L’Episode de Dixmude/01

La bibliothèque libre.
L’Episode de Dixmude
Revue des Deux Mondes6e période, tome 59 (p. 225-256).
02  ►
L’ÉPISODE DE DIXMUDE
octobre-novembre 1914

Le 15 octobre 1914, à midi, la brigade de fusiliers-marins arrivait à Dixmude, venant de la région Est de Gand qu’elle avait quittée, dans la soirée du 11, avec la 7e division anglaise commandée par le général Cappers. De Gand à Dixmude, elle avait cantonné à Aeltre pendant quelques heures de la matinée du 12, et elle avait passé la nuit du 12 au 13 à Thielt où elle était arrivée fourbue par cette marche de plus de 60 kilomètres en moins de 24 heures. Le 13, dans l’Ouest de Lichlervelde, elle s’était séparée des Anglais qui ralliaient leur armée à Roulers, et elle avait cantonné à Thourout où elle avait été incorporée dans l’armée belge. Dans la matinée du 14, la brigade avait pris place, en avant d’Handzaeme, dans le front belge qui venait de s’établir sur la ligne générale Ghistellesbois de Vijnendaele-Cortemarck, front que l’armée anglaise devait prolonger, au Sud de Cortemarck, vers Staden et Menin. A la fin de la journée du 14, l’organisation du front belge était chose faite, et toutes les troupes qui l’occupaient étaient placées sous le commandement supérieur du lieutenant-général Michel qui commandait la 4e D. A. (division d’armée). Mais, dans la nuit, le Grand Quartier belge donnait l’ordre de repli en arrière de l’Yser, ordre motivé par l’approche rapide de forces allemandes considérables dont il valait mieux attendre le choc derrière une ligne d’eau. D’autre part, comme l’armée anglaise ne dépassait pas Roulers, vers le Nord, il était resté un vide de 12 kilomètres entre sa gauche et la brigade des marins qui tenait, à Cortemarck, l’extrême droite du groupement franco-belge.

Quoi qu’il en fût, le 15 à midi, la brigade de marins prenait place dans l’ensemble stratégique défini comme il suit :

Le front de l’Yser était tenu, à partir du Nord, par la 2e D. A. à Nieuport et Saint-Georges, par la 1re D. A. à Schoorbakke, par la 4e D, A. à Tervaete, par les marins à Dixmude. Les divisions d’armée 3, 5 et 6 se rassemblaient respectivement à Lampernisse, au Nord de la forêt d’Houthulst, et au Nord de Bixschoote. Enfin les deux divisions de cavalerie couvraient l’ensemble de la position, la 1re (général de Witte) entre Cortemarck, Staden et Roulers, la 2e (général de Monge) dans le Nord, avec repli par Nieuport.

La brigade de marins arrivait à Dixmude à l’effectif total de 160 officiers et 6 500 hommes environ, et se composait de deux régiments à 3 bataillons de 4 compagnies, et d’une compagnie spéciale de mitrailleuses à 8 sections. Le groupe Pontus, du 3e régiment d’artillerie de campagne belge, était à ma disposition depuis la veille.


Aussitôt entré dans la ville, je prends contact avec le lieutenant-général Michel qui me fait connaître notre mission. Nous devons tenir à tout prix les débouchés Est de Dixmude, jusqu’à ce qu’on ait terminé des transports de matériel important par les voies ferrées Nieuport-Dixmude et Dixmude-Furnes qui ont leur point de rebroussement à Caeskerke, à 1 kilomètre à l’Ouest de Dixmude. Une fois ces transports terminés, nous devrons défendre les débouchés Ouest de Dixmude, en ne laissant que des éléments de grand’garde à l’Est de l’Yser.

Aussitôt après notre entretien, le lieutenant-général me cède son quartier général de la rue d’Eessen, et rejoint sa division dans le Nord.

Après examen de la carte, je décide d’organiser notre position avancée sur une ligne courbe partant du carrefour au Sud du château de Woumen, passant à la cote d’Eessen, et se prolongéant sur la route de Vladsloo jusqu’au canal d’Handzaeme dont on tiendra le pont, ce qui représente un développement de 4 kilomètres environ. En conséquence, le bataillon de Kerros (2/1) occupe Eessen ainsi que les routes de Clercken et de Vladsloo, tandis que le bataillon Mauros (3/2) est poussé sur la région du château de Woumen. Les quatre autres bataillons et la compagnie de mitrailleuses s’établissent à Dixmude et plus en arrière, avec une grand’garde sur la route de Beerst. Le groupe d’artillerie Pontus est mis en batterie au Sud de la chapelle Notre-Dame du Bon Secours, 1 kilomètre à l’Est de Dixmude où j’établis mon poste de commandement.

Dans l’après-midi, je me rends compte que notre ligne d’avant-poste a un développement trop grand pour 2 bataillons. Je pousse donc le bataillon Rabot (3/1) sur Eessen, en soutien, et je fais organiser la lisière Est de Dixmude par le bataillon de Sainte-Marie (1/1) et une compagnie du génie belge. Une fois ces mouvements effectués, ma brigade a donc deux bataillons et un groupe d’artillerie en ligne, deux bataillons en soutien, et deux bataillons en réserve.

Les conditions physiques du terrain sont les suivantes : La ville de Dixmude, dont la grande place est à la cote 8, est bâtie sur la rive Est de l’Yser, à l’extrémité Nord-Ouest d’un éperon qui vient du Sud-Est, et qui forme, en somme, le terminus de la terre ferme. Dans la direction de Clercken, qui est l’arête de cet éperon, si l’on peut ainsi parler, le terrain monte à la cote 30 en deux kilomètres, pour atteindre la cote 40 aux environs de Clercken. Dans tous les autres azimuts, l’éperon est bordé par le polder dont les drains principaux sont le canal de Vladsloo qui monte vers le Nord, le canal d’Handzaeme qui aboutit à, l’Yser, et l’Yser lui-même qui est canalisé avec chemin de halage en digue sur la rive Ouest. A l’Ouest de l’Yser, le polder s’étend à perte de vue, à la cote 4 en général, et ses routes ou voies ferrées sont toutes en remblai. Le polder est sillonné dans tous les sens par une infinité de canaux (vaarts) grands ou petits, et de fossés d’eau (vliets) qui en assurent le drainage, et qui rendent la circulation des troupes très difficile, si les routes et chemins de terre ou d’herbe sont battus par l’artillerie. Il résulte de cela que celui qui possède l’éperon Clercken-Dixmude se procure des avantages très sérieux sur un adversaire qui n’occupe que le polder. D’une part, il peut se protéger en s’enterrant dans des tranchées aussi profondes qu’il le veut, et il peut aussi dissimuler facilement son artillerie. D’autre part, il voit tout ce qui se passe dans le polder, où l’adversaire ne peut rien cacher, car il ne peut creuser la terre sans rencontrer une nappe d’eau a 1 mètre de profondeur au maximum, quand le niveau général de la nappe souterraine est normal.
CARTE DE LA REGION DE DIXMUDE

Bien que l’Yser n’ait qu’une largeur de 20 mètres, la position de Dixmude offre un très grand intérêt au point de vue militaire, en tant que nœud de routes fort important et passage de la voie ferrée normale. Mais la véritable tête de pont se trouve en réalité sur les hauteurs de Clercken, que nous n’occupons pas, faute de troupes en quantités suffisantes.

La position principale dont nous prenons la charge est bien l’Yser, mais la ville de Dixmude forme, en avant du fleuve, un masque de premier ordre, dont l’avantage est trop sérieux pour que nous en laissions la possession à l’ennemi.

Dès la première heure, ma résolution est donc prise de tenir la ville le plus longtemps possible, et de la couvrir, en avant, par des forces autrement importantes que des éléments de grand’garde qui seraient vite bousculés.


Vers 20 heures, la 6e compagnie du 1er régiment met en fuite une auto-mitrailleuse allemande qui fait une reconnaissance sur la route d’Eessen en s’aidant d’un projecteur. A défaut de renseignements, qui manquent totalement, cet incident prouve que nous n’avons plus aucune couverture dans l’Est.

Peu après, l’état-major de la brigade B de la 3e D. A. qui cantonne à Lampernisse, me fait savoir qu’il reçoit la mission de tenir l’Yser entre la route Nieucappelle-Vyfhuysen et la droite des marins, et me demande où est cette droite. Je réponds qu’elle se trouve à peu près à hauteur de Saint-Jacques-Cappelle, sur la rive Ouest, et, de la question qui m’est posée, je déduis que notre bataillon du carrefour de Woumen ne trouvera aucune liaison vers le Sud.

D’ailleurs, par un télégramme du Grand Quartier, j’apprends aussi que, demain 16 octobre, les 5e et 6e D. A. se replieront derrière l’Yser, 5e par le pont de Noordschoote, 6e par celui de Steenstraat. La 5e D. A. tiendra le canal depuis notre droite jusqu’à Withuis, et la 6e D. A. à sa droite, jusqu’aux environs de Bœsinghe, où elle se reliera à la gauche d’un groupement français.

