du Roi dans sa bonne ville.

Deux heures durant, ce n’avaient été, de la porte Susine au Dôme, qu’une trombe de carrosses empanachés, de régimens au galop, qu’un étourdissement de cloches, de canons, de vivats, et cependant, chose incroyable, l’enthousiasme fut plus délirant encore à saluer Charles-Emmanuel quand il s’en vint, un mois après, en grand apparat, couronne en tête, entouré des princes du sang, des chevaliers de l’Annonciade, recevoir, à la cathédrale de Saint-Jean, le serment de fidélité de « ses sujets nobles, bourgeois et manans. »

Personne ce jour-là ne prêta un faux serment. Diverses étaient les langues, différentes les coutumes aux pays de Nice, de Piémont, d’Aoste et de Savoie ; mais l’amour du Roi, ce vivant symbole de la patrie, rattachait entre eux ces élémens disparates et faisait des joies et des douleurs royales des joies et des douleurs nationales.

Cette apothéose, malheureusement, était l’apothéose du marquis d’Orméa, autant que celle de Charles-Emmanuel.

Ministre de l’Intérieur, contrôleur des finances, grâce à l’inconsciente recommandation de Victor-Amédée, le marquis s’était, dès son retour de Rome, senti l’homme nécessaire ; l’occasion lui était bonne d’inaugurer son rôle de maire du Palais ; et déjà, à le voir là, debout, roide, hautain, près du trône, on devinait l’audacieux maître de demain.

Jamais fortune plus insolente que la sienne. Orméa avait passé sa vie, déjà longue, à s’appeler Ferrero, et à collationner les chiffres au ministère des Finances, quand, un matin, son chef malade l’envoya porter je ne sais quels papiers au Palais. Victor-Amédée, comme toujours curieux de petites gens, avait fait entrer Ferrero dans son cabinet. Ferrero, beau compagnon, très découplé de corps et d’esprit, de beaucoup de manège, de très peu de scrupules, d’une hardiesse à l’épreuve de tous les démentis, en somme très intimement mauvais, avait du premier coup plu au Roi.

Il arrivait d’ailleurs à son heure : Victor-Amédée avait précisément besoin d’un homme de sa trempe pour mener à bien certain concordat que le trop honnête marquis de Lascaris ne parvenait pas à conclure avec le pape Benoît XIII. Sans barguigner, sans compter avec l’énormité du saut, le Roi proposa au petit commis d’aller faire l’ambassadeur à Rome. Sans barguigner non plus, le petit commis avait accepté. Là-dessus, le titre de marquis d’Orméa acheva de masquer le Ferrero qui partit muni, à défaut de scrupules, d’une lettre de crédit illimitée. Il la fallait telle, pour aborder le tout-puissant secrétaire d’Etat, ce cardinal Coscia dont on savait, à Turin, que les clés de Saint-Pierre ouvraient le coffre-fort sans trop grincer.

L’équipage du marquis se complétait d’une garniture d’autel, estimée cent mille écus, pour le Pape, et d’un chapelet qui, tout de suite, valut à l’arrivant les bonnes grâces de Benoît XIII.

Jamais, en effet. Pape n’avait entendu chapelet tintinnabuler si dévotement à sa messe. Jamais non plus le Sacré-Collège n’avait goûté jargon aussi canonique que celui du nouvel ambassadeur ; et Coscia de renchérir sur l’universelle édification, de vanter sans repos au Saint-Père l’austérité, la probité, la piété du marquis d’Orméa, tandis que celui-ci émiettait discrètement, parmi ceux qui avaient à connaître du futur concordat, ses lettres de crédit. Du reste, la discussion était aisée, charmante avec le marquis : il n’insistait sur rien, cédait sur tout, si bien que le Pape lui-même daigna, comme les négociations s’achevaient, témoigner à Orméa toute sa satisfaction d’avoir vu, grâce à lui, se terminer en parfait accord une affaire de telle gravité.

On en était venu à l’échange des signatures. Comme le document avait été vu, discuté, accepté par toutes les congrégations compétentes, Benoît XIII n’eut pas souci de le relire et signa... un faux concordat, que l’ambassadeur et son compère le cardinal Coscia avaient substitué à l’instrument authentique[12].

Je ne sais si Victor-Amédée eut connaissance de cet escamotage, mais je sais qu’il ne voulut jamais, en dépit des réclamations de Rome, rien rabattre sur les prérogatives, ni sur les droits qu’il lui valait. On a pu voir d’ailleurs que le négociateur n’y avait pas perdu la confiance de son maître, puisque, en s’en allant, le Roi l’avait recommandé à son fils comme un autre lui-même.

Mais la reconnaissance n’a jamais été qu’une vertu de bienfaiteur. Entre le souverain impérieux, clairvoyant, tracassier, qui abdiquait, et le très faible prince qui montait sur le trône, l’ambition d’Orméa ne pouvait hésiter.

