L’Espagne de 1840 à 1843/07

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L’ESPAGNE.

LA PRESSE. — LES ÉLECTIONS.

La crise qui vient d’agiter l’Espagne paraît suspendue. Le moment semble venu de se rendre compte des causes qui l’ont amenée et des résultats qu’elle a produits.

Nous avons déjà raconté, dans une précédente livraison, comment le gouvernement sorti de l’émeute de septembre 1840 avait successivement trompé les espérances de tous ceux qui avaient contribué à son avénement. Cette universelle déception a bien amené sa conséquence naturelle, une coalition contre le gouvernement. Cette coalition comprenait les vainqueurs et les vaincus de septembre, les modérés et les exaltés, c’est-à-dire toute l’Espagne constitutionnelle. Le gouvernement s’est trouvé isolé au milieu de la nation, et sans autre point d’appui que l’armée. De là sont sorties les complications dont nous venons d’être témoins, et qui se sont terminées provisoirement par la dissolution des cortès et la convocation des colléges électoraux.

La coalition des partis a surtout éclaté par la presse. Il importe donc, pour se faire une idée exacte des choses, de savoir quel est l’état actuel de la presse périodique en Espagne, même sous le rapport matériel, si important quand il s’agit de journaux.

La liberté de la presse n’existe complètement en Espagne que depuis le ministère de M. Martinez de la Rosa, en 1834, c’est-à-dire depuis huit ans environ. Mais avant cette époque elle existait de fait, sinon de droit, et on peut faire remonter son origine jusqu’à 1832, c’est-à-dire au changement de politique qui caractérisa la dernière année du règne de Ferdinand VII. C’est encore une des libertés dont l’Espagne est redevable à l’intervention de la reine Christine ; lorsque la jeune épouse du roi mourant commença à prendre la direction des affaires, l’émancipation de la presse fut, en même temps que l’amnistie, le signal de la régénération nationale. Depuis lors, la presse politique s’est fortifiée, et a pris une véritable importance au milieu des troubles qui tourmentaient le pays. Dans cette Espagne où personne ne lisait il y a dix ans, on compte aujourd’hui un grand nombre de journaux, dont la plupart sont lus, recherchés, et jouissent d’un certain crédit.

Cette révolution, car c’en est une, est peut-être le fait qui montre le plus combien la vieille Espagne se modifie sous l’empire des nouvelles lois et des nouvelles habitudes. Le goût de la lecture s’est propagé rapidement. Tel journal espagnol se débite aujourd’hui à quatre et cinq mille exemplaires ; et puisqu’on l’achète, c’est qu’on le lit. Les Espagnols de nos jours n’ont pas assez d’argent pour le jeter par les fenêtres. On peut évaluer à trente mille au moins le nombre actuel des acheteurs de journaux sur toute la surface de l’Espagne, ce qui suppose bien cent, cinquante mille lecteurs. En France, ce double chiffre est environ six fois plus fort, mais il faut remarquer que la population de l’Espagne est à peine la moitié de la nôtre, et que le gouvernement représentatif n’y est fondé que depuis huit ans, tandis qu’il a chez nous vingt-sept ans de durée.

Les journaux espagnols sont proportionnellement plus chers que les nôtres. Un journal de grand format coûte à Madrid 36 fr. par an ; un journal de petit format coûte 30 fr. L’affranchissement pour la province est de 2 fr. par mois, ce qui porte l’abonnement aux grands journaux, pour la province, à 60 fr. Or, l’impôt du timbre, qui double les frais de nos journaux, n’existe pas en Espagne. En outre, les plus grands journaux espagnols ne paraissent pas le dimanche, ce qui est une économie d’un septième sur les frais généraux. Voilà ce qui explique comment la presse périodique espagnole a pu se soutenir et même prospérer. Les honoraires des rédacteurs sont relativement à Madrid ce qu’ils sont chez nous. Les frais de tout genre, surtout les frais d’établissement, ont été considérables. Il a fallu faire venir presque tout le matériel de l’étranger, presses, caractères, papier même ; on a d’abord beaucoup emprunté à l’Angleterre ou à la France, aujourd’hui on se passe presque de ce secours.

En ce moment, on compte à Madrid seulement treize journaux politiques. Le plus ancien de tous, celui qui était le seul en 1830, est le journal officiel, la Gazette de Madrid : il est insignifiant comme tous les journaux officiels de tous les pays du monde.

Après la Gazette vient, dans l’ordre de l’ancienneté, l’Eco del Comercio. Ce journal a joué un très grand rôle, peut-être le premier, dans l’histoire de la révolution espagnole. Il a été jusqu’à ces derniers temps l’organe tout-puissant du parti progressiste. Il a commencé à paraître un peu avant la mort de Ferdinand VII. Son principal rédacteur a été long-temps M. Caballero, qui est devenu depuis député, et qui est un des hommes les plus actifs et les plus habiles de son parti. De 1834 à 1840, l’Eco del Comercio a été le centre où venaient aboutir toutes les menées révolutionnaires. MM. Arguelles, Calatrava, Mendizabal, tous les chefs du mouvement, l’ont aidé de tous leurs moyens et en ont fait le principal instrument de leur influence. C’est sa polémique hardie et violente qui a préparé les différens coups frappés par le parti exalté, et en particulier l’insurrection de la Granja et la révolte de septembre.

Après 1840, il est arrivé à l’ancien parti exalté ce qui arrive à tous les partis vainqueurs. Il s’est dissous. Une portion a passé sous les drapeaux des ayacuchos ou de la faction militaire ; une autre s’est faite républicaine ; le reste a constitué une espèce de tiers-parti qui obéit à MM. Olozaga et Cortina, et qui, comme tous les tiers-partis, n’est pas assez caractérisé pour alimenter un organe. Il en est résulté que l’Eco del Comercio a tout à coup vu son public lui échapper ; il s’est comme enseveli dans son triomphe. C’était la régence de la reine Christine qui l’avait fait vivre. La régente exclue, il a été fort embarrassé ; il a traîné encore quelque temps après ce coup-fourré, puis il s’est transformé.