Donc, demain matin, l’Yser sera tenu de la mer à Bœsinghe, et nous occupons l’un des points les plus importants de la ligne. Comme il est probable que nous n’irions pas plus loin vers l’Ouest, je m’occupe, dans la soirée, de la question importante du ravitaillement de ma brigade, et j’espère le réaliser par Dunkerque, qui n’est qu’à une trentaine de kilomètres.


16 octobre.

De bonne heure, je suis avisé que les transports par chemin de fer, de Nieuport à Furnes via Caeskerke, sont terminés. En conséquence, je décide de rapprocher notre ligne d’avant-postes de la ville, sur une courbe, convexe vers l’Est, partant du moulin de la borne 0 k. 500 de la route de Beerst, passant par Kapelhœk, et aboutissant au château de Woumen. Ce mouvement de repli est terminé à 10 heures, en vue de patrouilles allemandes, mais à la faveur d’un brouillard épais qui ne se lève qu’à la fin de l’opération.

Dans l’après-midi, l’organisation des lisières de la ville étant assez avancée, je fais faire un nouveau repli qui permet, cette fois, d’occuper une ligne de retranchements à peu près continue. Le dispositif général devient alors le suivant :

Deux secteurs, Nord et Sud, séparés par la route Dixmude-Caeskerke, qui appartient au secteur Nord ;

Secteur Nord : 1er régiment ; un bataillon dans les tranchées en avant de Dixmude, un bataillon bordant la rive Ouest de l’Yser, au Nord du pont-route ; un bataillon vers Caeskerke, on soutien ;

Secteur Sud : 2e régiment ; un bataillon sur la rive Ouest de l’Yser, au Sud du pont-route ; un bataillon en soutien au Sud de Caeskerke.

Je place mon P. C. et mon Q. G. à la gare de Caeskerke, un kilomètre Ouest du pont-route, et je garde à ma disposition une réserve composée d’un bataillon du 2e régiment et de la compagnie des mitrailleuses, et je la porte un kilomètre plus à l’Ouest, à Oude-Barreel, carrefour des routes qui mènent à Pervyse et à Oudecappelle.

Le groupe d’artillerie Pontus place deux batteries au Sud du passage à niveau au Nord-Ouest du carrefour, et la troisième au Nord du village de Caeskerke.

Vers quinze heures, le Q. G. me demande, par télégraphe, si nous sommes attaqués et si nous avons besoin de renforts. Je réponds négativement, mais l’attaque se produit peu de temps après, vers seize heures, par artillerie et infanterie. Le groupe Pontus outre le feu sur les carrefours des routes, et les Allemands sont repoussés ; mais ils continueront leurs attaques pendant toute la nuit, sans montrer beaucoup de mordant. Ils nous tuent cependant 5 hommes et en blessent 24.

Je reçois la visite du colonel de Wleschouwer, qui commande le 3e régiment d’artillerie belge (3e D. A.), et m’amène les deux autres groupes de son régiment. Je le prie de cantonner à Ootskerke, de placer ses groupes l’un entre Oudecappelle et l’Yser, l’autre à l’Est d’Ootskerke, et de battre, le lendemain, au lever du jour, les environs de tous les carrefours des routes autour d’Eessen et au Sud du château de Woumen. Je lui demande aussi de faire prendre d’urgence les éléments de tir nécessaires pour exécuter des barrages en avant de nos tranchées.


17 octobre.

Pendant la nuit, en raison de la continuation des escarmouches au front Est de Dixmude, je le renforce de deux compagnies.

Notre artillerie ouvre le feu dès 6 heures, et je suis avisé qu’un bataillon de la 3e D. A. est mis à ma disposition. Dans la matinée, les quatre compagnies de marins qui ont été engagées la veille sont relevées par d’autres et mises au repos au carrefour d’Oude-Barreel.

De 11 heures à 13 heures, l’artillerie allemande tire à schrapnells sur Dixmude et nos tranchées, mais sans causer aucun dommage sérieux. A partir de 13 heures, le calme se fait. Les Allemands paraissent faire face au Nord, et l’une de leurs batteries tire sur Vladsloo. Vers 16 heures, ils se retirent. Je ne tarde pas à m’expliquer cette retraite, en recevant un rapport de la cavalerie belge qui a fait une reconnaissance dans l’Est de Keyem, et a poussé jusqu’à Bovekerke. Cette cavalerie a vu l’ennemi en forces au Sud de Vladsloo, et a trouvé Wercken occupé par lui. D’autre part, nous prenons contact avec des cavaliers français du 2e corps de cavalerie qui se présentent par la route de Woumen et nous apprenons par eux que le 2e C. G. exécute une mission de reconnaissance et d’attaque dans les directions de Thourout et de Roulers. Une brigade de la 4e D. C. a dû attaquer Clercken. Il est clair que les Allemands ont été inquiétés par ces mouvements dans le Nord et le Sud, et qu’ils se sont retirés pour ne pas être coupés.

En fin de journée, je reçois un officier de liaison de la brigade des goumiers qui m’apprend que les 1 200 cavaliers de cette brigade sont mis à mes ordres, qu’ils sont aujourd’hui à Cassel, et seront demain à Loo.

La nuit est calme, avec cependant quelques alertes et des fusillades que je ne puis m’expliquer que par l’énervement des troupes, car il n’y a vraisemblablement plus d’Allemands devant nos lignes.

Dans la nuit, une communication de l’Etat-major du 2e corps de cavalerie (général de Mitry) m’informe que la 4e et la 7e D. C, commandées par le général Hely d’Oissel, se sont emparées de Woumen, Clercken et Houthulst, tandis qu’une division de cavalerie belge, à Wyfwege, a repoussé une attaque ennemie venant de Staden. Le général Hely d’Oissel continue sur Cortemarck et Thourout, tandis que le général Requichot opérera vers Sleyhage et Roulers. Ces opérations sont soutenues par deux bataillons d’infanterie territoriale. Le poste de commandement du corps de cavalerie se transporte de Poperinghe à Elverdinghe, et doit être à Boesinghe à 13 heures.

Dans la matinée, S. M. le roi des Belges, commandant en chef de l’Armée, arrive à la station de Caeskerke, et je l’accompagne dans sa visite aux tranchées que nous creusons dans le chemin de halage de l’Yser. A part moi, je me demande si S. M. n’a pas l’impression que nous sabotons cette belle digue, mais Elle n’en laisse rien paraître et me fait l’accueil le plus gracieux.

A 11 heures, je prescris au bataillon de Kerros de se porter sur Eessen, d’envoyer des patrouilles sur toutes les routes, et de chercher la liaison, par autos, avec la 4e D. G. à Clercken, ainsi qu’avec les forces françaises qui peuvent être à Zarren. Je mets une batterie d’artillerie à la disposition de ce bataillon.

A 13 heures, le général de Buyer, qui commande la 4e D. C. m’informe qu’il occupe Zarren où il me demande d’envoyer de l’infanterie pour qu’il puisse continuer sur Cortemarck. Cette demande me cause un grand embarras, car j’apprends en même temps que les Allemands prononcent une attaque vigoureuse sur Keyem et Beerst, c’est-à-dire sur les troupes qui nous flanquent à gauche. Dans ces conditions, je ne puis m’étendre vers l’Est sans l’ordre du G. Q. qui, pour le moment, a limité ma mission à Dixmude. C’est ce que je réponds au général, en l’informant que je dépends du commandement de l’Armée belge.

Au début de l’après-midi, je me rends à la chapelle N.-D. du Bon Secours, pour essayer de déterminer où pouvait bien se trouver une section allemande de deux pièces qui tirait de très près sur nos tranchées, l’avant-veille. En sortant de Dixmude, je m’arrête au passage à niveau de la voie ferrée, pour m’entretenir avec le capitaine de frégate de Sainte-Marie, qui commande en ce point. Mais, pendant notre conversation par la portière de ma voiture, le commandant s’affaisse, et tombe évanoui sur la route. Cet incident m’en dit long sur la fatigue de nos officiers, mais il ne m’est pas possible de leur donner du repos.

Je finis par trouver des traces fraîches de roues dans un petit enclos, à quelques centaines de mètres de nos lignes, et c’est probablement là que les Allemands avaient amené leurs canons. Près de cet endroit, à la lisière Est d’un boqueteau criblé de balles, je vois quelques cadavres allemands dont l’un est encore à genoux et en équilibre, dans l’attitude où il a été tué d’une balle dans la tempe. Sur la route, dans le voisinage, je vois aussi deux charrettes que l’ennemi n’a pas eu le temps d’emmener, et qui sont chargées l’une de fûts de bière que je fais ramener dans nos lignes, l’autre de lapins morts qui exhalent une odeur pestilentielle et que je prescris d’incendier.

A 16 heures, j’apprends que les troupes belges ont dû évacuer Keyem trop fortement canonné par l’artillerie lourde allemande, mais qu’elles occupent toujours Beerst où l’on voit cependant plusieurs incendies. Le commandant de Kerros rend compte que l’ennemi ne tient pas Vladsloo, et qu’il a fait sa liaison avec la 4e D. C. à Zarren. Préoccupé par ce qui se passe au Nord, je lui envoie l’ordre de rentrer.

