L’Escarcelle et la Rapière

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Œuvres en prose
Georges Charpentier, libraire-éditeur (p. 1-7).




L’ESCARCELLE ET LA RAPIÈRE





Un jour, vers la fin du dix-huitième siècle, par une de ces merveilleuses routes de la Bretagne qu’accidentent mille végétations saxatiles, mille pittoresques aspérités du sol, un beau régiment de cavalerie défilait en bon ordre, sous la glorieuse irradiation d’un midi de printemps. C’était chose originale de voir les rangs mobiles et réguliers de cette troupe s’engager à travers les rangs immuables et désordonnés des genêts et des pinastres. Il y avait comme un semblant de mise en scène d’opéra-comique dans le contraste désharmonieux que faisait le luxe mignard de ces uniformes tirés à quatre épingles, de ces physionomies de jeunes premiers, avec la nature grandiose et primordiale de ces arbres à verdure noire, de ce paysage tout celtique, où des paladins et des bardes semblaient seuls dignes de figurer.

Le colonel était celui dont l’allure, le costume et les manières juraient le plus avec la farouche virginité des sites. Ce qu’il y avait de pimpant, de leste et de prétentieux dans l’habit militaire de l’époque se mariait souverainement bien aux adorables façons d’homme né qu’il déployait en abandonnant la bride sur le cou svelte et majestueux de son cheval blanc. Sa taille, quoique un peu obstruée d’embonpoint, ne manquait pas cependant d’une certaine aristocratie : son visage, empreint d’une beauté classique, aurait passé pour irréprochable sans des yeux de vautour, des sourcils qui se confondaient et une bouche où, quand il ne s’observait pas, venait résider je ne sais quoi de lâche et d’insidieux.

Il s’ennuyait royalement, le cher colonel ; car pas un seul des officiers de son état-major ne se trouvait en état de converser avec lui : c’étaient tous des soldats de fortune qui, sans patrimoine, sans naissance, n’ayant pour unique revenu que leur paye, dont encore la plupart envoyaient une partie à une famille nécessiteuse, ne pouvaient guère mener une vie de seigneur, courir les tripots, être admis chez les dames de haut lieu, fréquenter les boudoirs des demoiselles de l’Opéra, en un mot connaître toutes les galantes choses qui suggèrent tant de galantes conversations. Il en était donc réduit à donner le bal à ses pensées, à causer avec les souvenirs de ses joies libidineuses, à faire tout bas le dénombrement de ses mille et une qualités et des mille et un succès qu’elles lui avaient valus. Tout cela n’apportait qu’un bien faible allégement à son ennui. Ce qui contribuait le plus à le rendre d’humeur morose, c’était de n’avoir pour spectateurs de sa bonne mine et de la belle tenue de son régiment que les arbres et les rochers de la route. Il aurait donné de grand cœur l’un des trois diamants qui brillaient à la garde de son épée pour voir, sur le bord du chemin, seulement une demi-douzaine de paysans occupés à le regarder dans la stupeur d’une niaise admiration. Son regard mystifié questionnait en vain les buissons, les sentiers, les marais, les monticules, dans l’espoir d’y découvrir soit un mendiant égaré, soit une crasseuse dindonnière, soit un pauvre petit chevrier. Personne, sacrebleu ! personne ! partout la plus impertinente solitude.

Pour se distraire de son dépit concentré, il eut la fantaisie de s’en prendre à ses soldats, de faire le tyranneau avec eux. Lançant donc à travers les rangs son cheval qui piaffait, il se mit à bousculer d’importance ceux dont le baudrier lui parut mal ajusté, le mousqueton mal fourbi, la jument mal étrillée. Dieu sait combien il darda d’invectives, combien il décocha de coups de fouet, combien, dans leur instinct et dans leur âme, bêtes et gens le maudirent ! Le jeu finit par l’ennuyer, et, plus morose qu’auparavant, il vint en galopant se replacer à la tête de sa colonne.

