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L’Espagne depuis la révolution de la Granja

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REVUE ÉTRANGÈRE.

ii.

L’ESPAGNE,

Depuis la révolution de la Granja.

La révolution de la Granja, diversement jugée par des opinions contraires, n’a fait à l’Espagne ni le bien, ni le mal qu’elles en attendaient. En exprimant cette opinion sur un évènement déjà loin de nous, et dont les résultats n’ont répondu d’aucune manière aux prévisions, aux craintes et aux espérances des premiers jours, nous n’entendons assurément pas le justifier, car son plus grand tort à nos yeux, c’est de n’avoir eu ni motifs, ni conséquences directes que puisse avouer aucune opinion ; c’est d’avoir jeté au milieu des partisans désunis de la cause constitutionnelle un nouvel élément de discorde ; c’est d’avoir usé en luttes stériles des forces et des ressources dont la concentration la plus vigoureuse et le plus habile emploi ne suffiraient peut-être pas encore à l’accomplissement de leur tâche commune ; c’est enfin d’avoir profondément abaissé l’Espagne, en achevant de démontrer à tous l’impuissance des partis qui s’arrachent les uns après les autres le triste privilége d’en constater les misères aux yeux de leur patrie humiliée et de l’Europe indifférente ou ennemie. Mais pour être équitable envers l’Espagne, il faut mettre à côté de ce jugement sévère, porté en toute conscience sur la révolution elle-même, une appréciation impartiale et non moins exacte de la situation actuelle qui laissera dans les esprits une impression plus favorable.

Si la révolution de la Granja était restée fidèle à son berceau, si le vent qui avait enflé ses voiles depuis Malaga jusqu’au palais de Saint-Ildephonse avait continué à souffler dans la même direction, il n’y aurait plus aujourd’hui en Espagne ni royauté ni pouvoir. La constitution de 1812, qui annulait la première et désarmait l’autre, aurait consacré un état de choses indéfinissable où l’on n’aperçoit que des moyens et des centres de résistance à l’action du gouvernement, multipliés par système, sans aucune force régulièrement organisée, pour que cette action se réalise. Et par exemple, on ne conçoit pas trop comment, sous l’empire de cette constitution loyalement appliquée, il eût été possible d’opposer une résistance efficace au dernier mouvement insurrectionnel de la Catalogne, ou comment, l’ordre ayant été rétabli par la force, on maintiendrait les mesures prises pour empêcher qu’il ne soit troublé de nouveau. Si donc la révolution de la Granja n’a pas fait à l’Espagne le mal qu’on pouvait en attendre et que nous en attendions, nous, pour notre compte, c’est qu’elle a cessé d’être elle-même ; c’est qu’elle a perdu son caractère, désavoué son origine et complètement changé son but ; c’est que non seulement elle a commencé par s’arrêter, mais que bientôt après elle est retournée en arrière, et que, sous le rapport des institutions politiques, elle est arrivée à reculons, presqu’au même point que le statut royal aurait atteint dans son développement naturel. Quant au bien que d’autres en espéraient et qui ne s’est pas réalisé non plus, les faits parlent assez haut, et leur irrésistible puissance a dissipé beaucoup d’illusions : des finances épuisées, une armée affaiblie, après avoir été pendant deux mois menacée d’une dissolution complète, un découragement universel, l’égoïsme provincial et municipal substitué partout à l’intelligence des grands intérêts du pays, les prestiges de la patrie et de la liberté évanouis, un peuple qui doute de lui-même et qui n’intéresse plus les autres ; voilà tout le progrès dont l’Espagne est redevable à la révolution de la Granja, déplorables résultats que rien ne rachète dans le présent et qui effraient pour l’avenir.

Nous avons maintenant à présenter dans ses détails l’histoire et le tableau de cette situation. Nous ne voulons en faire ni un plaidoyer ni un acte d’accusation pour ou contre personne, soit en ce qui concerne les hommes et les affaires de l’Espagne, soit relativement à la politique suivie par les autres puissances envers ce malheureux pays. Nous chercherons surtout à bien exposer les faits, et quand l’épreuve sera plus complète, nous en tirerons peut-être un jour la conclusion. Mais nous craignons bien que, dès à présent, il n’en ressorte pour tout le monde, avec la dernière évidence, que l’Espagne est incapable de se sauver par elle-même et par elle seule.

La cause immédiate de la révolution dont les évènemens de la Granja ont décidé le triomphe, se trouve dans le résultat des élections générales que rendit nécessaires la dissolution des cortès prononcée par le ministère Isturitz, peu de jours après qu’il fut entré aux affaires. Ces élections, les plus vraies et les plus libres qui aient eu lieu en Espagne depuis la mort de Ferdinand VII, s’étaient faites presque partout dans un système de résistance que le gouvernement encourageait de toutes ses forces, et qui avait pour lui la faveur des circonstances. Les deux tiers des nominations portaient sur les hommes du parti libéral modéré, et M. Mendizabal, que l’insurrection des juntes avait une première fois élevé au pouvoir en 1836, n’aurait certainement trouvé que des dispositions hostiles dans la majorité de la nouvelle chambre. On a même supposé, peut-être à tort, que ses partisans et lui redoutaient une enquête sévère sur l’administration des finances du dernier cabinet, et que tous moyens leur parurent bons pour échapper à ce danger. Quoi qu’il en soit, le résultat des élections était à peine connu, que le parti exalté commença à s’agiter, et qu’un mouvement pareil à celui de l’année précédente, coloré des mêmes prétextes, se prépara sur tous les points où les manœuvres de ce parti avaient réussi à pervertir l’esprit des populations. Ces prétextes, c’étaient la marche timide, le système rétrograde, les tendances aristocratiques du ministère, et autres banalités de la même force ; c’étaient encore les revers trop fréquens des armes constitutionnelles qui n’ont jamais été plus malheureuses et plus impuissantes que sous les deux ministères de progrès dont l’Espagne a été redevable aux deux dernières insurrections.

On sait comment, le signal de la révolution étant parti de Malaga, l’Andalousie tout entière, Valence, l’Aragon et une grande partie de la Catalogne, proclamèrent presque en même temps la constitution de 1812, et se séparèrent du gouvernement de Madrid sans se prononcer néanmoins contre l’autorité de la reine régente et les droits de sa fille. Il se forma des juntes provinciales, des armées insurrectionnelles, des autorités locales de toute nature, qui s’attribuèrent aussitôt les prérogatives de la souveraineté, levèrent des impôts, donnèrent des grades, établirent des magistrats, modifièrent ou suspendirent les règlemens de douanes, en un mot exercèrent sans scrupule tous les droits du pouvoir royal. Quant aux autorités régulières qui existaient dans les provinces soulevées, tantôt elles transigèrent avec l’insurrection et en acceptèrent même de nouveaux pouvoirs, comme à Cadix ; tantôt elles se retirèrent, sans opposer la moindre résistance au mouvement ; tantôt elles essayèrent de résister, et quelquefois heureusement, comme Lopez Baños dans la province de Grenade. Il en fut à peu près de même des armées et des garnisons. Mais l’esprit d’insubordination les gagna très vite. Une foule de corps déposèrent leurs officiers ; d’autres se dispersèrent : officiers et soldats rentrèrent chez eux ; tous, une fois la révolution accomplie, se trouvèrent plus ou moins désorganisés, et l’ensemble de l’armée était fort affaibli. Cependant l’insurrection, quoique maîtresse d’une grande partie du royaume, ne s’était pas encore généralisée le jour du soulèvement de la Granja. Les deux Castilles, Léon, la Galice, et plusieurs autres provinces de l’est et du nord, ne remuaient point ; le général Cordova maintenait assez heureusement son armée dans le devoir ; la main vigoureuse de Mina contenait les anarchistes de Barcelonne, et Quesada, capitaine-général de Madrid, imposait par sa fermeté aux agitateurs de la capitale. Il y avait encore de grandes ressources dans cette situation, et peut-être la révolution n’eût-elle pas été consommée, si la reine s’était trouvée à Madrid, au milieu de troupes qui restèrent fidèles, au sein d’une population qu’on eût aisément raffermie, et sous la protection de deux hommes aussi énergiques et aussi dévoués que M. Isturitz et l’infortuné Quesada. Mais la reine était à Saint-Ildephonse, loin de ses ministres, et, comme l’évènement ne le prouva que trop, à la merci d’une poignée de soldats, auxquels on devait, par une étrange fatalité, un arriéré considérable, et qu’on savait depuis quelques jours travaillés par des émissaires inconnus qui n’épargnaient pas l’argent. Il arriva ce qu’il devait arriver. Quand cette poignée de soldats eut reçu sa consigne, qui était d’imposer à la reine la constitution de 1812 et le renvoi de son ministère, elle l’exécuta fidèlement. Ce fut l’affaire de quelques heures dans la nuit du 12 au 13 août. Ces soldats, dont un grand nombre étaient ivres, ce qui est fort rare en Espagne, ne comprenaient certainement pas ce qu’ils faisaient, ni la portée de la révolution dont ils étaient les aveugles instrumens. Nous ne voulons pas rappeler ici avec plus de détails les déplorables violences exercées pendant cette nuit envers la reine, violences si honteuses, que le ministère Calatrava n’a rien négligé pour qu’elles ne fussent connues ni en Espagne, ni en Europe ; mais tout ce que nous en savons ne permet pas de douter que si la reine avait opposé une plus longue résistance à l’inexorable volonté des soldats qui l’entouraient, c’en était fait de sa vie.

C’est alors qu’il n’y eut plus de ressource, quoique le ministère et le marquis de Moncayo fussent encore maîtres de Madrid. Tout l’avantage de la situation avait passé du côté de leurs ennemis. Une partie des troupes commençait à hésiter. Les partisans de la constitution reprenaient courage et se couvraient du nom de la reine. Vainement on essaya de la soustraire aux soldats révoltés de Saint-Ildephonse et de la faire venir à Madrid. Elle était prisonnière ; les soldats auxquels on avait d’abord réussi à persuader de la laisser partir, craignirent un piége, et exigèrent que la constitution de 1812 eût été préalablement proclamée à Madrid, que le nouveau ministère y eût pris possession du pouvoir, et que d’autres cortès eussent été convoquées. Et le lendemain, quand tout cela était fait, ils poussèrent encore si loin la défiance, que pour laisser la reine partir de Saint-Ildephonse avec eux, et au milieu d’eux, ils exigèrent des otages de M. Carrasco, officier de la garde nationale de Madrid, et bien connu pour approuver la révolution qui venait de s’opérer.