A 18 heures, j’apprends que le 2e corps de cavalerie a atteint Cortemarck et peut-être Roulers, puis que la 4e D. A. reprend l’offensive sur Beerst et Keyem, et enfin que sa contre-attaque a réussi.

A 20 heures, le général de Buyer, qui est à Zarren, me demande d’assurer sa sécurité en occupant Eessen et la route de Vladsloo. Je charge le bataillon Mauros de cette mission, mais en lui prescrivant de s’établir face au Nord, et j’en rends compte au Grand Quartier.

La nuit est calme à Dixmude qui reçoit cependant quelques obus lourds. Dans la nuit, une automobile française du 2e G. C. se présente à notre barricade de la route de Woumen, phares allumés, mais notre poste de garde l’accueille par une fusillade qui blesse le chauffeur au cou. Cette méprise regrettable est certainement due à la nervosité des troupes.


19 octobre.

Au début de la matinée, les Allemands attaquent vigoureusement Leke, Keyem et Beerst. La 4e D. A. demande qu’on la soutienne, et le Grand Quartier décide d’attaquer l’ennemi sur son flanc Sud. La brigade de marins, chargée de l’attaque, est remplacée, dans la tête de pont de Dixmude, par la brigade Meyser, de la 3e D. A. Nous devons attaquer Keyem par Beerst, tandis que la 5e D. A. attaquera par Vladsloo et plus à l’Est. Le général commandant la 5e D. A. est chargé de diriger l’ensemble des opérations.

Pour ce qui me concerne, je donne les ordres suivants :

Le 2e régiment de marins attaquera Keyem avec 2 bataillons (Jeanniot et Pugliesi-Conti), en se couvrant vers Beerst, et en cherchant à se relier avec le bataillon Mauros qui se portera sur Vladsloo en partant d’Eessen où il se trouve. Le commandant du 2e régiment (capitaine de vaisseau Varney) chef des attaques, disposera de 2 batteries, et le commandant Mauros d’une seule.

Le 1er régiment (capitaine de vaisseau Delage) se rassemblera à Dixmude, et poussera un bataillon à la sortie Nord de la ville, sur la route de Beerst. Deux batteries prendront position aux lisières Nord de la ville. Les batteries restées à l’Ouest de l’Yser prépareront l’attaque sur Keyem et Beerst, si ces deux localités sont, ou tombent aux mains de l’ennemi.

Les deux régiments de goumiers, accompagnés par leurs autos-canons et autos-mitrailleuses, se porteront de Wercken sur Bovekerke et les bois de Çouckelaere, en se tenant en liaison avec la division de cavalerie belge qui a remplacé, à Zarren et Cortemarck, la 4e D. C. française poussée plus à l’Est.

P. C. de l’Amiral à Dixmude. Commencement des mouvements à 10 heures.

Les premiers renseignements que je reçois portent que les Belges occupent Keyem et Beerst, mais que Vladsloo est occupé par l’ennemi. Puis, j’apprends que des batteries belges tirent en arrière des avant-postes du bataillon Mauros qui tiennent le pont de la route Eessen-Vladsloo sur le canal d’Handzaeme. Ces obus viennent d’une batterie à l’Ouest de l’Yser, qui a Vladsloo pour objectif, mais tire beaucoup trop à droite. Ensuite, la 4e D. A. informe que les Allemands ont repris Keyem, et demande que l’attaque du Sud se dessine le plus tôt possible.

Par un officier de mon état-major que j’ai posté au haut du beffroi de Dixmude à 11 heures, j’apprends successivement que : à 11 heures 30, notre colonne de droite a atteint et dépassé Vladsloo, tandis que la colonne de gauche est arrêtée au nœud de routes à l’Ouest de Beerst, où la fusillade est nourrie ; à midi 20, la colonne de gauche est toujours stationnaire, sa tête engagée au Nord-Ouest de Beerst ; nos troupes sont canonnées par l’artillerie allemande qui paraît être établie à Witte-Poorthoek, Langenhoek, Hoogeveld d’une part, et Kasteelhoek (Sud-Ouest de Keyem) d’autre part. Ordre est donné d’ouvrir le feu de notre artillerie sur ces villages.

A 14 heures, j’apprends que les Belges n’occupaient pas Beerst, mais seulement le nœud de routes à l’Ouest du village. Naturellement, notre colonne de gauche, en marche sur Keyem, a été attaquée sur son flanc droit, et le bataillon Jeanniot a dû faire face à l’Est, à cheval sur l’embranchement de route qui mène de Beerst, tandis que le bataillon Conti, face au Nord, a dû arrêter son mouvement. Le commandant Varney n’a pas encore pu se mettre en liaison avec le bataillon Mauros du côté de Vladsloo. Nous avons subi des pertes assez lourdes, et le commandant Varney me demande de relever le bataillon Jeanniot qui est assez éprouvé.

Je ne puis faire ouvrir le feu de notre artillerie sur Beerst où nos troupes peuvent entrer d’un moment à l’autre, et pour essayer de me rendre compte de la situation par moi-même, je monte au sommet du clocher. Mais je n’y vois rien de plus, et, ne comprenant pas le stationnement prolongé de nos bataillons, je me rends au front, en auto, pour l’éclaircir sur place. En sortant de la ville, je prescris au bataillon Rabot d’aller relever le bataillon Jeanniot, et au bataillon de Kerros d’attaquer Beerst directement par le Sud, à travers les prairies, pour faire la jonction des deux colonnes.

En arrivant sur le terrain, vers 16 heures, j’y trouve un entassement de nos troupes aux lisières Sud-Ouest de Beerst d’où ne part plus aucun coup de fusil. Jugeant cet entassement dangereux au cas où l’artillerie allemande le distinguerait, je donne aussitôt l’ordre de pénétrer dans le village qui est occupé sans pertes nouvelles, les Allemands venant de l’évacuer. Puis, je prescris le renvoi à Dixmude du bataillon Jeanniot, et je donne les ordres nécessaires pour l’organisation du village et de ses abords. La nuit tombe, et il est trop tard pour poursuivre l’attaque sur Keyem, surtout en l’absence de renseignements de ce côté.

A 17 h. 30, je reçois l’ordre de ramener ma brigade à l’Ouest de l’Yser, et de la cantonner à Saint-Jacques-Cappelle et Caeskerke. Je fais le nécessaire aussitôt, et je rentre à Dixmude pour connaître la cause du changement de la situation. J’apprends alors que les nouveaux ordres du Grand Quartier sont motivés par l’approche de fortes colonnes allemandes, ce qui oblige à assurer fortement la ligne de l’Yser.

A 22 heures, et sous une assez forte pluie, l’état-major de la brigade et le 2e régiment sont à Caeskerke-village, et le 1er régiment à Saint-Jacques-Cappelle, mais la prise des cantonnements a été difficile, les deux localités qui nous ont été attribuées étant fort petites et très encombrées. La brigade belge Meyser occupe la tête de pont de Dixmude. Les goumiers sont rentrés à Loo, avec leurs autos. La nuit est calme et pluvieuse, et l’on voit beaucoup d’incendies dans l’Est.


20 octobre.

La journée du 19 a coûté à ma brigade 13 tués dont 2 officiers, 85 blessés dont 4 officiers, et 10 disparus. Je me demande si ces pertes sont justifiées, l’occupation de Keyem et Beerst ne pouvant être que momentanée. Les forces importantes allemandes qui ont été libérées par la prise d’Anvers ne peuvent avoir d’autre objectif que la destruction de l’armée belge qui vient de leur échapper, et l’on ne peut recevoir convenablement leur choc que derrière l’Yser. C’est bien ce qui est prévu, mais, pour ma part, j’aurais préféré pouvoir utiliser la journée du 19 à perfectionner l’organisation avancée de Dixmude, et à détruire tout ce qui pouvait faciliter l’organisation des Allemands en avant de nos lignes. Mais nous n’en avons pas eu le loisir. Quoi qu’il en soit, dans la nuit du 19 au 20 octobre, l’armée belge a repris ses positions sur l’Yser. Le Grand Quartier prescrit à la brigade Meyser de garder la tête de pont, et à la mienne de tenir l’Yser depuis la borne 16, aboutissement du chemin-digue qui vient d’Ootskerke, au Nord, jusqu’à la borne 20, aboutissement du chemin de Saint-Jacques-Cappelle, au Sud, soit sur 4 kilomètres. Peu après, la brigade Meyser est placée sous mes ordres, et le colonel Jacques, du 3e de ligne, prend le commandement de la tête de pont, sur la rive Est.