Ce grand évènement est arrivé il y a quelques mois. Il a passé inaperçu au milieu de beaucoup d’autres, mais il ne laisse pas que de mériter l’attention de ceux qui aiment à méditer sur les lois du monde politique. Un agent de l’infant don Francisco a acheté l’Eco del Comercio. Le titre est resté, mais l’ancienne vie s’en est allée. Aujourd’hui ce journal n’est guère plus que l’ombre de lui-même, et, s’il a toujours la même haine contre la reine Christine, il ne la puise plus dans les emportemens de l’esprit révolutionnaire, mais dans les suggestions intéressées d’une camarilla.

Depuis la décadence de l’Eco del Comercio, le premier rang dans la presse de Madrid appartient au journal des modérés, qui s’appelait naguère le Correo nacional (Courrier national), et qui s’appelle aujourd’hui l’Heraldo (le Héraut). Du temps où les modérés occupaient le pouvoir, plusieurs journaux ont essayé de se fonder pour les représenter ; on a vu d’abord l’Espagnol, qui a été long-temps, par son caractère et son format, un des plus beaux journaux de l’Europe, puis la Ley (la Loi), el Porvenir (l’Avenir), el Piloto (le Pilote), etc. Toutes ces feuilles se sont successivement fondues dans une seule, le Correo nacional, qui est devenu l’organe généralement accepté du parti.

C’est surtout après l’exclusion de la reine Christine que la presse modérée a montré de la vigueur et de l’éclat. Les Espagnols ne sont arrivés qu’alors à cette période de la vie politique des nations libres où les opinions gouvernementales peuvent être soutenues avec la même verve que les idées subversives. Jusqu’à 1840, le mouvement, l’impulsion, la nouveauté, l’esprit d’opposition, tout ce qui fait le succès des journaux en général a été du côté des révolutionnaires. Depuis l’avénement de la nouvelle régence, les rôles ont changé. Maîtres du pouvoir, les exaltés ont voulu se modérer, se ménager, ils se sont embarrassés dans les restrictions et les tempéramens ; leur journal s’est décoloré. Les modérés, au contraire, ont eu de leur côté la passion, la colère, l’ardeur de l’attaque, le courage, la menace, la liberté : leur journal a grandi.

Depuis quelque temps, l’Heraldo est soutenu par un nouveau journal de la même couleur et qui s’appelle modestement le Soleil (el Sol). Ces deux journaux sont les mieux faits de Madrid sous tous les rapports. Leur format est celui du Journal des Débats : ils sont mieux imprimés que les autres ; leur papier est meilleur, leurs caractères sont plus neufs. Leurs rédacteurs ont un véritable talent pour la polémique, et ils montrent en outre un courage extraordinaire. Peut-être peut-on leur reprocher, comme aux Espagnols en général, un peu trop d’emphase dans les formes et de vague dans les idées ; les qualités solides de l’écrivain politique, celles qui tiennent à la connaissance des affaires, aux fortes études de droit public et d’économie politique, manquent encore à la plupart des journalistes espagnols, et ce n’est pas étonnant : ces qualités sont celles qui viennent les dernières et après une longue pratique de la discussion ; mais pour tout ce qui est abondance, énergie, vivacité, ressources d’esprit, inspiration passionnée, ironie mordante, enfin pour tout ce qui constitue la polémique proprement dite, l’Heraldo et le Sol sont égaux, sinon supérieurs, à leurs aînés de France et d’Angleterre.

Ce qu’on appelle la littérature n’est pas négligé dans ces journaux. Le système des romans-feuilletons y est fort en usage. L’Espagne a suivi de près la France dans cette voie. Du reste, c’est presque toujours la littérature française qui alimente cette portion des journaux espagnols. En ce moment, l’Heraldo et le Sol donnent tous les deux à leurs lecteurs des romans-feuilletons traduits du français. Nous aimons mieux, nous l’avouons, les articles sur les théâtres, les courses aux taureaux, etc., qui paraissent quelquefois dans l’un et dans l’autre, et qui ont pour nous beaucoup plus de saveur nationale. En général, s’il est à la fois un éloge et un reproche à faire à l’Heraldo et au Sol, c’est qu’ils ressemblent beaucoup à des journaux français ou anglais ; le plus souvent c’est un bien, quelquefois c’est un inconvénient.

Après ces organes des deux grands partis qui divisent l’Espagne, vient une espèce de journaux particulière au pays : ce sont ceux qui n’appartiennent en propre à aucun parti, et qui sont également critiques envers l’un et l’autre. Tels sont le Corresponsal (le Correspondant), et le Castellano (le Castillan). Aujourd’hui, ces deux journaux se rapprochent beaucoup du parti modéré, mais ils ont toujours fait et ils font encore bande à part. Celui des deux qui a le plus de succès est le Castellano ; son titre est le plus national de tous, et sa rédaction est comme son titre. C’est un petit journal dégagé, parfaitement indépendant, ne représentant que les idées et les jugemens de son unique rédacteur ; attaquant tantôt la reine Christine, tantôt le régent Espartero, blâmant tour à tour exaltés et modérés, alliance française et alliance anglaise, plein de ce genre de bon sens qui caractérise l’ancien esprit espagnol et qui s’embarrasse peu des théories ; à la fois avancé à l’égard des autres en ce qu’il ne se jette pas dans le vague des idées et dans l’emportement des passions, et arriéré en ce qu’il ne sent pas le besoin d’une doctrine et la nécessité d’un mot de ralliement ; s’adressant enfin à cette masse immense du public qui, en Espagne plus encore qu’ailleurs, reste étrangère à la lutte qui se passe devant elle, et donne successivement tort aux deux partis.

