L’Espace et ses trois dimensions (Henri Poincaré)/02
Résumons brièvement les résultats obtenus. Nous nous proposions de rechercher ce qu’on veut dire quand on dit que l’espace a trois dimensions et nous nous sommes demandé d’abord ce que c’est qu’un continu physique et quand on peut dire qu’il a dimensions. Si nous considérons divers systèmes d’impressions et que nous les comparions entre eux, nous reconnaissons souvent que deux de ces systèmes d’impressions ne peuvent être discernés (ce que l’on exprime d’ordinaire en disant qu’ils sont trop voisins l’un de l’autre, et que nos sens sont trop grossiers pour que nous puissions les distinguer) et nous constatons de plus que deux de ces systèmes peuvent quelquefois être discernés l’un de l’autre, bien qu’étant indiscernables d’un même troisième. S’il en est ainsi on dit que l’ensemble de ces systèmes d’impressions forme un continu physique . Et chacun de ces systèmes s’appellera un élément du continu .
Combien ce continu a-t-il de dimensions ? Prenons d’abord deux éléments et de , et supposons qu’il existe une suite Σ d’éléments, appartenant tous au continu , de telle façon que et soient les deux termes extrêmes de cette suite et que chaque terme de la suite soit indiscernable du précédent. Si l’on peut trouver une pareille suite Σ, nous dirons que et sont reliés entre eux ; et si deux éléments quelconques de sont reliés entre eux, nous dirons que est d’un seul tenant.
Choisissons maintenant sur le continu un certain nombre d’éléments d’une manière tout à fait arbitraire. L’ensemble de ces éléments s’appellera une coupure. Parmi les suites Σ qui relient à , nous distinguerons celles dont un élément est indiscernable d’un des éléments de la coupure (nous dirons que ce sont celles qui coupent la coupure) et celles dont tous les éléments sont discernables de tous ceux de la coupure. Si toutes les suites Σ qui relient à coupent la coupure, nous dirons que et sont séparés par la coupure, et que la coupure divise . Si on ne peut pas trouver sur deux éléments qui soient séparés par la coupure, nous dirons que la coupure ne divise pas .
Ces définitions posées, si le continu peut être divisé par des coupures qui ne forment pas elles-mêmes un continu, ce continu n’a qu’une dimension ; dans le cas contraire il en a plusieurs. Si pour diviser , il suffit d’une coupure formant un continu à 1 dimension, aura 2 dimensions, s’il suffit d’une coupure formant un continu à 2 dimensions, aura 3 dimensions, etc.
Grâce à ces définitions, on saura toujours reconnaître combien un continu physique quelconque a de dimensions. Il ne reste plus qu’à trouver un continu physique, qui soit pour ainsi dire équivalent à l’espace, de telle façon qu’à tout point de l’espace corresponde un élément de ce continu, et qu’à des points de l’espace très voisins les uns des autres, correspondent des éléments indiscernables. L’espace aura alors autant de dimensions que ce continu.
L’intermédiaire de ce continu physique, susceptible de représentation, est indispensable ; parce que nous ne pouvons nous représenter l’espace, et cela pour une foule de raisons. L’espace est un continu mathématique, il est infini, et nous ne pouvons nous représenter que des continus physiques et des objets finis. Les divers éléments de l’espace, que nous appelons points, sont tous semblables entre eux, et, pour appliquer notre définition, il faut que nous sachions discerner les éléments les uns des autres, au moins s’ils ne sont pas trop voisins. Enfin l’espace absolu est un non-sens, et il nous faut commencer par le rapporter à un système d’axes invariablement liés à notre corps (que nous devons toujours supposer ramené à une même attitude).
J’ai cherché ensuite à former avec nos sensations visuelles un continu physique équivalent à l’espace ; cela est facile sans doute et cet exemple est particulièrement approprié à la discussion du nombre des dimensions ; cette discussion nous a permis de voir dans quelle mesure il est permis de dire que « l’espace visuel » a trois dimensions. Seulement cette solution est incomplète et artificielle, j’ai expliqué pourquoi, et ce n’est pas sur l’espace visuel, mais sur l’espace moteur qu’il faut faire porter notre effort.
J’ai rappelé ensuite quelle est l’origine de la distinction que nous faisons entre les changements de position et les changements d’état.
Parmi les changements qui se produisent dans nos impressions, nous distinguons d’abord les changements internes volontaires et accompagnés de sensations musculaires et les changements externes dont les caractères sont opposés. Nous constatons qu’il peut arriver qu’un changement externe soit corrigé par un changement interne qui rétablit les sensations primitives. Les changements externes susceptibles d’être corrigés par un changement interne s’appellent changements de position, ceux qui n’en sont pas susceptibles s’appellent changements d’état. Les changements internes susceptibles de corriger un changement externe s’appellent déplacements du corps en bloc ; les autres s’appellent changement d’attitude.
Soient maintenant α et β deux changements externes, α’ et β’ deux changements internes. Supposons que α puisse être corrigé soit par α’, soit par β’ ; et que α’ puisse corriger soit α, soit β ; l’expérience nous apprend alors que β’ peut également corriger β. Dans ce cas nous dirons que α et β correspondent au même déplacement et de même que α’ et β’ correspondent au même déplacement.
Cela posé, nous pouvons imaginer un continu physique que nous appellerons le continu ou le groupe des déplacements et que nous définirons de la façon suivante. Les éléments de ce continu seront les changements internes susceptibles de corriger un changement externe. Deux de ces changements internes α’ et β’ seront regardés comme indiscernables : 1o s’ils le sont naturellement, c’est-à-dire s’ils sont trop voisins l’un de l’autre ; 2o si α’ est susceptible de corriger le même changement externe qu’un troisième changement interne naturellement indiscernable de β’. Dans ce second cas, ils seront pour ainsi dire indiscernables par convention, je veux dire en convenant de faire abstraction des circonstances qui pourraient les faire distinguer.
Notre continu est maintenant entièrement défini, puisque nous connaissons ses éléments et que nous avons précisé dans quelles conditions ils peuvent être regardés comme indiscernables. Nous avons ainsi tout ce qu’il faut pour appliquer notre définition et déterminer combien ce continu a de dimensions. Nous reconnaîtrons qu’il en a six. Le continu des déplacements n’est donc pas équivalent à l’espace, puisque le nombre des dimensions n’est pas le même, il est seulement apparenté à l’espace.