Au sujet de la répartition des troupes, Belges et marins, dans le secteur, divers livres m’ont attribué la déclaration : « A vous (Belges) la rive droite, à nous (marins) la rive gauche. » Je n’ai rien dit de semblable, car une telle déclaration eût comporté, de ma part, l’idée de placer les marins en arrière, et en quelque sorte en réserve des troupes belges. Je ne pouvais avoir une idée pareille, parce que, si les troupes belges étaient plus aguerries que les miennes, pour avoir combattu depuis plus de deux mois, elles étaient aussi plus fatiguées par la longue et dure épreuve qu’elles venaient de subir. D’ailleurs, l’opposition des termes « vous et nous » n’a aucun sens pour moi, puisque ma responsabilité s’étend sur les deux rives. En réalité, la situation tactique relative des deux groupes, pour aujourd’hui, résulte d’un ordre du Grand Quartier qui est la conséquence directe des mouvements de troupes de la nuit, et que je n’ai pas à discuter. Au surplus, cette situation va ne durer que quelques heures, car j’aurai mis un millier de marins dans la tête de pont avant la fin de la journée, et ce nombre atteindra 1 500 dès la nuit prochaine.

La tête de pont durera ce qu’elle pourra, le plus longtemps possible, certes, mais la position principale est l’Yser même, et il faut interdire à l’ennemi de le franchir. En conséquence, j’adopte le dispositif ci-après pour la rive gauche, toutes les unités devant être en place à huit heures. Un secteur Nord, confié au premier régiment de marins, et un secteur Sud confié au deuxième, séparés par la route Dixmude-Caeskerke comme auparavant. Dans chaque secteur, un bataillon le long de l’Yser en soutien dans des tranchées creusées entre le pont-route et la gare de Caeskerke, un bataillon en réserve au carrefour d’Oude-Barreel. L’infanterie non employée de la brigade Meyser est placée plus en arrière, et doit alimenter les éléments belges de la tête de pont.

Trois sections de mitrailleuses sont mises à la disposition du colonel Jacques, trois autres sont affectées à l’Yser Nord, deux à l’Yser Sud, les secteurs disposant en outre de leurs sections régimentaires.

Mêmes dispositions que le 18 pour l’artillerie de campagne, qui est commandée par le colonel de Wleschouwer.

Les postes de commandement sont fixés comme il suit : le colonel Jacques, dans Dixmude ; les commandants des deux régiments de marins, chefs de secteur, de part et d’autre de la route, à hauteur des bataillons de soutien ; le colonel Meyser, commandant la brigade belge, un peu plus en arrière sur la même route ; Q. G. et P. C. de l’amiral et du commandant de l’artillerie à la station de Caeskorke. A notre droite, nous sommes en liaison, à la borne 20 de l’Yser, avec la 5e D. A. qui tient le fleuve jusqu’à Knocke ; à notre gauche, nous nous relions au 1er de ligne belge, à la borne 16.

Dans la matinée, le général commandant le 2e C. C. m’informe, de Boesinghe, que ses troupes tenaient encore le front Zarren-Stadenberg-West-Roosebeke-Passchendaele au début du jour, mais qu’une forte attaque allemande l’a forcé d’abandonner Stadenberg vers huit heures. L’ennemi paraît s’efforcer de prendre pied dans la forêt d’Houthulst par ses lisières Nord. Le général ajoute qu’un corps d’armée britannique doit atteindre le canal à dix heures, à Ypres et plus au Nord. Il me laisse le lieutenant de Pampelonne comme officier de liaison, et nous ne tardons pas à apprécier très vivement cet excellent camarade que nous verrons toujours fumer sa longue pipe en terre avec impassibilité, quelle que soit la gravité des circonstances.

Peu de temps après, je suis averti qu’une colonne allemande marche de Thourout sur Dixmude, et qu’il s’agit vraisemblablement de la XLIVe division de réserve, du XXIIe corps, composée des régiments 205, 206, 207 et 208.

A partir de 11 heures, l’artillerie allemande bombarde violemment Dixmude et nos tranchées, avec les calibres de 77 et 150.

A 16 heures, l’infanterie allemande attaque vigoureusement la tête de pont, et je mets toute notre artillerie en action. Le colonel Jacques demande du renfort, et je lui envoie 4 compagnies de marins. Vers 20 heures, les Allemands se retirent, mais je maintiens les 4 compagnies de marins au front, en prévision de nouvelles attaques pendant la nuit. Ces attaques se renouvellent plusieurs fois, en effet, mais elles sont toutes brisées par la résistance des troupes et le feu de notre artillerie. La ville a beaucoup souffert du bombardement, ainsi que les maisons qui bordent la route jusqu’à la gare de Caeskerke et cette gare elle-même. Nos pertes sont sérieuses.

Dans la soirée, on me signale qu’une compagnie allemande occupe le château de Woumen sur lequel je fais ouvrir le feu de nos batteries du Sud.


21 octobre.

Vers 2 heures du matin, je suis avisé que les Allemands attaquent d’une façon continue, à cheval sur la route d’Eessen, et qu’ils se rapprochent peu à peu de nos tranchées. Prévoyant un assaut, le colonel Jacques me demande 2 compagnies de marins de plus, que je lui envoie aussitôt. L’assaut se produit en effet, mais il est enrayé et repoussé, non sans grosses pertes.

Vers 3 heures, je prescris de relever, avant le jour, les compagnies de marins qui ont été engagées la veille, et de les mettre en réserve au carrefour d’Oude-Barreel. La relève est difficile, et le ravitaillement ne l’est pas moins. La consommation de munitions d’infanterie est très forte, et je demande 500 000 cartouches au Gouverneur de Dunkerque, qui me les fera parvenir dans la journée à la gare d’Ootskerke.

A 6 heures, le bombardement par obus de 150 recommence, très violent, sur nos tranchées et sur la ville où les mouvements de troupes deviennent dangereux. Vers 8 heures, un obus éclate sur une section de marins, lui tue 9 hommes et en blesse 25 dont le capitaine de compagnie (lieutenant de vaisseau de Monts). Notre artillerie fait de son mieux pour contrebattre, mais sans succès apparent, faute de portée suffisante, et aussi à cause des difficultés d’observation et de notre pauvreté en matériel téléphonique. Ma brigade n’en a presque pas, et la brigade belge en a peu. Nous trouvons bien des appareils dans les maisons de la ville, mais nous manquons de fils, et ceux que nous élongeons sont vite coupés par les obus, par les bestiaux qui sont encore dans les prairies, ou par des maladroits. Je me trouve réduit à faire ouvrir le feu des batteries par des estafettes moto-cyclistes, mais c’est bien long dans ce terrain fangeux, surtout la nuit. Finalement, je donne aux batteries la consigne générale de déclencher les tirs de barrage sans ordres, dès qu’elles entendent des mitrailleuses en action. Mais encore faut-il que le vent soit favorable, et, d’autre part, la dépense de munitions se ressentira de la liberté que je laisse à l’artillerie.

Vers 8 h. 45, les attaques d’infanterie cessent sans avoir obtenu le moindre succès. Une cinquantaine d’Allemands se sont rendus aux troupes belges entre le canal d’Handzaeme et la route de Beerst.

Pour combler nos pertes, je demande à la marine, par télégraphe, six lieutenants de vaisseau, six enseignes, un médecin de 1re classe, 16 officiers-mariniers et 300 quartiers-maîtres ou matelots.

À la fin de la matinée, je mets un capitaine de frégate à la disposition du colonel Jacques, pour le seconder dans le commandement des compagnies de marins de la tête de pont. Puis j’examine les tranchées creusées au carrefour d’Oude-Barreel, et, les trouvant insuffisantes, je prescris d’en construire d’autres, en particulier face au Nord, afin de pouvoir y abriter 8 compagnies au besoin, puisque nous ne disposons d’aucun cantonnement. Malheureusement, ces tranchées sont des plus médiocres, parce que l’on trouve l’eau à faible profondeur.

À 13 heures, le bombardement reprend d’une façon générale et violente. Au bout de peu de temps, de nombreux incendies s’allument dans Dixmude, dont l’église est en flammes et le beffroi très éprouvé. Vers 14 heures, un obus lourd éclate dans le hall de l’Hôtel de Ville, fauchant une quarantaine de soldats belges d’un seul coup, et le colonel Jacques est obligé de transférer ailleurs son poste de commandement. Les marins subissent aussi de fortes pertes dans la ville qui devient intenable. Les ponts de l’Yser et les routes en arrière ne sont pas épargnés non plus, et mon Q. G. de la gare de Caeskerke reçoit la part qui lui revient du fait de sa situation au passage à niveau de la route et point de rebroussement des voies ferrées de Nieuport et de Furnes. Plus en arrière encore, les Allemands balaient la route d’Oude-Barreel à Oudecappelle fréquemment parcourue par nos convois, et l’une de nos voitures à vivres y reçoit un obus qui la met en miettes et volatilise le cuirassier conducteur.

Vers 19 heures, je suis averti que des tranchées occupées par des Belges et des marins viennent d’être prises par l’ennemi, et qu’un mouvement de repli se dessine. J’ordonne aussitôt de reprendre coûte que coûte les tranchées perdues, et j’envoie trois compagnies de marins en renfort, tandis que le colonel Meyser expédie deux compagnies du 11e de ligne. En même temps, je fais ouvrir le tir de barrage par toute l’artillerie. Notre compagnie Cantener refoule les troupes qui se replient aux abords de la route d’Eessen, contre-attaque l’ennemi, et le déloge des tranchées conquises. Mais la situation n’est pas plus tôt rétablie de ce côté qu’il faut renforcer le Sud, violemment attaqué à son tour. Finalement, la bagarre cesse vers 21 heures, sans que notre front ait été entamé, mais j’y maintiens les compagnies de renfort, et les marins ont dès lors la valeur de deux bataillons aux avant-postes.