Qu’espérer du passé ? Plus rien. Qu’espérer de l’avenir ? Tout, en flattant la royale indolence qui ne rêvait que le plaisir de régner. Bien vite le nouveau ministre sembla n’avoir, lui non plus, d’autre souci que sa table, ses chevaux, sa livrée : grâce à ses appointemens énormes, tout cela était mis sur un pied magnifique. Il ne passait grand personnage à Turin qu’Orméa ne le traitât plus royalement que le Roi lui-même ; et le Roi, fier de son ministre, s’en remettait à lui de régenter les affaires à son gré.

Un rien, dont cependant, avec son flair ordinaire, Orméa n’avait pas tardé à apprécier l’importance, jetait quelque désarroi dans ses agissemens : c’était ce bulletin politique que, fidèle à sa promesse, Charles-Emmanuel envoyait chaque semaine à Chambéry.

Le marquis constatait, non sans inquiétude, que le ton des réponses, d’abord tout paternel, s’accentuait peu à peu et prenait un tour quasi royal. Les éloges se faisaient rares, les critiques se multipliaient ; bref, ce contrôle devenait gênant pour Orméa, qui résolut d’y couper court en brouillant le père et le fils. Aussi bien trouvait-il l’occasion de se venger des camouflets que, naguère, le mariage de son maître ne lui avait pas épargnés à Rome.

Il n’y eut plus, dès lors, si tortueux moyens qu’il n’employât pour satisfaire à la fois ses rancunes et son ambition. A toute demande, à toute question, c’était cette même réponse déconfite : « Nous ne pouvons rien, nous ne sommes ici que des marionnettes, celui qui en tient les fils est à Chambéry. »

La formule discrètement nuancée, selon l’interlocuteur, ou les circonstances, devenait si bien partout vérité d’Evangile que Charles-Emmanuel finit par s’exaspérer d’une compassion qui réveillait ses rancœurs d’autrefois. Pas n’est besoin de dire le zèle du ministre à bourrer la mine qui explosait enfin de la façon que voici.

Le lundi gras, 5 février 1731, Charles-Emmanuel donnait à Turin un grand bal en masques. Dix quadrilles de lansquenets, de gondoliers, de bergers, d’ermites venaient de faire leur entrée, quand arriva en coup de foudre la nouvelle que Victor-Amédée avait été frappé l’a vaut-veille d’une attaque d’apoplexie. La bouche, les yeux restaient convulsés, la fièvre était forte.

Le premier mouvement de Charles-Emmanuel fut de partir pour Chambéry ; le second, d’attendre d’autres nouvelles. Elles arrivèrent plus rassurantes le lendemain ; le surlendemain, une lettre dictée par le malade achevait de dissiper toute inquiétude ; Victor-Amédée priait même son fils d’attendre, pour venir le voir, que la traversée du Mont-Cenis, obstrué par les neiges, fût moins dangereuse. Charles-Emmanuel remit donc au printemps le voyage projeté. Un tel empressement à obéir blessa cruellement le vieux Roi.

Il comptait, en effet, sur la venue de son fils pour faire diversion au terrible ennui qui le minait ; maintenant que s’y ajoutaient les souffrances d’une santé détruite, Victor-Amédée voyait tout au pire. Sa femme, dont il avait tant espéré pour charmer sa solitude, n’y apportait que regrets et récriminations ; la vie de recluse qu’elle menait à Chambéry décevait tous ses rêves : cette abdication si inattendue ne lui avait laissé qu’un mari vieux et difficile.

Et puis, voilà que, depuis sa maladie, Victor-Amédée ne recevait plus ce bulletin qui, chaque semaine, lui remettait en mains, comme il disait, « le fil des affaires. » Il s’en plaignit à son fils, celui-ci en parla à Orméa, qui argua de l’imprudence qu’il y aurait à laisser les secrets d’Etat à la merci des médecins, des gardes-malades, des apothicaires de Chambéry. Charles-Emmanuel se contenta de cette mauvaise raison, tandis que ce manque de parole prenait, aux yeux de son père, toute l’importance d’un crime de lèse-majesté.

Il est difficile, en effet, de perdre l’habitude de ce qu’on a toujours été. L’absolutisme sexagénaire de Victor-Amédée se blessait, comme à vingt ans, de la moindre résistance.

La marquise, de son côté, envenimait au mieux égratignures et plaies. Ce n’étaient qu’allusions au passé : « Rien n’obligeait le Roi à vivre dans ce triste pays de Savoie ; le climat lui était funeste. Du train dont toutes choses allaient en Piémont, chacun y désirait son retour. C’était conscience de laisser ainsi misérablement s’effriter son œuvre si glorieuse. »

Lui ne demandait qu’à être persuadé. Telle était, d’ailleurs, sa certitude de se voir obéi au premier signe, qu’il résolut de profiter d’un prochain voyage de Charles-Emmanuel à Evian pour lui signifier sa volonté de reprendre le pouvoir.

