Ne nous frappons pas/L’Espace bien utilisé

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Ne nous frappons pasLa revue blanche (p. 227-232).

L’ESPACE BIEN UTILISÉ

Pour savourer dans son plein tout le piquant de ce récit, il sied de ne point ignorer que l’auteur principal en est M. Hugues Delorme, le bon poète, et que, surtout, ledit Delorme est doué d’une taille (dans le sens hauteur) à faire pâlir plus d’une girafe de ma connaissance.

Les exigences d’une active collaboration font que nous nous rencontrons fréquemment, M. Delorme et moi.

Bien que la chose n’ait aucun rapport avec le sujet qui nous occupe, ajoutons que l’œuvre qui nous réunit est grandiose, magnifique et vertigineuse. Tous les directeurs vraiment dignes de ce nom se la disputent déjà à grands coups de dollars.

Je puis, dès maintenant (ça n’est pas sale et ça tient de la place), vous donner les titres des principaux tableaux :


Quarante siècles (environ) avant le chaos
Aux rendez-vous des abymes
Le chevalier du Pourquoi-Pas ?
La gaveuse d’aigles


Etc., etc., etc.

Le tout terminé par un superbe ballet, pas de crin, je vous prie de le croire, car il sera dansé par soixante jeunes filles cul-de-jatte, triées sur le volet.

Nous espérons, tout au moins, un vif succès d’étrangeté.

… Mais revenons à mon long camarade.

Sa fréquentation assidue, en ces jours derniers, m’a révélé chez lui une élévation de pensée, une hauteur de vues, en tous points conformes à son aspect physique.

Aussi, dès qu’il m’invita à souper, après une successive représentation de Ligues ligues ligues, dont il est à la fois l’auteur et l’un des interprètes (suivant en cela l’exemple de Shakespeare qui n’hésitait pas à ouvrir les portières des voitures devant les théâtres où l’on jouait ses pièces) m’empressai-je d’accepter.

L’extérieur de la résidence de M. Delorme me frappa d’un étonnement où se mêlait quelque stupeur.

Notre poète, en effet, habite un kiosque situé au milieu d’un coquet jardin des Batignolles.

Un kiosque ! un étroit kiosque ! un de ces kiosques au sein desquels la préfecture de police abritait les sergots chargés de la surveillance des sapins de Paris.

Remplacés par de nouveaux édicules à réclame, impitoyablement réformés, les pauvres anciens kiosques ont été mis en vente par le hardi concessionnaire M. Boutard-Mornibus, et chacun peut s’en procurer à des prix autant dire dérisoires.

Coquettement aménagé, le kiosque de M. Delorme est de nature à recevoir aisément deux sylphides ou un svelte invité, au choix.

Ce soir-là — infinie compressibilité du corps humain ! — nous nous trouvions réunis autour d’une microscopique table quatre personnes : deux sylphides, M. Delorme et un svelte invité, votre propre serviteur.

Ah ! dame ! la petite fête revêtit un fort caractere d’intimité, mais on s’amusa bien tout de méme.

Le bleu matin faisait pâlir les étoiles quand nous nous séparâmes.

— Je suis fourbu, dit Hugues, et pas fâché de me coucher.

— Où vas-tu coucher ?

— Ici, parbleu, chez moi.

— Dans ce kiosque ?

— Oui, dans ce kiosque, chez moi.

Mon regard fit le trajet, d’abord, des pieds du poète jusqu’à son front, puis ensuite ils embrassèrent la plus grande largeur du monument.

Une notable différence régnait entre ces deux dimensions.

— Alors, repris-je, tu vas dormir en chien de fusil ? Tu vas te lover, ainsi que font les reptiles ?

— Mais, pas du tout, je vais me coucher le plus confortablement du monde et de tout mon long !

Joignant le geste à la parole, M. Delorme poussa une sorte de bouton électrique : alors le kiosque s’inclina doucement vers le sol jusqu’à ce qu’il eût acquis l’horizontalité parfaite.

M. Delorme s’y introduisit, et nous le vîmes qui s’allongeait, non sans volupté, sur le plancher de sa demeure, plancher, d’ailleurs, soigneusement matelassé.

— Bonsoir !

— Bonjour, plutôt !

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Est-ce là, peut-être, la solution des logements à bon marché ?