Pour ce qui concerne la situation générale, je n’ai que peu de renseignements sur ce qui se passe dans le Nord, où je sais seulement que les Allemands ont atteint l’Yser. Le corps de cavalerie qui opère dans le Sud a maintenant ses avant-gardes sur la ligne générale Blankaert-Naçhtegaal-Mangelaare-Veldhoek-Langemark et Saint-Julien. C’est un recul sérieux, et nous avons perdu la forêt d’Houthulst. Le corps de cavalerie compte cependant reprendre l’offensive sur Zarren, dès que ses avant-postes auront été relevés par les troupes britanniques.

Dans la nuit, le général Bidon, gouverneur de Dunkerque, me fait savoir qu’il attaquera demain dans le flanc des Allemands, sur Merckem, avec les 87e et 89e divisions territoriales placées sous ses ordres, et que, si l’attaque réussit, la 89e DT occupera la ligne Noordschoote-Saint-Jacques-Cappelle où elle se reliera à la droite des marins.

Je prescris de relever dans la nuit les unités trop fatiguées ou éprouvées. C’est une opération toujours laborieuse autant que dangereuse et fatigante pour les troupes, mais c’est une nécessité.

À mon Q. G. la situation devient tout à fait inconfortable. Il n’y a plus de vitres aux fenêtres, et la gare, qui n’est qu’une halte, est fort petite. Nous ne pouvons nous reposer qu’en restant assis sur un banc ou sur le plancher du bureau du chef de station qui est encombré par mon état-major, celui de l’artillerie, les officiers et agents de liaison, etc. L’exercice du commandement est difficile dans ces conditions, mais il m’est impossible de m’établir ailleurs, et surtout plus loin où je risquerais d’être averti trop tardivement de ce qui se passe, faute de téléphones. Pour améliorer notre situation, je fais construire, par le génie belge, au milieu d’une prairie en face de la gare, une tranchée-abri assez large pour que nous puissions nous coucher sur la paille, et qui n’aura d’autre inconvénient que d’exciter la curiosité des vaches qui viendront nous y faire des visites. Car les bestiaux ne sont pas encore rentrés dans les étables qui sont généralement occupées par des troupes, et les obus en ont déjà tué beaucoup. J’en dirige sur l’arrière, mais je ne puis les évacuer tous, et d’ailleurs nous en mangeons, bien que l’intendance belge nous ravitaille avec soin. Je ne parle pas des poulaillers magnifiques que toutes les fermes possèdent, car ils sont en passe de n’être plus que des souvenirs, ni des nombreux cochons que j’entends souvent sacrifier. Je ne puis que les plaindre, car j’ai d’autres soucis en tête, en particulier l’évacuation de la population civile. Beaucoup d’habitants de Dixmude sont partis, mais il en reste encore beaucoup trop, dont je presse le départ, bien que l’exode de ces infortunés soit des plus pénibles à voir. Au passage à niveau de Caeskerke, c’est un défilé continuel de fugitifs lamentables, chargés de ballots et poussant des voiturettes pleines de mille objets familiers qu’on ne veut pas abandonner. Il passe des malades, des infirmes, des blessés aussi, hélas ! des enfants de tous âges, des béguines, etc.. aturellement, les femmes ont revêtu leurs plus belles toilettes, puisqu’elles n’en emportent qu’une seule, ainsi que leurs antiques capotes à plumes, et tout ce monde patauge dans la boue avec une admirable résignation. Comme il doit être dur pour eux d’abandonner leurs richesses et leurs foyers si chers qu’ils ne reverront plus !


22 octobre.

A deux heures du matin, la bataille reprend, et je suis informé que nos lignes ont fléchi dans le Nord de Dixmude où je fais porter aussitôt quatre compagnies du 2e régiment préparées pour une relève. En réalité, l’alerte n’est pas justifiée. Nos tranchées sont réoccupées, et les relèves se trouvent effectuées.

Dès l’aube, le bombardement reprend, moins nourri que la veille, mais il devient intense à 11 heures pour cesser à 13 heures. L’après-midi est calme, et nous en profitons pour réfectionner les tranchées très endommagées, pour évacuer des blessés, et même pour enterrer les cadavres allemands que l’on peut relever en avant de nos lignes.

Situation générale. — Au début de la matinée, j’adresse au Grand Quartier une protestation contre la teneur du bulletin de la veille dans lequel je viens de lire que la tête de pont de Dixmude a été enlevée par l’ennemi. Pour ce qui concerne mon secteur, je demande que le bulletin soit rédigé d’après les renseignements que je fournirai moi-même.

On nous annonce que les Russes ont remporté une grande victoire, mais j’apprends aussi que les Allemands ont forcé l’Yser entre les bornes kilométriques 10 et 11, à Tervaete, et que la IVe D. A. va contre-attaquer sur la corde de la boucle que le fleuve dessine en cet endroit. Voilà une épine bien désagréable dans notre soulier, car, pour que notre front puisse tenir, il est désirable qu’il ne soit pas tourné par le Nord, sur la rive gauche.

Le général Foch, qui commande le groupe des armées- du Nord, fait savoir que le général d’Urbal prend le commandement du détachement d’armée de Belgique (D. A. B.) qui comprend :

Le groupe des divisions territoriales du général Bidon ;

La brigade des marins ;

La 42e division d’infanterie, qui débarque dans le Nord ;

Le corps d’armée.

Cet ordre m’embarrasse quelque peu vis-à-vis du Grand Quartier belge, car je dépends aussi de lui, puisque j’ai des troupes belges sous mes ordres. Enfin, je ferai de mon mieux pour contenter tout le monde, et ce n’est pas le moment d’être formaliste.

Le Grand Quartier me prescrit de rassembler, sur la rive Ouest de l’Yser, tous les matériaux pouvant servir à multiplier des points de passage du fleuve, en vue d’une offensive qui aura lieu probablement demain. Nous avons déjà deux passerelles flottantes, en aval et en amont du pont-route, pour le cas où ce pont serait détruit. L’une d’elles a déjà été avariée par un obus, mais elle est réparée. Je donne les ordres voulus à mes troupes, et je leur fais connaître les événements que j’ai appris.

L’organisation de notre ravitaillement est enfin achevée, et il est fort bien assuré par l’Intendance belge. Nos convois et nos services administratifs sont cantonnés à Rabelaar, à 8 kilomètres de Dixmude, sur la route d’Oudecappelle à Forthem. Nos deux ambulances sont installées à Forthem, deux kilomètres plus loin, et, de ce point, les évacuations sont faites sur Furnes, soit par la route d’Ypres, soit par le chemin de fer vicinal qui la suit. Des postes de secours du front jusqu’à Forthem, et souvent jusqu’à Furnes, nos blessés sont transportés soit par des automobiles sanitaires de l’armée belge, soit par les automobiles de l’ambulance Munro qui est un organisme anglais privé. L’une des voitures de cette ambulance est conduite par une jeune miss aussi gracieuse que brave, qui nous a déjà rendu des services à Gand. Nous la voyons stationner tous les jours, et même la nuit, au passage à niveau de Caeskerke ou au pont de Dixmude, quelles que soient les circonstances, et elle a déjà conquis le cœur de tous les marins par son dévouement et son indifférence complète au danger.

Nos malheureuses voitures parisiennes de livraison résistent mal au dur travail qui leur incombe pour transporter notre ravitaillement de Ribelaar à Dixmude, par une route souvent fort mauvaise. Craignant d’être gêné de ce côté, je demande 6 camions automobiles à la Marine, mais la guerre a tout pris, la marine n’a rien, et je ne recevrai ces camions que beaucoup plus tard.


23 octobre.

Pendant toute la nuit, bombardement intermittent des tranchées, de la ville et de l’arrière. Une batterie allemande qui a évidemment de mauvais éléments de tir s’acharne sur la prairie qui contient notre tranchée-abri, et, sur notre couche de paille, nous sentons très bien la secousse d’arrivée de chaque obus. Fort heureusement, aucun ne tombe dans notre abri, et, d’ailleurs, aucun n’éclate dans la terre qui est très molle.

Pas d’attaque d’infanterie, ce qui permet la relève des unités fatiguées. Cependant, je vois venir le moment où je ne pourrai plus faire de relèves qu’au moyen d’échanges entre les avant-postes et le front de l’Yser qui est lui-même fortement battu par l’artillerie.

Le bombardement se prolonge dans la matinée, pour devenir violent dans l’après-midi. Des obus de plus gros calibre apparaissent, du 210 certainement, du 280 peut-être. En tout cas, les ravages produits sont considérables. A partir de la tombée du jour, les avant-postes repoussent, sans difficultés particulières, une série d’attaques d’infanterie qui paraissent déclenchées régulièrement à l’intervalle d’une heure, chaque fois après un court arrosage d’obus de 150. Ces attaques, qui sont d’ailleurs assez molles, paraissent faites par des troupes très jeunes.