Comment savons-nous maintenait que ce continu des déplacements a six dimensions ; nous le savons par expérience.
Il serait aisé de décrire les expériences par lesquelles nous pourrions arriver à ce résultat. On verrait qu’on peut dans ce continu pratiquer des coupures qui le divisent et qui sont des continus ; qu’on peut diviser ces coupures elles-mêmes par d’autres coupures du second ordre qui sont encore des continus, et qu’on ne serait arrêté qu’après les coupures du sixième ordre qui ne seraient plus des continus. D’après nos définitions cela voudrait dire que le groupe des déplacements a six dimensions.
Cela serait aisé, ai-je dit, mais cela serait assez long ; et ne serait-ce pas un peu artificiel ? Ce groupe des déplacements, nous l’avons vu, est apparenté à l’espace et on pourrait en déduire l’espace, mais il n’est pas équivalent à l’espace puisqu’il n’a pas le même nombre de dimensions ; et quand nous aurons montré comment la notion de ce continu peut se former et comment on peut en déduire celle de l’espace, on pourrait toujours se demander pourquoi l’espace à trois dimensions nous est beaucoup plus familier que ce continu à six dimensions, et douter par conséquent que ce soit par ce détour, que s’est formée dans l’esprit humain la notion d’espace.
Qu’est-ce qu’un point ? Comment saurons-nous si deux points de l’espace sont identiques ou différents ? Ou en d’autres termes ; quand je dis : l’objet occupait à l’instant α le point qu’occupe l’objet à l’instant β, qu’est-ce que cela veut dire ?
Tel est le problème que nous nous sommes posé au § 4. Comme je l’ai expliqué dans ce § 4, il ne s’agit pas de comparer les positions des objets et dans l’espace absolu ; la question n’aurait alors manifestement aucun sens ; il s’agit de comparer les positions de ces deux objets par rapporta des axes invariablement liés à mon corps, en supposant toujours ce corps ramené à la même attitude.
Je suppose qu’entre les instants α et β, je n’aie bougé ni mon corps, ni mon œil, ce dont je suis averti par mon sens musculaire. Je n’ai remué non plus ni ma tête, ni mon bras, ni ma main. Je constate qua l’instant α des impressions que j’attribuais à l’objet m’étaient transmises les unes par une des fibres de mon nerf optique, les autres par un des nerfs sensitifs tactiles de mon doigt ; je constate qu’à l’instant β, d’autres impressions que j’attribue à l’objet me sont transmises, les unes par cette même fibre du nerf optique, les autres par ce même nerf tactile.
Il est nécessaire ici de m’arrêter pour une explication ; comment suis-je averti que cette impression que j’attribue à , et celle que j’attribue à et qui sont qualitativement différentes me sont transmises par le même nerf ? Doit-on supposer, pour prendre par exemple les sensations visuelles, que produit deux sensations simultanées, une sensation purement lumineuse et une sensation colorée , que produit de même simultanément une sensation lumineuse et une sensation colorée , que si ces diverses sensations me sont transmises par une même fibre rétinienne, est identique à , mais qu’en général les sensations colorées et produites par des corps différents sont différentes. Dans ce cas ce serait l’identité de la sensation qui accompagne avec la sensation qui accompagne , ce serait cette identité, dis-je, qui nous avertirait que toutes ces sensations me sont transmises par la même fibre.
Quoi qu’il en soit de cette hypothèse, et bien que je sois porté à en préférer d’autres notablement plus compliquées, il est certain que nous sommes avertis de quelque façon qu’il y a quelque chose de commun entre ces sensations et , sans quoi nous n’aurions aucun moyen de reconnaître que l’objet a pris la place de l’objet .
Je n’insiste donc pas davantage et je rappelle l’hypothèse que je viens de faire : je suppose que j’ai constaté que les impressions que j’attribue à me sont transmises à l’instant β par ces mêmes fibres tant optiques que tactiles qui, à l’instant α, m’avaient transmis les impressions que j’attribuais à . S’il en est ainsi, nous n’hésiterons pas à déclarer que le point occupé par à l’instant β est identique au point occupé par à l’instant α.
Je viens d’énoncer deux conditions pour que ces deux points soient identiques : l’une est relative à la vue, l’autre au toucher. Considérons-les séparément. La première est nécessaire, mais n’est pas suffisante. La seconde est à la fois nécessaire et suffisante. Quelqu’un qui saurait la géométrie, l’expliquerait aisément de la manière suivante : Soit le point de la rétine où se forme à l’instant α l’image du corps ; soit le point de l’espace occupé à l’instant α par ce corps ; soit le point de l’espace occupé à l’instant β par le corps . Pour que ce corps forme son image en , il n’est pas nécessaire que les points et coïncident : comme la vue s’exerce à distance, il suffit que les trois points soient en ligne droite. Cette condition que les deux objets forment leur image en est donc nécessaire, mais non suffisante pour que les points et coïncident. Soit maintenant le point occupé par mon doigt et où il reste puisqu’il ne bouge pas. Comme le toucher ne s’exerce pas à distance, si le corps touche mon doigt à l’instant α, c’est que et coïncident ; si touche mon doigt à l’instant β, c’est que et coïncident. Donc et coïncident. Donc cette condition que si touche mon doigt à l’instant α, le touche à l’instant β, est à la fois nécessaire et suffisante pour que et coïncident.
Mais nous qui ne savons pas encore la géométrie, nous ne pouvons raisonner comme cela ; tout ce que nous pouvons faire, c’est de constater expérimentalement que la première condition relative à la vue peut être remplie sans que le soit la seconde, qui est relative au toucher, mais que la seconde ne peut pas être remplie sans que la première le soit.
Supposons que l’expérience nous ait appris le contraire ? Cela se pourrait, et cette hypothèse n’a rien d’absurde. Supposons donc que nous ayons constaté expérimentalement que la condition relative au toucher peut être remplie sans que celle de la vue le soit et que celle de la vue au contraire ne peut pas l’être sans que celle du toucher le soit. Il est clair que, s’il en était ainsi, nous conclurions que c’est le toucher qui peut s’exercer à distance, et que la vue ne s’exerce pas à distance.
