L’Epopée des animaux/01

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L’Epopée des animaux
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 929-953).
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L'EPOPEE


DES ANIMAUX.




I.


LA ZOOLOGIE FANTASTIQUE.


I. Le Bestiaire divin de Guillaume, clerc de Normandie, trouvère du XIIIe siècle, publié par M. Hippeau. – II. Le Physiologus, par MM. les abbés Charles Cahier et Arthur Martin. — III. Le Bestiaire maistre Richart de Fournival, Bibliothèque impériale, fonds La Vallière, n° 81.





C’est une croyance générale, et pour ainsi dire une tradition native des temps fabuleux, que l’homme et les animaux, aux premiers jours du monde, partageaient paisiblement entre eux l’empire de la terre. Les tigres, dans l’âge d’or, jouent avec les agneaux, et, sur les gazons du paradis terrestre, les lions et les ours forment un cortège inoffensif au père du genre humain. Les aboiemens du chien, léchant des oiseaux, le sifflement des reptiles, ne sont que les dialectes de cette langue universelle des premiers âges qui établit entre les êtres une communauté de rapports et d’idées. Les animaux parlent, et l’homme leur répond. La poésie célèbre cette fraternité de toutes les créatures dans la première jeunesse de la terre, et la science antique elle-même, par son représentant le plus illustre, par Aristote, admet entre l’homme et l’animal une parenté mystérieuse, « des facultés communes, des facultés voisines, des facultés analogues ; « quelquefois même elle admet la supériorité de ce dernier. « L’homme, dit en termes exprès le philosophe de Stagyre, a tantôt plus, tantôt moins que la bête, » et dans ces mots se trouve l’explication d’une foule de légendes et de fables qui forment ce qu’on peut appeler l’histoire idéale des animaux.

Dans les temps antérieurs au christianisme comme dans le moyen âge, dans les traditions religieuses comme dans les traditions poétiques et populaires, les êtres inférieurs que les lois mystérieuses de la Providence ont placés près de nous sur cette terre apparaissent avec des caractères tout différens de ceux que leur assigne la science moderne. Ils vivent, comme nous, d’une vie intelligente et morale. Dans le paganisme, ils sont les amis et les confidens des héros et des dieux ; dans la légende chrétienne, ils sont les amis et les serviteurs des saints. La Grèce et Rome leur prêtent l’esprit prophétique ; l’Égypte les divinise et les adore ; les auteurs des Bestiaires nous instruisent par leur exemple ; les hagiographes nous édifient par leurs vertus. Enfin nous les trouvons partout, dans la littérature et dans les monumens de l’art, formant comme le peuple fantastique d’un autre monde et d’une création nouvelle, et de la sorte se continue à travers les siècles une couvre étrange, où la science, la fantaisie, la tradition apportent chacune sa part d’erreur. Dégager cet élément merveilleux de l’élément réel auquel on le trouve mêlé, ce ne serait pas, nous le croyons, une tâche sans intérêt. Ainsi comprise, l’histoire des animaux telle que nous l’offrent les monumens divers de l’antiquité et du moyen âge devient, nous espérons le prouver, un chapitre curieux de l’histoire même de l’esprit humain.

Nous n’entreprendrons point ici de retracer en détail le rôle que les animaux jouent dans les croyances religieuses ou poétiques de l’Inde, de l’Égypte, de la Grèce et de Rome. Ce serait refaire pour la centième fois l’histoire des idolâtries antiques, et recommencer l’œuvre des mythographes sans la rendre plus complète ou plus précise, Nous voulons seulement nous renfermer dans le moyen âge : c’est à cette époque surtout que la zoologie, transformée par l’imagination des conteurs et des poètes, prend le caractère d’une conception morale ou religieuse. Toutefois, comme dans le passé toutes les choses se touchent et s’enchaînent, comme le moyen âge n’est souvent que l’héritier direct des souvenirs de la Grèce et de Rome, il est essentiel de jeter un coup d’œil rapide sur les temps anté-chrétiens pour faire mieux comprendre, dans notre civilisation elle-même, cette vaste épopée où figurent les hôtes sauvages des déserts et des forêts, les monstres de la fable et les dragons de la légende : épopée, bizarre, écrite par les moines dans le silence du cloître, par les trouvères au milieu des désordres de la vie mondaine, et sculptée par des artistes barbares sur les chapiteaux de nos églises et le portail de nos cathédrales.

Longtemps négligée par l’érudition, la zoologie légendaire a fourni dans ces dernières années le sujet de quelques publications intéressantes. Nous ne citerons que le Physiologus de MM. les abbés Martin et Cahier, le commentaire de M. Hippeau sur le Bestiaire divin de Guillaume le Normand, les recherches de M. de Reiffenberg sur les animaux des poèmes chevaleresques, et les belles études de M. Duchalais sur l’iconographie symbolique. Jusqu’à présent toutefois la question n’a point encore été traitée dans son ensemble ; il y a donc, nous le répétons, un intérêt véritable à faire connaître, en la suivant à travers les différens âges, cette histoire étrange et variée, à montrer les lions du désert, les loups des forêts celtiques, les poissons, les reptiles, les oiseaux, figurant à côté de l’homme comme les acteurs intelligens d’un drame qui se joue, ainsi que les mystères du moyen âge, sur la terre, dans le ciel et dans l’enfer.


I. – LES ANIMAUX DANS LE MONDE ANTIQUE.

Depuis les temps fabuleux jusqu’aux époques les plus brillantes de la civilisation gréco-romaine, les sciences basées sur l’observation positive des faits semblent rester stationnaires. Seul dans toute l’antiquité, Aristote, en étudiant la nature, s’applique à pénétrer ses mystères ; seul, et le premier entre tous, il décrit avec exactitude les mœurs des animaux, et il les classe d’après les règles d’une sorte de physiologie comparée ; mais personne ne le suit sur les hauteurs où son génie l’élève[1]. La science qu’il fonde, en pressentant la plupart des grandes découvertes de l’avenir, est comme étouffée sous les fables. Ses commentateurs, Elien, Ctésias, Pline lui-même, admettent sans examen et sans contrôle les faits les plus extraordinaires ; on ne s’inquiète jamais de vérifier. Les êtres les plus connus eux-mêmes, les plus faciles à observer, deviennent l’objet des plus bizarres légendes. Le monde est complètement transfiguré par l’ignorance et la superstition populaires, et comme l’erreur elle-même a sa logique, il résulte de l’absence de toute notion positive que le rêve se substitue partout à la réalité ; on marche sans cesse de merveilles en merveilles. Roi de la création, l’homme semble abdiquer son ancienne suzeraineté, humilier sa raison devant l’instinct, et oublier son âme pour prêter aux animaux ses facultés, ses sentimens, ses passions. Il se rabaisse en les élevant jusqu’à lui, et quelquefois au-dessus ; puis, quand il a métamorphosé les êtres réels, il invente une foule d’êtres fantastiques dont l’existence impossible est acceptée par chacun comme un fait irrécusable. Enfin le polythéisme, consacrant toutes les rêveries, donne à son tour aux animaux l’esprit prophétique, le don des révélations mystérieuses, et, pour dernière folie, il va jusqu’à en faire des dieux. Il faut voir d’abord comment les croyances populaires, la poésie et la philosophie elle-même les ont pour ainsi dire humanisés.

D’après une tradition née du dogme de la métempsycose et naturalisée dans la Grèce par Pythagore et par Timée, les animaux ne sont que des hommes transformés qui gardent dans leur métamorphose le souvenir de leur premier état. Quelques philosophes leur donnent les trois âmes : l’âme raisonnable, l’âme sensitive et l’âme végétative, qui correspondent à ce que l’on a nommé plus tard la vie intellectuelle, la vie organique et la vie animale. Plutarque écrit un livre pour prouver qu’ils usent de raison. Les révélations mystérieuses de leur instinct étant souvent plus sûres que les opérations de notre intelligence, les poètes, aussi bien que les philosophes, les regardent comme nos premiers maîtres dans les arts et dans l’industrie. Nous avons appris de l’araignée à faire de la toile, de l’hirondelle à bâtir, du cygne et du rossignol à chanter. Instruite, comme ces oiseaux au gosier divin, des lois de l’harmonie, une cigale remporte le prix de la musique aux jeux pythiens. Les chevaux des Sybarites excellent dans les arts d’agrément. Leurs maîtres leur avaient appris la danse, et un jour qu’ils allaient dans une bataille charger les Crotoniates, ceux-ci, pour s’animer au combat, jouèrent de la flûte : au lieu de continuer leur charge, les chevaux danseurs, se dressant sur leurs pieds de derrière, désarçonnèrent tous les cavaliers sybarites et leur firent perdre la bataille[2].