Au cours de la journée, deux drachen-ballons allemands ont fait leur apparition, et j’ai reçu le compte rendu d’une reconnaissance aérienne française qui n’éclaircit guère notre situation. On nous indique cependant de nombreuses batteries allemandes, mais la plupart sont hors d’atteinte de notre artillerie de campagne. Il y en a toutefois de très rapprochées, au Sud de Beerst et à l’Ouest d’Eessen, et nous les contrebattons très fréquemment, sans parvenir à les dominer. Il nous faudrait cependant une artillerie puissante pour contrebalancer le désavantage de la forme demi-circulaire de notre ligne d’avant-postes qui les expose aux coups d’écharpe et de revers. Or, notre ravitaillement en munitions devient parcimonieux, et, de plus, le nombre des pièces dont je dispose diminue chaque jour du fait d’avaries qui proviennent, paraît-il, d’une légère différence de tracé entre les canons de 1c/m, 5 belges et les obus français qu’ils tirent.

Aussi j’éprouve une grande satisfaction en voyant arriver à mon Quartier Général le chef d’escadron Gruardet qui m’amène 2 batteries de 155 court et 2 batteries de 120 long, que je fais mettre en position à l’Ouest du carrefour d’Oudebarreel pour le 155, à l’Ouest d’Ootskerke pour le 120.

La situation générale est la suivante :

La 89e D. T. prolonge notre droite à Saint Jacques Cappelle, en relevant la 5e D. A. belge. Je n’entends plus parler de l’attaque annoncée sur Merckem.

Les contre-attaques belges n’ont pu refouler les Allemands qui se maintiennent dans la boucle de l’Yser, entre Schoorbakke et Tervaete, et la situation devient préoccupante de ce côté. En outre, la 42e division, qui a fini de débarquer, progresse, dit-on, de Nieuport vers Lombaertzyde et la ferme Bamburgh. On signale aussi une avance anglaise dans le Sud, mais nous nous méfions beaucoup des termes « progresse » et « avance, » que nous trouvons trop vagues. Naturellement, on signale des colonnes allemandes en marche un peu partout.

Nos pertes augmentent sans cesse, malheureusement, et, pour préciser nos besoins, je télégraphie à la Marine que ma brigade a perdu onze lieutenants de vaisseau depuis son arrivée en Belgique, c’est-à-dire le tiers de son effectif en officiers de ce grade.


24 octobre.

De bon matin, le bombardement reprend avec violence, venant de batteries placées vers Vladsloo, Eessen et Merckem. Des obus viennent aussi du Nord, ce qui indique que l’ennemi doit être en forces sur la rive gauche de l’Yser. Notre artillerie lourde entre également en action, et son observateur, qui est au haut de la minoterie du pont-route, me fait dire que les troupes belges qui prolongent notre gauche sur le fleuve se replient.

J’alerte aussitôt les quatre compagnies de marins qui sont en réserve à Oude-Barreel, sous le commandement du capitaine de frégate Jeanniot qui n’est d’ailleurs pas le commandant titulaire du bataillon de réserve. Les nécessités des relèves, qui se font par compagnies, combinées avec l’obligation d’assurer des commandements locaux imposés par la situation tactique et la topographie, ne m’ont pas permis de maintenir chaque commandant de bataillon avec son unité. Je prescris au commandant Jeanniot de se porter avec les quatre compagnies vers Oude-Stuyvekenskerke et la ferme Dentoren (1 kilomètre plus à l’Est), d’y attaquer les Allemands, et de limiter à tout prix leur progression vers le Sud. En même temps, je prends une demi-compagnie au soutien du secteur Nord, pour renforcer la gauche de notre front de l’Yser.

Je n’ai plus de réserves, et presque plus de troupes en soutien éventuel de la tête de pont de Dixmude qui me demande cependant du renfort en prévision d’une attaque frontale que l’intensité du bombardement fait présager. Mais je ne puis hésiter un instant. Le plus gros danger est au Nord, car si les Allemands poussent jusqu’au chemin-digue qui va d’Ootskerke à la borne 16 de l’Yser, nous ne pourrons plus tenir la berge Ouest du fleuve au Nord du pont-route, et la position de Dixmude sera tournée.

Vers 8 heures, du quai de la gare de Caeskerke où je fais les cent pas, tout en observant attentivement ce qui se passe, j’aperçois dans le Nord de longues files de troupes qui se replient vers l’Ouest. Il n’y a pas une minute à perdre, et, pendant que le colonel de Wleschouwer, ses deux adjoints et les officiers de mon état-major partent pour essayer d’enrayer le repli, je me rends moi-même à Caeskerke-village pour activer le mouvement du commandant Jeanniot. La situation exige, en effet, une intervention immédiate, car je ne suis pas sans inquiétude sur l’effet que l’attaque du Nord vers le Sud, sur la rive gauche, peut produire sur la garnison de la tête de pont. A Caeskerke, hélas ! je constate que le bombardement lourd allemand, qui ne cesse pas, a couché sur le terrain bon nombre de marins, dont certains très abîmés.

Avant 9 heures, j’ai repris mon quart sur la banquette de la gare, et les quatre compagnies Jeanniot sont déployées au Sud du chemin-digue, leur droite à peu près en liaison avec la gauche de notre front de l’Yser Nord. Les renseignements belges qui me parviennent alors établissent que les Allemands ne sont pas encore à Oude-Stuyvekenskerke, mais qu’ils occupent la ferme Dentoren, ce qui veut dire qu’ils tiennent la berge Ouest de l’Yser au moins jusqu’à la borne 14 500, vers le Sud. Une patrouille de marins envoyée vers la ferme, en reçoit des coups de fusil et rentre avec des blessés, ce qui confirme le renseignement. Je réitère au commandant Jeanniot l’ordre d’avancer en laissant une compagnie en réserve derrière le chemin-digue. Les trois autres compagnies se trouvent engagées dès qu’elles franchissent la route, et progressent fort lentement en raison des difficultés du polder. Les tanks à pétrole de la borne 15 de l’Yser commencent à flamber en dégageant des fumées noires très épaisses qui obscurcissent encore le paysage déjà très assombri par la pluie. Avec les éclatements incessants et fulgurants de nombreux obus de tous calibres, cela forme un tableau d’une allure vraiment saisissante et tragique.

Vers 11 heures, le bataillon Jeanniot, qui n’est plus dans mon secteur, passe sous les ordres du général commandant la 16e brigade belge qui lui prescrit de se porter, par la ferme Roode-Poort, sur un point à 400 mètres à l’Ouest du clocher d’Oude-Stuyvekenskerke.

A 13 heures 30, après une progression très pénible, mais qui n’a cependant pas causé beaucoup de pertes, la situation du bataillon est la suivante : la compagnie de droite (Delaby) s’étend du coude Est du chemin-digue vers le Nord-Est, en direction de l’Yser ; sa voisine de gauche, compagnie Eno, s’étend du même coude jusqu’à un point situé à 150 mètres à l’Est de la ferme Roode-Poort ; la compagnie suivante (Cherdel) est à 500 mètres environ dans le Sud-Est du village Oude-Stuyvekenskerke ; la compagnie de gauche (Pinguet) est en soutien à la hauteur de Roode-Poort. Le commandant Jeanniot me fait dire que tout va bien, et qu’il a bon espoir d’atteindre Dentoren avant la nuit.

Mais, vers 14 heures, la situation se modifie complètement. D’une part, le bombardement lourd allemand se concentre sur la région, et nos pertes croissent rapidement ; d’autre part, sous une violente attaque de mitrailleuses, les troupes belges perdent le village, et nos compagnies, sans liaison à gauche ni à droite, sont vivement entreprises par les mitrailleuses qui ont garni le village aussitôt que les Allemands l’ont occupé. La situation se complique encore du fait que notre compagnie de droite recule, ayant perdu tous ses officiers et premiers-maîtres, et que la compagnie Cherdel en fait autant sous la violence du feu d’artillerie. Le commandant Jeanniot rallie ses éléments, tant bien que mal, et s’établit derrière une partie du chemin-digue. La nuit tombe et ramène le calme peu à peu.

L’attaque sur Den Toren a échoué, mais l’ennemi n’a pas atteint le chemin-digue d’Ootskerke à l’Yser, et c’est l’essentiel pour la position de Dixmude. Je m’en contente donc, faute de mieux ; mais, comme je ne sais rien de précis sur la situation du bataillon Jeanniot, j’envoie Durand-Gasselin, de mon état-major, pour tâcher de la reconnaître sur place. Durand-Gasselin y emploie toute la nuit, tant la reconnaissance est difficile dans ce maudit polder ; mais il a réussi à rétablir la liaison avec notre front de l’Yser Nord, en constituant un groupe avec des hommes qui n’ont plus de chefs, et en en gardant le commandement jusqu’au jour. Par un autre officier de mon état-major, j’apprends dans la soirée que la gauche du bataillon se trouve en liaison avec des troupes belges qui tiennent le chemin-digue jusqu’à la voie ferrée de Nieuport et occupent la ferme Roode-Poort et ses abords.