Mais ce n’est pas tout ; jusqu’ici j’ai supposé que pour déterminer la place d’un objet, je faisais usage seulement de mon œil et d’un seul doigt ; mais j’aurais tout aussi bien pu employer d’autres moyens, par exemple tous mes autres doigts.
Je suppose que mon premier doigt reçoive à l’instant α une impression tactile que j’attribue à l’objet . Je fais une série de mouvements, correspondant à une série de sensations musculaires. À la suite de ces mouvements, à l’instant α’, mon second doigt reçoit une impression tactile que j’attribue également à . Ensuite, à l’instant β, sans que j’aie bougé, ce dont m’avertit mon sens musculaire, ce même second doigt me transmet de nouveau une impression tactile que j’attribue cette fois à l’objet ; je fais ensuite une série de mouvements correspondant à une série de sensations musculaires. Je sais que cette série est inverse de la série et correspond à des mouvements contraires. Comment le sais-je, c’est parce que des expériences antérieures multiples m’ont souvent montré que si je faisais successivement les deux séries de mouvements correspondant à et à , les impressions primitives se rétablissaient, c’est-à-dire que les deux séries se compensaient mutuellement. Cela posé, dois-je m’attendre à ce qu’à l’instant β’, quand la seconde série de mouvements sera terminée, mon premier doigt éprouve une impression tactile attribuable à l’objet .
Pour répondre à cette question, ceux qui sauraient déjà la géométrie raisonneraient comme il suit. Il y a des chances pour que l’objet n’ait pas bougé entre les instants α et α’, ni l’objet entre les instants β et β’ ; admettons-le. À l’instant α, l’objet occupait un certain point de l’espace. Or à cet instant, il touchait mon premier doigt, et comme le toucher ne s’exerce pas à distance, mon premier doigt était également au point . J’ai fait ensuite la série de mouvements et à la fin de cette série, à l’instant α’, j’ai constaté que l’objet touchait mon second doigt. J’en conclus que ce second doigt se trouvait alors en , c’est-à-dire que les mouvements avaient pour effet d’amener le second doigt à la place du premier. À l’instant β, l’objet est venu au contact de mon second doigt : comme je n’ai pas bougé, ce second doigt est resté en ; donc l’objet est venu en ; par hypothèse il ne bouge pas jusqu’à l’instant β’. Mais entre les instants β et β’, j’ai fait les mouvements ; comme ces mouvements sont inverses des mouvements , ils doivent avoir pour effet d’amener le premier doigt à la place du second. À l’instant β’, ce premier doigt sera donc en , et comme l’objet est également en cet objet touchera mon premier doigt. À la question posée, on doit donc répondre oui.
Pour nous, qui ne savons pas encore la géométrie, nous ne pouvons pas raisonner de la sorte, mais nous constatons que cette prévision se réalise d’ordinaire ; et nous pouvons toujours expliquer les exceptions en disant que l’objet a bougé entre les instants α et α’, ou l’objet entre les instants β et β’.
Mais l’expérience n’aurait-elle pu donner un résultat contraire ; ce résultat contraire aurait-il été absurde en soi ? Évidemment non. Qu’aurions-nous fait alors si l’expérience avait donné ce résultat contraire ? Toute géométrie serait-elle ainsi devenue impossible ? pas le moins du monde : nous nous serions bornés à conclure que le toucher peut s’exercer à distance.
Quand je dis, le toucher ne s’exerce pas à distance, mais la vue s’exerce à distance, cette assertion n’a qu’un sens qui est le suivant. Pour reconnaître si occupe à l’instant β, le point occupé par à l’instant α, je puis me servir d’une foule de critères différents ; dans l’un intervient mon œil, dans l’autre mon premier doigt, dans l’autre mon second doigt, etc. Eh bien, il suffit que le critère relatif à l’un de mes doigts soit satisfait pour que tous les autres le soient, mais il ne suffit pas que le critère relatif à l’œil le soit. Voilà le sens de mon assertion, je me borne à affirmer un fait expérimental qui se vérifie d’ordinaire.
Nous avons analysé au § 6 l’espace visuel ; nous avons vu que pour engendrer cet espace, il faut faire intervenir les sensations rétiniennes, la sensation de convergence, et la sensation d’accommodation ; que si ces deux dernières n’étaient pas toujours d’accord, l’espace visuel aurait quatre dimensions au lieu de trois ; et d’autre part que si l’on ne faisait intervenir que les sensations rétiniennes, on obtiendrait « l’espace visuel simple » qui n’aurait que deux dimensions. D’un autre côté, envisageons l’espace tactile, en nous bornant aux sensations d’un seul doigt, c’est-à-dire en somme l’ensemble des positions que peut occuper ce doigt. Cet espace tactile que nous analyserons dans le § suivant et sur lequel je demanderai en conséquence la permission de ne pas m’expliquer davantage pour le moment, cet espace tactile, dis-je, a trois dimensions. Pourquoi l’espace proprement dit a-t-il autant de dimensions que l’espace tactile et en a-t-il plus que l’espace visuel simple ? C’est parce que le toucher ne s’exerce pas à distance, tandis que la vue s’exerce à distance. Ces deux assertions n’ont qu’un seul et même sens et nous venons de voir quel était ce sens.
Je reviens maintenant sur un point sur lequel j’avais glissé rapidement pour ne pas interrompre la discussion. Comment savons-nous que les impressions faites sur notre rétine par à l’instant α et par à l’instant β nous sont transmises par une même fibre rétinienne, bien que ces impressions soient qualitativement différentes ? J’ai émis une hypothèse simple, mais en ajoutant que d’autres hypothèses, notablement plus compliquées, me paraissaient plus probablement exactes. Voici quelles sont ces hypothèses, dont j’ai déjà dit un mot à la page 296. Comment savons-nous que les impressions produites par l’objet rouge à l’instant α, et par l’objet bleu à l’instant β, si ces deux objets ont formé leur image au même point de la rétine, comment savons-nous, dis-je, que ces impressions ont quelque chose de commun ? On peut rejeter l’hypothèse simple que j’avais faite plus haut et admettre que ces deux impressions, qualitativement différentes, me sont transmises par deux fibres nerveuses différentes quoique contiguës.