Les faits de ce genre sont très nombreux dans les écrivains de l’antiquité, qui les rappellent de la meilleure foi du monde, sans chercher jamais à en constater l’authenticité. Ils ne devaient point d’ailleurs en être surpris, puisque des philosophes dont le nom était devenu le symbole même de la sagesse leur montraient des hommes dans les quadrupèdes, les oiseaux et les plus humbles insectes eux-mêmes. Du moment où la croyance universelle assimilait, par la raison et les opérations de l’intelligence, les bêtes aux hommes, on pouvait, sans inconséquence, leur en prêter le langage, car lorsque l’on pense, il est tout naturel que l’on parle, et il nous paraît très probable que les fabulistes, en faisant converser les animaux entre eux, se sont bornés à mettre en scène des traditions accréditées. Le renard d’Esope peut sans invraisemblance discuter avec la cigogne, le rat citadin d’Horace peut philosopher à son aise avec le rat des champs, lorsque l’histoire elle-même raconte de semblables prodiges. En effet, le jour où Tarquin fut renversé du trône, un chien se félicita hautement dans les rues de Rome de l’expulsion de ce roi. Au moment où Domitien était assassiné, une corneille optimiste dit à haute voix dans le Capitole : « C’est fort bien fait, tout est bien. » Lorsque Rome, opprimée par Othon et menacée par Vitellius, vit avec effroi la statue de la Victoire laisser échapper de ses mains les rênes d’or de son char, on entendit les bœufs de l’Etrurie causer entre eux des malheurs de l’empire. Enfin, sous le consulat de Lépidus et de Catulus, un coq parla dans la métairie de Galerius, sur le territoire d’Arminium, et Pline, en rapportant ce fait, dit qu’il est d’autant plus remarquable qu’on ne trouve point dans l’histoire d’autre exemple de coq qui ait parlé. Par un privilège extraordinaire de l’instinct, les bêtes apprennent et parlent sans effort la langue de l’homme, tandis que l’homme ne parvient que par une faveur toute spéciale des dieux à comprendre et à parler la langue des bêtes. On ne connaît guère dans toute l’antiquité que Tirésias, Hélénus, Cassandre, Apollonius de Thyane et Mélampus, qui aient possédé cette science merveilleuse. Apollonius l’avait acquise en mangeant le cœur d’un dragon des Indes, et des serpens en avaient donné les premières leçons à Mélampus. Ses esclaves, ayant un jour découvert dans un vieux chêne une couvée de reptiles, tuèrent le père et la mère et apportèrent les petits à leur maître, qui les fit élever avec un grand soin. Parvenus à l’âge de raison, les jeunes serpens se montrèrent pleins de reconnaissance pour l’homme qui les avait si bien traités, et un jour qu’il dormait profondément, ils s’approchèrent de ses oreilles, les caressèrent doucement de leur langue et lui perfectionnèrent tellement le sens de l’ouïe, en l’initiant en même temps aux secrets de la langue universelle, qu’à son réveil il fut tout surpris d’entendre ce qui se passait dans le conseil des dieux et de comprendre le langage de tous les êtres.

Jusqu’ici, on le voit, dans la zoologie fantastique de l’antiquité tout s’enchaîne avec une logique sévère. La bête a les trois âmes de l’homme ; elle a donc les mêmes facultés, et comme conséquence de ce premier fait elle aura les mêmes passions. La science moderne, au contraire, — tout en reconnaissant qu’au point de vue purement physique, les instincts et les appétits matériels de l’homme et de la brute offrent souvent trop de rapports, — ne transporte pas cette analogie dans l’ordre moral : elle admet, sans pouvoir la comprendre et l’expliquer, une différence profonde et, pour ainsi dire, infinie ; elle sent que le rayon mystérieux qui nous éclaire et nous échauffe n’a point touché la bête. C’est là ce que l’antiquité n’a jamais senti : celle-ci donne aux animaux, sans établir la moindre distinction, non-seulement les passions qui nous troublent, mais même tous les sentimens moraux qui nous élèvent, tous les sentimens affectueux qui nous consolent. Phèdre, Oreste et Pylade, les victimes des orages du cœur, les héros des grandes tendresses, ont pour émules des volatiles ou des quadrupèdes. Pline rapporte sérieusement qu’une oie ressentit pour un jeune homme, nommé Égius, une passion des plus violentes, et qu’en Égypte un bélier fut amoureux jusqu’à la folie de la belle Glaucé, musicienne d’un grand mérite, attachée en qualité d’artiste à la cour du roi Ptolémée[3]. Les chevaux, les dauphins, les aigles, donnèrent souvent des exemples d’un dévouement en amitié dont l’homme lui-même ne se montre que très rarement susceptible. Dans la ville de Sestos, on vit un aigle élevé et nourri par une jeune fille se jeter, quand elle fut morte, dans les flammes du bûcher qui devait la consumer et se laisser brûler avec elle. On vit également, sous le règne d’Auguste, un dauphin mourir du regret d’avoir perdu un jeune enfant auquel il s’était lié d’une amitié sincère. Cet enfant traversait tous les jours le lac Lucrin, pour aller de Baies à Pouzzoles suivre les leçons de son maître. Il avait accoutumé le dauphin à répondre, au nom de Simon, et à quelque heure qu’il l’appelât des bords du lac, celui-ci accourait aussitôt, cachait comme dans un fourreau les pointes aiguës dont son dos était armé, et, portant doucement son ami à travers les eaux, il le conduisait chaque matin à son école, et le ramenait le soir. Un jour, l’enfant ne parut point à l’heure accoutumée, le dauphin l’attendit avec inquiétude, et, toujours fidèle au rendez-vous, il revint le lendemain et les jours suivans ; mais le pauvre enfant était mort, et le fidèle animal ne tarda point à mourir lui-même.

De tels récits justifient, nous le pensons, ce que nous avons dit plus haut, — que les animaux, dans les idées antiques, sont complètement assimilés à l’homme. Quoique nous soyons à peine entré dans le sujet, le merveilleux y tient déjà une grande place. Tous les êtres réels se sont transfigurés, et cependant la fantaisie antique ne doit point s’arrêter là. Après nous avoir montré des cigales qui remportent des prix de musique, des serpens qui enseignent la langue universelle, des aigles qui se suicident, des bœufs qui parlent politique, elle invente des êtres nouveaux, et peuple la création de monstres, formés pour la plupart de parties discordantes empruntées aux espèces les plus dissemblables. L’antiquité, on peut le dire sans crainte d’exagération, a l’amour des monstres. Elle oublie presque toujours de décrire les types réels et vivans pour s’occuper de préférence de ceux qui n’existent pas. Les bois, les montagnes, la mer, les enfers même, sont remplis d’animaux terribles et hideux : ce sont les chevaux ailés, les dragons, les crocottes qui appellent les bûcherons par leur nom pour les dévorer, les grillons à la gueule pointue, oiseaux gigantesques à quatre pieds, portant des grilles de lion et des plumes rouges sur le dos ; le catoblépas, dont le regard tue le guerrier le plus vigoureux : le marticore, que l’historien Ctésias représente avec trois rangées de dents superposées, une peau couleur de sang, des yeux verts, des oreilles d’homme, le corps du lion et une queue de scorpion avec laquelle il lance des javelines. Pline parle de poissons à tête de taureau et de cheval qui sortent chaque jour des mers de l’Arabie pour aller paître dans les champs. Dans l’Océan indien, cette mer des prodiges, le dos des baleines a une superficie de quatre arpens, et les anguilles du Gange sont longues de trente coudées[4]. Des thons monstrueux se rangent en bataille pour barrer le passage à la flotte d’Alexandre, et les gardes prétoriennes livrent des combats acharnés à des serpens de mer, dont le sang rougit les flots dans une étendue de trente mille pas. Les onocentaures, les centaures, les hippocentaures, les satyres, les sirènes, confondent avec les formes de l’homme celles du cheval, du singe, du bouc, des oiseaux et des poissons. Les filles de Phorcys, dont parle Eschyle, sœurs au visage de cygne, n’ont à elles deux qu’un œil et une dent, et les Gorgones portent des serpens pour cheveux. Suivant une tradition qui s’est perpétuée jusque dans le moyen âge, la plupart de ces monstres avaient été engendrés dans le chaos, avant la formation de la terre, au moment où l’univers n’était encore qu’une masse d’eau ensevelie dans les ténèbres. Leur existence n’était point seulement attestée par la poésie ou la superstition populaire, elle était aussi certifiée par la science. Pline rapporte qu’on montrait à Rome, sous le règne de Claude, un centaure embaumé dans du miel, et les écrivains les plus éminens des premiers siècles du christianisme, tels que saint Jérôme, saint Justin, saint Cyprien, admettent l’existence de ces êtres fabuleux ; ils croient reconnaître en eux des anges déchus condamnés à errer, jusqu’à la consommation des siècles, dans les forêts et les déserts.