Le Castellano est le journal de Madrid qui se vend le plus. Il a peu d’abonnés, mais il est crié et colporté dans la rue comme les journaux anglais. De petits cabinets de lecture mobiles s’établissent en plein vent, près de la Puerta del Sol et dans les autres quartiers les plus fréquentés de Madrid. Les journaux y sont dans des paniers que tient la plupart du temps un aveugle. Le passant s’arrête, embossé dans son manteau, lit son journal pour quelques maravédis, et continue son chemin. C’est surtout le Castellano qui a les honneurs de ces exhibitions foraines. Quand les autres journaux de Madrid perdaient de l’argent, il en a gagné. Ses frais sont très peu considérables. Il n’a ni la belle exécution ni la rédaction soignée de l’Heraldo et du Sol ; mais il est plus approprié qu’eux aux idées et aux habitudes de la nation, telles qu’elles sont encore du moins.

Le Corresponsal est moins individuel, moins essentiellement espagnol que le Castellano ; il se rapproche davantage du type européen des grands journaux politiques. Il a pris pour spécialité principale les questions matérielles ; c’est l’organe des intérêts catalans à Madrid.

Le parti républicain est représenté dans la presse de la capitale par un seul journal, le Peninsular (le Péninsulaire) ; ce nom de Péninsulaire lui vient de l’ancienne prétention du parti ultrà-progressiste de réunir toute la Péninsule, Espagne et Portugal, dans une seule république, fédérative ou non. Le Peninsular n’a ni beaucoup de crédit, ni beaucoup d’audace. Il est contenu par le peu de faveur que rencontrent à Madrid les idées qu’il représente. Ce serait une curieuse histoire que celle des tribulations de la presse républicaine en Espagne depuis l’avénement du gouvernement qu’elle a contribué à fonder. Le fameux journal l’Ouragan (el Huracan), qui était bien autrement vif que ne l’est aujourd’hui le Peninsular, a été contraint, à force de procès, de suspendre ses publications. Il avait imaginé, pour échapper aux persécutions de l’autorité, de paraître sans titre, mais cette ingénieuse innovation ne pouvait avoir qu’un succès passager. Un journal sans titre, c’est un corps sans tête. Le Peninsular a eu quelque temps recours, lui aussi, au même expédient ; mais il l’a perfectionné. Il a transcrit, en tête de sa feuille, pour remplacer le titre absent, l’article de la constitution qui établit la liberté de la presse, en ayant soin de mettre en capitales les lettres qui se rencontraient dans le texte, dans l’ordre nécessaire pour former son nom. Comprenez-vous ? C’est une nouvelle forme de journal, le journal-énigme ou le journal-acrostiche.

Après ces journaux, qu’on appelle indépendans, viennent les journaux ministériels, qui sont au nombre de trois : l’Iberia (l’Ibérie), le Patriota (le Patriote), et l’Espectador (le Spectateur). L’un de ces trois journaux, l’Espectador, représente le parti progressiste rallié, et particulièrement les anciens ministres Gonzalès et Infante ; les deux autres sont purement et simplement ministériels, et appartiennent tout entiers au cabinet actuel. Les uns et les autres sont sans influence et presque sans lecteurs.

Enfin viennent deux journaux qui sont pour Madrid ce que le Charivari est pour Paris. La Postdata (le Post-scriptum) est le Charivari du parti modéré, et la Guindilla (espèce de piment extrêmement fort), le Charivari du parti exalté. La Postdata publie des caricatures qui sont, le plus souvent, très plaisantes et très malignes. Le général-secrétaire Linage avec une plume gigantesque en guise d’épée, et le général-ministre Rodil, également armé du compas qui lui servait à tracer ses fameuses parallèles contre Gomez, en font les principaux frais. Le régent lui-même y comparaît souvent avec une face blême, allongée, et dans des accoutremens plus ou moins ridicules, le tout accompagné du cortége obligé de calembours, de chansons, d’épigrammes, enfin de tout un attirail satirique assaisonné du plus gros sel. Les Espagnols sont naturellement moqueurs ; leur ancienne littérature est pleine de bouffonneries. Aussi s’en donnent-ils à cœur joie depuis qu’ils sont libres, et, sous le rapport de la caricature, ils n’ont plus rien à désirer.

Voilà pour Madrid seulement, et nous ne parlons pas des revues, Revue de Madrid, Revue d’Espagne, qui paraissent tous les quinze jours, dans le genre des revues françaises, ni de plusieurs autres publications comme les journaux militaires ou religieux, qui n’ont qu’un rapport indirect avec la politique. Dans les provinces, le nombre des journaux n’est pas moins considérable ; il n’y a pas de ville un peu importante qui n’ait ses organes. Dans toute la Catalogne, les feuilles de Barcelone sont lues à l’exclusion de celles de Madrid, et il y a tel journal de Barcelone qui a autant de lecteurs qu’aucun de ses confrères de la capitale. À Sarragosse, à Valence, à Séville, à Malaga, à Cadix, à Bilbao, les feuilles locales sont également préférées à toute autre. On sait quel a été de tout temps l’esprit d’indépendance de chacun des royaumes dont la réunion a formé la monarchie espagnole ; cette rivalité de province à province se retrouve sous toutes les formes ; elle éclate dans la presse périodique comme ailleurs. Autant d’anciennes capitales, autant de centres de publicité, et toute cette foule de journaux trouve à vivre tout aussi bien, mieux quelquefois que la plupart de nos journaux de province.

Tel est aujourd’hui l’état de la presse politique en Espagne ; il était le même il y a trois mois quand la coalition s’est formée. À cette époque, le bruit s’était répandu que le régent voulait s’emparer du pouvoir absolu, congédier les cortès, supprimer la liberté de la presse, et prolonger la minorité de la reine ; les rédacteurs de tous les journaux non ministériels de Madrid se réunirent et convinrent d’un programme commun. Un manifeste identique fut publié à la tête de chacune des feuilles coalisées ; il était signé de l’Eco del Comercio, l’Heraldo, le Sol, le Corresponsal, le Castellano, le Peninsular, la Postdata, la Guindilla, de deux journaux qui n’existent plus, le Trône et l’Espagnol Indépendant, des deux revues politiques et d’un journal religieux, le Catholique. Il y était dit que la coalition résisterait par tous les moyens à tout acte arbitraire et inconstitutionnel, et que la presse indépendante remplirait son devoir, sans distinction de couleurs, qui était de veiller à la défense des libertés du pays, et en particulier de la plus vitale de toutes, la liberté de la presse.