Quel moyen ai-je alors de savoir que ces fibres sont contiguës ? Il est probable que nous n’en aurions aucun si l’œil était immobile. Ce sont les mouvements de l’œil qui nous ont appris qu’il y a la même relation entre la sensation de bleu au point et la sensation de bleu au point de la rétine qu’entre la sensation du rouge au point et la sensation de rouge au point . Ils nous ont montré en effet que les mêmes mouvements, correspondant aux mêmes sensations musculaires, nous font passer de la première à la deuxième, ou de la troisième à la quatrième. Je n’insiste pas sur ces considérations qui se rattachent comme on le voit à la question des signes locaux soulevée par Lotze.
Je sais ainsi reconnaître l’identité de deux points, le point occupé par à l’instant α et le point occupé par à l’instant β, mais à une condition, c’est que je n’aie pas bougé entre les instants α et β. Cela ne suffit pas pour notre objet. Supposons donc que j’aie remué d’une manière quelconque dans l’intervalle de ces deux instants, comment saurai-je si le point occupé par à l’instant α est identique au point occupé par à l’instant β ? Je suppose qu’à l’instant α, l’objet était au contact de mon premier doigt et que de même, à l’instant β, l’objet touche ce premier doigt ; mais en même temps, mon sens musculaire m’a averti que dans l’intervalle mon corps a bougé. J’ai envisagé plus haut deux séries de sensations musculaires et et j’ai dit qu’il arrive quelquefois qu’on est conduit à envisager deux pareilles séries et comme inverses l’une de l’autre parce que nous avons souvent observé que quand ces deux séries se succèdent nos impressions primitives sont rétablies.
Si alors mon sens musculaire m’avertit que j’ai bougé entre les deux instants α et β, mais de façon à ressentir successivement les deux séries de sensations musculaires et que je considère comme inverses ; je conclurai encore, tout comme si je n’avais pas bougé, que les points occupés par à l’instant α et par à l’instant β sont identiques, si je constate que mon premier doigt touche à l’instant α et à l’instant β.
Cette solution n’est pas encore complètement satisfaisante comme on va le voir. Voyons en effet combien de dimensions elle nous ferait attribuer à l’espace. Je veux comparer les deux points occupés par et aux instants α et β, ou ce qui revient au même puisque je suppose que mon doigt touche à l’instant α et à l’instant β, je veux comparer les deux points occupés par mon doigt aux deux instants α et β. Le seul moyen dont je dispose pour cette comparaison est la série Σ des sensations musculaires qui ont accompagné les mouvements de mon corps entre ces deux instants. Les diverses séries Σ imaginables forment évidemment un continu physique dont le nombre de dimensions est très grand. Convenons, comme je l’ai fait, de ne pas considérer comme distinctes les deux séries Σ et Σ + S + S’ lorsque les deux séries S et S’ seront inverses l’une de l’autre au sens donné plus haut à ce mot ; malgré cette convention, l’ensemble des séries Σ distinctes formera encore un continu physique et le nombre des dimensions sera moindre mais encore très grand.
À chacune de ces séries Σ correspond un point de l’espace ; à deux séries Σ et Σ’ correspondront ainsi deux points et . Les moyens dont nous disposons jusqu’ici nous permettent de reconnaître que et ne sont pas distincts dans deux cas : 1o si Σ est identique à Σ’ ; 2o si Σ’ = Σ + + , et étant inverses l’une de l’autre. Si dans tous les autres cas, nous regardions et comme distincts, l’ensemble des points aurait autant de dimensions que l’ensemble des séries Σ distinctes, c’est-à-dire beaucoup plus de 3.
Pour ceux qui savent déjà la géométrie, il serait aisé de le leur faire comprendre en raisonnant comme il suit. Parmi les séries de sensations musculaires imaginables, il y en a qui correspondent à des séries de mouvements où le doigt ne bouge pas. Je dis que si l’on ne considère pas comme distinctes les séries Σ et Σ + σ où la série σ correspond à des mouvements où le doigt ne bouge pas, l’ensemble des séries constituera un continu à trois dimensions, mais que si on regarde deux séries Σ et Σ’ comme distinctes à moins que Σ’ = Σ + + , et étant inverses, l’ensemble des séries constituera un continu à plus de trois dimensions.
Soit en effet dans l’espace une surface , sur cette surface une ligne fermée , sur cette ligne un point . Soit l’ensemble de toutes les séries Σ, soit , l’ensemble de toutes les séries Σ telles qu’à la fin des mouvements correspondants le doigt se trouve sur la surface et de même soient ou l’ensemble des séries Σ telles qu’à la fin le doigt se trouve sur , ou en . Il est clair d’abord que constituera une coupure qui divisera , que sera une coupure qui divisera , et une coupure qui divisera . Il résulte de là, d’après nos définitions, que si est un continu à n dimensions, sera un continu physique à n+3 dimensions.
Soient donc Σ et Σ’ = Σ + σ deux séries faisant partie de ; pour toutes deux à la fin des mouvements, le doigt se trouve en : il en résulte qu’au commencement et à la fin de la série Σ, le doigt est au même point . Cette série Σ est donc une de celles qui correspondent à des mouvements où le doigt ne bouge pas. Si l’on ne regarde pas Σ et Σ + σ comme distinctes, toutes les séries de se confondront en une seule ; donc aura 0 dimension et , comme je voulais le démontrer en aura 3. Si au contraire je ne regarde pas Σ e Σ + σ comme confondues, à moins que σ = + . et étant inverses, il est clair que contiendra un grand nombre de séries de sensations distinctes ; car sans que le doigt bouge, le corps peut prendre une foule d’attitudes différentes. Alors formera un continu et aura plus de trois dimensions et c’est encore ce que je voulais démontrer.
Nous qui ne savons pas encore la géométrie, nous ne pouvons pas raisonner de la sorte ; nous ne pouvons que constater. Mais alors une question se pose ; comment, avant de savoir la géométrie, avons-nous été amenés à distinguer des autres ces séries σ où le doigt ne bouge pas ; ce n’est en effet qu’après avoir fait cette distinction que nous pourrons être conduits à regarder Σ et Σ + σ comme identiques, et c’est à cette condition seulement, comme nous venons de le voir, que nous pouvons arriver à l’espace à trois dimensions.
Nous sommes amenés à distinguer les séries σ, parce qu’il arrive souvent que quand nous avons exécuté les mouvements qui correspondent à ces séries σ de sensations musculaires, les sensations tactiles qui nous sont transmises par le nerf du doigt que nous avons appelé le premier doigt, que ces sensations tactiles, dis-je, persistent et ne sont pas altérées par ces mouvements. Cela, c’est l’expérience qui nous l’apprend et elle seule qui pouvait nous l’apprendre.
