L’Escalier d’or/Chapitre XV

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XV


À quelques jours de là, je reçus la visite de Lucien Béchard.

Son air solennel, décidé, un je ne sais quoi d’absent qui remplaçait déjà, dans toute sa personne, sa bonhomie, sa gaieté habituelle, m’avertirent qu’il avait à me dire quelque chose de grave, — quelque chose que je savais déjà, que j’avais entendu, en écoutant l’autre soir, deux phrases de sa conversation avec Françoise.

Il me confirma, en effet, son départ. La maison d’édition pour laquelle il voyageait le chargeait d’une importante tournée en Amérique du Sud ; s’il réussissait dans cette entreprise, ses patrons lui promettaient de lui faire une situation très différente de celle qu’il avait encore chez eux.

— Il faut savoir accepter les responsabilités, dit-il, je pars !

— Quand ?

— Dans une semaine.

Je me tus un moment, puis tout bas :

— Et Françoise ?

— Je reviendrai, fit-il, sobrement, mais en mettant dans cette parole toute son énergie, toute sa foi en elle et en lui. Je n’osai pas insister davantage, mais malgré moi, j’avais le cœur douloureusement serré.

Nous parlâmes un moment encore de choses et d’autres, avec cette hésitation, cette peine que l’on éprouve en face de ceux qui s’en vont, comme si l’espace et le temps, qui vont nous séparer d’eux, s’insinuait déjà entre nous, faisait entrer soudain ces mille et mille préoccupations et incidents que nous ne connaîtrons pas, qui ne se glisseront jamais dans le cercle de notre vie !

Quand Lucien se leva pour aller à la porte, il me demanda la permission de m’embrasser, puis il me dit :

— Pierre, s’il m’arrivait quelque chose, là-bas, je vous la recommande. Valère est vieux. Je sais que vous l’aimez aussi, prenez soin d’elle.

Je lui serrai longuement la main sans lui répondre explicitement.

— Merci ! me dit-il.

Je le regardai sur la dernière marche de l’escalier, souriant et sympathique, avec ses cheveux blonds ébouriffés, ses favoris presque flottants, toute cette vapeur d’or qui baignait son visage rose et frais. Je l’imaginais déjà, un plaid bizarre sur ses épaules, assis sur le pont, voyageur de commerce romantique. Les goûts littéraires, après avoir été les prérogatives, à leur origine, d’un groupe privilégié, ne sont-ils pas, en effet, adoptés successivement par des classes sociales de plus en plus simples à mesure qu’ils s’éloignent de leur création ? Werther est horloger aujourd’hui, et René, reporter sans doute dans un petit journal de province, en une de ces villes si pauvres en faits divers que les chiens écrasés eux-mêmes y sont remplacés par des disparitions de lapins !

Et puis, Lucien Béchard disparut, en me jetant un « au revoir ! » sonore.

Je demeurai deux jours sous l’influence mélancolique de ce départ. Après quoi, je me rendis chez M. Bouldouyr, mais sans réussir à le rencontrer. À ma troisième visite seulement, ce fut lui qui m’ouvrit sa porte !

— Vous savez, cria-t-il, aussitôt, Françoise a disparu !

— Disparu !

— Enfin, je ne l’ai plus vue. Elle avait donné rendez-vous à Lucien le matin de son départ. Elle n’y est pas venue. Il se passe quelque chose d’extraordinaire ! Depuis ce jour-là, je suis comme un fou. Où est-elle ? Que fait-elle ? J’ai rôdé autour de sa maison, mais je ne l’ai pas aperçue. Je n’ose pas lui écrire : que diraient ses imbéciles de parents en reconnaissant mon écriture ? Françoise est mineure, vous savez : mon frère et ma belle-sœur ont encore tous droits sur elle. Je suis fou, vous dis-je !

De fait, avec sa barbe mal faite, ses yeux rouges, son visage hâve et tiré, il me fit pitié. Et d’ailleurs, comme tous les autres, ne m’étais-je pas laissé attirer par le charme de Françoise, par ses yeux de naïade ou de chatte, par ce qu’elle avait de souple, de glissant et de spontané ? Françoise disparue ! N’allais-je pas à mon tour en perdre l’esprit, comme Valère Bouldouyr, comme, sans doute, Lucien Béchard, voyageur de commerce romantique, qui se rongeait en ce moment les poings, sur le paquebot qui l’emportait vers le Brésil !

Je promis à Valère Bouldouyr d’interviewer la concierge des Chédigny. Je trouvai une avenante personne qui portait sur tous ses traits la révélation de sa tendresse pour l’eau-de-vie. « Mlle Françoise n’est pas malade, me dit-elle, ça, j’en suis bien sûre ! Mais elle ne sort plus, il y a eu toutes sortes de micmacs que je ne sais pas… Monsieur a-t-il quelque commission à faire pour Mlle Françoise, on pourrait peut-être s’arranger ? »

M. Bouldouyr fut atterré.

— On la séquestre, criait-il, mais pourquoi ? Est-ce à cause de moi ? À cause de Lucien ? Mais Béchard, en somme, c’est un parti très possible pour elle, aux yeux même de ses idiots de parents, puisqu’elle n’a pas un sou et qu’elle est dactylographe ! Je n’y comprends rien !

Hélas ! je ne comprenais pas davantage. On convoqua Marie et Blanche Soudaine, mais elles ne purent, malgré leurs efforts réitérés, approcher Françoise Chédigny. Elles lui écrivirent ; les lettres leur revinrent, évidemment décachetées et lues par ses parents.

— En plein vingtième siècle ! grommelait M. Jasmin-Brutelier. Quelle honte !

— Je n’avais qu’elle au monde, me disait souvent Bouldouyr, c’était ma joie, mon amour, ma vie ! Que deviendrai-je si je ne la vois plus ? J’en mourrai, voyez-vous, Salerne !

Je m’efforçai de le rassurer, mais j’étais moi-même en proie à la plus vive inquiétude.

Florentin Muzat mit quelque temps à comprendre qu’il ne voyait plus Françoise. Il croyait toujours qu’il l’avait rencontrée la veille. Enfin, quand on eut réussi à lui faire accepter l’idée de sa disparition, il prit un air mystérieux et nous confia solennellement :

— Je vous l’ai toujours dit : ce sont les crapauds qui l’empêchent de passer !