Quesada fut massacré à Madrid le jour même où l’on y apprit, par le retour de l’ex-ministre de la guerre, Mendez Vigo, que la reine avait ordonné de proclamer la constitution, de rendre leurs armes aux miliciens désarmés, et avait désigné MM. Calatrava et Gil de la Cuadra pour former le noyau d’une nouvelle administration.

Nous reviendrons tout à l’heure à l’histoire intérieure de l’Espagne et aux évènemens qui ont suivi la révolution de la Granja. Mais c’est ici que se place la première conséquence extérieure de ce grand fait, la suspension d’abord, et puis l’abandon des mesures adoptées par le ministère du 22 février pour secourir l’Espagne, abandon qui a constaté un changement de dispositions envers ce pays, et amené la retraite du cabinet présidé par M. Thiers.

Après avoir plusieurs fois refusé à M. Mendizabal, chef du cabinet espagnol que le ministère du 22 février trouva aux affaires, toute espèce d’intervention ou de coopération armée, le gouvernement français paraît avoir changé de résolution vers la fin du mois de juin de l’année dernière. M. Mendizabal avait demandé en avril :

1o L’interception absolue, pendant quelques mois, de toute communication entre la France et les provinces insurgées ;

2o La garantie d’un emprunt ;

3o L’occupation du Bastan.

Aucune de ces demandes n’avait été accueillie, bien que l’Angleterre prît à la même époque une attitude plus décidée sur la côte septentrionale de l’Espagne, et accordât une plus large coopération de ses forces navales et de ses troupes de marine. On rappelait à M. Mendizabal la promesse qu’il avait solennellement faite, et qu’il venait de répéter dans la Gazette de Madrid, de terminer la guerre par des moyens purement nationaux, et, sans rien préjuger pour l’avenir, on refusait tout dans le présent. On allait même plus loin sur les plaintes des députés de la frontière des Pyrénées, on modifiait une ordonnance royale du 3 juillet 1835 qui prohibait absolument toute importation de vivres en Espagne, et ces modifications attiraient au gouvernement français, de la part du ministère espagnol, les reproches les plus vifs, les plus injurieux, les plus inconvenans, toujours répétés par la presse anglaise, fidèle écho de M. Mendizabal.

Cependant ce ministre étant tombé, le cabinet du 22 février prépara spontanément, et sans aucune demande spéciale de M. Isturitz, un recrutement considérable de la légion étrangère, joint à un ensemble de mesures dont l’exécution aurait engagé la France dans la question espagnole bien au-delà des limites où l’on s’était tenu jusqu’alors, et aurait même rendu l’intervention inévitable, si le plan adopté pour y suppléer n’avait pas tout le succès qu’on s’en promettait effectivement. M. de Bois-le-Comte fut chargé, par M. Thiers, d’aller offrir ces secours au gouvernement de la reine Christine, et partit avant que la première nouvelle des troubles de Malaga ne fût parvenue en France.

De cette donnée, essentielle à recueillir, il résulte que les conditions dans lesquelles on avait conçu, en faveur de l’Espagne, un nouveau plan de coopération sur une plus large échelle, subissaient de notables altérations au moment même où son exécution commençait à se réaliser. En effet, à mesure que M. de Bois-le-Comte se rapprochait du terme de son voyage, les choses changeaient complètement de face par les progrès de l’insurrection. Même avant les évènemens de la Granja, et dès l’arrivée de M. de Bois-le-Comte à Madrid, M. Isturitz et M. de Rayneval n’hésitèrent pas à déclarer que la question s’était prodigieusement compliquée dans l’intervalle qui la séparait de l’époque des résolutions prises à Paris par le ministère du 22 février. C’est ce qui explique sans doute pourquoi, avant la nouvelle de la révolution de la Granja, on a commencé, en haut lieu, à reculer devant l’exécution des mesures adoptées. Tout annonçait que l’insurrection, si rapidement propagée dans le midi de l’Espagne et en Aragon, ne tarderait pas à être partout victorieuse, et que bientôt les destinées de la Péninsule passeraient forcément dans d’autres mains, encore inconnues, mais qui mériteraient assurément moins de confiance.

Quoique les secours dont M. de Bois-le-Comte apportait la promesse au gouvernement de la reine fussent considérables, et surtout fort bien combinés pour assurer le succès, ce n’était pas l’intervention. En voyant arriver le ministre français, tout Madrid pensa le contraire ; tout Madrid voulait l’intervention, tout Madrid la croyait indispensable, et pour éteindre la guerre civile dont le siége aurait pu sans cela être facilement transporté de la Navarre en Catalogne, et pour empêcher, après l’extinction de la guerre civile, une réaction effroyable, et pour contenir le parti démagogique, et pour donner au gouvernement espagnol le temps de réorganiser l’administration, l’armée, les finances, la force publique, avec suite et avec unité, sous la protection d’une occupation française dont les circonstances auraient déterminé la durée. C’était aussi l’opinion de M. Isturitz. Il remercia M. de Bois-le-Comte des offres de secours qu’il lui apportait au nom du gouvernement français, et les accepta ; mais il craignait que ces secours ne fussent insuffisans, et il regrettait vivement que les instructions de M. de Bois-le-Comte lui prescrivissent de déclarer que cette assistance était le dernier effort de la sympathie du gouvernement français pour la cause de la reine Isabelle II.

L’opinion de M. Thiers était différente. Le chef du cabinet du 22 février croyait fermement à la réussite du plan qu’il avait conçu, et dont sa prodigieuse activité d’esprit avait prévu les moindres détails. Puis il disait que, l’insurrection carliste une fois anéantie dans les provinces du nord, son principal foyer, elle ne pourrait plus que languir, et bientôt s’éteindre partout ailleurs ; que le parti exalté ne serait plus à craindre quand il ne pourrait plus invoquer pour prétexte des mouvemens anarchiques, les victoires de don Carlos et la prolongation de la guerre civile, qui, depuis trois ans que durait cet état de choses, ranimaient de distance en distance la fièvre révolutionnaire. Il ajoutait que le gouvernement espagnol, débarrassé de son véritable ennemi par les généreux secours de la France, puiserait dans cette situation la force nécessaire pour se réorganiser paisiblement, et se laisserait guider par nos conseils, au grand avantage des deux pays.

C’est un autre système qui a prévalu. Les mesures adoptées par le recrutement de la légion étrangère ont été abandonnées ; les soldats qu’on avait enrôlés pour ce service dans les divisions de la frontière des Pyrénées, non sans mécontenter vivement les généraux et désorganiser les corps, ont été rendus à leurs régimens. On a ainsi solennellement réprouvé la révolution de la Granja, et il s’est formé un nouveau ministère, non, disait-il, pour abandonner la cause de l’Espagne, non pour trahir les engagemens du traité de la quadruple alliance, non pour reconnaître don Carlos s’il arrivait à Madrid, mais pour attendre et pour se replacer dans la situation où le ministère de M. de Broglie et celui de M. Thiers lui-même s’étaient maintenus obstinément, vis-à-vis de M. Mendizabal, depuis l’insurrection des juntes et la chute de M. de Toreno. La dispersion des amis de la France, le triomphe d’un parti qui se défiait d’elle, pour ne rien dire de plus ; le travail des sociétés secrètes et des idées anarchiques dans l’armée avec laquelle nos soldats auraient dû marcher ; l’épuisement du trésor espagnol, qui nous aurait imposé l’obligation de solder et d’entretenir la légion considérablement renforcée ; ces juntes debout, ou légèrement transformées en commissions de pillage légal ; ces cortès inconnues, dont on avait tout à craindre, tels sont les motifs qui déterminèrent l’attitude prise par le ministère du 6 septembre.

Le premier cabinet espagnol formé après la révolution de la Granja, et qui ne s’est complété qu’au milieu de septembre 1836, fut composé de la manière suivante :

M. Calatrava, ministre des affaires étrangères et président du conseil ;

M. Landero, ministre de la justice ;

M. Gil de la Cuadra, ministre de la marine ;

M. Lopez, ministre de l’intérieur ;

Le marquis de Rodil, ministre de la guerre ;