Si nous avions distingué les séries de sensations musculaires + formées par la réunion de deux séries inverses ; c’est parce qu’elles conservaient l’ensemble de nos impressions, si maintenant nous distinguons les séries σ, c’est parce qu’elles conservent certaines de nos impressions. (Quand je dis qu’une série de sensations musculaires « conserve » une de nos impressions , je veux dire que nous constatons que si nous éprouvons l’impression , puis les sensations musculaires , nous éprouverons encore l’impression après ces sensations .)
J’ai dit plus haut qu’il arrive souvent que les séries σ n’altèrent pas les impressions tactiles éprouvées par notre premier doigt ; j’ai dit souvent, je n’ai pas dit toujours : c’est ce que nous exprimons dans notre langage habituel en disant que l’impression tactile ne sera pas altérée si le doigt n’a pas bougé, à la condition que l’objet qui était au contact de ce doigt n’ait pas bougé non plus. Avant de savoir la géométrie, nous ne pouvons pas donner cette explication ; tout ce que nous pouvons faire, c’est de constater que l’impression persiste souvent, mais pas toujours.
Mais il suffit qu’elle persiste souvent pour que les séries Σ nous apparaissent comme remarquables, pour que nous soyons amenés à ranger dans une même classe les séries Σ et Σ + σ, et de là à ne pas les regarder comme distinctes. Dans ces conditions nous avons vu qu’elles engendreront un continu physique à trois dimensions.
Voilà, donc un espace à trois dimensions engendré par mon premier doigt. Chacun de mes doigts en engendrera un semblable. Comment sommes-nous conduits à les considérer comme identiques à l’espace visuel, comme identiques à l’espace géométrique, c’est ce qui reste à examiner.
Mais avant d’aller plus loin, faisons une réflexion ; d’après ce qui précède, nous ne connaissons les points de l’espace ou plus généralement la situation finale de notre corps, que par les séries de sensations musculaires nous révélant les mouvements qui nous ont fait passer d’une certaine situation initiale à cette situation finale. Mais il est clair que cette situation finale dépendra d’une part de ces mouvements et d’autre part de la situation initiale d’où nous sommes partis. Or ces mouvements nous sont révélés par nos sensations musculaires ; mais rien ne nous fait connaître la situation initiale ; rien ne peut nous la faire distinguer de toutes les autres situations possibles. Voilà qui met bien en évidence la relativité essentielle de l’espace.
Nous sommes donc amenés à comparer les deux continus et engendrés par exemple, l’un par mon premier doigt , l’autre par mon second doigt . Ces deux continus physiques ont l’un et l’autre trois dimensions. À chaque élément du continu , ou si l’on aime mieux s’exprimer ainsi, à chaque point du premier espace tactile, correspond une série de sensations musculaires Σ qui me font passer d’une certaine situation initiale à une certaine situation finale[2]. De plus un même point de ce premier espace correspondra à Σ et à Σ + σ, si σ est une série dont nous savons qu’elle ne fait pas bouger le doigt .
De même à chaque élément du continu , ou à chaque point du second espace tactile correspond une série de sensations Σ, et un même point correspondra à Σ’ et Σ’+ σ', si σ’ est une série qui ne fait, pas bouger le doigt .
Ce qui nous fait donc distinguer les séries σ et σ’, c’est que les premières n’altèrent pas les impressions tactiles éprouvées par le doigt et que les secondes conservent celles qu’éprouve le doigt .
Or voici ce que nous constatons : au début mon doigt éprouve une sensation ; je fais des mouvements qui engendrent les sensations musculaires ; mon doigt éprouve l’impression ; je fais des mouvements qui engendrent une série de sensations ; mon doigt continue à éprouver l’impression , puisque c’est là la propriété caractéristique des séries σ ; je fais ensuite des mouvements qui engendrent la série de sensations musculaires, inverse de au sens donné plus haut à ce mot. Je constate alors que mon doigt éprouve de nouveau l’impression . (Il faut bien entendu pour cela que ait été convenablement choisie.)
Ce qui veut dire que la série + σ + , conservant les impressions tactiles du doigt est l’une des séries que j’ai appelées σ’. Inversement si l’on prend une série σ’ quelconque, + σ’ + sera une des séries que nous appelons σ.
Ainsi si est convenablement choisie, + σ + sera une série σ’, et en faisant varier σ de toutes les manières possibles, on obtiendra toutes les séries σ’ possibles.
Tout cela, ne sachant pas encore la géométrie, nous nous bornons à le constater, mais voici comment ceux qui savent la géométrie expliqueraient le fait. Au début mon doigt est au point , au contact de l’objet qui lui fait éprouver l’impression ; je fais les mouvements correspondants à la série ; j’ai dit que cette série devait être convenablement choisie, je dois faire ce choix de telle façon que ces mouvements amènent le doigt au point primitivement occupé par le doigt , c’est-à-dire au point ; ce doigt sera ainsi au contact de l’objet , qui lui fera éprouver l’impression .
Je fais ensuite les mouvements correspondants à la série σ ; dans ces mouvements, par hypothèse, la position du doigt ne change pas ; ce doigt reste donc au contact de l’objet et continue à éprouver l’impression . Je fais enfin les mouvements correspondants à la série . Comme est inverse de , ces mouvements amèneront le doigt au point occupé d’abord par le doigt , c’est-à-dire au point . Si, comme il est permis de le supposer, l’objet n’a pas bougé, ce doigt se trouvera au contact de cet objet et éprouvera de nouveau l’impression : … C.Q.F.D.
Voyons les conséquences. Je considère une série de sensations musculaires Σ ; à cette série correspondra un point du premier espace tactile. Reprenons maintenant les deux séries et , inverses l’une de l’autre, dont nous venons de parler. À la série + Σ + correspondra un point du second espace tactile, puisque à une série quelconque de sensations musculaires correspond, comme nous l’avons dit, un point soit dans le premier espace, soit dans le second.
Je vais considérer les deux points et ainsi définis comme se correspondant. Qu’est-ce qui m’y autorise ? Pour que cette correspondance soit admissible, il faut que s’il y a identité entre deux points et correspondant dans le premier espace à deux séries Σ et Σ’, il y ait aussi identité entre les deux points correspondants du second espace et , c’est-à-dire entre les deux points qui correspondent aux deux séries + Σ + , et + Σ’ + . Or nous allons voir que cette condition est remplie.