Toutes les créatures hybrides dont nous venons de parler forment dans l’antiquité de nombreuses familles, et se trouvent dispersées sur tous les points de la terre. Il en est d’autres au contraire qui, composées également de lambeaux humains unis aux formes de la bête, ne sont représentées que par un seul individu qui meurt sans se reproduire, ou qui donne le jour à des monstres d’une nature toute différente. Telle est la Chimère, fille d’Erchidna, belle nymphe de la moitié du corps, et de l’autre horrible serpent ; en s’alliant avec Typhon, vent terrible et furieux, elle devient mère de quatre enfans : Othos, le chien de Geryon tué par Hercule ; — Cerbère, aux cinquante têtes ; — l’hydre de Lerne, aux cent têtes toujours renaissantes ; — une Chimère nouvelle, qui ne ressemble plus à sa mère, et qui, au lieu d’avoir comme elle une tête de nymphe sur un corps de serpent, a trois têtes, celles du lion, de la chèvre et du serpent, sur un corps de quadrupède. C’est l’occupation des héros, tels que Thésée, Hercule, Bellérophon, de détruire ces êtres formidables, comme ce sera plus tard l’occupation des saints d’enchaîner et de vaincre les dragons qui gardent les fontaines et les forêts celtiques. Si, dans la légende chrétienne, il est évident que le dragon représente le paganisme et le démon, on peut croire aussi que, dans les légendes païennes, les animaux monstrueux terrassés par les héros représentent les espèces nuisibles qu’il a fallu combattre pour permettre à la civilisation de s’établir.

Seul au milieu de ces monstres, le phénix, emblème du soleil, qui deviendra dans la symbolique chrétienne l’emblème du Christ et de la résurrection, apparaît avec le caractère de la douceur et de la beauté. Son existence est non-seulement attestée par les naturalistes, mais par les historiens les plus graves eux-mêmes. Tacite signale, comme un événement qui mérite d’être transmis à la postérité la plus reculée, son apparition sous le consulat de Paulus Fabius et de Vitellius, c’est-à-dire en l’an 34 de notre ère. « Suivant les uns, dit Tacite, il naît un phénix tous les cinq cents ans, suivant les autres tous les quatorze cent soixante et un ans. » Le premier se montra sous le règne de Sésostris ; on le vit reparaître sous Amasis, puis sous Ptolémée, le troisième roi macédonien de l’Égypte. Cette fois il prit son vol vers Héliopolis, au milieu d’une foule d’oiseaux qui le suivaient, tout surpris de la beauté de son plumage et de l’étrangeté de sa forme. » Quand le nombre de ses années est révolu, ajoute l’historien romain, quand sa mort approche, le phénix construit dans sa terre natale un nid qu’il inonde d’un principe générateur ; il en naît un oiseau, et son premier soin, lorsqu’il a grandi, est d’ensevelir son père. Pour accomplir le pieux devoir des funérailles, il agit avec une sagacité singulière ; il se charge de myrrhe qu’il s’habitue à porter pendant de longs voyages, et quand il est assez fort pour le fardeau et pour la route, il enlève la dépouille de son père, la dépose et la brûle sur l’autel du soleil[5]. »

Acceptées par les peuples comme des faits réels et incontestables, célébrées par la poésie, recueillies par l’histoire, toutes les fables dont nous cherchons à montrer ici l’enchaînement reçurent de la religion elle-même une consécration nouvelle. On ne se contenta point de placer les animaux au même rang que l’homme, on les considéra comme des intermédiaires entre l’homme et les dieux, et l’on en fit des révélateurs et des oracles. Dans les expéditions aventureuses des héros ou les migrations des races primitives, ils sont souvent les conducteurs des années et des peuples. Une troupe de loups guide au sommet du Parnasse les hommes échappés au déluge de Deucalion, et ceux-ci donnent, par reconnaissance, à la ville qu’ils bâtissent au sommet de cette montagne le nom de Lycorie. Ce sont des loups qui sauvent l’Égypte de l’invasion des Ethiopiens. Le pivert et le bœuf servent de guides aux colonies étrusques. Enfin des animaux indiquent aux fondateurs des villes l’emplacement qu’ils doivent choisir, comme la louve de Romulus et la laie blanche qui marqua pour Enée la situation de la ville d’Albe. Les animaux sont les véritables prêtres du prophétisme antique, et presque toujours ils parlent plus clairement que les oracles. Xanthe, l’un des chevaux d’Achille, prédit à son maître qu’il mourra devant Troie ; un bœuf annonce au milieu du Forum les dangers prochains qui menacent la république romaine. Des fourmis déposent des grains de blé dans la bouche de Midas encore enfant, comme signe des richesses immenses qu’il doit acquérir un jour ; des abeilles se posent sur les lèvres de Platon, endormi dans son berceau, pour annoncer que ces lèvres divines distilleront le miel de la sagesse et de l’éloquence ; des serpens enlacent, à Salone, le jeune Roscius, et, dans toutes les grandes journées de Rome, des aigles, présages de la victoire, planent au-dessus des légions.

Les oiseaux, par leur éloignement de la terre, l’innocence de leur vie, la pureté de l’air qu’ils respirent, la faculté qu’ils ont de s’approcher du ciel, l’exquise délicatesse de leurs organes, sont initiés à des mystères que nos sens grossiers ne sauraient percevoir. Comme Mélampus ou les serpens, ils entendent ce qui se passe dans le conseil des dieux, et ils donnent leur nom à la science augurale, les mots augur et augurium dérivant, d’après Varron, d’avium garritus, le gazouillement des oiseaux, et d’après Festus, de leur contenance, ex avium gestu. Religion essentiellement cérémonielle, sans dogme et sans morale, le polythéisme, en consacrant toutes ces croyances, attribua aux animaux une initiation supérieure, et les fit les arbitres souverains de la destinée des empires. À Rome, les poulets sacrés ont plus d’influence sur les affaires que les consuls ou les empereurs. Pline le dit en termes formels : « Leurs repas sont des présages solennels ; ce sont eux qui règlent chaque jour la conduite de nos magistrats, et leur ouvrent ou ferment leur propre maison. Ils donnent le signal des batailles, annoncent la victoire et commandent à ceux mêmes qui commandent au monde[6]. » Les dieux eux-mêmes ne dédaignent point d’interroger les oiseaux. C’est ainsi que Jupiter, mal renseigné sur le monde dont il était le maître suprême, eut un jour la curiosité de savoir où se trouvait précisément le milieu de la terre : il donna ordre à deux aigles de partir l’un vers l’est, l’autre vers le couchant, et de suivre leur route à travers les airs, en ligne droite, d’un vol toujours égal, jusqu’au moment où ils se rejoindraient tous deux. Les oiseaux obéirent. Après un long voyage, ils se rencontrèrent au Parnasse, au-dessus du sanctuaire de l’oracle de Delphes, et les habitans de cette ville, en mémoire de cette rencontre, consacrèrent dans le temple d’Apollon deux aigles d’or ; car c’était là, d’après la tradition antique, que se trouvait l’όμφαλός, le nombril de la terre, le point central et sacré, le pays de Meath des Irlandais, le Midhyama des Hindous, le Midheim des Scandinaves, le Cuzco des Péruviens, la Palestine des Hébreux.

Après avoir placé les animaux dans les temples, en les revêtant du caractère sacré des oracles, le polythéisme les place dans l’Olympe, en compagnie des dieux. Ministre complaisant des vengeances ou des plaisirs de Jupiter, l’aigle qui veille auprès de son tronc porte sa foudre ou ses messages d’amour, le serpent s’enlace autour du caducée de Mercure, le hibou dort sur le casque de Minerve. Les chevaux de l’Olympe se nourrissent d’ambroisie ; Homère, qui les associe à l’immortalité des dieux, les peint comme plus légers que ces dieux eux-mêmes. Les divinités du polythéisme, symboles des passions, des vices des hommes, ou des forces productives de la nature, sont à leur tour symbolisées par des animaux, et quand elles se manifestent aux hommes, elles empruntent, comme Jupiter, la figure du cygne ou du taureau, comme Esculape la figure du serpent. Héritier direct des rois détrônés de l’Olympe. Satan, au moyen âge, revêtira comme eux les formes de la bête ; les cornes du taureau reparaîtront sur le front maudit de ce proscrit de l’abîme, et sous la peau du reptile il représentera, aux pieds des saints, la mort et le péché, comme le serpent, aux pieds d’Esculape, représentait la santé et la vie.