La journée a été dure, et nos pertes sont considérables ; mais nous ne sommes pas tournés, et le front n’a plus de brèches. Tel qu’il est réalisé ce soir, ce front sera d’ailleurs identiquement le même dans quatre ans.

Cependant, j’ai sur les bras un front de plus, orienté face au Nord, et cela m’en fait trois en comptant les deux que je conserve face à l’Est. D’autre part, le nouveau front Nord est perpendiculaire à celui de l’Yser. L’ennemi nous enveloppe donc sur les trois quarts du cercle, et les coups de revers vont constituer notre ordinaire normal.

J’avise le général d’Urbal de cette situation, et il me répond par une lettre si caractéristique que je la reproduis textuellement :

« Il est de la plus haute importance que l’occupation de la ligne de l’Yser par les armées alliées soit maintenue coûte que coûte.

« Il y va de notre honneur d’aider les Belges dans cette tâche jusqu’à l’extrême limite de nos moyens.

« En conséquence, le passage de Dixmude devra être tenu par vous, tant qu’il restera un fusilier marin vivant, quoi qu’il puisse arriver à votre droite ou à votre gauche. Si vous êtes trop pressé, vous vous enterrerez dans des tranchées. Si vous êtes tourné, vous ferez des tranchées du côté tourné. La seule hypothèse qui ne puisse être envisagée, c’est la retraite. »

C’est net et clair. Je suis d’ailleurs parfaitement d’accord avec le général, et la seule hypothèse que je n’envisage pas est bien celle d’une retraite que je serais fort en peine d’exécuter dans les circonstances où nous sommes, car il n’y aurait pas d’opération plus difficile. La lettre du général vient cependant tout à fait à point, pour deux raisons : d’abord, elle allège, si elle ne l’enlève pas, le poids qui pèse de plus en plus lourdement sur ma conscience, à mesure que s’accroissent des pertes que je vois de trop près pour ne pas en être douloureusement affecté. En second lieu, l’accomplissement du devoir est d’autant plus facile que ce devoir est plus simple. Or, n’étant pas tout à fait du métier, je ne suis pas sans inquiétude pour le cas où il me faudrait manœuvrer, tout en restant fortement accroché. Du moment qu’il ne s’agit que de tenir bon jusqu’à destruction totale, je récupère immédiatement toute ma sérénité d’esprit.

A la fin de sa lettre, le général ajoute, d’ailleurs, que la 42e division (général Grossetti) va entreprendre de refouler les Allemands sur la rive droite de l’Yser.


25 octobre.

Au cours de la nuit, il ne se produit aucune attaque importante nulle part. Seulement des escarmouches d’avant-postes un peu partout, et toujours le bombardement général.

Au jour, la bataille reprend dans le Nord où les Allemands s’efforcent de gagner du terrain vers Pervyse et Ramscappelle. Les divisions belges sont obligées de ramener leur front principal au remblai de la voie ferrée Dixmude-Nieuport, à partir du chemin d’Ootskerke vers le Nord. Le 19e bataillon de chasseurs à pied, de la 42e D. I., relève le bataillon Jeanniot, qui se reporte en réserve à Oude-Barreel, mais très diminué et très fatigué. Le commandant Jeanniot prend le commandement des compagnies de soutien du secteur Sud.

A 10 heures, le bombardement redevient violent, et la petite gare de Caeskerke reçoit un obus de 210 qui la met fort mal en point. Notre artillerie contrebat de son mieux, mais l’observation devient difficile, car l’ennemi ne néglige pas notre observatoire principal, le toit de la minoterie, qui devient intenable. Je ne puis plus renseigner les batteries qu’au moyen des avis qui me viennent du front, mais nos avant-postes sont fort gênés eux-mêmes pour observer notre tir. D’autre part, les munitions d’artillerie se raréfient.

Fort heureusement, il m’arrive un renfort important en officiers, officiers-mariniers et marins, qui sont les bienvenus.

Dans la soirée, je suis avisé que le Grand Quartier belge prend les mesures voulues pour inonder le terrain entre, la rive gauche de l’Yser et la voie ferrée. Mais il faut d’abord que le remblai de la voie devienne une digue étanche, et par suite que l’on obture toutes les ouvertures par où passent de nombreux vaarts ou vliets.

Le bombardement reste violent jusqu’au soir, par calibres de 150, 210, 280, peut-être de 320. On signale l’arrivée de renforts allemands devant Dixmude, par toutes les routes.

Le capitaine de frégate Conti remplace le capitaine de frégate Mauros près du colonel Jacques dans la tête de pont.

Le temps devient très mauvais ; tempête de Sud-Ouest, avec vent violent et forte pluie.

Vers 19 heures, la compagnie Gamas, qui se rend aux tranchées de la route d’Eessen, pour une relève, rencontre au sortir de Dixmude, à une centaine de mètres du passage à niveau de la voie ferrée, une trentaine d’Allemands qui marchent en colonne par un de chaque côté de la route, et les deux troupes se chargent mutuellement. Nombre d’Allemands sont abattus et le reste s’enfuit vers l’Est, mais notre compagnie laisse aussi quelques marins sur le carreau. Au moment de reprendre sa marche, un soldat belge avertit le lieutenant de vaisseau Gamas qu’une cinquantaine d’Allemands l’attend un peu plus loin, et notre compagnie prend ses dispositions en conséquence. Les Allemands sont bien à l’endroit indiqué où ils se profilent nettement sur la lueur d’un petit incendie. Ils ont la maladresse de répondre « Allemands, » en français, au qui-vive de Gamas qui déclenche aussitôt un feu rapide à répétition. L’ennemi s’enfuit, non sans laisser beaucoup de cadavres sur la route et notre compagnie parvient aux tranchées sans autre aventure, mais avec des pertes elle-même.

Je suis mis au courant de cet incident peu de temps après, mais sous une forme très différente, car le fait m’est exposé comme une méprise entre deux compagnies de marins qui se sont embrochées l’une l’autre. Dans ces conditions, l’affaire me laisse surtout le souci d’empêcher à l’avenir des méprises aussi regrettables.

Vers 23 heures, toujours préoccupé par cet incident, je quitte mon Q. G. vraiment trop inconfortable, pour essayer de dormir dans une maison située de l’autre côté de la route, et que je trouve, d’ailleurs, tout aussi ouverte que la gare au vent et à la pluie. Vers 2 heures du matin, n’ayant pu dormir et sentant que j’ai pris froid, je me décide à retourner dans le bureau de la station, où je trouverai, du moins, un poêle pour me réchauffer. Mais, à peine y suis-je rentré, qu’une fusillade éclate, très proche, et je sors aussitôt, avec mon état-major, pour savoir ce qui se passe et arrêter ce que je crois être une nouvelle méprise. Nous voyons alors, sur la route, une colonne de marins et de Belges qui fuit vers l’arrière paraissant prise de panique, et nous lui barrons le passage en fermant nous-mêmes la barrière du passage à niveau, qui fonctionne encore. Puis j’essaie de refouler cette colonne vers Dixmude, mais nos efforts sont vains, et les fuyards déclarent que nos lignes ont été forcées par l’ennemi qui marche sur leurs talons. La fusillade cesse pendant ces pourparlers, et, ne pouvant me rendre compte de la situation, j’envoie Durand-Gasselin en reconnaissance sur la route, en le priant d’aller jusqu’au pont de Dixmude, s’il le peut. Durand-Gasselin parvient jusqu’aux abords du pont sans être inquiété, sans se douter non plus de ce qui vient de s’y passer. En revenant vers Caeskerke, il rencontre, arrête, et arraisonne une de nos voitures d’ambulance qui trotte vers le pont : La réponse « Rouge Croix » ne permet aucun doute, et cinq Allemands qui montent cette voiture sont aussitôt capturés.

En apprenant ce nouvel incident, je ne puis plus douter que des Allemands aient franchi nos lignes, mais où, quand, et en quelles quantités ? D’autre part, s’il s’était passé quelque chose de grave, je recevrais certainement quelque information, alors qu’il ne m’en arrive aucune. Il me parait inopportun d’ouvrir une enquête immédiate pour expliquer la présence des Allemands de la voiture dans nos lignes, car le temps, qui reste très mauvais, reste aussi très propice à de nouvelles aventures, et je songe toujours à la méprise du début de la nuit. Finalement, comme l’obscurité reste opaque, mais que le jour est proche, je décide de l’attendre pour éclaircir la situation, et je reste très préoccupé.


26 octobre.

A l’aube, dans les prairies au Sud de la route, j’aperçois un groupement assez nombreux que je reconnais, à la jumelle, pour être composé d’Allemands, de Belges et de marins. Puis, je remarque que les Allemands seuls portent leurs fusils, et il est évident que Belges et matins sont leurs prisonniers. Ramassant aussitôt les marins et les agents de liaison de mon Q. G. je fais appel à un peloton de cyclistes belges cantonné dans le voisinage immédiat, et je lance le tout à l’attaque par l’Ouest, tandis que le commandant Mauros fait attaquer, de l’Est, par les marins de l’Yser Sud. Se voyant cernés, les Allemands se rendent, et leurs prisonniers sont délivrés. Parmi ces derniers se trouve le médecin belge van der Ghinst, par qui l’on apprend que les Allemands, avant de faire leur soumission, ont tué une partie des prisonniers, dont le commandant Jeanniot.