Sur ces entrefaites, Blondel, brusquement appelé à Versailles, traversait Chambéry. Arrivé à sept heures du matin, il voyait à huit heures Barbier, le valet de chambre du Roi, venir lui dire que son maître l’appelait en grande hâte au château. Et le Roi d’embrasser comme à son ordinaire Blondel sur les yeux, de le faire s’asseoir, et de lui dire : « Parle, dis-moi tout ; je suis, vois-tu, comme un gentilhomme de province fort curieux de savoir ce qui se passe dans une belle terre qu’il a cédée ; a-t-on suivi ses projets, ses plans ? »

Puis remarquant l’étonnement de Blondel :

— Mais, je t’assure que je ne sais rien : ni mon fils, ni ses ministres ne m’informent plus de quoi que ce soit, depuis ma maladie...

Peu à peu, l’aigreur avait percé si violente dans les discours du Roi et de la marquise, que Blondel, après deux heures de conversation, remonté dans sa chaise, courait à Versailles informer le cardinal de Fleury que quelque extraordinaire aventure se préparait en Piémont.

Sa clairvoyance lui valut, avec force complimens, l’ordre de regagner son poste sur-le-champ. Bien lui en prit, car, durant son court voyage, les événemens s’étaient précipités.

Victor-Amédée persuadé, comme je le disais, qu’il retrouverait, fidèles malgré tout, les dévouemens d’autrefois, avait écrit au marquis d’Orméa, pour lui marquer ses projets.

Sa lettre débutait par des doléances sur la notoire incapacité de Charles-Emmanuel, continuait par des récriminations contre tous les ministres, sauf, bien entendu, celui auquel s’adressait cet étrange réquisitoire, et s’achevait sur un plan de réformes militaires, financières, administratives, que sa très ferme volonté était, disait le Roi, de mener à bien immédiatement. Comme de juste, il priait Orméa de garder précis le souvenir de cette lettre et de la brûler aussitôt lue.

C’était l’homme de toutes les prudences, de toutes les habiletés, le plus fin politique de son temps, qui se livrait ainsi. Orméa en demeura confondu : non qu’il pût hésiter sur la réponse à faire ; mais quelle forme lui donner ? Jamais sa diplomatie n’avait eu à prendre un tournant si difficile. Enfin, embrouillant à plaisir le passé, le présent, l’avenir ; noyant le tout sous un flot de flatteries, l’habile homme répondit, en ne répondant à rien, puis se hâta d’envoyer à Charles-Emmanuel la lettre de son père.

Trop avisé toutefois pour en faire le prétexte d’une rupture dont il eût assumé la responsabilité, Orméa se garda bien de déconseiller le voyage projeté en Savoie : la rencontre des deux rois y devait fatalement amener la brouille qu’il désirait.

Charles-Emmanuel avait voulu cependant, en façon d’éclaireur, se faire précéder à Chambéry par le maréchal de Rhebinder, un des rares amis de son père. Rhebinder devait, sous prétexte de rendre compte à Victor-Amédée de tout le militaire, essayer de l’adoucir. Mais hast ! le vieux guerrier s’entendait mieux à charger qu’à négocier. Il ne put aller loin. Dès le premier mot, le Roi l’avait mis en déroute : « Carlin n’était qu’un ingrat, qu’un sot. »

Ce fut bien pis encore lorsque Carlin lui-même arriva le lendemain. La Spigno avait mis son mari hors de tout sang-froid : menaces, invectives, injures tombèrent comme grêle sur les ministres « bons à pendre, » et sur « l’imbécile qu’ils menaient par le nez. »

Orméa entre temps arrivait-lui aussi à Chambéry. Les colères de son ancien seigneur lui étaient trop familières pour qu’il n’en pressentît pas le danger. Mais encore ce danger ne semblait pas prochain. Charles-Emmanuel brusqua simplement son départ pour Evian, tandis que le hasard allait heureusement, et à temps, se mêler de ses affaires.

…………………..

Certain petit vicaire nommé Michon, abusant du droit qu’un antique usage donnait au premier venu de visiter le château de Chambéry en l’absence des princes, s’était fourvoyé jusque dans la garde-robe de la marquise de Spigno[13].

Tandis qu’il admirait les atours de la dame, elle rentra avec le Roi ; l’autre n’eut que le temps de se jeter derrière un rideau ; et de là, comme la conversation allait son train, entre les arrivans, le pauvre Michon, mourant de peur, surprit la plus étrange confession qu’il eût entendue de sa vie. Le Roi maugréait, la marquise câlinait. Le Roi reprenait qu’il n’attendrait pas plus longtemps, que sa résolution était prise, qu’il allait profiter de l’absence de son fils pour repasser en Piémont, que tout y allait à la dérive... Et la Spigno de renchérir, avec force caresses, sur les lamentations de son mari...

C’en était trop pour la théologie de l’infortuné vicaire. Il courut, affolé, dès qu’il put s’échapper, chez son confrère Petit. Petit, vieux curé fort sage, commença par lui remettre la cervelle, puis lui conseilla, le secret professionnel ne le liant en rien, d’aller sur l’heure raconter à Evian ce qui se machinait.