Ce n’est point assez cependant pour le polythéisme, qu’un père de l’église appelle la Julie du genre humain, d’avoir fait des animaux les confidens des dieux : pourquoi ne les placerait-on pas eux-mêmes au rang des divinités ? C’est en effet ce qui arrive. Rome voue un culte aux sauterelles, et célèbre avec vénération, le 8 des calendes de décembre, la fête de ces étranges déesses, pour les rendre favorables aux récoltes de l’Italie. Les Phéniciens, les Cananéens, les Babyloniens poussent le fétichisme aux dernières limites, et l’Égypte épuise la superstition. Cette terre des sphinx emprunte la plupart de ses emblèmes religieux au règne animal ; elle divinise les quadrupèdes, les reptiles, les oiseaux, et fait avec des monstres des divinités qu’elle adore. Elle donne à Anubis une tête de chien, à Osiris une tête d’épervier, à Isis une tête de vache ; à Jupiter Ammon une tête de bélier, à Saturne une tête de crocodile ; elle bâtit des temples, elle creuse des étangs, pour y loger ses dieux oiseaux, ses dieux quadrupèdes, ses dieux poissons. À Mélite, elle bâtit une tour pour un serpent, au service duquel elle attache des ministres, des officiers, des prêtres, qui viennent chaque jour déposer sur sa table la farine et le miel dont il se nourrit. Elle porte le deuil des chiens, des chats, des ibis, des chacals, des béliers ; elle les embaume, place leur cercueil à côté du cercueil de ses rois, et, comme conséquence de cette glorification, elle leur immole des hommes, en déclarant passibles de la peine capitale ceux qui tuent les chats ou les oiseaux sacrés, justifiant par là le mot d’Aristote, que « l’homme est souvent moins que la bête, » et ce mot de Pascal : « Bassesse de l’homme jusqu’à se soumettre aux bêtes, jusqu’à les adourer ! »

Nous connaissons maintenant, par les traditions antiques, les premières sources de cette épopée des animaux dont les chroniqueurs du moyen âge furent les rapsodes, et dont nous voudrions réunir les monumens épars. La fantaisie domine ici l’observation, la légende domine la science ; la civilisation gréco-romaine, immobile dans ses rêves, commence par identifier l’homme et l’animal, et, poussant jusqu’à l’absurde les conséquences d’une première erreur, elle finit par élever l’animal au-dessus de l’homme, travestit tous les êtres réels, et peuple le monde de monstres et de fantômes, sans que jamais, dans le cours de tant de siècles, l’ordre admirable de la nature l’élève, par le spectacle magnifique de la création, à la pensée d’un ordonnateur suprême. Dans le moyen âge, où nous allons entrer, on va sans doute encore retrouver bien des fables ; mais du moins une grande idée, l’idée morale et religieuse, dominera toutes les folies de l’imagination. Les êtres réels seront défigurés comme dans l’antiquité, le monde se peuplera de monstres nouveaux, mais ces monstres eux-mêmes serviront à l’enseignement des hommes. Une vue générale de cette histoire apocryphe sera le prologue naturel du drame bizarre où la suite de ces études nous montrera les animaux figurant comme acteurs.

II. – LES ANIMAUX DANS LE MOYEN ÂGE.

Dans l’une des plus naïves et des plus bizarres productions de notre vieille littérature, le Roman d’Alexandre, on lit que ce héros, voulant savoir ce qui se passait au fond de la mer, y descendit dans une grande lanterne éclairée par des lampes, ce qui lui permit d’examiner en détail les profondeurs de l’abîme, à la grande surprise des poissons qui se pressaient en foule autour de lui. Émerveillé de ses observations sous-marines, il voulut aussi connaître ce qui se passait dans le firmament, et pour satisfaire cette nouvelle curiosité, il se plaça dans un grand panier couvert de cuir auquel il attacha des grillons. D’une main il tenait les rênes de ce singulier attelage, de l’autre une lance au bout de laquelle il avait mis de la viande et qu’il élevait au-dessus de la tête de ces coursiers d’un nouveau genre. Les griffons, en voulant saisir la viande, étaient forcés de s’élever toujours. Ils s’approchèrent ainsi du ciel, qu’on prit longtemps pour une espèce de tenture bleue dans laquelle les astres étaient fixés comme des clous d’argent sur une tapisserie. Fier de se trouver si près des dieux, plus haut que les aigles et plus loin que les nuages, le vainqueur de l’Inde contempla tout à loisir la voûte céleste, qu’il pouvait en quelque sorte toucher avec la main. Quand il eut terminé ses études astronomiques et cosmographiques, il tint sa lance baissée, et par l’appât de la viande, il força ses griffons à le ramener sur la terre.

Les savons du moyen âge, lorsqu’ils veulent observer la nature, procèdent à peu près comme Alexandre : c’est au monde fantastique qu’ils empruntent leurs guides, c’est en visionnaires qu’ils observent la réalité. Le moyen âge n’étudie point la création pour en pénétrer les secrets, car ce serait porter dans des mystères dont Dieu s’est réservé le mot une curiosité téméraire et impie. Il ne l’étudie point non plus pour chercher a étendre sa puissance ; il connaît trop le néant des choses de la vie ; en s’attachant au monde matériel, il se détournerait de sa fin suprême ; seulement il sait par les livres saints que les animaux sont les témoignages vivans de la toute-puissance divine ; il les a vus dans la Bible servir de texte à une foule d’allégories et d’interprétations morales, et devenir dans les écrivains de la primitive église les emblèmes des vices, des passions et des vertus. Il s’en occupe donc d’une part pour apprendre par les magnificences de la création à glorifier Dieu, de l’autre pour chercher des exemples et des règles de conduite. La science se trouve de la sorte complètement subordonnée à l’exégèse religieuse et à renseignement moral.

Dès le second siècle de l’ère chrétienne, on voit paraître sous le titre d'Hexamoeron une foule de traités destinés à célébrer l’œuvre des six jours, à décrire les merveilles de la nature, à expliquer, comme on le dira plus tard, les curiosités des bêtes. Saint Justin, Papias, saint Théophile d’Antioche, saint Patène, saint Clément, saint Basile, saint Eustathe, Tertullien, Lactance, saint Augustin, saint Ambroise, s’exercent comme à l’envi sur ce sujet magnifique, mais ils le traitent en théologiens et nullement en naturalistes ; ils prennent leur science toute faite dans les livres et les traditions antiques, et ils la donnent telle qu’ils l’ont trouvée, sans la contrôler et sans chercher à l’étendre. Ils admettent sans examen toutes les traditions, et comme le monde n’est pour eux qu’un vaste symbole, ils s’attachent, ainsi que le dit saint Augustin à propos de l’aigle usant contre la pierre son bec devenu trop long, à considérer la signification des faits et non à en discuter l’authenticité, cette méthode, consacrée par les plus grands noms de la primitive église, fut respectueusement adoptée par le moyen âge. Personne ne s’occupa de la vérifier, à l’exception peut-être d’Albert le Grand, qui, dans son Traite des animaux, des végétaux et des minéraux, discute avec une certaine sûreté de critique quelques-unes des folles imaginations de son temps. Tous les écrivains qui depuis le Ier siècle de notre ère jusqu’au XVIe traitent du monde et des êtres qui le peuplent ne font que répéter des cireurs traditionnelles dont la plupart remontent aux âges les plus reculés de l’antiquité. Les faits réels empruntés à l’observation de la nature, qui peuvent se rencontrer dans leurs œuvres, y sont égarés et tellement travestis, qu’on a peine à les saisir. Depuis le Physiologus, qui malheureusement ne nous est connu que par le commentaire de saint Épiphane, et qu’on peut regarder comme le plus ancien livre chrétien composé sur le sujet qui nous occupe, jusqu’aux écrits d’Aldrovande, qui ressuscite le premier, en remontant à Aristote, les véritables traditions, la science reste immobile dans son ignorance et sa crédulité, ou plutôt il n’y a point de science, mais seulement un rêve qui se perpétue pendant de longs siècles, sans que personne cherche à faire la part de l’erreur ou de la vérité. Isidore de Séville, Hildeberl du Mans, Raban-Maur, Vincent de Beauvais, Brunetto Latini, Herrade de Landsberg, Barthélémy de Glanvil, Bernard de Chartres, Honoré d’Autun, Osmons, Guillaume le Normand, dans le Grand et le Petit Monde, l’Image du Monde, le Trésor, le Jardin des Délices, les Bestiaires et les Volucraires, ne font que répéter les légendes et les fables que chaque génération se transmettait à son tour, et qui, reproduites par les encyclopédistes, les romanciers et les poètes, étaient toujours acceptées avec la même confiance et la même bonne foi.

Les nomenclatures zoologiques du moyen âge sont en général très peu nombreuses ; toutes les espèces sont confondues, et la division la plus naturelle qu’on puisse adopter au milieu de ce chaos, c’est encore, comme nous l’avons fait pour l’antiquité, de ranger d’un côté les animaux réels, et de l’autre les animaux fabuleux. Nous allons nous occuper d’abord de ceux qui nous sont connus, et l’on nous pardonnera, nous le pensons, la bizarrerie de certains détails, parce qu’ils sont indispensables pour faire comprendre le rôle que jouent les animaux dans la littérature, les monumens figurés, le blason, et même la jurisprudence du moyen âge.