Tout à coup sa figure s’éclaircit, sa lèvre ébauche un sourire.... C’est qu’il voit à vingt pas de lui, sur la lisière du bois, un cavalier immobile qui promène sur les escadrons un œil profondément satisfait. C’était un jeune homme d’un peu plus de trente ans, bien fait de sa personne, physionomie haute et spirituelle — quoique étrange et exotique — portant la tête avec goût et ayant dans sa manière de se tenir à cheval tout le désinvolte aplomb naturel aux gens de qualité. Un pourpoint de velours bleu dessinait sa taille bien cambrée et un mantelet espagnol de même couleur flottait suspendu à son épaule gauche. Ce costume insolite, simple et grave, qui accusait vigoureusement la pâleur mate de ses traits fatigués, lui imprimait un type original qui n’était pas sans beaucoup d’agrément.

Il s’avance vers le colonel, lui fait un élégant salut, puis, avec toutes les marques de la plus franche courtoisie :

— Parbleu, colonel, s’écrie-t-il, votre régiment est superbe ! Daignez recevoir mon chaud compliment sur la parfaite tenue des hommes et sur l’excellent choix des montures. Je n’ai vu de ma vie une troupe aussi bien organisée, parole d’honneur !

Cette formule était des plus françaises : pourtant il y avait dans sa prononciation un accent qui tenait à la fois de l’arabe et de l’italien.

Le colonel, chatouillé dans le vif de sa gloriole, eut recours aux termes de la plus chaleureuse cordialité pour accueillir les laudatives apostrophes de l’inconnu. Il estima que le don d’apprécier si heureusement les choses méritantes ne pouvait résider que chez un homme de titre et de race ; en conséquence, il s’empressa d’admettre l’heureux appréciateur à son entière familiarité. L’autre s’y installa d’un sans-façon tellement distingué que notre héros de parade augmenta encore de prévention favorable à son égard. Bientôt la conversation devint ce qu’elle devait devenir entre deux fins cavaliers, sachant l’un et l’autre superlativement le grand monde.

On jasa de la cour, de l’Église, de l’Opéra ; on disserta sur le jeu ; on médit des femmes… — puis avec une parcimonie de transition peu sentimentale — du chapitre des femmes on passa brusquement à celui des chevaux.

— En vérité, colonel, vous êtes un amateur bien passionné ! dit l’inconnu après avoir écouté sans l’interrompre un interminable discours de son interlocuteur sur les originalités et les curiosités de la gent chevaline.

— Oui, je suis amoureux de tous les bons chevaux. Je n’en vois jamais un sans le marchander, et, toutes les fois que le prix n’est pas d’une exagération asiatique, je l’achète.

— En ce cas, vous devez avoir une écurie très-peuplée.

— Mais, oui ! elle est même à l’heure qu’il est un peu trop encombrée. Je me propose d’y faire bientôt quelques réformes.

— M’en croirez-vous ?… la bête que vous montez aujourd’hui ne manque pas de vigueur et de beauté, j’en conviens, elle est de bonne race, c’est vrai ; cependant je vous conseille fort de la comprendre dans la plus prochaine de ces réformes.

— Ah ! parbleu, mon cher monsieur, je vous croyais un connaisseur aussi ; mais ce que vous me dites là prouve que je vous jugeais beaucoup trop favorablement.

— Peut-être… mais, à propos, vous n’avez pas encore fait la moindre attention à mon cheval.

— Votre cheval ?… ma foi, mon cher gentilhomme, si je n’avais pas peur de me brouiller avec vous, je vous dirais que votre cheval est un criquet.

— Je vous arrête là, colonel ! mon cheval à plus de nerveux et d’agilité qu’un daim. À la course, il damerait le pion à dix anglais comme le vôtre.

— Allons donc ! quelle mauvaise plaisanterie !

— Écoutez. La route est presque droite et passablement unie. Voulez-vous qu’à la première milliaire nous parlions ensemble au galop ? Je parie cinq louis que j’arrive au but cinq minutes avant vous.