Dès que cette déclaration fut connue des feuilles publiques des départemens, elles s’empressèrent d’y adhérer.

Depuis lors tous les journaux ont tenu leur parole ; ils ont fait une rude guerre aux projets du gouvernement ou à ses actes, aussi bien l’Heraldo que le Peninsular, le Castellano que l’Eco del Comercio, le Corresponsal que le Sol. De son côté, le pouvoir a fait ce qu’il a pu pour briser ce faisceau d’opposition. Le fiscal, ou procureur du roi, a fait procès sur procès aux journaux de tous les partis ; mais le jury, qui est aux termes de la constitution le seul juge des délits de la presse, a acquitté systématiquement tout le monde. On ne peut se faire une idée de la portée de ces acquittemens qu’en lisant ce qui s’imprime à Madrid ; c’est véritablement incroyable. Jamais la presse française, dans les temps de violence qui suivirent la révolution de 1830, n’a poussé aussi loin l’invective. Le chef de l’état est personnellement en cause tous les jours, il n’y a pas d’épithète outrageuse qu’on ne lui adresse ; les mots de traître et d’assassin reviennent à tout moment. Dix fois on a dit et on a cru qu’Espartero allait monter à cheval et balayer cette foule d’insulteurs publics qui troublent la paix de son triomphe ; mais, soit qu’il ne l’ait pas osé, soit pour toute autre cause, il ne l’a pas encore fait.

Ceci se passait à la fin d’octobre et au commencement de novembre. Peu après, le moment fixé pour la réunion des cortès est arrivé. On se rappelle comment le régent s’était débarrassé au mois de juillet, la canicule aidant, de l’opposition parlementaire. L’année étant près de finir et le budget n’étant voté que jusqu’au 1er  janvier 1843, il a bien fallu convoquer les chambres pour leur demander de nouveaux subsides. Malgré tous les moyens d’intimidation et de corruption, la même opposition s’est reproduite dès l’ouverture, accrue encore par quelques mois d’un silence forcé, et encouragée par le nouvel appui qu’elle trouvait dans la coalition des journaux. M. Olozaga a été réélu président à une forte majorité, et, ce qui est plus significatif encore, M. Cortina a été nommé vice-président. Le gouvernement ne savait plus comment s’y prendre pour éluder encore une fois les injonctions de l’opinion, de la presse et des chambres, quand un évènement fortuit est venu lui offrir une diversion dont il s’est empressé de profiter. Cet évènement malheureux sous tous les rapports, mais qui n’a pas eu toutes les conséquences qu’on en espérait, c’est le soulèvement de Barcelone.

Nous ne reviendrons pas sur les détails, maintenant bien connus, de cette douloureuse histoire. Nous nous bornerons à rappeler les faits principaux.

Depuis long-temps, les exactions du capitaine-général Van Halen, les cruautés du général Zurbano, et surtout le bruit d’un prochain traité de commerce entre l’Espagne et l’Angleterre, qui ruinerait les fabriques de la Catalogne, entretenaient à Barcelone une vive irritation. Le ressentiment populaire, si facile à soulever dans cette ville industrieuse et de tout temps turbulente, était encore excité par les publications furibondes d’un journal, le Republicano. Une échauffourée entre des ouvriers qui voulaient faire entrer du vin sans payer de droits et les soldats qui gardaient la porte de ville amena la première collision. L’arrestation du rédacteur du Republicano acheva de monter les têtes. Il y a à Barcelone plusieurs milliers d’ouvriers que le baron de Meer avait désarmés et qui avaient été réintégrés dans la garde nationale à la suite de l’émeute de 1840, fomentée par Espartero contre la reine-mère. Ces ouvriers prirent les armes ; Van Halen résista faiblement, les troupes évacuèrent la ville après deux jours de combat. Restés maîtres de Barcelone et assez étonnés de l’être, les insurgés ne surent quel drapeau arborer ; la division ne tarda pas à se mettre parmi eux, et bientôt il devint évident qu’ils étaient hors d’état de résister à une attaque.

Quant au gouvernement, il reçut avec joie la première nouvelle du mouvement. Il y vit une occasion de frapper de terreur tous ses ennemis à la fois et d’échapper à la discussion à la faveur du péril. Le régent se hâta de proroger les chambres et de partir lui-même pour se mettre à la tête de la répression. Un grand appareil militaire fut déployé. Des troupes reçurent l’ordre de marcher de toutes parts sur Barcelone. Le ministre anglais offrit son concours, qui fut accepté ; des vaisseaux de la marine royale britannique reçurent à Gibraltar l’ordre de se rendre devant la ville rebelle. Des paroles d’une violence calculée furent prononcées par le régent, soit avant son départ de Madrid, soit pendant son voyage, pour effrayer tous les mutins par la menace d’un châtiment exemplaire. C’est en vain que les citoyens les plus notables de Barcelone, et parmi eux l’évêque du diocèse, intercédèrent pour épargner à la ville la vengeance d’Espartero. Barcelone, à demi soumise, fut bombardée sans pitié ; l’armée reprit possession de la citadelle au milieu de l’incendie. Au défaut des chefs qui étaient en fuite, des malheureux obscurs furent fusillés sans jugement régulier ; une contribution extraordinaire de guerre fut frappée comme en pays ennemi ; le désarmement général de la Catalogne fut effectué par la force. En ce moment, ces mesures sauvages s’exécutent encore.