Je suis abasourdi par ce phénomène extraordinaire de prisonniers faits par les Allemands à l’intérieur, de nos deux lignes, et sur la rive gauche de l’Yser, mais des renseignements m’arrivent enfin, et si peu précis qu’ils soient, ils me permettent de reconstituer à peu près ce qui s’est passé pendant la nuit. Les Allemands ont traversé nos lignes, à l’effectif d’au moins deux compagnies, probablement par le remblai du chemin de fer de Zarren, mais aussi par la route d’Eessen. Il n’y a pas eu méprise hier soir, et ce n’est pas à d’autres marins que la compagnie Gamas s’est heurtée, mais bien à deux groupes d’Allemands qu’elle a bousculés. Le résultat de ces bagarres a été que les Allemands ont dû retarder leur entreprise, qui ne s’est faite que bien avant dans la nuit. Soit à cause du mauvais temps, soit à cause de la fatigue des troupes, soit parce que nous n’avons que peu ou point de barrages de fils de fer, mais probablement pour ces trois motifs à la fois, les Allemands ont franchi nos lignes, ont pénétré dans Dixmude sans avoir été aperçus, et se sont dirigés sur le pont de l’Yser en refoulant des marins et des Belges devant eux.

La garde du pont, rive gauche, voyant ou entendant venir une colonne, l’a éclairée avec un phare d’automobile, et a reconnu le mélange des troupes. Puis, dès que ce mélange s’est trouvé un peu clarifié, le commandant de Sainte-Marie, qui commande en cet endroit, a fait ouvrir un feu violent de mitrailleuses qui a fauché tout ce qui se trouvait sur le pont et à ses abords de la rive droite. Cependant, on pense que quelques Allemands ont pu s’échapper et doivent être cachés dans la ville. A cause de la violence du vent, le bruit de ce combat n’a pas été entendu de mon Quartier Général, pourtant très proche.

Les Allemands, qui ont franchi le pont dans le mélange, continuent leur marche sur la route, vers Caeskerke, mais sans savoir où ils sont, ni où ils vont, diront les prisonniers, et tirent à bout portant sur tout ce qu’ils voient. C’est ainsi qu’ils fusillent le médecin principal Duguet et l’aumônier Le Helloco, qui ont ouvert la porte de leur infirmerie sans avoir pris la précaution d’éteindre ou de masquer leur lumière intérieure. Le docteur Duguet est tué sur le coup, et l’abbé très gravement blessé. Le commandant du 2e régiment, dont le poste de commandement est très voisin, s’échappe par une porte de derrière, du côté de la prairie, et n’est pas autrement inquiété. Mais le commandant Jeanniot, qui commande les troupes de soutien du Sud, entreprend d’arraisonner lui-même un groupe d’hommes qu’il ne peut identifier en raison de l’obscurité profonde. Il est capturé lui-même, et les Allemands, quittant la route, l’emmènent dans les prairies du Sud, en compagnie du médecin belge d’un poste de secours voisin, de quelques marins, et- d’un chauffeur d’auto.

J’ai relaté plus haut la fin de cette aventure qui me donne beaucoup à méditer, d’une part sur la mauvaise surveillance de nos avant-postes et de l’ensemble de la tête de pont, d’autre part, sur la médiocrité de nos liaisons, puisque je n’ai été mis au courant de rien pendant la nuit. Je prescris aussitôt de hâter la pose de réseaux Brun (nous n’avons pas autre chose) sur toutes les routes d’accès à Dixmude, et de n’ouvrir les ponts de l’Yser que de la quantité nécessaire pour laisser passer les détachements homme par homme. Cette dernière précaution semble évidente, et j’avais envisagé, plusieurs fois déjà, de mettre les deux ponts dans le sens de la rivière, sur la pile centrale, pendant la nuit. Je ne m’y résous cependant qu’à contre-cœur, parce qu’un obus malencontreux peut toujours immobiliser un pont dans cette position, en nous privant du moyen le plus rapide pour faire passer des renforts importants. Puis, je rappelle sévèrement aux divers échelons du commandement qu’ils doivent me tenir au courant, dès que possible, de tout ce qui se passe d’important et d’intéressant.

Entre temps, les prisonniers allemands arrivent à la gare de Caeskerke, au nombre de 109, dont un feldwebel tout jeune et encore porteur de son revolver. Pendant que les soldats sont mis en rangs et vident leurs poches, je fais interroger, en plein air, le feldwebel préalablement débarrassé de son browning, mais il est tellement arrogant et insolent, que je lui ordonne de me tourner le dos pour ne pas céder à la tentation qui me prend de le gifler.

Aussitôt retourné, le feldwebel, qui ne voit plus personne devant lui, délaie à toutes jambes, traverse un vaart assez large et profond, et s’enfuit dans le polder, désert de ce côté. Les marins de mon Quartier Général se lancent aussitôt à sa poursuite, et l’Allemand s’abat, percé de plusieurs balles, avant d’avoir parcouru 200 mètres. Mais l’interrogatoire le plus intéressant m’échappe du même coup.

Je reviens alors au groupe des soldats prisonniers, que j’ai grande envie de faire fusiller tous pour avoir assassiné le commandant Jeanniot, mon vieil ami de plus de trente ans, dont on rapporte au même moment le cadavre très abîmé de coups de baïonnette et de balles. Cependant, l’interrogatoire m’apprend que beaucoup de soldats allemands ont protesté quand ils ont reçu l’ordre de tuer leurs prisonniers. Comme le médecin Van Der Ghinst a assisté à la scène, je le prie de désigner les soldats qu’il peut reconnaître pour avoir certainement voulu et exécuté l’assassinat.

Le docteur m’en indique trois, d’une façon nettement affirmative, et je les fais passer par les armes séance tenante, après quoi je dirige le reste sur le Quartier Général de la division belge la plus proche, sous bonne escorte.

Le général d’Urbal, à qui j’ai rendu compte, met à ma disposition deux bataillons de tirailleurs sénégalais, qui m’arriveront dans la journée. La 5e D. A. à qui j’ai fait appel aussi, m’envoie un bataillon.

En revanche, je suis avisé que la brigade Meyser doit rejoindre immédiatement sa division, et je me sépare à regret du vaillant colonel Jacques qui a si bien tenu dans l’enfer de Dixmude, et de ses troupes dévouées qui ont subi des épreuves très rudes aux tranchées des avant-postes, en mélange étroit avec nos marins.

Ces divers mouvements de troupes m’amènent à prescrire l’exécution immédiate du nouveau dispositif suivant :

La tête de pont (Dixmude et ses avant-postes) est commandée par un capitaine de frégate (Pugliesi-Conti) assisté d’un major belge et d’un chef de bataillon de tirailleurs sénégalais. Elle dispose de deux bataillons de sénégalais, d’un bataillon belge de la 5e D. A. et d’un bataillon de marins. A l’Ouest de l’Yser, toujours les deux mêmes secteurs disposant chacun de six compagnies de marins, dont quatre sur la berge du fleuve et deux en soutien.

Au front Nord, le 19e bataillon de chasseurs occupant le chemin-digue, avec avant-postes à la ferme Roode-Poort. Au carrefour d’Oude-Barreel, deux bataillons de marins en réserve, à ma disposition.

En raison des progrès de l’ennemi sur la rive gauche, je déplace nos batteries lourdes, déjà trop bien repérées, et je les place : les 155 près de la ferme Bien Acquis, les 120 au Nord de Lampernisse.

Je me réserve l’emploi de l’artillerie, et je porte mon Q. G. au carrefour d’Oude-Barreel, tout en maintenant mon P. G. à la gare de Caeskerke.

Les mouvements de troupes pour les relèves sont gênés par le bombardement qui reprend au début de l’après-midi, et donnent lieu à quelques mécomptes de la part de compagnies qui quittent leurs postes sans être remplacées, ce qui m’oblige à les rappeler à l’ordre. Vers 15 heures, le bombardement a repris toute sa violence, principalement sur la malheureuse ville de Dixmude où toute circulation devient impossible. Un obus lourd pénètre dans une maison où le commandant Conti confère avec ses deux adjoints. La maison s’écroule en blessant mortellement le commandant Pelletier (des tirailleurs sénégalais) arrivé le jour même, et en blessant aussi le major belge. Le commandant Conti s’en tire indemne.

La bataille reste dure dans le Nord, où notre front n’est cependant pas très inquiété. Le Grand Quartier belge fait savoir que l’inondation sera déclenchée demain, si les barrages du remblai du chemin de fer sont terminés. Les troupes devront évacuer les tranchées menacées par les eaux, pour occuper des positions préparées plus en arrière. Dans mon esprit, cet ordre ne me concerne pas, d’une part, parce que je compte bien que l’inondation ne s’étendra pas au Sud du chemin-digue qui constitue mon front Nord, d’autre part, parce que je ne dispose d’aucune position plus en arrière et que le passage de Dixmude doit rester inviolé »


RONARC’H.