— J’en parie vingt que votre haridelle crève en route !

— Pariez comme moi, s’il vous plaît. Je n’aime que les parties égales.

— Eh bien ! soit. Touchez là. Le comte de Brazhella est votre homme.

Ils continuèrent ainsi leur chemin, toujours devisant de l’art centaurestique, et chacun exaltant le mérite de sa monture, jusqu’à la première milliaire d’où ils étaient convenus de partir.

Là ils font halte un moment, se préparent, se recueillent, puis, la houssine au poing, s’élancent…

Quel élégant plaisir, quel contentement superbe de se sentir emporté au galop cadencé d’un bon cheval, par un beau ciel, par un beau soleil, à travers un beau paysage ! Quel bonheur d’aller ainsi, poitrine effacée, narine ouverte, fendant un air généreux et pur qui vous enchante les esprits ! Comme alors on ressent avec plénitude les biens de la vie et de la santé ! Comme on est libre ! Comme on respire !… Comme on règne !… Quelle joie et quelle énergie !

Cette opulence de sensations, le comte de Brazhella la savoure largement, puissamment, de tout son être ! et il en jouit encore plus que tout autre dont les organes seraient même au niveau des siens en fait de vigueur, de souplesse et d’impressionnabilité ; car c’est du sein d’un profond ennui que, d’un seul élan, il est monté à ce haut divertissement, car il y a là pour lui le charme souverain de l’inespéré, de l’imprévu. Qu’il éprouve de reconnaissance envers l’aimable compagnon qui a servi d’instrument à la destinée pour métamorphoser son déplaisir en jubilation ! Certainement, gagner la partie ne lui ferait point de peine : la fibre vaniteuse a chez lui tant de sensibilité ! mais s’il la perd, ma foi, il saura gaîment s’en consoler. Ce dommage n’aura-t-il pas une ample compensation dans l’avantage d’avoir lié connaissance avec un gentilhomme accompli, un être supérieur qui sait l’entendre et lui répondre ? C’est que, voyez-vous, notre colonel, tout à fait capté par les adulations de l’inconnu, le regarde comme un phénix d’intelligence et d’urbanité, le nommerait volontiers son égal ! C’est qu’il se promet bien de le garder auprès de lui le plus longtemps possible, de l’entraîner à Nantes où il va caserner sa troupe, et de lui payer à la ville, en joies et festins, de femmes et de jeu, l’agrément vif et rare qu’il goûte aux champs dans sa compagnie !

Cependant nos deux coureurs ont déjà laissé loin, bien loin derrière eux, le premier rang des escadrons. Déjà le but s’approche, déjà on aperçoit la milliaire qui le marque. Jusqu’à ce moment, une chance à peu près égale s’est maintenue entre les deux rivaux ; c’est à peine si, tour à tour ils se sont dépassés de quelques pouces. Mais soudain le cheval de l’inconnu prend comme des ailes… C’est en vain que celui du colonel essaie d’en faire autant ; il reste en arrière… Son maître a perdu.

La comte de Brazhella domine facilement le léger dépit qu’il ne peut s’empêcher de ressentir. Il va rejoindre, avec un sourire de bonne grâce, l’étranger qui l’attend au bout de la carrière, dans une attitude pleine de convenable modestie. Puis il fouille dans sa bourse, et en tire cinq pièces d’or qu’il présente courtoisement à son vainqueur.

Mais voilà que la physionomie jusqu’alors si remarquable d’aménité de celui-ci revêt tout à coup un caractère tout menaçant et diabolique, et d’une voix qui, de douce et urbaine, est devenue rude et sauvage :

— Sire colonel, il me faut la bourse entière !…

Et, à l’appui d’une injonction si malévole, un maître pistolet, presqu’aussi long qu’une coulevrine, montre l’œil de son canon ténébreux et sinistre comme l’œil de la camarde.

Le pauvre colonel ne comprend pas.... Il demeure hébété, stupide.... Il est changé en pierre.