L’Espagne peut bien exister sans la Catalogne (bien puede existir España sin Cataluna), criait, dit-on, Zurbano le jour de la révolte, quand il engageait ses soldats à charger dans la ville, en leur promettant le pillage de la riche rue des Orfèvres. Il semble que ce cri farouche soit la devise que le gouvernement espagnol ait adoptée à l’égard de cette belle et triste province. On aurait réellement pris à tâche de ruiner la Catalogne, de la dépeupler, de l’effacer en quelque sorte de la carte de l’Espagne, qu’on ne s’y prendrait pas autrement.

Toutes ces barbaries sont d’autant plus coupables, qu’elles sont inutiles. Le bombardement de Barcelone n’a pas atteint son but. La terreur a régné sans doute quelque temps dans la ville déserte et dévastée, mais là même elle n’a pas duré, et il ne paraît pas que le reste de l’Espagne ait eu peur un seul moment. Ce n’est pas seulement la crainte qu’inspire l’invincible duc qui a empêché l’insurrection de se propager ; c’est l’absence de drapeau. Pourquoi s’insurgerait-on maintenant en Espagne ? Pour la république ? personne n’en veut ; pour la reine Christine ? son retour est impossible ; pour don Carlos ? il est abandonné de tous ; pour la reine Isabelle ? elle n’est pas majeure ; pour l’infant don François ? on redoute avec raison l’ambition de l’infante sa femme. Le mouvement de Barcelone n’était qu’un accident, une émotion sans but. L’attitude des vainqueurs l’a bien prouvé le lendemain même de leur victoire. À Valence, il y a eu aussi un soulèvement dans le premier moment, mais, après quelques heures, l’ordre s’est rétabli de lui-même. L’insurrection victorieuse n’avait que faire de son succès.

Voilà ce qui a mis fin à la révolte de Barcelone et prévenu des révoltes nouvelles autant au moins que les bombes du fort Montjuich et les bandos sanguinaires des généraux vainqueurs. Même sous les bombes, les corps francs auraient résisté s’ils avaient eu une cause à défendre. Espartero a pu voir par lui-même qu’il n’intimidait qu’à demi ; autour de son quartier-général de Sarria, la Catalogne entière s’est soulevée au bruit de l’exécution de Barcelone ; il a pu entendre le tocsin sonner partout à somaten, comme dans les temps les plus agités des levées en masse catalanes. Tant qu’il est resté dans le pays, il n’a pas cessé un seul instant de prendre pour sa sûreté des précautions extraordinaires, ne sortant presque jamais de chez lui et vivant lui-même comme un assiégé au milieu de son armée. Un député aux cortès, le colonel Prim, s’est échappé de Madrid malgré le capitaine-général, qui le menaçait de le faire fusiller, s’il sortait de la ville sans passeport, et est accouru se mettre à la tête des insurgés qui marchaient au secours de leur capitale. La seule nouvelle de la soumission de Barcelone a pu faire rentrer dans leurs foyers ces milices populaires, et quand l’occupation a été consommée, le régent n’a pas cru devoir entrer dans la ville vaincue, mais encore ennemie ; il a fait le tour de ses murs pour se rendre à Valence, comme s’il eût reculé devant la sombre expression des visages et les sourds murmures de vengeance.

Aujourd’hui encore, le capitaine-général Seoane, malgré l’inflexibilité bien connue de son caractère, est obligé de céder devant l’obstination plus inflexible encore des Catalans. Tous les moyens sont mis en œuvre pour faire rentrer la contribution de guerre qui a été décrétée au mépris du texte formel de la constitution ; au milieu de leurs maisons ruinées, sous le feu toujours prêt de la citadelle et du fort Montjuich, les Barcelonais n’ont pas encore payé. Les élections municipales ont eu lieu le lendemain du bombardement ; elles ont donné, malgré l’absence de la moitié la plus compromise de la population, une municipalité tellement hostile, qu’il a fallu la casser. L’autorité militaire avait fait arrêter un des habitans les plus notables de la ville par ce seul motif que les suffrages des électeurs se portaient sur lui ; après l’avoir conduit enchaîné à la citadelle, on l’a relâché. Les journaux de Barcelone, un moment contenus, reprennent peu à peu leur assurance, et il en est un, le Constitucional, autrefois défenseur enthousiaste du régent, qui ne cache plus l’amertume de sa déception. Enfin, on parle d’une nouvelle feuille qui serait sur le point de paraître et qui s’appellerait la Bombe. Les Catalans ont ramassé dans leurs rues en feu un des projectiles destructeurs et veulent le lancer à la tête de ceux qui le leur ont envoyé : échange terrible de la part d’un peuple !

À Madrid, l’attitude publique a été plus significative encore s’il est possible. Il n’y a pas eu de révolte, car encore un coup, dans l’état actuel de l’Espagne, une révolte n’aurait pas de but ; mais, le soulèvement excepté, aucun témoignage de répulsion n’a été épargné au gouvernement. Quand le régent est parti pour Barcelone, les cortès l’ont solennellement invité, par un vote formel, à ne rien faire qui portât atteinte à la constitution de l’état. Espartero s’est vivement irrité de cette marque de défiance ; il a répondu qu’il n’avait donné à personne le droit de le soupçonner d’un manque de foi. Quelques jours après cependant, Barcelone était mis, non pas en état de siége, le mot n’a pas été prononcé, mais dans un état exceptionnel, c’est le terme du décret. Les arrestations en masse, les condamnations à mort sans publicité, l’imposition de la contribution de guerre, toutes ces mesures illégales et inconstitutionnelles, n’ont été que des conséquences de cet état exceptionnel. Exceptionnel est fort bon ; et que demandaient donc les représentans du pays quand ils rappelaient la constitution au soldat irrité qui menaçait Barcelone, si ce n’est que le châtiment infligé à la ville rebelle n’eût rien qui fît exception aux lois ?