Dans les légendes, les encyclopédies, les bestiaires, les mêmes individus reparaissent à la distance, de plusieurs siècles avec les mêmes attributs, le même caractère, et leur histoire est toujours défigurée par les mêmes mensonges. Le lion, en sa qualité de roi, tient le premier rang, et se montre, à de rares exceptions près, avec les qualités qu’on attribue à ceux qui sont investis de la puissance souveraine. Il est fort, courageux, clément. Lorsqu’il est courroucé contre l’homme, il suffit que celui-ci se jette par terre, et fasse semblant de crier merci, pour qu’il lui pardonne. Toutes les bêtes reconnaissent sa suzeraineté et ses droits de préséance. Lorsqu’il veut les tenir éloignées de lui, il trace une ligne sur le sol, comme pour dire : Ne passez pas ! et personne ne passe. Il est bon père, et ressuscite ses lionceaux rien qu’en soufflant sur eux, — époux fidèle, car la lionne seule a sa tendresse ; mais comme il aime sans partage, il veut être aimé de même, et quand sa femelle le trompe, il la punit sévèrement. Symbole de la vigilance, il dort les yeux ouverts, et pour échapper aux chasseurs qui le poursuivent, il efface avec sa queue la trace de ses pas. Cependant, comme il faut toujours que quelque faiblesse se mêle aux plus grands caractères, il a peur des femmes, du feu et des coqs blancs. — La panthère, dont un naturaliste du moyen âge fait un serpent tacheté, exerce un charme irrésistible sur les animaux, et n’a qu’un seul ennemi, le dragon. Lorsque après une chasse elle s’est surabondamment repue, elle dort pendant trois jours, et quand, à son réveil, elle se met à rugir, il s’échappe de sa gueule une odeur tellement suave, qu’elle surpasse en douceur tous les autres parfums. Averties par ses rugissemens, toutes les bêtes des forêts, sortant de leurs retraites, se pressent autour d’elle pour s’enivrer de son haleine, et tandis qu’elles lui font cortège, le dragon, son ennemi mortel, se trouve connue suffoqué et s’enfonce dans les profondeurs de la terre. — L’éléphant, représenté comme le plus chaste des quadrupèdes, émigré au printemps avec sa femelle, pour se retirer aux abords du paradis terrestre, et se livrer dans la solitude aux douceurs de la lune de miel. Pendant quelques jours, il ne mange que de la mandragore, et plusieurs mois après ce voyage, quand sa femelle est prête à mettre bas, elle va se plonger dans un étang ou dans une rivière, de peur que le dragon ne vienne dévorer sa progéniture. Pendant ce temps, l’éléphant fait le guet sur la rive, et quand le dragon se présente, il lui livre un combat désespéré. — Le renard, emblème de la finesse et de la ruse, invente une foule de procédés ingénieux pour attraper sa proie. Lorsqu’il a faim et qu’il ne trouve point à manger, il se roule sur de la terre rougeâtre, pour faire croire qu’il a reçu quelque grave blessure et qu’il est couvert de sang ; puis il s’allonge sur le sol, tire la langue, retient son haleine, et d’un coup de patte il étourdit les oiseaux qui, le croyant mort, viennent s’abattre sur lui pour se venger en lui donnant des coups de bec. – Le porphyrion, lézard aimable et doux, s’attache à l’homme avec une tendresse incomparable. Il vit comme un ami sous son toit, s’associe aux infortunes conjugales des maris, et meurt de chagrin quand leurs femmes les trompent. — La belette connaît mieux que les plus habiles médecins les secrets merveilleux des simples, et non-seulement elle guérit ses semblables, mais elle les ressuscite, comme on le voit dans le Lai d’Éliduc. Un de ces petits animaux blessé mortellement, rend le dernier soupir à côté de sa femelle. Celle-ci court vers un bois voisin, y cueille une fleur rouge qu’elle rapporte entre ses dents, et, la plaçant dans la gueule du mort, le rend immédiatement à la vie[7]. En fait de qualités solides et de vertus sociales, le chien, le cheval ne le cèdent guère à l’homme. L’âne sauvage se distingue par ses connaissances astronomiques, comme le cheval par ses vertus guerrières. Chaque année, le 23 mars, il brait douze fois la nuit et douze fois le jour, pour annoncer que les jours sont égaux aux nuits. Le cerf renouvelle sa jeunesse en mangeant des serpens. Il sait découvrir avec un admirable instinct les fentes des arbres et des rochers où ils se cachent[8], et les tire à lui d’une telle force, avec son haleine, qu’ils se jettent entre ses dents et qu’il les dévore. Sa mort est infaillible, s’il reste trois heures sans boire après les avoir mangés ; mais s’il trouve une fontaine, il rajeunit en un moment de plusieurs années. C’est là ce qui explique la longévité du cerf bien-aimé d’Alexandre, qui fut pris cent ans après la mort de ce héros, et l’âge merveilleux de celui que Charles VI, roi de France, tua en chassant dans la forêt de Senlis, et qui portait au cou un collier d’or avec cette devise : Hoc César me donavit. Les souvenirs de l’antiquité tiennent encore une grande place dans ces récits merveilleux, mais ils se combinent avec des idées entièrement nouvelles ; chaque animal est distingué par un vice ou une vertu, et nous verrons plus loin comment le moyen âge s’inspirera de cette donnée pour la transporter dans le symbolisme architectural et les enseignemens de la vie pratique[9].

Les oiseaux comme les quadrupèdes ont chacun son attribut particulier, sa qualité distinctive et pour ainsi dire sa vertu symbolique. L’aigle, roi comme le lion, occupe le premier rang parmi les habitans de l’air. Fier de son antique noblesse, il tient surtout à conserver la pureté de sa race. Au moment même où ses aiglons sortent de l’œuf, il éprouve leur vertu en les forçant à contempler le soleil. Ceux qui supportent, sans cligner la paupière, les rayons brûlans de cet astre sont regardés comme ses vrais enfans, et il les nourrit avec soin ; mais il rejette comme indignes ceux qui baissent le regard, et il confie à la foulque le soin de leur éducation. Comme le cerf ou le phénix, il peut toujours à son gré recommencer sa vie. Lorsque, vieux et aveugle, il sent défaillir ses forces, il s’élève si haut vers le soleil, que ses plumes se consument et que les ténèbres de ses yeux se dissipent ; puis, quand il s’est ranimé dans la chaleur et la lumière, il se laisse, du haut du ciel, tomber dans une fontaine où il se baigne quatre fois, et d’où il sort régénéré. Le pélican ressuscite ses poussins en les arrosant de son sang. La huppe nourrit ses vieux parens affaiblis par l’âge. La grue, tandis que ses compagnes dorment ou voyagent, fait le guet en tenant une patte en l’air, et dans cette patte une lourde pierre, afin de rester en garde contre les surprises du sommeil ; c’est pour cela que la huppe deviendra l’emblème de la piété filiale, et la grue l’emblème de la vigilance.

Il arrive quelquefois que les mêmes animaux représentent en même temps le mal et le bien. Ainsi le serpent figure tour à tour le démon, la santé, la longévité, l’éternité, le changement des saisons, l’ingratitude et la prudence, de même que le crocodile figure la férocité et la sensibilité. C’est, dit le trouvère Guillaume, une bête fière, qui vit dans un fleuve qu’on appelle le Nil. Cette bête a quatre pieds, des grilles redoutables, et les animaux les plus terribles ne sont auprès d’elle que des hannetons. Lorsqu’elle rencontre un homme, elle l’attaque et le mange sans en laisser une bouchée : — menjue lei ; riens ni remaint ; — mais quand elle l’a mangé, elle passe le reste de sa vie à le pleurer :

Mes toz jors mes après le plore,
Tant com il en vie demore.


Brunetto Latini prête au crocodile une sensibilité plus grande encore ; il dit qu’il pleure l’homme en le mangeant.