M. Mendizabal, ministre des finances[1].

Il trouva les affaires dans une confusion inexprimable, où elles restèrent pendant plus de deux mois avec fort peu de progrès. Ce ministère était forcé de désavouer les moyens et les instrumens de la révolution de la Granja, en justifiant la révolution elle-même ; il demandait l’appui de la France, en se laissant aller aux plus étranges illusions sur le peu de stabilité qu’il attribuait à son gouvernement ; il voyait sortir de l’Espagne tous les hommes éminens de la cause constitutionnelle, qu’il se reconnaissait impuissant à protéger contre les aveugles fureurs de la populace. Les soldats de la Granja effrayaient Madrid par leur indiscipline et l’extravagance de leurs prétentions. L’esprit public était assiégé de mille terreurs ; mille projets incohérens, mille ambitions avides se heurtaient dans le sein du parti vainqueur. On croyait une grande puissance aux sociétés secrètes ; on redoutait tous les jours quelque mouvement séditieux, arrêté la veille, disait-on, dans leurs conciliabules. On ne savait pas si la reine Christine conserverait la régence, et il était question de lui adjoindre ou de lui substituer cinq régens, pris dans les sommités de l’opinion démocratique. Enfin le trésor était vide ; Gomez paraissait aux portes de Madrid ; une foule d’officiers-généraux et d’officiers donnaient leur démission, plusieurs corps d’armée ne conservaient qu’un simulacre d’existence ; résistait au gouvernement qui voulait, et l’enthousiasme menteur des provinces, où la population tout entière brûlait de se précipiter en masse sur les factieux, se dissipait en bravades ridicules et en séditions sans gloire comme sans danger. Trois grandes mesures furent prises au milieu de ce chaos, une levée de cinquante mille hommes avec faculté de s’exempter du service moyennant une certaine somme d’argent, la mobilisation de tous les gardes nationaux célibataires de dix-huit à quarante ans, une contribution extraordinaire, ou emprunt forcé, de 200,000,000 de réaux (50,000,000 de francs). Nous ne voulons pas condamner ces mesures. Il fallait bien, d’une manière ou d’autre, se procurer de l’argent, il fallait bien recruter l’armée, il fallait bien opposer des forces locales aux bandes carlistes, qui pullulaient sur tous les points. Mais la vérité nous commande d’ajouter qu’elles ont fort mal réussi. La quinta, ou la levée de cinquante mille hommes, a soulevé de très vives résistances, et il a fallu renoncer à l’accomplir dans de grandes et populeuses provinces, qui n’avaient pas trop de toutes leurs ressources en hommes et en argent pour se défendre contre les factieux. La mobilisation des gardes nationales s’est effectuée en partie ; mais elle a envoyé des déserteurs aux carlistes, elle a été trop souvent, pour les petites villes et les campagnes, un véritable fléau, et les bandes, mieux servies par les paysans, fort rapides dans leurs marches, ont presque toujours échappé à la poursuite des mobilisés. Cependant il y a des gardes nationales non mobilisées, qui ont fait chez elles, dans le clocher de leur paroisse, dans le château-fort de leur petite ville, en combattant pro aris et focis, de ces admirables résistances dont l’Espagne est la terre classique. Quant à l’emprunt forcé, la répartition en ayant d’abord été faite d’une manière inique, arbitraire et capricieuse, il a eu le malheur de servir trop fréquemment des haines particulières, et il est devenu, en un grand nombre de lieux, un nouveau moyen de persécution politique, non-seulement contre les carlistes ou réputés tels, mais contre une classe nombreuse de propriétaires, désignés à l’oppression des juntes locales comme modérés et estatutistes, ou partisans du statut royal. Le gouvernement n’en a d’ailleurs pas retiré grand’chose. Comme le recouvrement n’en était pas confié à ses agens, les autorités provinciales en ont appliqué une partie considérable à leurs propres dépenses, aux fortifications des chefs-lieux, au paiement des troupes affamées qui venaient à y passer ; et, en définitive, M. Mendizabal a reconnu lui-même devant les cortès, il n’y a pas long-temps, que le trésor avait à peine reçu 70,000,000 de réaux sur les 200 qui ont été imposés, c’est-à-dire un peu plus de 17,000,000 de francs, dans l’espace de six ou sept mois. Nous avons hâte de le répéter, il n’était peut-être pas possible qu’il en fût autrement. Cet emprunt, cette levée, cette mobilisation de gardes nationales, étaient peut être indispensables, et enfin on a vécu sur ces faibles ressources ; mais il nous sera bien permis de croire que la pauvreté des résultats, en accusant un peu le décousu de l’administration, accuse bien plus encore la gravité des désordres que la révolution a laissés après elle, et pourrait donner la juste mesure des sentimens de la nation envers les principes et les hommes de cette révolution.

On n’était pas encore sorti de la confusion dans laquelle les évènemens de la Granja précipitèrent l’Espagne, quand se sont faites les élections destinées à renouveler les cortès. C’était la troisième fois de l’année qu’on remuait la nation tout entière pour lui faire nommer des représentans. La reine régente n’avait accepté la constitution que sauf les modifications qu’y apporteraient des cortès spécialement convoquées. Celles-ci devaient avoir pour tâche principale de réviser la constitution, de confirmer les mesures extraordinaires arbitrairement prises par le ministère, et de statuer sur la régence, qui ne pouvait être exercée par la reine Christine sans une dérogation formelle à la constitution même qu’on venait de rétablir. Elles devaient, d’ailleurs, décider seules de ces grands changemens, car la chambre des procérès avait disparu dans la tempête avec le principe et les institutions du statut royal.

Le système de l’élection directe avait régi la formation de la dernière assemblée ; cette fois on devait appliquer le système de l’élection indirecte, à plusieurs degrés, consacré par la constitution de 1812, et les opérations électorales mirent donc, à la lettre, toute l’Espagne en mouvement.

Les élections qui se sont faites en Espagne pendant la période constitutionnelle, et depuis la mort de Ferdinand VII, sous l’empire du statut royal, ont manqué généralement de sincérité. La liberté morale et physique n’y a jamais été assez grande, à cause de la faiblesse du gouvernement, pour que les cortès qui en sont sorties pussent être regardées comme la véritable expression de l’opinion nationale. Mais les dernières élections, faites le lendemain de la révolution de la Granja, sont assurément celles qui présentent, sous ce rapport, le résultat le moins satisfaisant. On n’imagine pas que la déception du système indirect puisse être poussée plus loin. Les populations rurales, indifférentes ou ennemies, n’y ont pris aucune part. Il y a même des provinces où la difficulté des communications a empêché tout simulacre de réunion. Dans les villes, le parti modéré, c’est-à-dire la très grande majorité de la classe moyenne, s’est effacé complètement. Cinq ou six cent personnes, sur des milliers qui devaient concourir aux élections du premier degré, se présentaient aux juntes de paroisse dans toute l’étendue d’une province, et il n’y a pas quinze mille citoyens qui, dans un système de suffrage universel, ou peu s’en faut, aient pris part aux opérations électorales de tous les degrés. Aussi, non-seulement ne retrouve-t-on pas dans les cortès actuelles un seul des hommes éminens de l’opinion modérée ; mais il n’en est pas un dont on ait même prononcé le nom dans les colléges électoraux, comme si d’un jour à l’autre la nation avait tout d’un coup vu des ennemis et des traîtres dans les plus illustres défenseurs de la cause libérale. « Quand bien même nous serions allés aux élections, disaient leurs partisans, si nous avions eu la majorité, ils n’en auraient pas siégé davantage dans les cortès ; car on aurait fait aussitôt, comme en juillet, une nouvelle révolution pour les proscrire. » Cependant le triomphe du parti exalté s’est arrêté là. Les élections du mois de septembre 1836 ont été sa dernière manifestation générale, et depuis cette époque, les cortès et l’administration, poussées par l’opinion publique, remontent péniblement vers l’ordre, avec des succès mêlés de revers.

Le premier symptôme de cette réaction est la lutte soutenue par le gouvernement contre Gaminde, Calvo de Rosas, et quelques autres brouillons qui voulaient ouvrir un club à Madrid, sous le nom de Société patriotique. Le conseil municipal s’en était fort ému, et il avait adressé des représentations à ce sujet. Alors le ministère, encouragé par ces démonstrations d’un nouvel esprit public, déclara aux président et secrétaires de la société, qu’il ne lui permettait pas de se former, et qu’il s’opposerait à toute tentative de réunion. Cet essai de résistance eut un plein succès ; il déjoua les plans insensés, mais dangereux, de quelques tribuns de bas étage, ridicules plagiaires de la révolution française dans ce qu’elle a eu de plus mauvais.

À partir de ce moment, il s’est rétabli un peu de sécurité dans la capitale ; les citoyens paisibles ont repris confiance, et les chances que donne l’anarchie à don Carlos ont recommencé à diminuer. Quand l’ouverture des cortès a eu lieu, ce mouvement de réaction avait pris encore plus de consistance ; les dispositions de la garde nationale de Madrid présentaient de meilleures garanties, et on s’élevait de toutes parts à l’idée de renforcer le pouvoir, qui en avait grand besoin et se hâta d’en profiter. Nous avons vu comment les cortès avaient été nommées. Leur origine et leur composition inspiraient beaucoup d’inquiétudes. On craignait que la régence ne fût point confirmée à la reine, et déjà on désignait parmi les nouveaux députés plusieurs personnages qui travaillaient à se la faire conférer, ou du moins à se faire adjoindre à la reine en qualité de co-régens. Cependant le ministère, que cette mesure aurait en quelque sorte annulé, et qui, d’ailleurs, en appréciait mieux tous les inconvéniens, promettait de s’y opposer et répondait même du succès. Il avait raison. Dès que les cortès furent ouvertes, et avant même que la moitié de leurs membres fussent arrivés à Madrid, soixante-six député signèrent et déposèrent sur le bureau la proposition de confirmer la reine Christine dans l’exercice de la régence ; la seconde lecture en fut autorisée par cinquante-deux voix contre onze, et bientôt après, sur le rapport d’une commission spéciale, elle fut définitivement adoptée sans avoir eu de résistance sérieuse à vaincre. Six voix seulement sur cent trente protestèrent contre.

La tendance générale des cortès à ménager le pouvoir, à faciliter son exercice, à réformer plutôt qu’à détruire, s’est manifestée dès-lors avec un caractère de plus en plus rassurant. Néanmoins il y avait encore dans les esprits trop de préjugés, d’illusions et d’inexpérience, pour que le droit d’initiative accordé à chaque député n’amenât point quelquefois des propositions fort dangereuses. Telles sont, par exemple, toutes les motions faites dans les premières séances pour immiscer les cortès dans la direction des opérations militaires, soit par l’envoi de députés aux différens corps d’armée, soit par la communication hebdomadaire de toute la correspondance des généraux avec le ministère de la guerre. Ces motions, expliquées par le mécontentement universel qu’inspirait l’inaction de Rodil envoyé à la poursuite de Gomez, furent rejetées pour la plupart, et ce qui en resta fut sans importance et sans danger.