Aussi quand on a appris à Madrid comment le régent avait tenu sa promesse, le mouvement d’indignation a-t-il été universel. Il était impossible de se démentir plus vite et plus ouvertement. On a vu quelle lettre vigoureuse a été adressée à Espartero par les députés catalans pour demander le renvoi immédiat des ministres qui avaient conseillé ces violences. Un acte d’accusation contre le ministère a été en outre préparé par les mêmes députés et devait être déposé sur le bureau des cortès dès leur première séance. À cette explosion dans les chambres a répondu une explosion encore plus retentissante dans la presse. Espartero, étonné, est revenu à Madrid le plus tard qu’il a pu. Il y a fait son entrée le 1er  janvier, au milieu d’un silence glacial. Soit fatigue, soit chagrin, il s’est mis au lit en arrivant, et a eu une violente attaque de son mal de vessie ; puis, après quelques jours d’hésitations et de souffrance, il a rendu le décret qui dissout les cortès et qui en convoque de nouvelles pour le 3 avril prochain. Il lui était devenu encore plus impossible qu’avant son départ d’affronter le formidable orage qui l’attendait dans la chambre des députés, et la fatalité qui le pousse aux coups d’état était décidément la plus forte, qu’il le voulût ou non.

Ainsi l’évènement de Barcelone n’a eu d’autres conséquences sur la situation générale que de l’accuser plus fortement. Cette situation a reparu, après cet épisode, ce qu’elle était avant, avec plus d’irritation de part et d’autre. Le gouvernement n’y a trouvé que pour un moment la diversion qu’il désirait, et si l’insurrection a échoué, le bombardement n’a pas mieux réussi. La question posée est toujours la même.

Depuis le décret de dissolution, le gouvernement représentatif est suspendu de fait en Espagne. La perception des impôts a cessé d’être légale à partir du 1er  janvier. L’état exceptionnel de Barcelone s’est étendu sur toute la péninsule. Plusieurs députations provinciales, entre autres celle de Sarragosse, ont déjà déclaré que tout citoyen était en droit de refuser l’impôt. Il est vrai que le gouvernement ne fera pas une grande perte en perdant le peu d’argent qui lui arrivait. Un peu plus ou un peu moins de désarroi dans ses finances n’est pas ce qui lui importe. L’armée se paiera, au besoin, par ses propres mains, comme elle a déjà fait et particulièrement en Catalogne, où un ordre du jour du général Van Halen avait autorisé les officiers à puiser de force dans les caisses municipales ; et, pourvu que l’armée soit payée tant bien que mal, le reste n’est rien. Les juges, les administrateurs, les employés de toute sorte, se tireront d’affaire comme ils pourront. La justice, l’administration, les travaux publics, à quoi bon ? On n’en est pas à cela près avec ce gouvernement.

La grande affaire maintenant, ce sont les élections. Tout le monde s’y prépare. Le gouvernement fait main-basse sur tous les agens politiques dont il ne se croit pas sûr ; les destitutions sont à l’ordre du jour, comme on disait pendant la révolution française. À l’égard des partis, la tactique qu’il suit est fort simple : il cherche à diviser ses ennemis. L’opposition qui a rendu nécessaire le coup d’état de la dissolution se composait de deux coalitions, une première coalition dans les cortès, une seconde dans la presse. La coalition des cortès ne comprenait que des progressistes, les modérés s’étant volontairement exclus de la chambre en n’allant pas aux dernières élections ; la coalition de la presse était plus large et comprenait tous les partis. Le gouvernement s’applique à réveiller toutes les vieilles haines ; il veut remettre aux prises les modérés et les exaltés, et, dans le sein des exaltés mêmes, rapprocher de lui les moins irréconciliables de ceux qui se sont détachés. En même temps, un travail très actif s’accomplit dans l’intérieur des partis eux-mêmes. Des alliances se brisent, d’autres se forment. Tantôt le principe dissolvant paraît l’emporter, tantôt l’esprit de rapprochement a le dessus. Il semble qu’on soit à la veille d’une transaction générale, comme il arrive souvent en pareil cas.

L’ancien parti progressiste se partage, comme nous l’avons dit, en trois fractions bien distinctes.

La première, qui reconnaît pour chefs MM. Gonzalès et Infante, amis et confidens intimes du régent, se compose de ceux qui se sont partagé les places à la suite du mouvement de septembre, et qui ont porté Espartero à la régence unique ; on les a appelés pour ces deux causes les frères chaussés (calzados) et les unitaires. La seconde, dont les chefs sont MM. Olozaga et Cortina, est aussi composée d’unitaires, chaussés pour la plupart, mais qui, tout en voulant investir de la régence le duc de la Victoire, auraient tenu à servir en même temps le gouvernement représentatif ; ceux-là sont les politiques du parti, ils ont contribué à renverser le ministère Gonzalès et sont les adversaires du ministère Rodil, mais ils ne veulent rien faire qui soit personnellement nuisible à Espartero. La troisième fraction est elle-même un mélange de beaucoup de nuances diverses, elle se compose des anciens trinitaires ou partisans de la régence triple qu’on appelle aussi donanistas ou partisans de la constitution de 1812, de tous les mécontens que le gouvernement militaire a faits depuis deux ans, tels que les déchaussés (descalzos), c’est-à-dire ceux qui n’ont pas eu de places, des Catalans que le traité de commerce et le bombardement de Barcelone ont aliénés sans retour, des rares partisans de l’infant don Francisco, et enfin des républicains proprement dits ; ceux-là sont hostiles au régent lui-même.

La première fraction formait à elle seule la minorité dans la chambre dissoute ; la seconde et la troisième étaient réunies pour former la majorité.