L’inconnu se voit obligé de répéter avec plus de violence :

— M’entendez-vous ? je veux la bourse entière !

Le comte ne manquait pas absolument de courage ; du moins il se montrait ordinairement fort jaloux de passer pour en avoir ; mais en cette occurrence il réfléchit que, n’ayant pas de pistolets, ce serait à lui démence d’essayer de lutter contre un adversaire qui n’avait qu’à presser la détente de son arme pour l’étendre mort à ses pieds, et qui semblait si peu éloigné d’en venir à des extrémités aussi fâcheuses..... Il donna la bourse.

— Bien ! dit l’inconnu. À présent, rendez-moi votre épée !…

Le malheureux officier sentit le feu de la honte lui envahir les joues. Il se rejeta en arrière dans le valeureux dessein de défendre par elle-même cette épée sur le chaste honneur de laquelle on voulait exercer l’ignominie d’un rapt.

L’étranger rit et arma son pistolet.

Le cliquetis de la batterie glaça le colonel jusque dans la base des reins… Ma foi, il rendit son épée !

— Ce n’est pas tout, dit l’autre, il me faut aussi le baudrier.

Il donna aussi le baudrier.

— Maintenant, au revoir, monsieur le comte ! Parmi les aventures extraordinaires de votre vie, vous pourrez citer celle-ci ; il est bouffon d’être volé à la tête de son régiment.

Cela dit, le croquant tourna bride et disparut dans les obliques profondeurs d’un chemin de forêt.

Le gros colonel resta quelques minutes dans une immobilité aussi complète que s’il eût été foudroyé d’apoplexie. Puis, tout son corps soubresauta comme celui d’un homme qui brise les garrots de plomb d’un cauchemar. La première idée qui lui vint fut un atroce appétit de vengeance. Il courut de toute la vélocité de son cheval à la rencontre de ses cavaliers dont on commençait à voir au loin les sabres et les mousquetons reluire. Certain qu’ils n’avaient pu rien apercevoir des choses inouïes qui venaient d’avoir lieu devant le soleil sans le faire reculer, il s’écria tout incandescent de colère, en caracolant sur le front de la première ligne :

— Cavaliers ! un attentat horrible vient d’être commis sur la personne de votre colonel. Le gentilhomme de tout à l’heure n’était qu’un vil chef de brigands. Sitôt qu’il m’a vu assez éloigné de vous pour être privé de vos secours, il a donné un signal, et dix scélérats de sa bande ont fondu sur moi. J’en ai blessé quatre, mais il m’a fallu céder au nombre ; j’ai été renversé à terre et les lâches m’ont dépouillé de mon or et de mon épée. — Remerciez le destin qui vous offre si libéralement l’occasion de prouver au roi l’amour que vous avez pour lui en vengeant votre colonel ! N’est-ce pas, mes braves, que vous jurez tous de vaincre ou de mourir pour la cause du roi et de votre colonel ?…

— Oui !… oui !… clamèrent les braves. Vive le roi ! vive le colonel !

Et, en signe d’enthousiasme, les chevaux hennirent, les clairons sonnèrent, les sabres nus furent brandis au-dessus des casques.

Ces bruits généreux communiquèrent d’héroïques vibrations aux nerfs de M. le comte, un frisson de gloire lui courut de la tête aux pieds…. Un moment il se sentit grand homme !

Ses lieutenants se groupèrent autour de lui pour recevoir ses ordres.

— Vous pensez donc, lui dit l’un d’eux, que la troupe de ces bandits est considérable ?

— Oui, mon cher ! et, pour en venir à bout, nous n’aurons pas trop de la moitié de notre régiment.

On décida que deux escadrons demeureraient en réserve et que les deux autres battraient les bois dans lequel s’était dérobé l’inconnu.

Après quoi, l’illustre conseil de guerre fut dissous, — et sans perdre de temps, nos soudards partirent pour leur grandiose expédition.

(Estafette, 30 mai 1839.)