La réforme de la constitution, qui était le principal objet de la convocation des cortès, ne les a occupées qu’assez tard, à cause de la lenteur des formes et de la multiplicité des épreuves que chaque proposition doit subir. Plusieurs discussions importantes ont eu lieu avant celle-là, et entre autres la discussion d’un rapport de M. Caballero, au nom d’une commission chargée de présenter les meilleurs moyens de terminer promptement la guerre civile et d’activer les opérations militaires contre les factieux. Ce rapport concluait à autoriser l’épuration des gardes nationales, à donner des pouvoirs extraordinaires aux juntes d’armement et aux députations provinciales pour lever et entretenir des troupes, à créer dans chaque capitale de province des tribunaux révolutionnaires, jugeant sommairement et sans appel tous les cas de révolte et de conspiration. La discussion fut très vive, et aucune de ces propositions ne fut adoptée sans des changemens essentiels. On peut apprécier aujourd’hui jusqu’à quel point elles ont réussi, et si le mal qu’elles devaient guérir a perdu de son intensité. Mais la discussion a prouvé que les cortès elles-mêmes se défiaient beaucoup des juntes d’armement et de tout ce qui avait survécu des autorités insurrectionnelles : un grand nombre d’orateurs ont dénoncé leurs brigandages, et les actes d’oppression inutile auxquels se livraient ces puissances irresponsables, fortes de l’appui de la populace. Le ministre de l’intérieur, qui était alors M. Lopez, un des chefs de l’opinion démocratique, a montré, dès cette première discussion, tout ce qu’on pouvait craindre de sa turbulence et de sa fougue, en défendant l’institution des tribunaux révolutionnaires, que repoussait évidemment l’instinct de l’assemblée ; il a prononcé un discours de tribun, fort embarrassant pour ses collègues qui ne tenaient pas le même langage et ne voulaient pas faire de terrorisme. Il a marqué alors sa place dans l’opposition où il est rentré trois ou quatre mois plus tard.

Pendant que cette discussion occupait les cortès, le ministère découvrit à Madrid une espèce de conspiration informe, dans laquelle se trouvaient impliqués les meneurs de la société patriotique dont le gouvernement avait empêché la formation ; le ministère avait besoin de faire croire à sa force ; il voyait les cortès pencher vers la modération : aussitôt il résolut de leur exposer la situation des affaires et de leur demander des pouvoirs extraordinaires avec l’autorisation pour les ministres de siéger dans l’assemblée. On sait que non seulement ils ne pouvaient pas en faire partie, d’après la constitution de 1812, et c’est ce qui explique pourquoi M. Mendizabal, M. Calatrava, Rodil, ne furent élus nulle part, mais ils ne pouvaient s’y rendre que sur l’invitation expresse des cortès. Quant aux pouvoirs extraordinaires, ils consistaient dans la faculté de suspendre la liberté individuelle, d’éloigner de Madrid ou d’exiler les personnes suspectes, sous la responsabilité collective du ministère, prononçant l’exil en conseil.

Dès qu’on apprit à Barcelonne que le ministère demandait la faculté de suspendre la liberté individuelle, l’ayuntamiento, dit du progrès rapide, et plusieurs autres corporations s’agitèrent. On rédigea des pétitions aux cortès, qui furent appuyées par le député Vila ; et le parti anarchique, qui perdait successivement toutes les positions, concentra ses espérances sur Barcelonne, qui devait bientôt lui échapper. Néanmoins on passa outre. Arguelles accusa la Catalogne de nourrir des opinions séparatistes qui éclataient au moindre prétexte, contesta le droit que s’arrogeait le conseil municipal de Barcelonne de faire des représentations aux cortès, et défendit, dans toute leur étendue, les pouvoirs extraordinaires demandés par le gouvernement. L’article qui permettait l’exil, en quelque sorte arbitraire, des personnes suspectes, fut le plus vivement disputé. Cependant il passa enfin le 17 décembre à la majorité de quatre-vingt-quatorze voix contre quarante-sept. Un certain nombre de députés avaient jugé cette disposition exorbitante et lui refusèrent leur assentiment, quoique leurs opinions fussent très modérées, mais parce qu’ils craignaient sincèrement que le ministère en abusât. En effet, l’opposition systématique ne comptait pas quarante-sept voix dans l’assemblée, surtout à cette époque, et elle n’a guère dépassé le chiffre de trente-un, terme moyen, dans les divisions qui ont eu lieu sur les questions principales soumises à l’examen des cortès ; mais déjà au mois de décembre Caballero était à sa tête. Le rival de Caballero en importance parlementaire, M. Olozaga, qui lui est bien supérieur, se maintenait au contraire plus près du gouvernement, soutenait fort souvent ses mesures et ne le combattait que sur des questions de détail. Dans la discussion des pouvoirs extraordinaires, il fut au nombre de ceux qui en redoutaient la trop grande extension, et ne les votèrent que conditionnellement ; dans celle des moyens de terminer la guerre civile, il défendit avec beaucoup de mollesse l’article qui instituait des tribunaux révolutionnaires, et nous le retrouverons encore plus tard dans cette attitude indépendante, soutenue par un grand talent, qui ne manque ni de dignité ni d’avenir.

Le ministère de M. Calatrava n’a point abusé des pouvoirs extraordinaires votés en sa faveur, et souvent ils lui ont été fort utiles ; mais quelque temps après ils ont servi de prétexte à une tentative d’insurrection dans Barcelonne, que les autorités de cette ville ont énergiquement réprimée, et qui l’a replacée sous l’empire de l’état de siége, levé par Serrano à la mort de Mina. Depuis les évènemens du mois d’août 1835, Barcelonne est restée un redoutable foyer de révolution ; à mesure néanmoins que cette disposition turbulente et anarchique y augmentait la misère, déjà très grande par suite de l’état général de la Catalogne, il s’y est reformé, dans la bourgeoisie et dans la classe commerçante, un certain esprit de modération, qui a soutenu la lutte, sans trop de désavantage, contre les élémens de désordre, indigènes et étrangers, que cette populeuse cité nourrit dans son sein. Le général Mina y avait établi un état de siége rigoureux ; il faisait déporter sans jugement et maintenait l’ordre, au nom des doctrines les plus libérales, par les moyens les plus despotiques. Au milieu des insurrections qui ont précédé la révolution de la Granja, Barcelonne est la dernière ville qui se soit prononcée pour la constitution, tant la main de fer qui l’étreignait avait de force. Mais ensuite, Mina expirant abandonna au général Serrano le commandement de la principauté ; on leva l’état de siége ; le parti démocratique, long-temps comprimé, envoya aux cortès des représentans d’une opinion très avancée, et au mois d’octobre la victoire fut couronnée, dans Barcelonne, par l’élection d’un ayuntamiento ardemment révolutionnaire. C’est celui qui protesta d’avance contre les pouvoirs extraordinaires demandés aux cortès par le gouvernement.

On ne peut douter que cet ayuntamiento n’ait favorisé la révolte des deux bataillons de la garde nationale le 13 janvier. Ses proclamations et ses actes l’avaient préparée. Aussi, quand la fermeté du général Parreño, capitaine-général par interim, eut rétabli l’ordre, avec le secours et l’appui non équivoque de l’élite des habitans de Barcelonne, la municipalité donna sa démission, comme si elle se reconnaissait vaincue. Peu après, son exemple fut suivi par la junte d’armement et de défense, et la députation provinciale se compléta dans le sens modéré. Il n’est pas inutile d’ajouter que, dans une exposition adressée aux cortès, la plupart des corporations industrielles de Barcelonne et les maîtrises de la bourgeoisie ont accusé cet ayuntamiento du progrès rapide d’avoir été nommé au mois d’octobre par un millier de citoyens tout au plus, le parti vainqueur ayant écarté tous les autres par la terreur. Le général Serrano, qui revint à Barcelonne au milieu de février, approuva, un peu à regret, dit-on, les changemens opérés en son absence, et qui furent ensuite plus énergiquement confirmés par le baron de Meer, actuellement vice-roi de la principauté de Catalogne. Malheureusement, le ministère espagnol a cru désarmer l’opposition des députés catalans en prescrivant au baron de Meer plusieurs concessions dangereuses, comme la réorganisation de l’ayuntamiento constitutionnel, et par ses ordres l’état de siége venait d’être levé, quand l’insurrection de Reus a fait éclater, par contagion, à Barcelonne, un second soulèvement, dont nous parlerons plus loin, pour ne pas trop anticiper sur l’ordre des évènemens.

Si la discussion des réformes à introduire dans la constitution, qui était le principal objet de la convocation des cortès, n’a pas eu lieu plus tôt, ce n’est pas qu’on ne s’en soit occupé de très bonne heure ; mais on y procéda fort lentement, et avant d’aborder la constitution elle-même, on discuta les bases du système à établir ; puis les travaux de la commission et de l’assemblée furent arrêtés par une foule de propositions individuelles et de discussions sur les évènemens ou les rumeurs du jour, qui firent perdre un temps précieux.

La commission de réforme, complétée le 16 novembre, a été composée des neuf membres dont les noms suivent : MM. Arguelles, Ferrer, Gonzalez, Olozaga, Sancho, Laborda, Torrens y Miralda, Acuña et Acevedo. Son premier rapport a été lu aux cortès par M. Olozaga, dans la séance du 30, et le 13 du mois suivant la discussion a commencé. Ce rapport ne comprenait, d’après l’ordre adopté, que les bases de la constitution, c’est-à-dire les principes essentiels dont l’application devait y être formulée en articles ; mais il suffisait pour faire juger de l’esprit dans lequel s’opérerait la réforme, et on vit aussitôt que si l’assemblée se rangeait aux idées de sa commission, la nouvelle loi fondamentale ne conserverait de la constitution de 1812 que le nom, et se rapprocherait beaucoup de la constitution belge, dont plusieurs journaux recommandaient le mécanisme à l’attention des cortès. En effet, le veto absolu accordé à la couronne, le principe des deux chambres, l’élection directe et plusieurs autres concessions de la même importance aux idées monarchiques, tout annonçait la volonté sérieuse de concilier dans la nouvelle charte les prérogatives nécessaires au pouvoir avec les garanties nécessaires à la liberté, et de rendre le gouvernement plus praticable qu’il ne l’avait été de 1820 à 1823. Toutes ces bases furent adoptées par les cortès, à une majorité qui ne laissait aucun doute sur le résultat de la discussion future. Cependant la lutte n’en a pas été moins vive, quand on a repris au mois de mars l’examen du projet tout entier, article par article.