Grand émoi là-bas, le secret était de trop bonne prise pour qu’Orméa ne s’en servît pas comme d’un terrible épouvantail. Charles-Emmanuel demandait aussitôt ses chevaux, revenait à Chambéry, surprenait son père, dont l’accueil se ressentit, on peut le croire, d’un si intempestif retour. Il fut tel, en effet, que, craignant tout de la furieuse déconvenue qu’il causait, Charles-Emmanuel enfourchait, le soir même à onze heures, un bidet de poste, et prenait à grande allure, par le Petit Saint-Bernard, la route de Turin, tandis qu’Orméa, pour égarer une poursuite possible, galopait de son côté à grand fracas vers le Mont-Cenis.

A huit heures le lendemain, Victor-Amédée demande son fils ; Barbier feint de l’aller chercher, tarde à revenir, avoue enfin que Charles-Emmanuel est, depuis la veille au soir, parti pour Turin. À cette nouvelle, le vieux Roi, à demi étranglé de colère, s’affaisse dans son fauteuil ; la marquise accourt, envoie chercher le médecin ; on craint un second coup d’apoplexie. Deux palettes de sang en ont raison, mais non pas de la colère du patient qui, à peine remis d’une si chaude alerte, part le surlendemain pour le Piémont.

On raconte qu’au sommet du Mont-Cenis, le cœur faillit cependant à Victor-Amédée ; se tournant vers la marquise : « En avant ou en arrière ? dit-il, répondez. »

Elle demeure silencieuse.

— Mais, vive Dieu ! Madame, répondez.

— Je suis faite pour obéir.

Là-dessus, le Roi donne au postillon l’ordre de fouailler. A mesure que le carrosse dévale vers Suse, que réapparaissent aux yeux du Roi ces paysages coutumiers de ses quarante années de règne, que sonnent à son oreille les rudes accens de cette langue piémontaise, qui vraiment est la sienne, il se sent redevenir l’homme, le soldat, le maître d’autrefois. Sa gloire d’antan lui remonte au cerveau, comme son ambition à fleur de cœur. Son abdication n’est plus qu’un rêve qu’emporte l’âpre bise qui lui souffle au visage.


V

Une lettre, apportée par un postillon qui creva trois chevaux entre Suse et Turin, annonçait à Charles-Emmanuel le retour de son père.

Victor-Amédée se bornait à dire, dans cette lettre, que l’air de Savoie lui était mauvais, qu’il coucherait le lendemain à Rivoli, et que l’on eût à lui avancer le quartier de sa pension d’octobre, soit trente-sept mille cinq cents livres.

Aux beaux jours d’autrefois, il n’eût pas plus impérieusement écrit, c’était une reprise de possession. Il le marqua plus nettement encore le lendemain à son fils, venu à sa rencontre, en lui signifiant qu’il quitterait Rivoli dans deux ou trois jours, pour s’établir à Moncalier ; après quoi Victor-Amédée lui avait tourné le dos et s’en était allé embrasser avec effusion Rhebinder et autres vieilles gens qui étaient là. Mais ces vieilles gens savaient trop bien à qui ils avaient affaire pour ne pas tout craindre d’une telle rentrée au jeu. C’était avoir tort et raison. Le joueur demeurait aussi habile, aussi audacieux qu’autrefois, mais la colère, comme on va le voir, brouillait ses cartes.

Lanfranchi mandé à Moncalier aidait Victor-Amédée à classer des papiers rapportés de Chambéry. Un malencontreux hasard voulut que le premier qui lui tomba sous la main fût une copie de l’acte d’abdication ; comme il la présentait au Roi, celui-ci la saisit furieusement et la déchira.

— Comment ! tu oses appeler cette méchante formule un acte d’abdication ? mais, tout cela est nul, et de fond et de forme. J’ai revu moi-même ce papier et l’ai fait examiner ; il n’a heureusement aucune valeur, et je pourrai remédier au gâchis où je retrouve ce pays.

Comme Lanfranchi murmurait je ne sais quelle banalité.

— Et tu crois, reprit le Roi, que je vais laisser gaspiller ce que j’ai acquis au prix de tant de dangers, que je vais laisser ternir un honneur pour lequel j’ai si souvent risqué ma vie ?

Il était d’humeur en effet à ne plus ménager personne. Son parti était pris de traiter gens et choses avec la souveraine désinvolture qu’il y eût mise autrefois.

Orméa, mandé à comparaître, fut salué par cette algarade : « Sachez d’abord que je n’accepterai ni remontrances, ni conseils, pas plus de vous que d’aucun de vos collègues ; vous n’aurez d’ordres à prendre que de moi, j’entends être désormais informé de tout. Je déciderai de tout. La moindre résistance me fera révoquer mon abdication. Elle ne tient d’ailleurs qu’à un fil, » ajouta le Roi qui, bientôt, ne se maîtrisant plus, accusa son fils de n’être qu’un monstre d’ingratitude.

— Il a fait mourir sa mère et sa première femme de chagrin[14], il m’a obligé moi-même à me remarier pour retrouver un peu d’affection ; j’ai perdu ma santé à être si indignement traité ; mais tout cela cessera, je suis revenu pour relever le Piémont, que j’avais fait si grand, de la honte où l’a laissé choir mon fils ; mon fils, je le ferai marcher droit.