Faisons d’abord une remarque. Comme et sont inverses l’une de l’autre, on aura + = 0, et par conséquent + + Σ = Σ + + = Σ, ou encore Σ + + + Σ’= Σ + Σ’ ; mais il ne s’ensuit pas que l’on ait + Σ + = Σ ; car bien que nous ayons employé le signe de l’addition pour représenter la succession de nos sensations, il est clair que l’ordre de cette succession n’est pas indifférent ; nous ne pouvons donc, comme dans l’addition ordinaire, intervertir l’ordre des termes ; pour employer un langage abrégé, nos opérations sont associatives, mais non commutatives.
Cela posé, pour que Σ et Σ’ correspondent à un même point du premier espace, il faut et il suffit que l’on ait Σ’ = Σ + σ
On aura alors :
+ Σ + = + Σ + σ + = + Σ + + + σ +
Mais nous venons de constater que + σ + était une des séries σ’.
+ Σ’ + = + Σ + + σ’
Nos deux espaces se correspondent donc point à point ; ils peuvent être « transformés » l’un dans l’autre ; ils sont isomorphes ; comment sommes-nous conduits à en conclure qu’ils sont identiques ?
Considérons les deux séries σ et + σ + = σ’. J’ai dit que souvent, mais non toujours, la série σ conserve l’impression tactile éprouvée par le doigt ; et de même il arrive souvent, mais non toujours que la série σ’ conserve l’impression tactile éprouvée par le doigt . Or je constate qu’il arrive très souvent c’est-à-dire beaucoup plus souvent que ce que je viens d’appeler « souvent ») que quand la série σ a conservé l’impression du doigt , la série σ’ conserve en même temps l’impression du doigt ; et inversement que si la première impression est altérée ; la seconde l’est également. Cela arrive très souvent, mais pas toujours.
Nous interprétons ce fait expérimental en disant que l’objet inconnu qui cause l’impression au doigt est identique à l’objet inconnu α’ qui cause l’impression au doigt . Et en effet quand le premier objet bouge, ce dont nous avertit la disparition de l’impression , le second bouge également, puisque l’impression disdisparaît également. Quand le premier objet reste immobile, le second reste immobile. Si ces deux objets sont identiques, comme le premier est au point du premier espace et le second au point du second espace, c’est que ces deux points sont identiques. Voilà comment nous sommes conduits à regarder ces deux espaces comme identiques ; ou mieux voilà ce que nous voulons dire quand nous disons qu’ils sont identiques.
Ce que nous venons de dire de l’identité des deux espaces tactiles nous dispense de discuter la question de l’identité de l’espace tactile et de l’espace visuel qui se traiterait de la même manière.
Il semble que je vais être amené à des conclusions conformes aux idées empiristes. J’ai cherché en effet à mettre en évidence le rôle de l’expérience et à analyser les faits expérimentaux qui interviennent dans la genèse de l’espace à trois dimensions. Mais quelle que puisse être l’importance de ces faits, il y a une chose que nous ne devons pas oublier et sur laquelle j’ai d’ailleurs appelé plus d’une fois l’attention. Ces faits expérimentaux se vérifient souvent, mais pas toujours. Cela ne veut évidemment pas dire que l’espace a souvent trois dimensions, mais pas toujours.
Je sais bien qu’il est aisé de s’en tirer et que, si les faits ne se vérifient pas, on l’expliquera aisément en disant que les objets extérieurs ont bougé. Si l’expérience réussit, on dit qu’elle nous renseigne sur l’espace ; si elle ne réussit pas, on s’en prend aux objets extérieurs qu’on accuse d’avoir bougé ; en d’autres termes, si elle ne réussit pas on lui donne un coup de pouce.
Ces coups de pouce sont légitimes, je n’en disconviens pas ; mais ils suffisent pour nous avertir que les propriétés de l’espace ne sont pas des vérités expérimentales proprement dites. Si nous avions voulu vérifier d’autres lois, nous aurions pu aussi y parvenir, en donnant d’autres coups de pouce analogues ? N’aurions-nous pas toujours pu justifier ces coups de pouce par les mêmes raisons ? Tout au plus aurait-on pu nous dire : « vos coups de pouce sont légitimes sans doute, mais vous en abusez ; à quoi bon faire bouger aussi souvent les objets extérieurs ? »
En résumé l’expérience ne nous prouve pas que l’espace a trois dimensions ; elle nous prouve qu’il est commode de lui en attribuer trois, parce que c’est ainsi que le nombre des coups de pouce est réduit au minimum.
Ajouterai-je que l’expérience ne nous ferait jamais toucher que l’espace représentatif qui est un continu physique, et non l’espace géométrique qui est un continu mathématique. Tout au plus pourrait-il nous apprendre qu’il est commode de donner à l’espace géométrique trois dimensions pour qu’il en ait autant que l’espace représentatif.
La question empirique peut se poser sous une autre forme. Est-il impossible de concevoir les phénomènes physiques, les phénomènes mécaniques par exemple autrement que dans l’espace à trois dimensions. Nous aurions ainsi une preuve expérimentale objective pour ainsi dire, indépendante de notre physiologie, de nos modes de représentation.
Mais il n’en est pas ainsi ; je ne discuterai pas ici complètement la question, je me bornerai à rappeler l’exemple frappant que nous donne la mécanique de Hertz.
On sait que le grand physicien ne croyait pas à l’existence des forces proprement dites ; il supposait que les points matériels visibles sont assujettis à certaines liaisons invisibles qui les relient à d’autres points invisibles et que c’est l’effet de ces liaisons invisibles que nous attribuons aux forces.
Mais ce n’est là qu’une partie de ses idées. Supposons un système formé de points matériels visibles ou non ; cela fera en tout 3 coordonnées ; regardons-les comme les coordonnées d’un point unique dans l’espace à 3 dimensions. Ce point unique serait assujetti à rester sur une surface (d’un nombre quelconque de dimensions < 3 ) en vertu des liaisons dont nous venons de parler ; pour se rendre sur cette surface d’un point à un autre, il prendrait toujours le chemin le plus court et ce serait là le principe unique qui résumerait toute la mécanique.