L’assemblée comptait alors ordinairement de cent cinquante à cent soixante députés présens, rarement un plus grand nombre, quelquefois beaucoup moins. Le chiffre de l’opposition systématique s’est manifesté dans cette discussion, dès la première division, à la séance du 18 mars. Il s’agissait de voter sur l’ensemble du projet de constitution, qui non-seulement reproduisait toutes les bases dont nous avons parlé plus haut, mais contenait bien d’autres dérogations encore à la loi fondamentale de Cadix, par l’omission calculée de plusieurs dispositions essentielles. MM. Caballero, Fuente Herrero, Pascual, Soler, Montoya, avaient attaqué le projet, en disant qu’ils n’avaient pas été nommés sous l’empire de la constitution de 1812, solennellement rétablie par la victoire du peuple, pour faire une constitution nouvelle, empreinte d’un autre esprit, et où les législateurs de Cadix ne reconnaîtraient certainement pas leur œuvre glorieuse. On répondit que la nation n’avait pas borné les pouvoirs de ses représentans à telle ou telle réforme, qu’ils avaient reçu le mandat général de mettre la constitution à la hauteur des idées et des besoins de l’époque, pourvu que le système de la monarchie représentative y fût consacré par toutes les garanties et les institutions qui sont indispensables à l’existence de cette forme de gouvernement. L’ensemble du projet fut adopté, après six jours de discussion, à la majorité de cent vingt-quatre voix contre trente-cinq, et plusieurs autres divisions ont reproduit ce chiffre de trente-cinq, élevé en certains cas jusqu’à quarante et quarante-un, comme représentant une opposition qui désapprouve et détruirait, à la première occasion favorable, l’œuvre tout entière si péniblement élaborée par les cortès actuelles, sous l’influence du ministère Calatrava.

M. Olozaga, rapporteur de la commission, est l’homme qui a fait la plus grande figure dans la discussion des réformes constitutionnelles, et c’est, à tout prendre, le talent le plus élevé dont la tribune espagnole puisse s’enorgueillir. Les cortès ont sans doute quelques autres orateurs et plusieurs spécialités en diverses branches de la science législative ; mais ceux qui pourraient le disputer à M. Olozaga ne sont point assez de leur temps : les uns en sont opiniâtrement restés à la constitution de 1812, moulée sur les idées françaises de 1791 ; les autres n’ont que des passions révolutionnaires, et ne sont que des hommes de lutte, avec des lambeaux de terrorisme systématisé pour toute doctrine gouvernementale et pour toute faculté d’organisation politique. C’est l’influence de M. Olozaga qui a donné à la nouvelle constitution espagnole son caractère pratique, qui a fait rendre au souverain son importance dans l’état, qui a débarrassé la machine du gouvernement de rouages inutiles ou dangereux, comme le conseil d’état de la constitution de Cadix et la députation permanente des cortès ; qui a fait éviter la tendance des législateurs de 1791 et de 1812 à tout régler géométriquement, et qui enfin a mis une nation monarchique en possession d’une charte où l’élément monarchique n’est plus entièrement sacrifié au principe électif.

Les articles qui concernent le sénat ont donné lieu à des discussions multipliées et très vives. Ils forment, dans la loi fondamentale, une partie tout-à-fait neuve, puisque la constitution de 1812 n’admettait qu’une seule chambre.

La commission avait proposé de conférer au souverain le droit de nommer les sénateurs, sur une triple liste de candidats, émanant des mêmes électeurs que la nomination directe des députés, et elle demandait en même temps que les fonctions de sénateur fussent à vie. Plusieurs orateurs, frappés de la contradiction qui existe entre ces deux dispositions, réclamèrent, en faveur de la couronne, la prérogative de nommer directement les sénateurs, sauf certaines conditions d’âge, de services, de fortune ; mais M. Calatrava, qui aurait dû accepter cette tendance des esprits à fortifier le pouvoir et tenter les chances du vote sur cette question, vint déclarer, comme autorisé par la reine, que sa majesté repoussait, au nom de sa fille et de la royauté, la prérogative demandée pour la couronne, et l’article de la commission fut adopté. Si nous sommes bien informés, le premier ministre n’avait pas été autorisé par la reine à faire ce sacrifice, ni surtout à faire intervenir son nom dans une discussion de cette nature ; mais on croit que les principes de la constitution de 1812 ayant déjà subi de si fortes atteintes, il a vu de grands inconvéniens dans une disposition qui aurait en quelque sorte rétabli la chambre des procérès, et qu’il a craint que l’opinion démocratique, déjà si froissée, n’en tirât contre les cortès un parti trop favorable à ses ressentimens et à ses vues.

Après l’adoption de l’article qui consacrait l’intervention de l’électorat dans la constitution de la seconde chambre, la discussion s’est établie sur la durée des fonctions de sénateur. M. Olozaga, qui n’avait point partagé l’avis de la commission sur ce point, a exposé, dans un discours remarquable, pourquoi il jugeait nécessaire de les restreindre à un certain nombre d’années. Ses raisons étaient plausibles. Il ne comprenait pas que le principe électif ayant été appliqué à la composition de la seconde chambre, ce corps ne fût point obligé de se retremper périodiquement à sa source. Il en résulterait alors pour le sénat, disait-il, une prépondérance d’autant plus fâcheuse que les hommes vieillissent vite en Espagne. On rejeta l’article de la commission, pour sanctionner le principe de la durée limitée ; mais ce ne fut qu’à la majorité de huit voix, quatre-vingt-onze contre quatre-vingt-trois, la division la plus nombreuse que nous ayons remarquée dans les procès-verbaux des cortès : tant il est vrai qu’on attribue toujours à un sénat, chambre des pairs ou seconde chambre, une mission de conservation et de résistance à l’esprit novateur et mobile de la démocratie, mission qui, pour s’exercer avec succès, semble avoir besoin de la durée dans le corps qui en est investi, afin que les traditions politiques aient le temps de s’y former et de s’y maintenir !

Dans la plupart des constitutions qui reconnaissent deux chambres électives, on a rendu hommage à cette vérité. Le sénat belge dure huit ans, et se renouvelle par moitié tous les quatre ans, et voici la combinaison assez bizarre et pleine d’inconvéniens, au moyen de laquelle on y a pourvu dans la nouvelle constitution espagnole. C’est une sorte de transaction entre plusieurs systèmes différens. Toutes les fois que la chambre des députés cessera d’exister, soit par dissolution, soit par l’expiration de ses pouvoirs, dont la durée est limitée à trois ans, il sera procédé au renouvellement d’un tiers du sénat. Cette combinaison établit entre les séries de la seconde chambre des inégalités possibles de durée. Telle série peut épuiser son maximum légal de neuf ans, tandis que telle autre peut n’avoir que six, que cinq, que quatre ans d’existence ; et comme la couronne voudra sans doute exercer son droit de dissolution, il est probable que les sénats dureront toujours moins de neuf ans.

En adoptant ce système, on a voulu que le sénat ne restât point étranger aux grands changemens d’opinion qui pourraient se faire dans le pays, d’une législature à une autre, et qu’il en eût au moins un reflet, pour modifier une assemblée élue sous des impressions différentes. Cependant il nous semble que cette partie de la constitution est vicieuse, compliquée dans son mécanisme et remplie d’inconvéniens dans son exercice.

Le nombre des sénateurs sera égal aux trois cinquièmes de celui des députés. Ils seront nommés par chaque province en proportion de sa population ; les princes, fils du roi, et héritiers immédiats de la couronne, siégeront dans le sénat à l’âge de vingt-cinq ans, l’âge d’éligibilité pour les autres sénateurs étant fixé à quarante ; enfin, la nomination du président et du vice-président de la seconde chambre appartient à la couronne. Telles sont les autres dispositions constitutionnelles qui se rapportent au sénat. Celle qui accorde aux membres de la famille royale le droit d’y siéger à vingt-cinq ans fut vivement combattue, mais adoptée par cent vingt-quatre voix contre trente-six, chiffre ordinaire de l’opposition Caballero.

Nous avons vu que les ministres avaient obtenu le droit de siéger dans les cortès, et déjà M. Lopez, ministre de l’intérieur, avait été admis en qualité de député d’Alicante. Ces dispositions provisoires ont été confirmées par l’article 62 de la constitution, qui porte que les ministres pourront faire partie de l’une des deux chambres.

Au commencement de la session, dès que la tendance des cortès se fut prononcée, l’opposition, dans laquelle figurait déjà au premier rang M. Caballero, avait cherché à retarder l’œuvre de la réforme, en demandant, pour toutes les modifications qui seraient apportées à la constitution de 1812, la majorité des deux tiers de l’assemblée. Mais les cortès décidèrent, à quatre-vingt-neuf contre vingt, que la majorité absolue suffirait, et elles écartèrent ainsi une grande difficulté ; car il aurait fallu réunir sur chaque question cent cinquante voix affirmatives, puisque l’assemblée se compose de deux cent vingt-cinq membres, et c’est un chiffre auquel ne s’est pas élevée une seule fois la majorité gouvernementale. On aurait donc arrêté, par ce moyen, les travaux de l’assemblée. Plus tard, la même opposition, qui venait de se renforcer par l’accession de M. Lopez, a essayé d’un autre expédient pour arriver au même but. Le 2 avril, un député de Valence, nommé don Ascension Tarin, a déposé dans les bureaux une proposition à cet effet : « Que, attendu que les députés actuels, ne tenant leurs pouvoirs que de la constitution de 1812, n’ont qualité que pour la réviser, et non pour lui en substituer une autre, le congrès voulût bien renoncer à la discussion du nouveau pacte fondamental pour s’occuper exclusivement de terminer la guerre civile, » ajoutant que si sa proposition n’était pas admise, il se croirait obligé de se retirer de l’assemblée. Invité à la développer, M. Tarin, qui a joué dans cette affaire le rôle d’enfant perdu du parti Caballero, s’est renfermé dans un silence opiniâtre, faute de moyens oratoires, et il a été résolu, à quatre-vingt-dix-sept voix contre cinquante, que la proposition ne serait pas admise à discussion ; et puis elle a été l’objet d’un vote de blâme formel, à la majorité de cent une contre trente-deux. M. Tarin s’est, en effet, abstenu de reparaître dans les cortès, au moins de quelques jours ; mais il a signé la constitution que ses collègues ont achevée sans lui le 27 avril.