La conduite des deux portions extrêmes dans les élections était d’avance toute tracée ; celle de la portion intermédiaire est plus difficile. M. Olozaga est entre deux écueils. D’un côté, il risque de la confondre avec les ayacuchos purs, de l’autre il risque de tomber dans une opposition trop radicale. Ce dernier danger est celui qui paraît l’avoir le plus frappé ; il n’a pas voulu se laisser conduire par ceux avec qui il marchait depuis un an, et il a rompu la coalition par sa retraite. M. Cortina, quoique engagé un peu plus avant que lui dans l’opposition, l’a suivi. Reste à savoir maintenant ce que va devenir ce tiers-parti dans la mêlée. Sera-t-il détruit dans le choc électoral ? Parviendra-t-il au contraire à dominer les deux élémens qu’il sépare ? M. Olozaga a assez bien mené sa barque depuis l’avénement du duc de la Victoire, pour qu’on doive attendre de lui beaucoup de dextérité en présence des nouvelles difficultés qu’il rencontre. Le juste-milieu qu’il représente est peut-être ce qui concilie le plus d’exigences diverses et également impérieuses ; mais est-il possible ? voilà la question.

Si l’épreuve électorale est délicate pour les exaltés elle l’est plus encore pour l’ancien parti modéré. La première question qu’il a dû se poser était celle de savoir s’il irait aux élections de 1843. Cette question a été discutée dans une grande réunion qui a eu lieu à Madrid. D’un côté, on a soutenu qu’il fallait persister à s’abstenir ; que se rendre aux élections, ce serait reconnaître le gouvernement du régent, qu’il y aurait à la fois un égal danger à échouer et à réussir ; que, si le résultat du scrutin n’était pas favorable au parti, il perdrait de la force morale que lui a donnée depuis deux ans son attitude expectante ; que la rentrée des modérés dans la lice aurait probablement pour effet d’effrayer la grande masse des exaltés et de les rejeter dans les bras d’Espartero ; qu’enfin, dans le cas où l’on aurait la majorité, on se trouverait dans le plus grand embarras, et qu’on serait amené probablement à appuyer Espartero. De l’autre côté, on répandait que rester plus long-temps en dehors des affaires, c’était s’annuler complètement ; que l’on devait, avant tout, s’attacher à sauver la monarchie constitutionnelle, à empêcher l’établissement de la dictature militaire, à prévenir tout attentat sur la personne de la reine ; que le parti avait tiré de sa retraite tout le bénéfice qu’il en pouvait tirer ; que la rupture du chef de l’état avec la plupart de ceux qui l’avaient élevé était désormais complète et irrémédiable, et que, dans tous les cas, il valait mieux s’exposer à maintenir la régence pendant vingt mois que risquer de tout perdre en abandonnant tout.

C’est cette dernière opinion qui l’a emporté. La réunion a nommé une commission présidée par le marquis de Casa Irujo, et dont le personnage principal est M. Isturiz, l’ancien ministre, le plus courageux défenseur qu’ait encore eu en Espagne la résistance. Un manifeste à la nation a été aussitôt publié. Ce manifeste invite les électeurs modérés à se rendre aux élections dans l’intérêt de la monarchie et de la liberté. Il n’y est pas dit un mot du régent. Pour calmer les inquiétudes possibles des exaltés, le parti modéré déclare qu’il n’aspire pas à la majorité dans les chambres, qu’il ne veut que porter secours à ceux qui défendront la constitution et la reine.

Il nous semble que les modérés ont pris la bonne voie. Sans doute, s’ils n’avaient voulu que renverser Espartero, il aurait mieux valu, pour eux, s’abstenir et laisser les ultrà-révolutionnaires faire justice eux-mêmes de l’homme qui a été long-temps leur idole ; mais quel que soit le profond ressentiment des anciens partisans de la reine Christine contre le duc de la Victoire, il ne doit pas aller jusqu’à compromettre la paix de l’Espagne et l’avenir de la monarchie. Dans les terribles complications qui peuvent survenir à tout moment, il est bon que quelqu’un ait un droit légal pour rappeler à haute voix les vrais principes. L’important est d’empêcher qu’Espartero ne mette la reine de côté et la constitution dans sa poche ; toute autre question n’est que secondaire devant celle-là. Quand le parti modéré sera représenté dans les cortès, il verra ce qu’il aura à faire. S’il peut sans danger satisfaire son juste courroux, il le fera ; sinon il attendra. La majorité de la reine arrive dans moins de deux ans ; pourvu que la minorité ne soit pas prolongée, l’heure de la justice n’est pas loin.

Aussi bien, depuis quelque temps, l’Espagne tout entière semble aller au-devant du parti modéré. Dans les élections municipales qui viennent d’avoir lieu, des modérés ont été nommés presque partout, et ce fait est d’autant plus remarquable que les électeurs modérés proprement dits se sont abstenus. Le peuple est fatigué des prétendus progressistes, il se tourne de lui-même vers les hommes sages, éclairés, vraiment libéraux. Dans la presse, le même symptôme se reproduit ; presque tous les journaux qui étaient autrefois contre les modérés inclinent maintenant de leur côté. Un besoin d’ordre, de légalité, d’organisation, se manifeste généralement, comme il arrive d’habitude après les grandes convulsions politiques. Espartero lui-même a travaillé pour les modérés ; il s’est chargé de détruire ce qui restait des anciens germes révolutionnaires ; fils de l’anarchie, il tue l’anarchie. Les républicains de Barcelone, qui l’ont fait ce qu’il est, se souviendront long-temps de la récompense qu’ils en ont reçue. Grande leçon pour les peuples qui apprendront peut-être enfin, par cette nouvelle expérience, ce qu’on gagne à servir l’ambition d’un soldat.

Ce n’est pas la première fois que ce retour de l’Espagne aux idées raisonnables s’accomplit de lui-même. Pendant la régence de la reine Christine, on a vu exactement la même réaction suivre la révolution de la Granja. Quand les exaltés se furent emparés du pouvoir par un coup de main, et eurent proclamé la constitution de 1812, les élections, faites en vertu de cette constitution même, donnèrent une majorité modérée. Il a toujours fallu employer la force pour enlever aux modérés l’ascendant que leur donnait l’opinion. Ils ont compris cette fois qu’il fallait user avec ménagement du nouveau progrès qui leur arrive ; il faut les en féliciter. Ils peuvent sans danger faire quelques concessions aux hommes les moins exigeans du parti exalté. Au fond, rien ne les divise plus aujourd’hui que les souvenirs.