Quoi que l’on doive penser de cette hypothèse, qu’on soit séduit par sa simplicité, ou rebuté par son caractère artificiel, le seul fait que Hertz ait pu la concevoir, et la regarder comme plus commode que nos hypothèses habituelles, suffit pour prouver que nos idées ordinaires, et en particulier les trois dimensions de l’espace, ne s’imposent nullement au mécanicien avec une force invincible.
L’expérience n’a donc joué qu’un seul rôle, elle a servi d’occasion. Mais ce rôle n’en était pas moins très importent ; et j’ai cru nécessaire de le faire ressortir. Ce rôle aurait été inutile s’il existait une forme a priori s’imposant à notre sensibilité et qui serait l’espace à trois dimensions.
Cette forme existe-t-elle, ou si l’on veut, pouvons-nous nous représenter l’espace à plus de trois dimensions ? Et d’abord que signifie cette question ? Au vrai sens du mot, il est clair que nous ne pouvons nous représenter ni l’espace à quatre, ni l’espace à trois dimensions ; nous ne pouvons d’abord nous les représenter vides, et nous ne pouvons non plus nous représenter les objets ni dans l’espace à quatre, ni dans l’espace à trois dimensions ; 1o parce que ces espaces sont l’un et l’autre infinis et que nous ne pourrions nous représenter une figure dans l’espace, c’est-à-dire la partie dans le tout sans nous représenter le tout et cela est impossible puisque ce tout est infini ; 2o parce que ces espaces sont l’un et l’autre des continus mathématiques et que nous ne pouvons nous représenter que le continu physique ; 3o parce que ces espaces sont l’un et l’autre homogènes, et que les cadres où nous enfermons nos sensations, étant limités, ne peuvent être homogènes.
Ainsi la question posée ne peut s’entendre que d’une manière ; est-il possible d’imaginer que, les résultats des expériences relatées plus haut ayant été différents, nous ayons été conduits à attribuer à l’espace plus de trois dimensions ; d’imaginer par exemple que la sensation d’accommodation ne soit pas constamment d’accord avec la sensation de convergence des yeux ; ou bien que les expériences dont nous avons parlé au § 8 et dont nous exprimons le résultat en disant « que le toucher ne s’exerce pas à distance » nous aient conduits à une conclusion inverse.
Et alors évidemment oui cela est possible ; du moment qu’on imagine une expérience, on imagine par cela même les deux résultats contraires qu’elle peut donner. Cela est possible, mais cela est difficile parce que nous avons à vaincre une foule d’associations d’idées, qui sont le fruit d’une longue expérience personnelle et de l’expérience plus longue encore de la race. Sont-ce ces associations (ou du moins celles d’entre elles que nous avons héritées de nos ancêtres, qui constituent cette forme a priori dont on nous dit que nous avons l’intuition pure ? Alors je ne vois pas pourquoi on la déclarerait rebelle à l’analyse et on me dénierait le droit d’en rechercher l’origine.
Quand on dit que nos sensations sont « étendues », on ne peut vouloir dire qu’une chose, c’est qu’elles se trouvent toujours associées à l’idée de certaines sensations musculaires, correspondant aux mouvements qui permettraient d’atteindre l’objet qui les cause, qui permettraient en d’autres termes de se défendre contre elles. Et c’est justement parce que cette association est utile à la défense de l’organisme, qu’elle est si ancienne dans l’histoire de l’espèce et qu’elle nous semble indestructible. Néanmoins ce n’est qu’une association et on peut concevoir qu’elle soit rompue ; de sorte qu’on ne peut pas dire que la sensation ne peut entrer dans la conscience sans entrer dans l’espace, mais qu’en fait elle n’entre pas dans la conscience sans entrer dans l’espace, ce qui veut dire, sans être engagée dans cette association.
Je ne puis comprendre non plus qu’on dise que l’idée de temps est postérieure logiquement à l’espace, parce que nous ne pouvons nous le représenter que sous la forme d’une droite ; autant dire que le temps est postérieur logiquement à la culture des prairies parce qu’on se le représente généralement armé d’une faux. Qu’on ne puisse pas se représenter simultanément les diverses parties du temps, cela va de soi, puisque le caractère essentiel de ces parties est précisément de n’être pas simultanées. Cela ne veut pas dire que l’on n’ait pas l’intuition du temps. À ce compte on n’aurait pas non plus celle de l’espace, car, lui aussi, on ne peut pas se le représenter, au sens propre du mot, pour les raisons que j’ai dites. Ce que nous nous représentons sous le nom de droite est une image grossière qui ressemble aussi mal à la droite géométrique qu’au temps lui-même. Pourquoi a-t-on dit que toute tentative pour donner une quatrième dimension à l’espace ramène toujours celle-ci à l’une des trois autres ? Il est aisé de le comprendre. Envisageons nos sensations musculaires et les « séries » qu’elles peuvent former. À la suite d’expériences nombreuses, les idées de ces séries sont associées entre elles dans une trame très complexe, nos séries sont classées. Qu’on me permette, pour la commodité du langage, d’exprimer ma pensée d’une façon tout à fait grossière et même inexacte en disant que nos séries de sensations musculaires sont classées en trois classes correspondant aux trois dimensions de l’espace. Bien entendu, cette classification est beaucoup plus compliquée que cela, mais cela suffira pour faire comprendre mon raisonnement. Si je veux imaginer une quatrième dimension, je supposerai une autre série de sensations musculaires, faisant partie d’une quatrième classe. Mais comme toutes mes sensations musculaires ont déjà été rangées dans une des trois classes préexistantes, je ne puis me représenter qu’une série appartenant à l’une de ces trois classes, de sorte que ma quatrième dimension est ramenée à l’une des trois autres.
Qu’est-ce que cela prouve ? C’est qu’il aurait fallu d’abord détruire l’ancienne classification et la remplacer par une nouvelle où les séries de sensations musculaires auraient été réparties en quatre classes. La difficulté aurait disparu.