D’après ce que nous en avons dit, on peut juger du mérite de ce travail. Assurément ce n’est point une œuvre parfaite ; et si nous en avions entrepris l’examen détaillé, nous aurions eu bien des défauts à y relever. Mais ces défauts disparaissent en quelque sorte quand on la compare à l’impraticable constitution de Cadix, qu’elle est destinée à remplacer. Cependant cette constitution de 1812, renversée si facilement et si vite par les mains qui l’avaient relevée, régit encore aujourd’hui l’Espagne sous bien des rapports. L’administration provinciale a été réformée en 1836, après la révolution de la Granja, suivant les dispositions qu’elle consacre, et qui ne sont plus en harmonie avec le nouveau système électif. Peu à peu l’Espagne sortira de ce chaos de constitutions, de lois et de coutumes incohérentes. Aussi bien n’est-ce pas malheureusement ce qu’elle a de plus pressé. Le désordre et l’épuisement de ses finances, le fléau de la guerre civile qui s’éternise, les habitudes d’insubordination dans l’armée, de révolte dans les provinces, d’égoïsme dans les individus, d’apathie dans les populations, le relâchement de tous les liens sociaux, la fatigue de tous les ressorts du pouvoir dans les derniers rouages de la machine politique, voilà les maux qui appellent un prompt remède ; voilà les tristes symptômes de désorganisation et de décrépitude contre lesquels ne peuvent rien ni les lois, ni les chartes, ni les discours, et que la forte main, la volonté intelligente de véritables hommes d’état sont seules capables de combattre avec succès. Peut-être l’Espagne avait-elle trouvé un de ces hommes : c’était M. Isturitz ; mais il est aujourd’hui en accusation devant les cortès, et c’est à peine si le ministère espagnol pourrait lui garantir une pleine sécurité dans sa patrie pour venir répondre à ses accusateurs. Peut-être, dans les profondeurs de l’avenir, quelque autre grandit ignoré, pour paraître à son heure ; mais jusqu’ici aucun ne se rencontre, même à l’horizon le plus lointain. Des médiocrités en tout genre se disputent un pouvoir sans force et des dignités sans honneur. La guerre civile moissonne de temps en temps les plus braves, des Irribaren, des Gurrea, des Léon, des Conrad, dont la glorieuse mort n’assure pas même le triomphe de leur cause. Des révolutions inutiles et les préventions de l’esprit de parti éloignent successivement des affaires, de la tribune, des conseils de la nation et du souverain, les illustrations les plus pures, les plus brillantes lumières, les plus hautes expériences politiques, les cœurs les plus droits et les plus fermes raisons. Quand on envisage cette situation vraiment déplorable du parti de la reine en Espagne, il n’y a qu’une seule chose qui console et qui empêche de perdre tout espoir : c’est de ne voir dans le parti de Carlos, avec beaucoup de ténacité, de courage et même d’habileté militaire, aucune intelligence supérieure, comme il y en a quelquefois au service des plus mauvaises causes, de sorte qu’entre les deux partis les armes sont égales. Mais on s’indigne davantage de l’impuissance du premier, parce qu’on lui suppose plus de ressources, parce qu’on croit que les sympathies les plus honorables de la nation sont en sa faveur, et parce qu’on désire son triomphe.

Aussitôt après les évènemens de la Granja, quand Gomez était aux portes de Madrid, quand le général Cordova se retirait en France, quand l’armée de la reine présentait tous les symptômes d’une désorganisation complète, on a cru que la révolution du 13 août donnerait à la guerre civile un grand élan, et que don Carlos prendrait, hors de la Navarre, une offensive redoutable et décidée. Ces craintes, que justifiaient les circonstances, ne se sont pas réalisées. L’offensive s’est bornée à cette aventureuse expédition de Gomez, qui n’a servi qu’indirectement la cause carliste, et au siége de Bilbao, dont la coopération anglaise a seule empêché le succès, sans que sa levée ait eu, pour la cause constitutionnelle, les résultats qu’on devait s’en promettre. Cependant, si l’impuissance de rien faire de grand et de décisif s’est manifestée de part et d’autre avec plus d’évidence que jamais, pendant le cours de la dernière année, la guerre civile n’en a pas eu moins d’activité : elle a présenté des évènemens d’une haute importance ; elle a étendu sa sphère, elle a jeté de plus profondes racines dans cette terre qu’elle épuise, et en se prolongeant elle semble avoir acquis en même temps des moyens et des raisons pour se prolonger plus encore, loin que sa durée en ait usé les forces et permette à l’humanité d’en espérer la fin prochaine.

Notre intention n’est pas de décrire minutieusement les faits multipliés de la guerre civile dans les provinces insurgées, en Catalogne, dans le royaume de Valence et dans les provinces si audacieusement traversées par Gomez, depuis la révolution de la Granja. Mais il est nécessaire d’en rappeler succinctement les principaux, pour qu’on apprécie bien, d’abord le peu d’influence que la révolution a exercée sur la question militaire, et ensuite la force et les chances respectives des deux causes qui se combattent. C’est à l’inexorable réalité des faits qu’il faut demander, contre les partisans maladroits de l’une et de l’autre, justice de leurs puériles déclamations.

Les faits saillans de la guerre civile, depuis la révolution de la Granja, sont l’expédition de Gomez, le siége de Bilbao, l’inutile expédition de Sanz dans les Asturies et en Castille par le nord-est, plusieurs engagemens heureux, dans le royaume de Valence et en Catalogne, avec les bandes carlistes, comme l’affaire de San-Quirze, le 4 octobre, où fut tué le baron d’Ortaffa, et dont les résultats forcèrent Maroto à se rejeter sur le territoire français ; la prise de Bicerte et de Cantaviéja ; l’invasion du royaume de Valence et de la Manche au mois de mars de cette année, par Forcadell et Cabrera, qui avaient réparé toutes leurs pertes ; un peu avant, le désastre d’une brigade de l’armée du centre à Siete-Aguas ; le 16 mars, l’échec essuyé par la légion anglaise devant Hernani ; les retraites successives de Saarsfield et d’Irribaren sur Pampelune ; enfin la prise d’Irun par le général Évans, et au moment où nous écrivons ces lignes, l’expédition de l’infant don Sébastien en Catalogne, évènement d’une grande portée, qui a déjà eu de bien funestes conséquences, et qui se lie évidemment à une combinaison générale dont l’issue est encore douteuse.

Maintenant, si on voulait grouper ces faits en situations générales à diverses époques, on trouverait à peu près les phases et les vicissitudes suivantes.

Pendant les premiers mois qui suivent la révolution de la Granja, les succès de Gomez, la défaite des troupes constitutionnelles à Jadraque par ce chef hardi, la trop longue impunité de ses courses à travers la Manche, sa jonction menaçante à Utiel avec Cabrera, le peu de résultats de l’avantage remporté à Villarobledo par les troupes de la reine, l’invasion de l’Andalousie, la prise de Cordoue, la destruction du corps des volontaires de Malaga, commandés par Escalante à Baena, le commencement du siége de Bilbao, l’organisation ou l’essai d’organisation des bandes catalanes par Maroto, l’anéantissement de l’armée du centre, forment un ensemble de faits qui inspire les plus graves inquiétudes aux amis de la cause libérale, qu’ils constituent en état d’infériorité.

À cette période de revers et d’humiliation succèdent de meilleurs jours. Gomez poursuit ses succès ; mais il n’établit nulle part un nouveau foyer d’insurrection carliste. Les généraux de la reine combinent mal leurs opérations, et ne s’entendent pas assez bien pour le détruire ; mais quand ils l’atteignent, ils le battent ; et enfin Narvaoz le contraint à regagner précipitamment la Navarre, sans avoir pu donner à son aventureuse expédition le caractère d’une diversion permanente. La bataille de San-Quirze, gagnée au commencement d’octobre par le brigadier Ayerbe sur Maroto et le baron d’Ortaffa, oblige le premier de ces deux chefs, homme dangereux par ses talens et l’énergie de son caractère, à se rejeter sur le territoire français, en abandonnant l’œuvre difficile de l’organisation des bandes catalanes. Sanz, battu dans les Asturies et dans la province de Burgos, est forcé de retourner en Biscaye, après avoir perdu beaucoup de monde. Cabrera éprouve défaite sur défaite depuis sa séparation d’avec Gomez ; les autres chefs ne sont pas plus heureux. Album, Gurrea, Borso, San-Miguel, obtiennent de brillans succès contre les factions catalanes et aragonaises. Enfin le siége de Bilbao est levé, après une de ces héroïques résistances qui feront l’éternel honneur de l’Espagne.

L’année 1837 s’ouvre sous de favorables auspices : la supériorité morale a passé du côté de la cause constitutionnelle ; mais il se prépare une funeste réaction. L’inquiétude succède au premier enthousiasme en voyant Espartero, Saarsfield, Evans, s’obstiner dans une inaction dont on ne comprend pas les motifs. Espartero est malade, ses troupes sont exténuées et manquent de tout. La légion Evans est mécontente, quoique le gouvernement espagnol s’impose en sa faveur bien plus de sacrifices que pour la légion française, dont les services ne sont ni appréciés ni reconnus. Pour faire le moindre mouvement hors de Pampelune, Saarsfield est obligé d’emprunter 40,000 piastres aux habitans de cette ville, qui les lui accordent sous l’impression de la délivrance de Bilbao, et les redemandent ensuite quand ils ne le voient pas bouger. La légion française, jalousée par les généraux espagnols, est menacée, au mois de février, d’une dissolution complète, par suite de l’insuffisance des ressources envoyées de Madrid et des mauvaises mesures prises à son égard. D’ailleurs, l’insubordination s’accroît dans les rangs supérieurs de l’armée. La querelle de Narvaez et d’Alaix préoccupe tous les esprits ; on craint les relations de Narvaez avec le parti réactionnaire ; les officiers, fort imprudemment attaqués par M. Mendizabal dans les cortès, lui répondent par des insultes publiques, et le mécontentement de l’armée est à son comble. C’est pendant cette troisième période que Cabrera et Forcadell ont envahi la Manche, pénétré dans Albacete, Orihuela, Elche, menacé Valence, Alicante et Murcie, détruit, à Siete-Aguas et à Burjasot, deux brigades de l’armée du centre, et jeté le trouble jusque dans Madrid. Puis est survenue la désastreuse affaire d’Hernani, où Villaréal et l’infant don Sébastien auraient anéanti la légion anglaise, si les troupes de marine débarquées par lord John Hay n’avaient protégé sa retraite jusque dans Saint-Sébastien. De là des récriminations sans fin contre la perfidie ou la lâcheté des généraux espagnols du côté des Anglais, et de l’autre côté une recrudescence de mépris contre des auxiliaires si coûteux et si peu utiles. En Catalogne, seulement, les troupes de la reine, bien dirigées, ont conservé l’avantage sur les bandes nombreuses et féroces qui désolent cette province.