La plupart des érudits qui de notre temps se sont occupés des bestiaires ou des traditions tératologiques se sont demandé quelle était l’origine de ces croyances, de ces récits bizarres, et s’il était possible de remonter aux faits réels qui ont pu leur donner naissance. On a même hasardé quelques explications : elles nous ont paru peu satisfaisantes, et nous sommes disposé pour notre part à penser que le plus sage est de s’en tenir à une simple analyse. S’il est évident qu’en certains points, cette zoologie fantastique n’est que l’expression confuse de faits mal observés, il nous paraît non moins évident que les caprices de l’imagination y tiennent la plus grande place. La science au moyen âge n’a point de base, et par cela même elle n’a point de limites. Chacun refait à son gré la création sans trouver de contradicteurs ; que peut-on d’ailleurs demander à des hommes qui racontent sérieusement que les plumes du perroquet sont enluminées comme les vignettes d’un missel, et qu’elles se détrempent à la pluie ; à des hommes qui croient reconnaître dans les phoques les débris de l’armée de Pharaon, et qui s’imaginent, avec une naïveté non moins étonnante, qu’il se forme sur le dos de la baleine des bancs de sable, que ces bancs se couvrent d’arbres et de verdure, et que les matelots, trompés par l’apparence, abordent sur l’énorme cétacé, en le prenant pour une île ? « Ils y jettent l’ancre, dit le trouvère Guillaume, allument du feu, font cuire leurs alimens, et pour mieux assujettir leurs bateaux, ils fichent de longs pieux dans les sables ; mais, quand la baleine sent le feu qui lui chauffe le dos, elle plonge rapidement et entraîne dans les profondeurs de l’abîme la nef et les marins[10]. » On trouve partout, au rapport de Raoul Glaber, des monstres semblables, et comme preuve il raconte l’aventure de saint Brendan. Un jour, dit-il, que ce pieux ermite et quelques-uns de ses compagnons naviguaient autour des îles où ils avaient fixé leur retraite, ils aperçurent, à la tombée du jour, une terre inconnue vers laquelle ils cinglèrent dans l’intention d’y passer la nuit. Ils ne tardèrent point à prendre pied, et, après un frugal repas, ils se livrèrent aux douceurs du sommeil. Brendan seul, pasteur vigilant de la bergerie du Seigneur, ne donnait pas, et, tout en priant, il observait le cours des astres, quand tout à coup, au milieu du silence de la nuit, il sentit que l’île s’était mise en marche. Au point du jour, il assembla ses compagnons et leur dit : « Frères, rendons grâces au Créateur qui nous a préparé au milieu des mers un vaisseau qui n’a besoin ni de nos rames ni de nos voiles. » Ces paroles jetèrent l’étonnement dans leur âme, et ils reconnurent avec admiration qu’ils naviguaient sur le dos d’une énorme baleine. Ils ne perdirent point courage et attendirent quelque hasard heureux. Pendant plusieurs jours ils furent ainsi emportés à travers l’immensité, en avançant vers le soleil levant. Enfin ils arrivèrent à une île beaucoup plus belle que toutes celles qu’ils avaient vues jusqu’alors. Elle était habitée par des moines dont la vie était plus sainte que celle des autres moines, et peuplée d’oiseaux au plumage éclatant qui chantaient des cantiques. De retour en Irlande, saint Brendan fit part de sa découverte, et depuis lors ce monde merveilleux fut, comme les îles Fortunées, l’objet de nombreuses recherches. La tradition légendaire s’était imposée avec une autorité si grande, que, dans le XVIIIe siècle encore, on équipa en Irlande un vaisseau pour aller à la recherche de l’île merveilleuse ; mais Dieu l’avait cachée si loin dans les brumes de l’Océan, qu’on ne la vit jamais reparaître à l’horizon, et le navire sans voiles et sans rames fut le seul qui toucha ses rivages.

Au milieu de ces récits, les notions positives recueillies par Aristote ont complètement disparu, et par un contraste singulier, tandis que les idées chrétiennes font invasion dans la zoologie, on voit en même temps le paganisme se perpétuer par une de ses superstitions les plus folles. Ce moyen âge, qu’ont ébloui les rayons du mysticisme, suit encore l’antiquité dans le labyrinthe de ses fables impies, et garde aux animaux leur caractère de prophètes et d’oracles. La science des augures persiste pendant de longs siècles en dépit des anathèmes de l’église, qui seule, dans la barbarie des vieux temps, défend la cause de la raison et de la dignité humaine. Suivant une tradition très accréditée, la science augurale fut fondée par Adam, qui savait les secrets du langage des hôtes, et perfectionnée par Noé, qui ne laissa sortir le corbeau et la colombe de l’arche qu’après s’être orienté d’après les principes de l’ornithomancie ; elle passa de Noé à Cham, de Cham à Tagès et à Salomon, et se propagea dans le monde entier avec la double autorité d’une croyance religieuse et scientifique. L’apparition de certains animaux fut considérée comme un présage infaillible de malheurs publics. Pendant les invasions des Barbares, quand des cerfs ou des sangliers s’approchaient d’une ville, c’était, disait-on, pour annoncer que cette ville serait bientôt changée en solitude, et que ses ruines serviraient de retraite aux bêtes fauves. Le vautour annonçait le carnage ; les veaux à deux têtes signifiaient le schisme ou la guerre civile ; les insectes, la stérilité et la famine ; la chouette, les maladies et les pestes. Raoul Glaber raconte qu’en l’an 988 la ville d’Orléans fut témoin d’un prodige surprenant et terrible : « Une nuit que les gardiens de l’église de l’évêché s’étaient levés, comme à l’ordinaire, pour ouvrir les portes aux fidèles qui venaient en foule chanter laudes et matines, un loup, se jetant devant eux, entra brusquement dans l’église, saisit la corde suspendue à la cloche, et, l’agitant avec force, se mit à sonner le tocsin. Les assistans, interdits par cette apparition, poussèrent de grands cris, et, quoiqu’ils n’eussent point d’armes, ils parvinrent cependant à chasser de l’église le redoutable animal[11]. L’année suivante, ajoute le chroniqueur, toutes les maisons et les églises même d’Orléans furent la proie des flammes, et personne ne doute que ce malheur n’ait été annoncé par le tocsin du loup[12]. »

Ainsi, dans ce monde du rêve et de la fantaisie, le prodige est partout, et chaque fait se traduit en merveilles. Le prophétisme antique se réveille. Une imagination vagabonde et sans frein ressuscite tous les monstres de la fable, tous les animaux merveilleux de la poésie antique, les dragons, les marticores, les licornes, les griffons, les phénix, en un mot tous ces êtres hybrides dont le nom, entouré d’un nuage fatidique, a survécu aux civilisations qui les ont créés, et qui resteront longtemps encore, dans les croyances populaires, un sujet de terreur ou d’admiration.

Le dragon, le plus ancien et le plus redouté de tous les animaux imaginaires, le dragon est le roi des monstres, comme le lion est le roi des quadrupèdes, comme l’aigle est le roi des oiseaux. Protée insaisissable, être indéfini qui participe de la nature de tous les êtres, tour à tour quadrupède, reptile, oiseau ou poisson, le dragon habite indistinctement l’air, la terre, la mer, les fleuves. « Il vole, il marche, il nage, » dit saint Grégoire. Brûlé, comme les damnés, par un feu que rien ne peut éteindre, il livre à l’éléphant des combats furieux pour se rafraîchir en buvant son sang. Il n’est pas plus gros qu’un lézard, ou il est long de trente coudées. Il a des ailes armées de griffes ou des nageoires armées de crocs aigus. Quelquefois il porte une tête d’homme avec un corps et une queue de lion, et à l’extrémité de cette queue une tête de serpent. Sa gueule vomit des flammes. Son haleine empoisonne les airs, flétrit les feuilles et les fleurs, tue les oiseaux et donne le vertige aux hommes. Il ne craint qu’une seule chose au monde, le tonnerre, parce qu’il en est souvent frappé ; aussi, quand les enchanteurs ont besoin de ses services et veulent le dompter, ils imitent avec un tambour les roulemens de la foudre. Trompé par le bruit, le dragon se soumet sans résistance, et, apprivoisé par la peur, il sert avec la plus grande docilité tous les caprices de son maître. Comme le démon, il peut à son gré changer de forme et traverser avec la rapidité de la pensée les plus grandes distances. Il séduit les femmes, il enlève les jeunes filles, et une tradition accréditée dès la première race le donne pour amant à la femme de Clodion et pour père à Mérovée. Après avoir gardé dans l’antiquité le jardin des Hespérides et la toison d’or, il reparaît au moyen âge avec son rôle de sentinelle vigilante et terrible. Il défend l’entrée des cavernes où les enchanteurs enferment leurs trésors, et celle des forteresses où les géans enferment les jeunes filles. Quelquefois même, mais plus rarement, il se fait, en l’absence du mari, le défenseur de la vertu des femmes. C’est ainsi que, dans le poème d’Alexandre, de Thomas de Kent, on le voit se déguiser en autour pour prévenir le roi Philippe que sa femme Olympias l’a trompé avec le baron Nectanébus, nécromancien fameux qui, chassé de l’Égypte par des seigneurs jaloux, était venu se réfugier en Macédoine. On a vu qu’Apollonius avait appris le langage des bêtes en mangeant le cœur d’un dragon des Indes. Au moyen âge, le cœur et le sang du merveilleux animal communiquent encore aux hommes des vertus extraordinaires. Dans les Niebelungen, Sigefrid, fils du roi Sigemond, quitte le château de Xante, demeure de son père, pour traverser un bois ténébreux. Fatigué par une longue route, il se disposait à se coucher au pied d’un tilleul, lorsqu’un dragon se précipite sur lui ; Sigefrid, qui n’avait point d’armes, saisit une branche de chêne et tue le monstre d’un seul coup. Débarrassé de ce redoutable ennemi, il se coucha sous les vertes ramées de la forêt, et en ce moment un rossignol perché au-dessus de sa tête fit entendre un chant dont le sens était : « Celui qui se baigne dans le sang du dragon acquiert une peau aussi dure que l’écaille et insensible aux coups de la hache. » Sigefrid profita de la révélation, et le sang du monstre fut pour lui ce que l’eau du Styx avait été pour Achille.