Cette conduite vraiment politique du parti modéré semble porter ses fruits. Le gros du parti progressiste vient de publier à son tour son manifeste : c’est une condamnation fort nette du gouvernement, une sorte d’acte d’accusation contre les ministres. Ainsi les deux grands partis sont de nouveau d’accord. Il n’y a plus de doute que sur la position que prendra M. Olozaga. De son côté, la coalition de la presse est restée entière. Le gouvernement a fait de grands efforts pour provoquer une démonstration de la milice nationale de Madrid contre la presse ; il a échoué. S’il veut frapper les journaux, il faudra qu’il se passe de prétexte. Le journal religieux le Catholique est même entré dans la lice et a invité les électeurs catholiques à voter contre ceux qui ont rompu les rapports de l’Espagne avec le saint-siége. Le mouvement commence à se répandre dans les provinces. Deux députations provinciales, celles de Sarragosse et de Burgos, ont publié des circulaires fort explicites dans le sens des partis coalisés. Si les choses se maintiennent comme elles sont, il n’est pas impossible que les élections donnent un résultat unanime d’opposition

Il résulte de tout ceci que le gouvernement représentatif entre de plus en plus dans les mœurs de l’Espagne. Les Espagnols ont moins de tendance à recourir à la force pour faire triompher leurs idées ; ils sont las de la guerre civile, et n’en veulent plus. La résistance légale, la discussion libre, le vote électoral, commencent à leur paraître des moyens tout aussi sûrs, quoique moins violens. Ils s’habituent, avant de prendre un parti, à en calculer les conséquences. Ils ne se lancent plus étourdiment dans la destruction d’une forme de gouvernement, sans se demander ce qu’ils mettront à la place. Ils comprennent le jeu des partis, ces transactions, ces concessions mutuelles, ces réunions et ces séparations successives, qui font la vie des nations libres. Les divergences qui auraient été pour eux, dans d’autres temps, des questions de gouvernement ou de dynastie, se rapetissent peu à peu, et sont déjà bien près de n’être plus que de simples questions ministérielles. On apprend à attendre, à se ménager, on n’est plus si près de se dévorer au moindre dissentiment. Les amis de l’ordre apprennent qu’il est conciliable avec la liberté, et les amis de la liberté, qu’elle est conciliable avec l’ordre. Il se forme peu à peu un grand parti monarchique constitutionnel, et mieux qu’un grand parti, une nation.

Ce spectacle est d’autant plus consolant, que les Espagnols sont dignes de la liberté ; ils l’ont prouvé dans l’occasion récente. Nous, Français, si justement fiers d’une plus longue pratique du gouvernement libre, aurions-nous pu nous flatter de donner l’exemple qu’ils viennent de donner ? Supposons qu’un homme, un soldat, investi parmi nous du prestige militaire qui environne en Espagne Espartero, eût bombardé la seconde ville du royaume et menacé du même sort quiconque eût entrepris de lui résister, se serait-il trouvé dans le pays et assez d’énergie pour vaincre cet homme par les armes légales, et assez de sang-froid pour attendre de ces armes seules une juste réparation ? Peut-être est-il permis de dire que la France se serait insurgée ou aurait cédé ; l’Espagne n’a fait ni l’un ni l’autre, et elle a bien fait. Il s’est trouvé des journaux pour traduire le dictateur devant l’opinion publique, des députés pour mettre en accusation les ministres, et signer de leur nom l’acte vengeur ; cependant l’ordre matériel n’a pas été troublé, et l’Espagne ne s’est pas rejetée dans la tempête des révolutions. C’est là un courage et une patience, une intelligence et une fermeté qui font honneur à l’esprit public de nos voisins. Il faut espérer que les élections compléteront l’œuvre, et qu’elles s’accompliront librement et hardiment sous les baïonnettes. L’Espagne n’a plus que cette dernière épreuve à subir pour conquérir tout-à-fait sa place parmi les peuples libres.

En même temps que la liberté se fortifie, la monarchie, cette compagne nécessaire de la liberté chez les grands peuples, se consolide aussi. Tout le monde sent maintenant que la monarchie sera le salut du pays. C’est un des sentimens qui font le plus d’honneur à l’humanité, que ce respect du droit qui est le fondement des monarchies. Voilà une jeune fille faible, désarmée, orpheline, une enfant de douze ans qui n’a d’autre force que ses larmes, et à côté d’elle un victorieux qui a mis fin à la guerre de Navarre, un général entouré de ses soldats obéissans, un homme dont la colère est terrible. Eh bien ! ce n’est pas à l’homme, c’est à l’enfant que s’adressent tous les hommages, et le maître de l’Espagne est forcé lui-même de fléchir le genou devant le fragile objet qu’il briserait d’un souffle. C’est que cette jeune fille c’est la reine, c’est-à-dire la monarchie, l’unité, la transmission, la nationalité, tout ce qui fait la force des peuples. La puissance morale, l’idée, est ici bien au-dessus de la puissance physique, de la force. Peu après le soulèvement de Barcelone, quand les insurgés étaient maîtres de la ville et les troupes campées autour, le jour anniversaire de la naissance d’Isabelle II arriva. Ce jour-là, le camp et la ville, les assiégeans et les assiégés, ont célébré une même fête, et ceux qui s’étaient battus la veille se sont confondus dans les mêmes sentimens de dévouement et de respect.

Tous les partis comptent avec impatience les jours qui les séparent encore de la majorité de la reine, époque fixée par la Providence, comme l’a si bien dit M. Cortina, pour la conciliation des Espagnols. Que la reine atteigne sa majorité, que la constitution soit respectée, et rien n’est perdu. Il n’y a donc qu’un vœu à former pour l’Espagne, et ce vœu n’est autre que le cri national du plus ancien peuple constitutionnel : Dieu sauve la reine !


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