Sur la fin d’avril, Oraa et ses lieutenans étaient parvenus à refouler Cabrera et Forcadell dans leurs montagnes, et quelque temps après, la légion anglaise, bien affaiblie, comme on en peut juger par son état actuel, avait réparé l’échec d’Hernani par la prise d’Irun. Mais la retraite du général Evans, à la suite de ce succès, semble prouver qu’il a craint de voir flétrir ses lauriers, s’il restait plus long-temps au service de l’Espagne. Il est retourné siéger au parlement, et le corps qu’il commandait, réduit à une brigade de quinze cents hommes, ne les compte même plus aujourd’hui. On ne le regrette certainement pas en Espagne. Les hideux excès qui ont suivi la prise d’Irun, ont confirmé les uns dans leur haine et les autres dans leur indifférence, mêlée d’aversion, pour les étrangers auxiliaires, recrutés à Londres en 1835. Le système de la coopération indirecte a fait son temps. Il est jugé. La légion française qui vient de perdre son digne chef, et qui est aussi réduite à une poignée d’hommes, avait une tout autre valeur. Depuis qu’elle a mis le pied sur le territoire espagnol, elle a presque constamment tenu la campagne, au milieu de privations inouies et qu’il a fallu des forces surhumaines pour supporter. C’était une troupe vraiment française, admirablement organisée et disciplinée, soutenue par le sentiment de l’honneur et l’orgueil du drapeau. Elle s’est honorée en Espagne par une conduite et par un courage au-dessus de tout éloge. Quand elle agissait seule, toutes ses entreprises, habilement combinées, étaient couronnées de succès ; quand elle marchait avec les troupes espagnoles, soit au premier rang, soit à l’arrière-garde, elle rendait toujours les plus grands services, et plus d’une fois elle a seule protégé des retraites, qui sans elle n’eussent été que des déroutes. Il est fâcheux qu’on ait sacrifié cette brave légion aux combinaisons d’une politique irrésolue, et le gouvernement espagnol, qui surtout depuis la révolution de la Granja, l’a laissée périr sans secours, regrettera plus d’une fois l’indifférence avec laquelle il a accueilli toutes les réclamations faites en sa faveur.

Depuis que les armes de la reine ont repris le dessus dans les provinces du nord, bien qu’elles ne soient pas maîtresses des principales vallées où il avait concentré ses moyens de défense, le prétendant a transporté ailleurs le foyer de la guerre civile. Cette expédition était depuis long-temps prévue, et c’était là ce que devait faire don Carlos quand l’épuisement de la Navarre, de la Biscaye et du Guipuzcoa ne lui permettrait plus d’y entretenir des forces aussi nombreuses. La rareté des subsistances s’y faisait déjà sentir depuis long-temps, et l’ordonnance du 20 janvier qui a fermé la frontière aux exportations de farines et autres provisions de bouche, avait considérablement aggravé cette situation. Aussi le ministère espagnol sentait-il tout le prix de ce retour à l’ordonnance du 3 juillet 1835, et celle de 1837 est, quoi qu’en disent les feuilles légitimistes de Paris, une des causes principales qui ont déterminé don Carlos à tenter son expédition de Catalogne, dont il est encore bien difficile d’assigner le véritable but.

En sortant de la Navarre, don Carlos avait paru manœuvrer pour passer l’Èbre vers le milieu de son cours, et les généraux de la reine s’attachèrent d’abord à rendre impossible l’exécution de ce projet. Puis il s’éloigne du fleuve, prend la route de Catalogne, et semble se diriger sur le pays montagneux que les bandes catalanes ont choisi pour en faire le centre et l’appui de leurs opérations. On lui attribue alors le dessein de recruter son armée parmi elles, et de leur donner une meilleure organisation, comme l’avait essayé, l’année précédente, le général Maroto. Dans cette supposition, le danger se serait éloigné de Madrid, et le prétendant n’aurait fait que chercher une autre Navarre dans les montagnes de la Haute-Catalogne. Est-ce le manque de vivres et le peu d’accord des Catalans avec les Navarrais qui ont fait descendre don Carlos de Solsona sur Agramunt et puis sur le bas Èbre ? ou bien ne voulait-il que réchauffer l’insurrection par sa présence dans un pays qui lui est dévoué, et réaliser du côté de Tortose le passage de l’Èbre, qui aurait été le véritable but de l’expédition dès sa sortie de la Navarre ? C’est ce qu’on ne peut guère déterminer, à si peu de distance des évènemens ; mais nous inclinons à penser que le passage de l’Èbre au-dessous de Tortose a dû être effectivement le but de l’expédition, parce que le succès en était assez sûr, et que cette direction des opérations militaires présentait de fort grands avantages.

Deux fois on a rattaché avec beaucoup de vraisemblance les mouvemens de l’expédition navarraise à des préparatifs que la Sardaigne tolère ou encourage dans ses ports, pour lui procurer ce dont elle manque le plus, des armes et des munitions de guerre ; la première fois, quand elle a paru se diriger vers la côte de Catalogne, après son échec à Guisona ; la seconde, quand on l’a vue passer l’Èbre si près de son embouchure, et qu’on lui a supposé l’intention de descendre le long du littoral dans le pays de Valence. La première fois, c’était une erreur ; mais si don Carlos s’établit et réorganise son armée au moyen des renforts que lui amènent Cabrera et les autres chefs du Bas-Aragon, dans les montagnes au nord-est de Valence, il est probable qu’on cherchera à opérer quelque débarquement d’effets militaires, soit à Vinaroz, soit à San Carlos de la Rapita, dans la baie des Alfaques.

D’après les dernières nouvelles, l’expédition carliste est arrivée sans obstacle à Cantarvieja. C’est le point culminant du groupe de montagnes qui domine et sépare les trois provinces d’Aragon, de Catalogne et de Valence. Cette importante position est au centre d’un pays de difficile accès, où les bandes carlistes se sont très souvent retirées, après leurs incursions dans la Manche et les provinces limitrophes. Cependant il y aurait encore loin de là à Madrid, si l’armée du général Oraa, qui se trouvait à la même époque sur la droite et en tête des forces carlistes, dans les environs d’Alcaniz et de Teruel, agissait avec vigueur et décision, comme l’exigent les circonstances les plus critiques où se soit trouvée la cause de la reine depuis le commencement de la guerre civile.

Ce qu’il faudrait au gouvernement de la reine, avant même une bonne armée, pour terminer la guerre civile, ce serait de l’argent, parce qu’avec de l’argent il aurait une bonne armée, parce qu’il y maintiendrait constamment la discipline, parce qu’il aurait sur les chefs carlistes un puissant moyen d’action, parce qu’il n’enverrait pas sans cesse aux bandes qui désolent le royaume des renforts de déserteurs. Ce fut une illusion de compter sur des corps francs ou sur des milices mobilisées. De pareilles troupes n’ont réussi, et encore très imparfaitement, qu’en Catalogne. Partout ailleurs elles n’ont commis que des excès, ou se sont déshonorées par la plus odieuse lâcheté, mêlée aux plus ridicules fanfaronnades. Cela s’est vu dans l’Andalousie, à l’époque de l’expédition de Gomez, dans l’Estremadure, quand le général Rodil fit un appel au patriotisme de cette province, et tout récemment dans le royaume de Valence. Quand le général Oraa est arrivé à Valence, au mois d’avril, avec la mission de mettre promptement un terme aux incursions dévastatrices de Forcadell et de Cabrera, quoiqu’il eût peu de troupes à ses ordres pour accomplir cette tâche, son premier acte a dû être la dissolution de deux corps francs, dont les brigandages étaient devenus aussi affreux que ceux des bandes carlistes.

Il faut donc de l’argent. Mais où le trouver ? L’Espagne elle-même est épuisée, parce que rien ne s’y reproduit, que l’industrie est paralysée, que le commerce extérieur est mort, que les travaux de l’agriculture sont abandonnés sur quelques points, faute de bras, de capitaux, de sécurité, des premiers moyens d’exploitation. Il y a des provinces qui, écrasées de réquisitions en nature, ont payé d’avance plusieurs années de certains impôts, et qui, envahies par les factions, ne demandent pas qu’on les vienne défendre, pour n’avoir pas à nourrir à la fois leurs défenseurs et leurs ennemis. La vente des biens nationaux procure, de temps en temps, quelques ressources, et il est à remarquer que les prix d’adjudication sont bien supérieurs aux estimations primitives ; mais ce n’en est pas moins, dans son ensemble, une fort mauvaise opération. Les acheteurs obtiennent de longs termes pour payer, et ils paient souvent en titres et créances de diverses natures et de diverses origines, sur le gouvernement, qui sont actuellement sans valeur, puisque les intérêts ne sont pas servis, et, pour un grand nombre de ces dettes, ne le seront peut-être jamais. Il y a telle propriété ecclésiastique vendue comme bien national dont le trésor n’a pas retiré, en capital réel, ce qu’il percevait sur elle chaque année, en droits et contributions de toute espèce, parce que ce genre de propriétés en acquittait de très considérables. L’avenir, nous le savons, nous l’espérons au moins, effacera les misères du présent ; mais le déficit s’accroît de jour en jour, on ne pourvoit à aucun service, le trésor ne remplit aucune obligation, tout manque à la fois.