Moins méchant que le dragon, mais très redoutable encore, le grillon, né de l’aigle et de la louve, participe à la fois du quadrupède et de l’oiseau ; il a le corps du lion, la tête, les ailes et les serres de l’aigle. Par sa force et son envergure, il rappelle le roc des conteurs arabes. Il enlève un chevalier armé de pied en cap, un bœuf ou un cheval, avec la même facilité que l’épervier enlève une alouette, et ses ailes ont un tel ressort que le vent qu’elles produisent en s’agitant suffit pour renverser un homme. Il aime la viande fraîche et surtout le mouton.

Le marticore de Ctésias, métamorphosé par Brunetto Latini en manicore, porte une tête d’homme couleur de sang, un œil jaune, une queue de scorpion, et il se nourrit toujours de chair humaine. — La salamandre, fille dégénérée du serpent Python, vit au milieu des flammes, et quand les empereurs de l’Inde vont à la guerre, ils font fabriquer avec sa peau des habits incombustibles, afin de pouvoir sans danger passer à travers l’incendie au milieu des villes prises d’assaut. — Le basilic que Pline avait déclaré le roi des serpens, porte en signe de souveraineté une couronne autour de la crête blanche qui surmonte sa tête. Le poison qu’il exhale envenime les arbres, fait tomber les oiseaux du haut des airs, et quand Alexandre, vainqueur de l’Inde, voulut se procurer un échantillon de cette dangereuse espèce, il fut obligé de faire fabriquer des cloches de verre pour abriter les chasseurs contre les exhalaisons du reptile. — Le phénix, revêtu d’une robe de pourpre surdorée, est toujours l’oiseau merveilleux dont parle Tacite. Il a des ailes de saphirs, de perles et d’émeraudes ; seulement il ne se nourrit plus de myrrhe et d’encens, mais de graines de frêne : il n’est plus l’emblème du soleil, mais le symbole de la résurrection, et pour saint Jérôme, il est devenu la consolante image de l’immortalité. — La caladre, qui sera comme le phénix l’emblème de la résurrection, est un oiseau blanc avec des cuisses noires. Quand on le porte devant un malade, il indique, sans jamais se tromper, s’il doit vivre ou mourir ; lorsqu’il le regarde en face, c’est un signe certain qu’il ne tardera pas à guérir ; mais s’il détourne la tête, la mort est infaillible.

La licorne, cet animal favori du blason, qui supporte avec le lion couronné l’écusson d’Angleterre, la licorne est, comme le phénix et le dragon, le sujet des plus bizarres légendes. Tantôt elle se montre avec le corps d’un cheval blanc, une tête couleur de pourpre et des yeux d’azur, tantôt avec une tête de cerf et une queue de sanglier, ou bien encore avec une tête de bœuf ou de chèvre barbue ; mais quelle que soit sa physionomie, elle porte toujours au milieu du front cette corne merveilleuse, blanche à la base, noire au milieu, rouge à l’extrémité, dont on conservait au trésor de l’abbaye de Saint-Denis un curieux échantillon, envoyé, disait-on, par un roi de Perse à l’empereur Charlemagne. Plus précieuse que l’onyx et l’or, cette corne avait la propriété surprenante de servir de pierre de touche aux poisons, car, suivant la croyance universelle, la licorne était l’ennemie du venin et des choses impures[13]. « Les naturalistes, disait encore en 1662 Vulson de la Colombière, rapportent que lorsqu’il se trouve dans un canton une de ces bêtes merveilleuses, toutes les autres vont boire de préférence à la fontaine où elle se désaltère. Dans la crainte que l’eau ne soit infectée ou corrompue, elles attendent que la licorne ait plongé sa corne dans l’eau et ensuite bu la première, après quoi elles n’appréhendent aucune corruption. » Instruit par cet exemple, l’homme se mit en quête de la corne merveilleuse pour faire aussi l’épreuve des poisons. La crédulité publique fut habilement exploitée, et l’on vendit à des prix exorbitans des vases et des manches de couteaux que l’on disait fabriqués avec cette matière précieuse. Les vases se brisaient en mille morceaux quand ils étaient mis en contact avec des breuvages impurs, et les manches de couteaux suaient du sang quand ils touchaient des viandes empoisonnées. Douce et féroce à la fois, la licorne aime à se reposer sous les arbres où les ramiers font leurs nids et à entendre le roucoulement des tourterelles ; mais elle ne craint pas de combattre le lion et l’éléphant, et avant d’engager la bataille, elle aiguise sa corne sur une pierre. Sa force est si grande, que les chasseurs les plus intrépides et les plus adroits ne peuvent réussir à la prendre, et pour s’emparer d’elle ils sont obligés de recourir à la ruse. Ils font venir une jeune vierge dans les lieux qu’elle fréquente d’habitude. Aussitôt que la licorne aperçoit la jeune fille, elle va se coucher à ses genoux sans lui faire aucun mal, et elle s’endort paisiblement sur son sein. Les chasseurs s’approchent alors et la tuent sans peine : mais si la jeune fille a connu la séduction des sens, l’animal, qui découvre le poison dans l’âme des hommes aussi bien que dans l’eau des fontaines, évente le piège, et tue sans pitié celle qui voulait la tromper.

Après avoir ainsi méconnu toutes les lois de la nature et travesti tous les êtres, l’homme, attiré de plus en plus par l’extraordinaire et l’impossible, crée dans sa propre espèce une foule de variétés monstrueuses. Le curieux traité De Monstris parle de femmes barbues qui habitent en Arménie, d’hommes moitié noirs et moitié blancs qui vivent sur les bords du Nil. Polyphème et les pygmées renaissent dans les géans et les nains des poèmes chevaleresques, — Hermès et Aphrodite dans l’androgyne : ici ce sont des femmes qui dorment, comme les marmottes, pendant six mois, et passent l’hiver sous la terre ; là ce sont les Sciapodes[14], peuple sans tête, avec un pied si large qu’ils s’en servent comme d’un parasol pour se mettre à l’abri des rayons du soleil. Les Acéphales ont la poitrine et le dos semés d’yeux à double prunelle. Les femmes vaches portent une corne au nombril, de la barbe au menton, et les habitans de l’Ethiopie, moitié hommes et moitié pourceaux, passent leur vie à combattre les fourmis noires qui gardent les mines d’or.

Deux vieux livres fort recherchés des curieux et inconnus du public, la Lettre de prestre Jean[15] et la prétendue Lettre d’Alexandre à Olympias, résument d’une manière très pittoresque les principales notions du moyen âge sur la zoologie fantastique. Comme ces soldats romains qui, échappés aux tempêtes de la Germanie, parlaient à leur retour d’oiseaux inconnus, de poissons gigantesques, d’êtres indécis entre l’homme et la bête et de tout ce qu’ils avaient vu ou cru voir par frayeur, prêtre Jean et Alexandre évoquent dans leurs récits tous les êtres merveilleux On dirait qu’à toutes les époques l’homme s’est senti comme à l’étroit sur cette terre, et que l’immensité de la création n’a point suffi à sa curiosité vagabonde. Dans l’antiquité, il veut reculer les limites du monde en cherchant l’Atlantide ; dans le moyen âge, il crée des mondes nouveaux pour les peupler de fantômes. La foule, toujours attirée par le mystère et l’inconnu, suit les conteurs dans le pays des rêves, et la Terre de prestre Jean reste jusqu’aux premières années du XVIIe siècle la terre des prodiges. Ce nom, qui paraît pour la première fois au XVIe siècle et qui reste jusqu’à la fin du XVIe entouré d’un nuage fatidique, appartient, suivant la légende, à un prince dont l’empire était situé en Orient, aux environs de Babylone la déserte. Ce prince, qui s’intitule roi tout puissant sur tous les rois chrétiens, est supposé, dans l’ouvrage qui nous occupe, écrire à l’empereur de Rome et au roi de France pour leur donner des nouvelles de son pays, en offrant de leur céder, moyennant un tribut, la souveraineté héréditaire de ses états, et certes, dans la description qu’il en donne, il y avait de quoi tenter l’empereur et le roi, tout en les effrayant un peu. Les bêtes qui vivent sur la terre de prêtre Jean atteignent des proportions gigantesques : les lièvres y sont gros comme des moutons, les mouches y sont grosses comme des vautours. D’immenses troupeaux de bœufs à sept cornes, des ours blancs, des lions rouges, verts et noirs, peuplent les plaines, les montagnes et les forêts. Des oiseaux, nommés yllerions, portent des ailes tranchantes comme des rasoirs : ils vivent soixante ans, et, comme le phénix, ils ont la faculté de ressusciter ; mais au lieu de se brûler pour renaître, ils se jettent à l’eau, se noient, et reparaissent bientôt dans la force et l’éclat de la jeunesse. Des vers, longs comme des boas, filent, pour prêtre Jean et pour sa femme, une soie magnifique, au milieu d’un immense brasier que quarante mille personnes entretiennent jour et nuit au sommet d’une montagne. Un serpent ailé à neuf têtes, qui ne dort qu’une seule fois dans l’année, garde, à une journée de marche du paradis terrestre, l’arbre de vie qui produit le saint chrême. Prêtre Jean, qui participe de la nature merveilleuse des sujets de son empire, est âgé de cinq cent sept ans, mais il ne ressent point les atteintes de l’âge, et il entreprend sans fatigue les expéditions les plus aventureuses. Chaque année, quand saint Thomas est venu prêcher le carême dans son royaume, il fait un pèlerinage au tombeau du prophète Daniel, avec dix mille clercs, autant de chevaliers, et deux cents éléphans qui portent, non plus des tours, mais des châteaux, pour exorciser et combattre les dragons qui guettent la caravane au passage ; enfin, quand il entre en campagne, il se fait accompagner par des anthropophages qui se nourrissent de chair humaine en rémission de leurs péchés. Il lâche contre ses ennemis ces mangeurs terribles, qui les dévorent sans en laisser une bouchée, et, quand ils ont fini leur besogne, il se hâte de les licencier, de peur d’en être dévoré lui-même. Après avoir raconté tous ces prodiges, prêtre Jean termine sa description en disant que dans son royaume le mensonge est puni de mort.