Ce disant, il allait, venait à travers la pièce, brandissant violemment sa canne ; s’arrêtant tout à coup devant Orméa :

— Quant à toi, je t’ai tiré du néant, je t’y replongerai ; tu es d’une race de pendus, puisque ton grand-père l’a été. Tu n’éviteras pas le même sort, ce sera la récompense de ta trahison. Je te ferai voir que je suis encore le maître ; je le serai pour faire dresser quatre potences : tu auras la tienne, les trois autres seront pour tes indignes collègues[15].

Orméa répondit noblement :

— Je sais que je dois tout à Votre Majesté ; ma vie et mon sang témoigneraient au besoin de ma reconnaissance, mais je ne puis, quand même, faire à Votre Majesté le sacrifice de mon honneur.

Là-dessus, il salua et sortit.

La marquise de Spigno, qui le guettait, s’informa anxieusement de l’entretien.

Orméa répondit que tout s’était borné, de la part du Roi, à quelques plaintes vagues à propos de l’ingratitude de son fils ; sur quoi la marquise de renchérir, en disant qu’elle avait, en effet, bien souvent entendu feu la Reine se plaindre du mauvais cœur de Carlin.

La situation s’aggravait d’heure en heure des récriminations, des menaces que, maintenant, Victor-Amédée semait à tous les vents. Il semblait impossible que, pour parler si haut, il n’eût pas noué quelque intrigue à l’étranger, quelque complot à l’intérieur. Et voilà que, brusquement, comme pour donner créance plus grande à ces soupçons, Victor-Amédée faisait savoir à son fils qu’il eût à aller visiter incontinent les fortifications de Fenestrelle, qu’à son retour il lui signifierait ses volontés.

Pas n’était besoin d’être grand politique pour conclure de cet ordre à un prochain coup d’Etat. Victor-Amédée rêvait évidemment la même surprise qu’avait naguère déjouée le retour précipité de Charles-Emmanuel à Turin. Pas plus qu’alors il n’imaginait que son fils osât lui résister, et, de fait, son fils hésitait à désobéir. C’était partie perdue. Orméa joua son va-tout, et partit pour Moncalier.

En le voyant entrer dans son cabinet, Victor-Amédée se dressa, stupéfait de retrouver devant lui cet homme qu’il avait si violemment outragé. L’autre ne se déferra pas. S’enveloppant des plus respectueuses formules, il déclara tout net que son maître, le roi Charles-Emmanuel, n’obéirait pas, n’irait pas à Fenestrelle...

Les ponts, cette fois, étaient à jamais coupés. Tout raccommodement entre les deux princes devenait à jamais impossible. Orméa les tenait l’un et l’autre à sa merci. Que lui importaient, après cela, les furieux anathèmes de Victor-Amédée ? Il regagnait tranquillement Turin, sûr que le vieux Roi lui donnerait à brève échéance l’occasion d’achever son œuvre.

Le hasard voulut, cette fois encore, qu’un prêtre se trouvât là juste à point pour seconder la politique de l’ambitieux ministre. C’avait été à Chambéry Michon, ce petit vicaire qui, derrière son rideau, surprenait les projets de Victor-Amédée. A Moncalier, ce fut ce même abbé Boggio qui, on s’en souvient, n’avait pu l’empêcher d’abdiquer. Convaincu que Boggio l’approuverait de revenir sur cette abdication, le Roi l’avait mandé aussitôt après le départ d’Orméa.

L’abbé d’accourir. A peine entré, il voit pousser tous les verrous.

— Asseyez-vous[16].

Boggio obéit, convaincu qu’il s’agit de quelque confession. Mais, las ! il s’agit de bien autre chose. C’est aux oreilles du malheureux abbé une mitraille d’imprécations. Le Roi va, vient dans son cabinet, s’en prend aux meubles, aux tableaux qu’il crève à grands coups de canne. A bout de souffle, il tombe enfin dans un fauteuil.

— Voilà, dit-il, où m’ont réduit mon fils et ses ministres. Il ne me reste que deux partis à prendre. Entrer au couvent, ce que je ne puis, à cause de mon mariage, ou sortir des États pour aller demander à l’Empereur son arbitrage entre moi et mes persécuteurs. Du reste, j’ai le moyen, et le voilà, de les mettre à la raison !

— Ce disant, il brandit son acte d’abdication.

— Levez-vous et écrivez.

L’abbé, qui prévoit où le Roi veut en venir, se jette à ses pieds :

— Non, non, sire, épargnez-moi ; le courage, la force me manquent.

— Ecrivez, vous ne sortirez d’ici que vous n’ayez écrit.