M. Mendizabal, qui a épuisé toutes les ressources d’une imagination féconde en expédiens, et qui ne se laisse pas arrêter par de vulgaires scrupules, semble reconnaître aujourd’hui que ce système dilatoire est arrivé à son terme ; car depuis plus de trois mois il travaille à la conclusion d’un emprunt à l’étranger. Un riche capitaliste espagnol avait fait ou accepté des propositions pour un capital nominal de 800,000,000 de réaux (200,000,000 de francs), que diverses conditions auraient certainement réduit d’un tiers ; mais il demandait la garantie, au moins morale, des deux gouvernemens de France et d’Angleterre, qui l’ont refusée[2]. Cette négociation n’a donc pas eu de suites. Maintenant il est fortement question d’un autre emprunt moins considérable, qui se négocierait à Londres, et pour sûreté duquel le gouvernement espagnol offrirait les revenus de Cuba et de Porto-Rico. On assure que celui-là est en voie de réussir. Si cette combinaison n’est pas accompagnée de mesures propres à soulever, de la part de l’administration coloniale, une résistance qui serait difficile à surmonter, malgré ses inconvéniens, il faudrait l’accueillir. Elle en a certainement beaucoup moins que le projet d’un traité de commerce avec l’Angleterre, ou de concessions commerciales faites à cette puissance, par voie de réglemens douaniers, dont il a été aussi question, et au moyen desquels on obtiendrait d’elle un fort subside ; car non-seulement on devrait craindre alors que les tendances séparatistes de la Catalogne ne prissent un caractère sérieux, et n’entraînassent Valence par la communauté d’intérêts ; mais la France ne pourrait, ce nous semble, tolérer des arrangemens qui changeraient, à son préjudice, une situation garantie par d’anciens traités. Il en résulterait donc infailliblement une grave perturbation dans le système de la quadruple alliance, et nos départemens méridionaux se plaindraient alors, avec trop de raison, des sacrifices qu’il leur impose, pour qu’il fût sage ou possible de les exiger plus long-temps.

L’Espagne est maintenant assez calme. L’insurrection qui a éclaté, dans les premiers jours du mois de mai, à Barcelonne, quoique fort sérieuse, n’a cependant servi qu’à compromettre plus encore la bourgeoisie de cette grande ville dans les voies de l’ordre et de la modération. Les mesures rigoureuses, mais nécessaires, que les autorités militaires et civiles ont adoptées à la suite de cette coupable tentative pour prévenir un nouveau soulèvement du parti républicain, se sont exécutées sans résistance et sans trouble. L’empire des lois est rétabli sur tous les points où s’était propagée la révolte, et l’invasion de la Catalogne, par les carlistes, a momentanément effacé les divisions du parti constitutionnel. Valence ne songe qu’à défendre ses murs, sans cesse menacés par des bandes audacieuses et féroces. Cadix est tranquille. À Malaga, le général Quiroga et ses successeurs dans le commandement de cette partie de l’Andalousie se sont attachés à neutraliser, autant que possible, tous les élémens de désordre que renferme une des populations les plus remuantes de l’Espagne, et ils ont réussi. On a désarmé la populace, on a puni les assassins, on a dispersé les fauteurs de séditions. Enfin les dispositions de la garde nationale de Madrid sont rassurantes, et le ministère affecte de ne plus craindre que les complots des réactionnaires ou partisans du statut royal, qui sont l’objet de toutes ses rigueurs.

Mais ce ministère lui-même est-il bien certain de son avenir ? nous ne le croyons pas. L’opinion générale est qu’il doit prochainement subir un changement essentiel dans sa composition. La majorité des cortès en a beaucoup moins adopté les hommes que la direction politique ; et toutes les fois qu’il s’est agi, soit à propos de finances, soit à l’occasion des malheurs de la guerre civile, de déclarer qu’on ne le trouvait ni assez prévoyant, ni assez habile, ni assez heureux, la majorité s’est affaiblie, et quelquefois même lui a fait défaut. Au moment où nous écrivons ces lignes, il y a crise. L’opposition des cortès et le parti modéré, dont l’existence ne se révèle plus que par une presse fort bien maniée, travaillent, de concert, au renversement du ministère Calatrava. Dans celui-ci, on sent la nécessité de se modifier ; et chacun est à la recherche de nouveaux alliés. Mais on n’est pas encore parvenu à s’entendre, et M. Calatrava reste le collègue de M. Mendizabal. Au milieu de tous ces embarras, le parti modéré nous semble trop impatient, non pas de revenir aux affaires (il n’a, en ce moment, aucune chance de succès), mais d’user contre les difficultés du pouvoir une autre nuance de l’opinion qui l’en a fait tomber.

La constitution nouvelle, acceptée et jurée par la reine régente au nom de sa fille, a été solennellement promulguée à Madrid et dans toutes les grandes villes d’Espagne. L’ordre n’a été troublé nulle part à cette occasion, et l’approbation du pays semble ratifier l’œuvre des cortès. Mais l’assemblée ne doit pas se séparer, avant d’avoir voté les institutions organiques et les principales mesures de réforme destinées à compléter la révolution dans l’ordre politique et dans l’ordre civil. La loi électorale et la suppression des dîmes ont déjà signalé cette seconde phase de son existence, que le ministère cherchera sans doute à prolonger le plus possible, pour n’avoir pas en même temps la guerre civile à combattre et deux nouvelles chambres à manier. Cependant la promulgation du pacte fondamental a soulevé une grave question, celle du maintien ou de la suppression des fueros de la Biscaye et des trois autres provinces. Légalement cette question n’en est pas une. La constitution s’applique à toute la monarchie espagnole, et doit en régir toutes les parties. Mais en fait, les provinces qui avaient conservé leurs priviléges ne veulent pas s’en dessaisir ; et ce n’est pas des insurgés carlistes que nous voulons parler, c’est de la population libérale qui reconnaît le gouvernement de la reine et l’ordre de succession établi par le testament de Ferdinand VII. Bilbao proteste contre la suppression des franchises de la province, et jusqu’ici aucun acte officiel n’a constaté sa soumission à la loi qui les abolit. L’insurrection provinciale qui s’est armée du nom de don Carlos a donc des racines bien profondes dans l’attachement de ce pays à ses anciennes institutions et à des priviléges qui ont fait sa prospérité, au milieu de la décadence du reste de la monarchie ! Aussi ne peut-on s’expliquer comment, depuis l’origine de cette guerre, le gouvernement espagnol n’a pris aucune mesure pour rassurer solennellement les populations sur le sort des libertés qui leur ont mis les armes à la main.

Le tableau que nous venons de tracer montre combien est grave la situation actuelle de l’Espagne, combien de dangers elle présente, et combien peu elle offre de ressources.

La politique et l’humanité ont également à gémir de la prolongation de la guerre civile dans la Péninsule. On ne peut espérer la fin prochaine de cette déplorable lutte par les seules forces de l’un ou de l’autre des deux partis ; et si don Carlos s’établissait à Madrid, ce serait pour la France une source de complications et de dangers, dont la seule perspective devrait suffire pour faire adopter, dès à présent, l’unique moyen assuré de les prévenir. Toutes les opinions qui ont été successivement appelées à diriger les affaires de l’Espagne, ont eu la prétention de la sauver et de terminer la guerre civile sans l’intervention française, et toutes ont fini par la demander à genoux. Il n’y a plus même aujourd’hui un reste d’orgueil national dans cette Espagne, broyée par les révolutions, pour protester contre l’apparition du drapeau français de l’autre côté des Pyrénées. Toutes les conditions morales se réunissent donc en faveur de l’intervention, épuisement des partis, et découragement des peuples ; et nous n’étonnerons que ceux qui ne connaissent pas le fond des choses, en affirmant qu’un grand nombre de chefs carlistes ne demandent qu’à pouvoir désarmer honorablement. L’intervention serait glorieuse ; elle serait, pour la dynastie, un grand moyen de consolidation, pour la France un gage de sécurité, pour la paix générale une garantie de plus, en ôtant à certaines espérances un dernier appui. Nous n’ajouterons plus qu’un mot. Tout ce qu’elle devait à l’Espagne, la France l’a fait, et au-delà : le temps est venu d’examiner si elle ne se doit pas quelque chose de plus à elle-même.


C.
  1. Ce ministère a été modifié plusieurs fois. Le général Rodil ayant pris le commandement de l’armée d’Aragon, le brigadier Camba fut chargé par interim du portefeuille de la guerre, qu’il résigna peu de temps après la destitution du ministre titulaire, ne voulant ni hériter de ses dépouilles, ni continuer de poursuivre son ancien chef et compagnon d’armes. Après la retraite de Camba, le département de la guerre fut confié, encore par interim, à M. Rodriguez Vera, député d’Albacete, nullité politique, administrative et militaire. Enfin, quand on ne put résister davantage à la clameur publique, le comte d’Almodovar, ancien collègue de M. Mendizabal pendant son premier ministère, fut nommé ministre de la guerre ; mais ce choix paraît avoir provoqué la retraite de M. Lopez, ministre de l’intérieur, à la fin du mois de mars de cette année. Le comte d’Almodovar, commandant à Valence, y avait réprimé un soulèvement dont M. Lopez était le chef principal, et quoique tout s’oublie en politique, il était difficile que l’ardent tribun de 1835 siégeât dans le même conseil auprès de l’homme qui avait eu à combattre sa fougue révolutionnaire. D’ailleurs M. Lopez embarrassait souvent ses collègues, qu’il n’estimait pas, et deux ou trois discours extravagans l’avaient perdu dans l’opinion publique. Après avoir donné sa démission, M. Lopez s’est mis aussitôt à la tête de l’opposition, qui l’en a récompensé en lui donnant toutes ses voix pour la présidence des cortès, à l’élection du mois d’avril ; mais la majorité a manifesté son éloignement pour l’ex-ministre en portant ses suffrages sur un autre candidat. M. Pio Pita, chef politique de Madrid, homme intègre, mais dur, a remplacé M. Lopez au ministère de l’intérieur.
  2. Les différends survenus entre M. de Campuzano, ministre d’Espagne à Paris, et le gouvernement français se rattachent à cette affaire, que M. de Campuzano avait eu le tort de ne pas vouloir traiter dans les formes accoutumées.