Les récits d’Alexandre ne le cèdent en rien à ceux de prêtre Jean. Le héros macédonien rend compte à sa mère Olympias et à son précepteur Aristote de ses expéditions dans l’Asie ; mais au lieu de parler des peuples qu’il a soumis, de Darius et de la bataille d’Arbelles, il s’occupe uniquement des animaux, des hommes sauvages et des géans qu’il a rencontrés sur sa route, et sa lettre, comme celle de prêtre Jean, est une véritable encyclopédie tératologique. Ce n’est point le sceptre de la monarchie universelle que le héros va chercher à travers les sables du désert, il veut seulement accomplir un pèlerinage dans la terre des heureux ; mais au moment même où il approche de cette terre divine, toujours interdite aux hommes, même aux plus grands, des oiseaux à figure humaine voltigent au-dessus de sa tête en criant : « Alexandre, il ne t’est pas permis d’aller plus loin ; » malgré cette défense, il marche toujours, et a chaque pas il est assailli par des monstres. Des porcs sauvages gros comme des éléphans, des géans de vingt-quatre coudées avec des mains d’acier dentelées comme des scies, des puces avec des cornes, des grenouilles ailées, jettent le désordre dans les rangs de ses soldats ; ses barons les plus braves sont emportés par des crabes, et ce n’est pas trop de tout son courage et de tout son génie pour échapper aux bêtes formidables qui viennent le combattre tour à tour.

Nous n’insisterons pas plus longtemps sur ces détails, qu’il serait facile de multiplier à l’infini, tant ils sont nombreux et surabondans. Les mêmes données se reproduisent sans cesse, les écrivains ne font que se copier les uns les autres. Il suffisait de rassembler ici les faits les plus saillans pour montrer quel était l’état de la science traditionnelle, et comment la nature était étudiée et comprise avant le XVIe siècle. Eclairé par les lumières d’une religion divine, le moyen âge n’avilit plus ses hommages en décernant l’apothéose aux animaux ; mais il leur donne encore, en fait d’intelligence et de qualités extraordinaires, une part assez large pour qu’ils tiennent une place importante dans la littérature, dans la poésie et dans les arts, expression fidèle de ses croyances et de ses erreurs. Pour les imaginations éprises du merveilleux, il y avait là un élément fécond, et pour ainsi dire inépuisable. Le miracle permanent de la création s’offrait avec toutes ses splendeurs à des générations qui n’avaient point encore appris à douter. Une idée nouvelle et puissante planait au-dessus de toutes les fables antiques, au-dessus de tous les mensonges de la science ; et cette idée, c’était celle de l’enseignement moral et religieux. Il nous reste à voir comment elle se manifeste dans cette vaste épopée, tour à tour chrétienne et profane, mystique et chevaleresque, satirique et morale, qui forme comme la contre-partie des mystères, et dont nous avons dû passer en revue les acteurs avant de pénétrer dans l’action même.


CHARLES LOUANDRE.

  1. Voyez, pour l’appréciation d’Aristote comme naturaliste, Cuvier, Hist. des Sciences naturelles ; Cuvier dit qu’il ne peut lire les œuvres du philosophe grec sans être ravi d’étonnement.
  2. Mémoires de l’Académie des Inscriptions. t. V, p. 150.
  3. Histoire Naturelle, liv. X, XXVI, 22.
  4. Pline, Hist. Natur., IX, II, 3.
  5. Tacite, Ann., liv. VIII, c. 18.
  6. Histoire Naturelle, liv. X, XXIV, 21.
  7. Poésies de Marie de France, 1832, in 8°, t. II, p. 474.
  8. Origène, Homel. XVII, in Gen. c. 5.
  9. Le tableau que nous présentons ici est extrait de traités spéciaux sur la matière. Pour indiquer la source exacte de chaque chose, il eût fallu une note à chaque ligne. Nous devons donc nous borner à donner l’indication des ouvrages que nous avons consultés, en faisant remarquer que les mêmes faits se retrouvent presque partout. Voici quels sont les principaux de ces ouvrages : Institutiones Monasticoe de bestiis ; Hugonis de Sancto Victore opéra. Rothomagi, 1848, in-folio, t. II. p. 394, et seqq. — Barthélémy de Glanvil, De Proprietatibus rerum, reproduit dans le IXe livre d’un des romans d’Alexandre sous le titre de Proprietez des bestes qui ont magnitude, force et povoir en leur brutalités (Bibl. impér., Saint-Germain, 138). — C. Julii Solini Polyhistor. — Sexti Aviti opéra. Paris, 1643, in-4o. — Sancti Isidori opéra. Paris, 1580, cap. XII, De Pecoribus et Jumentis, de Bestiis, etc. — L’Image du Monde, ou le Livre de Clergie (Bibl. impér., supp. franc., n° 660, seconde partie, De la Diversité des gens et des bestes, etc.). — Le Bestiaire Maistre Richart de Fournival (Bibl. impér., La Vallière, 81). — Recueil de figures d’animaux [ibid., Saint-Germain, 114.) - Dans un recueil de Traditions tératologiques de M. Berger de Xivrey (Paris 1836), on trouve réunis aussi quelques ouvrages très curieux, tels que le traité du VIe siècle De Monstris et Belluis, et le texte grec de la lettre d’Alexandre sur les merveilles de l’Inde.
  10. Bestiaire de Guillaume le Normand, XXVI, De Cete.
  11. Chronique de Raoul Glaber, livre II, ch, V.
  12. Quoique la condamnation des augures et des présages soit formellement exprimée à diverses reprises dans l’Écriture sainte, cette superstition est l’une de celles qui persistèrent le plus longtemps, et ce qu’il y a de plus singulier, c’est que pour la défendre et justifier les traditions païennes, on invoquait encore l’Écriture en torturant les mots pour y trouver un sens qu’ils ne renfermaient pas. Ainsi on croyait reconnaître une allusion à l’instinct prophétique des poulets sacrés dans ce passage de Job : Quis gallo dédit intelligentiam ; les oscines, c’est-à-dire les oiseaux qui instruisaient par leur chant, semblaient désignés dans ces mots de l’Ecclésiaste : Avis coeli proferet vocem, et ceux qui instruisaient par leur vol, les proepetes, dans la suite de ce même passage, et ales indicabit rem. L’église a toujours rejeté ces interprétations mensongères et maintenu la réprobation formelle prononcée par l’Écriture. Voir Mém. de l’Académie des Inscriptions, t. I, p. 294.
  13. Ambroise Paré raconte qu’il parla un jour à Chapelain, le médecin de Charles IX, de L’abus que l’on faisait de cette corne qu’on trempait dans le vase où buvait le roi. Chapelain répondit qu’il était parfaitement convaincu de l’impuissance de cet antidote. « et bien ! lui répondit Paré, écrivez donc contre cette folie. — Je m’en garderai bien, reprit Chapelain ; celui qui écrit contre les opinions reçues ressemble au hibou. Quand il se montre en quelque lieu bien apparent, tous les oiseaux lui courent sus et le déplument à coups de bec. »
  14. Sur les Sciapodes dans l’antiquité et le moyen âge, voyez Pline, Hist. Nat. , VII, c. 2 - saint Augustin, Cité de Dieu,XVI, c. 8 ; Isid. de Séville, Orig. XI, c. 3.
  15. Ce traité, plusieurs fois réimprimé, a subi dans son titre diverses variantes. On le trouve dans le curieux ouvrage de M. Ferdinand Denis intitulé : Cosmographie et Histoire naturelle fantastique du moyen âge.