Et, plus mort que vif, l’abbé écrit sous la dictée du Roi. « Que dans l’espoir de voir son fils continuer les glorieuses traditions de sa maison, le roi Victor-Amédée lui avait transmis sa couronne, mais qu’aujourd’hui déçu dans ses espérances il annule l’acte du 30 septembre qui a consacré son abdication. »

— J’ai, ajoute le Roi, en prévision de ce qui arrive, estimé prudent de ne délier personne de son serment de fidélité. Demain vous me rapporterez ce document mis au net.

Et Victor-Amédée pousse le malheureux abbé hors de son cabinet.

Il est tard. Les portes de Turin sont fermées. Boggio achève sa terrible nuit dans un fossé. Dès l’aube il court chez Lanfranchi : Lanfranchi court chez Orméa, Orméa chez le Roi qui aussi- tôt mande l’abbé pour lui faire raconter, par le menu, la scène de Moncalier. Le papier dont Boggio ne s’est pas dessaisi témoigne de sa véracité. Charles-Emmanuel hésite devant l’horrible mesure à laquelle l’accule Orméa ; à bout d’argumens celui-ci donne sa démission, demande des chevaux de poste. Charles-Emmanuel le retient ; tout plutôt que de se trouver seul en face de son terrible père. Le marquis a calculé juste.

Le soir même, il réunit ses collègues, leur adjoint cinq ou

six personnages dont il est sûr, et sans plus se soucier de protocole que de respect, accuse Victor-Amédée de félonie. L’acte dicté à Boggio en est la preuve flagrante. C’est l’appui de l’étranger que Victor-Amédée veut aller mendier à Milan, la guerre civile qu’il va déchaîner. C’est la vie du Roi qui se trouve menacée parce qu’une femme, la marquise de Spigno, déçue dans ses folles ambitions, a réussi à faire oublier à son mari l’honneur de sa parole et le bien de l’Etat.

— Le devoir du Roi est de parer à de telles catastrophes en s’assurant de la personne de Victor-Amédée, continue Orméa, nous avons à nous prononcer sur cette terrible mesure ; mais ne pensons pas à nous, victimes désignées à une haine furieuse, pensons à l’État, au Roi que nous avons juré de servir au péril de notre vie[17].

Nul ne dit mot, car chacun approuve. Enfoncé dans son fauteuil, Charles-Emmanuel demeure immobile, tandis qu’Orméa lui présente une plume et l’ordre d’arrestation.

— Mais, sire, insiste le ministre, il y va de notre honneur, de notre vie à tous.

D’un geste mourant, Charles-Emmanuel prend enfin la plume et signe, puis, d’un autre geste, congédie tout le monde. Tandis qu’Orméa emporte le fatal papier, la Reine entre éperdue et se jette dans les bras de son mari qui pleure.

Les portes de Turin furent fermées, ce soir-là, à sept heures. Six bataillons d’infanterie et un escadron de dragons avaient pris le chemin de Moncalier. A minuit le château était cerné. Le marquis d’Orméa avait suivi la troupe, pour s’emparer, dès l’arrestation du Roi, de tous les papiers qu’on pourrait trouver. Le comte de la Pérouse commandait.

A une heure du matin, La Pérouse se dirige, accompagné de quatre colonels et suivi d’une compagnie de grenadiers, vers l’appartement royal. Tout dort, les portes sont fermées à double tour. La Pérouse appelle deux sapeurs ; à leur premier coup de hache, la marquise de Spigno s’est jetée hors du lit ; elle court à la porte, aperçoit les grenadiers, revient en criant : « Ah ! mon Roi, nous sommes perdus. »

Les soldats sont entrés derrière elle. La Pérouse s’empare de l’épée que Victor-Amédée a laissée sur la table, et s’approche.

Le Roi n’en croit ni ses oreilles ni ses yeux : cette troupe, ce La Pérouse dans sa chambre à pareille heure :

— Sortez ! crie-t-il suffoqué.

— Sire, j’ai l’ordre de m’assurer de Votre Majesté.

— L’ordre de qui ?

— Du Roi.

— Le Roi, c’est moi, je n’ai délié personne du serment de fidélité. Je suis le maître.

— Il n’y a qu’un Dieu et qu’un maître, Sire. Votre Majesté m’a elle-même donné son fils pour Roi, je lui obéis.

— Et qui donc osera mettre la main sur moi ?

— Personne, car Votre Majesté ne nous y obligera pas. Alors, Victor-Amédée, sans répondre, se renfonce sous ses couvertures, enlace la marquise de Spigno, et ne bouge plus.

Un quart d’heure se passe. La Pérouse respecte cet embrassement qu’il croit être un adieu ; rien ne bouge dans ce lit qu’entourent colonels et grenadiers, les uns baïonnette au canon, les autres armés de torches.

— Sire, reprend enfin La Pérouse, j’ose supplier Votre Majesté de se prêter de bonne grâce aux ordres dont je suis porteur.

Pour toute réponse, le Roi plonge plus avant dans son lit.

— Solaro, dit La Pérouse à l’officier chargé d’arrêter la marquise, faites votre devoir, je vais faire le mien.