On la présente quelquefois sous une forme plus frappante. Supposons que je sois enfermé dans une chambre entre les six parois infranchissables formées par les quatre murs, le plafond et le plancher ; il me sera également impossible d’en sortir et d’imaginer que j’en sorte. — Pardon, ne pouvez-vous vous imaginer que la porte s’ouvre, ou que deux de ces parois s’écartent ? — Mais bien entendu, répondra-t-on, il faut qu’on suppose que ces parois demeurent immobiles. — Oui, mais il est évident que moi, j’ai le droit de bouger ; et alors les parois que nous supposons en repos absolu seront en mouvement relatif par rapport à moi. — Oui, mais un pareil mouvement relatif ne peut pas être quelconque, quand des objets sont en repos, leur mouvement relatif par rapport à des axes quelconques est celui d’un corps solide invariable, or les mouvements apparents que vous imaginez ne sont pas conformes aux lois du mouvement d’un solide invariable. — Oui. mais c’est l’expérience qui nous a appris les lois du mouvement d’un solide invariable ; rien n’empêcherait d’imaginer qu’elles fussent différentes. En résumé pour m’imaginer que je sors de ma prison, je n’ai qu’à m’imaginer que les parois semblent s’en écarter, quand je remue.
Je crois donc que si par espace on entend un continu mathématique à trois dimensions, fût-il d’ailleurs amorphe, c’est l’esprit qui le construit, mais il ne le construit pas avec rien, il lui faut des matériaux et des modèles. Ces matériaux comme ces modèles préexistent en lui. Mais il n’y a pas un modèle unique qui s’impose à lui ; il a du choix ; il peut choisir par exemple entre l’espace à quatre et l’espace à trois dimensions. Quel est alors le rôle de l’expérience ? C’est elle qui lui donne les indications d’après lesquelles il fait son choix.
Autre chose ; d’où vient à l’espace son caractère quantitatif ? Il vient du rôle que jouent dans sa genèse les séries de sensations musculaires ? Ce sont des séries qui peuvent se répéter, et c’est de leur répétition que vient le nombre ; c’est parce qu’elles peuvent se répéter indéfiniment que l’espace est infini. Et enfin nous avons vu à la fin du § 9 que c’est aussi pour cela que l’espace est relatif. Ainsi c’est la répétition qui a donné à l’espace ses caractères essentiels ; or la répétition suppose le temps ; c’est assez dire que le temps est antérieur logiquement à l’espace.
Je n’ai pas parlé jusqu’ici du rôle de certains organes auxquelles les physiologistes attribuent avec raison une importance capitale, je veux parler des canaux semi-circulaires. De nombreuses expériences ont suffisamment montré que ces canaux sont nécessaires à notre sens d’orientation ; mais les physiologistes ne sont pas entièrement d’accord ; deux théories opposées ont été proposées, celle de Mach-Delage, et celle de M. de Cyon.
M. de Cyon est un physiologiste qui a illustré son nom par d’importantes découvertes sur l’innervation du cœur ; je ne saurais toutefois partager ses idées sur la question qui nous occupe. N’étant pas physiologiste, j’hésite à critiquer les expériences qu’il a dirigées contre la théorie adverse de Mach-Delage ; il me semble cependant qu’elles ne sont pas probantes, car dans beaucoup d’entre elles on faisait varier la pression dans un des canaux tout entier, tandis que, physiologiquement, ce qui varie, c’est la différence entre les pressions sur les deux extrémités du canal ; dans d’autres, les organes étaient profondément lésés, ce qui devait en altérer les fonctions.
Peu importe d’ailleurs ; les expériences, si elles étaient irréprochables, pourraient être probantes contre la théorie ancienne, mais non pour la théorie nouvelle. Si en effet j’ai bien compris la théorie, il me suffira de l’exposer pour qu’on comprenne qu’il est impossible de concevoir une expérience qui la confirme.
Les trois paires de canaux auraient pour unique fonction de nous avertir que l’espace a trois dimensions. Les souris japonaises n’eut que deux paires de canaux ; elles croient, parait-il, que l’espace n’a que deux dimensions et elles manifestent cette opinion de la façon la plus étrange ; elles se rangent en cercle, chacune d’elles mettant le nez sous la queue de la précédente, et ainsi rangées, elles se mettent à tourner rapidement. Les lamproies, n’ayant qu’une paire de canaux, croient que l’espace n’a qu’une dimension, mais leurs manifestations sont moins tumultueuses.
Il est évident qu’une semblable théorie n’est pas admissible. Les organes des sens sont destinés à nous avertir des changements qui se produisent dans le monde extérieur. On ne comprendrait pas pourquoi le créateur nous aurait donné des organes destinés à nous crier sans cesse : Souviens-toi que l’espace a trois dimensions, puisque le nombre de ces dimensions n’est pas sujet au changement.
Nous devons donc en revenir à la théorie de Mach-Delage. Ce que peuvent nous faire connaître les nerfs des canaux, c’est la différence de pression sur les deux extrémités d’un même canal et par là :
1o La direction de la verticale par rapport à 3 axes invariablement liés à la tête.
2o Les trois composantes de l’accélération de translation du centre de gravité de la tête.
3o Les forces centrifuges développées par la rotation de la tête.
4o L’accélération du mouvement de rotation de la tête.
Il résulte des expériences de M. Delage que c’est cette dernière indication qui est de beaucoup la plus importante ; sans doute parce que les nerfs sont moins sensibles à la différence de pression elle-même qu’aux variations brusques de cette différence. Les trois premières indications peuvent ainsi être négligées.
Connaissant l’accélération du mouvement de rotation de la tête à chaque instant, nous en déduisons, par une intégration inconsciente, l’orientation finale de la tête, rapportée à une certaine orientation initiale prise pour origine. Les canaux circulaires contribuent donc à nous renseigner sur les mouvements que nous avons exécutés, et cela au même titre que les sensations musculaires. Quand donc, plus haut, nous parlions de la série ou de la série Σ, nous aurions dû dire, non que c’étaient des séries de sensations musculaires seulement, mais que c’étaient des séries à la fois de sensations musculaires et de sensations dues aux canaux semi-circulaires. À part cette addition, nous n’aurions rien à changer à ce qui précède.
Dans ces séries et , ces sensations des canaux semi-circulaires tiennent évidemment une place tout à fait importante. À elles seules elles ne suffiraient pas cependant ; car elles ne peuvent nous renseigner que sur les mouvements de la tête, elles ne nous apprennent rien sur les mouvements relatifs du tronc ou des membres par rapport à la tête. De plus il semble qu’elles nous renseignent seulement sur les rotations de la tête et non sur les translations qu’elle peut subir.