La scène, dont sont alors témoins les grenadiers ahuris, n’a de pendant dans aucune histoire. Les quatre colonels s’en prennent au Roi et à sa femme qu’ils s’efforcent de désenlacer ; les couvertures, les draps sont en l’air, jusqu’à ce qu’enfin, la marquise, arrachée des bras de son mari, soit traînée moitié nue dans un cabinet voisin.

Pâmé de colère, d’effroi, de honte, de stupeur, sans souffle, sans parole, Victor-Amédée est retombé sur son lit.

— Sire, notre devoir est infiniment douloureux, supplie La Pérouse, ému jusqu’au larmes de ce lamentable spectacle, ne le rendez pas encore plus douloureux.

— Non, reprend violemment le Roi qui s’est retrouvé, je veux voir jusqu’où peut aller l’ignominie, la scélératesse des ministres de mon fils, car lui ne peut s’être rendu coupable d’un tel attentat.

La Pérouse n’y contredit pas. L’espérance d’une vengeance entrevue décide enfin Victor-Amédée à céder. Tandis qu’il descend les degrés pour gagner le carrosse qui l’attend dans la cour, il s’adresse presque gaiement aux soldats qui le soutiennent :

— Ah ! vous autres êtes de braves gens, dit-il, buvez à ma santé, et il leur jette dix louis, tout ce qui reste dans sa bourse.

Moins heureux est leur colonel.

— Apprends que les gens de ta sorte ne sont pas faits pour s’asseoir près de moi, lui crie le prisonnier en repoussant d’un coup de poing le malheureux qui s’apprête à monter en voiture.

C’est, il est vrai, un officier de fortune, et le Roi si friand de basses gens ne les admet guère dans son armée.

Mais l’heure est passée des grands dédains. Le carrosse, escorté de dragons, part à toute allure pour Rivoli, pour Rivoli où Victor-Amédée signait naguère son abdication et où il revient prisonnier, pantelant de fureur, « la langue pendante hors de sa bouche pleine d’écume. »

Depuis la veille, une nuée d’ouvriers muraient les portes, grillageaient les fenêtres, transformaient le château en prison, et quelle prison ! Sous les plombs de Venise, Victor-Amédée n’eût pas été soumis à un régime plus cruel, à une surveillance plus étroite ; ni jour, ni nuit, il n’était seul un instant. Quatre officiers, sabre au clair, veillaient devant sa porte toujours ouverte, défense à lui de parler à voix basse, défense à tout le monde de répondre à aucune question ; ni encre, ni plume, ni papier ! On ne pouvait accéder à ses appartemens que par une seule porte, par un seul escalier ; comme promenoir, il avait une petite terrasse, il n’y pouvait faire un pas sans être suivi de deux gardiens. On lui avait bien, par compassion, laissé son médecin Grossi et son aumônier, le Père Dormiglia ; mais encore ne pouvait-il s’entretenir avec eux que devant témoin.

Tandis que le matin il assistait à la messe, Solaro, le gouverneur du château, perquisitionnait dans la chambre du prisonnier, fouillait ses meubles, feuilletait ses papiers, palpait jusqu’aux poches de ses vêtemens. Le soir, il en allait de même quand le Roi était couché.

Pendant les premiers jours, ce furent de tels égaremens, de tels délires, que tout faisait craindre que le prisonnier devînt fou ; puis, peu à peu, ses forces le trahirent. Trois semaines d’atroces souffrances suffirent pour faire du terrible vieillard un pauvre être tremblant, pleureur, sans défense.

Le malheureux n’avait plus d’autre souci que sa femme ; il la réclamait, suppliait, les larmes aux yeux, qu’on lui permît d’écrire à son fils pour la lui redemander. Toujours Orméa refusait. Il refusa jusqu’à ce que, enfin révolté de tant d’inutiles cruautés, Solaro s’adressât directement au Roi. Le Roi promit ; mais que longtemps encore le prisonnier dut attendre cette dernière joie qu’il pût espérer dans son in pace !

Lorsque, enfin, le 10 décembre, la marquise arriva du fort de Ceva où, depuis son enlèvement, elle avait été enfermée avec des femmes de mauvaise vie, Victor-Amédée oublia tout, ne demanda plus qu’une grâce, celle de voir les portes de sa chambre se fermer pendant la nuit. Orméa y consentit sous cette condition que toutes les serrures en seraient démontées.

La honte sans doute le réduisait à cette suprême indulgence, car il n’avait pu saisir à Moncalier que trois grands coffres contenant 600 livres de chocolat !

Tout autre que cet homme eût succombé sous l’odieux, sous le ridicule d’une pareille aventure ; tout autre que lui eût rendu la liberté au captif de Rivoli ; mais telle était sa haine contre Victor-Amédée, telle aussi sa puissance sur l’esprit de Charles-Emmanuel, que rien, pendant treize mois, ne put le désarmer. On murmurait à Turin : qu’importaient ces murmures ? qu’importaient les plaintes de plus en plus éplorées de celui dont la santé déclinait, dont la fière intelligence se perdait maintenant dans les plus misérables questions de service et d’intérieur ?

Le vieux Roi n’avait plus que par éclats la mémoire du passé. Un souvenir cependant y dominait tous les autres : celui d’une sorcière qui jadis lui avait prédit qu’il mourrait de rage et en prison. C’était à sa femme, naguère tant aimée, qu’il s’en prenait maintenant de l’accomplissement de cette prophétie. Que ne l’avait-elle arrêté sur le Mont-Cenis ! Pourquoi l’avait-elle épousé ? Maintes fois, hélas ! il lui faisait expier à coups de canne sa propre folie, puis c’étaient des crises de larmes, des tendresses passionnées.

Les médecins réclamèrent, au moins, un changement de prison.

Orméa, rassuré par la fin prochaine de sa victime, consentit à ce qu’elle allât mourir à Moncalier. Deux litières escortées de dragons y transportèrent, le 12 avril, Victor-Amédée et la marquise de Spigno.

Ils y végétèrent six mois. Chaque lendemain diminuait chez le Roi les forces et l’intelligence de la veille ; il tombait en enfance, divaguait sans cesse, voulait se faire moine, suppliait qu’on le délivrât de sa femme. Bientôt il ne put plus quitter son lit où il passait ses journées à faire des châteaux de cartes.

Parfois, cependant, il demandait encore craintivement son fils. «Je lui pardonne. Je pardonne à Orméa, » disait-il quand une lueur de raison lui revenait, mais ce n’était que lueur bientôt éteinte.

La mort semblait prochaine ; les médecins en avisèrent le Roi qui ne vint pas. Orméa, implacable jusqu’au bout, se dressait encore, à l’heure où l’agonie commençait, entre le mourant et son fils. Tout allait finir. Autour du lit, il n’y avait que la marquise et quelques capucins en prières.

Le 31 octobre, Solaro écrivit à Turin pour demander des ordres. La réponse fut que, si le Roi mourait dans la nuit, on démolît les murs, qu’on jetât bas les palissades, qu’on dégrillât les fenêtres, de façon que nulle trace de prison ne restât lors de la venue de Charles-Emmanuel.

Orméa pouvait enfin lui permettre de venir, car Victor-Amédée était mort à neuf heures[18].


Le besoin de flatter et de mentir est, hélas ! si grand parmi les hommes, qu’il s’est trouvé un panégyriste pour évoquer le pauvre mort et lui faire dire dans une délirante prosopopée : « Venez, mon fils ; venez, vous qui, comme les enfans respectueux de Noé, avez caché les faiblesses de votre père ; venez recevoir de lui une dernière bénédiction[19]... »


COSTA DE BEAUREGARD.

  1. Storia del regno di Vittorio-Amedeo II (Domenico Carutti). — Lettres du maréchal de Tessé, publiées par le comte de Rambuteau. — Anecdotes sur la cour de Sardaigne, par M. Blondel, ministre de France à Turin, publiées dans les Miscellanéa di Storia italiana, t. V, p. 111. — Histoire de la comtesse de Verrue, par M. de 1erys. — Notes inédites laissées par le marquis Henry Costa.
  2. Lettre de Mme Jeanne-Baptiste à Louvois (citée par Lerys).
  3. Victor-Amédée, fils aîné du Roi, né en 1699, mort en 1715.
  4. Anne-Marie, fille de Philippe, duc d’Orléans et d’Henriette d’Angleterre.
  5. Marie-Adélaïde, Duchesse de Bourgogne, Marie-Gabrielle, reine d’Espagne.
  6. Charles-Emmanuel, duc d’Aoste, né le 27 avril 1701.
  7. « Je ne suis pas riche, disait Victor-Amédée. J’ai cependant de quoi payer tous mes serviteurs. Très peu en or, quelques-uns en honneurs, le plus grand nombre en bonnes mines et en bonnes paroles. »
  8. Louis-Augustin Blondel, né le 26 octobre 1696, fils de messire François Blondel, seigneur de Vaucresson, et de Jeanne-Marie Morin, gentilhomme ordinaire de la maison du Roi, conseiller d’État, mort en 1760.
  9. Valet de chambre du Roi.
  10. Carutti, p. 465.
  11. Notes inédites.
  12. Voyez Blondel, Anecdotes, p. 477.
  13. Le Roi et la marquise étaient allés ce jour-là à Saint-Alban, près de Chambéry, visiter une maison qu’ils avaient louée au marquis Costa. Victor-Amédée y faisait exécuter de grands travaux qui, lors de son départ précipité, demeurèrent impayés et à la charge du propriétaire. (Notes inédites.)
  14. Voyez Carutti, p. 492.
  15. Voyez Blondel, Anecdotes, p. 579.
  16. Voyez Carutti, p. 398-499.
  17. Voyez Carutti, p. 502.
  18. 31 octobre 1732.
  19. Notes inédites. Au lendemain de la mort de son mari, la marquise de Spigno fut envoyée au couvent de Saint-Joseph, à Carignan. Elle fut de là transférée au monastère de la Visitation, à Pignerol. Elle y mourut dans un âge assez avancé, sans être jamais sortie de sa retraite.