L’Espagne et la crise coloniale - Les Insurrections de Cuba

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L’Espagne et la crise coloniale - Les Insurrections de Cuba
Revue des Deux Mondes4e période, tome 139 (p. 553-587).
L’ESPAGNE
ET LA CRISE COLONIALE

LES INSURRECTIONS DE CUBA[1]

Cuba et les Philippines, Cuba surtout, on ne parle plus d’autre chose que de la question coloniale : hors d’elle, il n’y a plus de politique en Espagne. Volontiers, l’on dirait que, hors d’elle, il n’y a plus de partis ; quelques personnages consulaires dans les Chambres, quelques journalistes dans les cercles et quelques intrigans d’ordre inférieur dans les cafés sont seuls à croire qu’il y en a encore. Qui est, en ce moment, ministre des finances, ou ministre des colonies ? Neuf passans sur dix n’en savent rien. Le cabinet est conservateur, puisque c’est M. Canovas qui le préside. Mais il n’importe. Il a derrière lui non seulement des conservateurs, mais des libéraux, des républicains même : il a la nation entière : il s’appelle l’Espagne. Si les carlistes n’oublient pas au fond de l’âme que le roi régnant porte le titre d’Alphonse XIII, ils remettent à plus tard pour s’en souvenir tout haut. Conservateurs, libéraux, républicains ou carlistes, les partis, les ministères, les dynasties et jusqu’aux formes de gouvernement, c’est ce qui passe : mais il faut que l’Espagne demeure : et Cuba, c’est de la chair de chair espagnole ; c’est de l’histoire, de la gloire et de la grandeur d’Espagne ; c’est le dernier témoin de l’Espagne dans le Nouveau Monde, tiré par elle de l’inconnu des eaux.

Aussi, de cette langue riche entre toutes, faite, comme disait l’empereur, pour s’entretenir avec Dieu, et dans laquelle tant de « cris » ont été jetés vers lui contre les institutions et les hommes, on n’entend plus sonner que trois mots : « Viva Cuba española ! » Les petites rancunes, les petites haines, les petites ambitions, les petites passions, au moins pendant ces heures graves, se taisent. Prenez, au hasard, un journal : la Epoca, l’Impartial, le Liberal, le Heraldo. Est-ce la Época ? Voici les affaires de Cuba, à la première, à la deuxième, à la troisième pages. Articles de fond, filets, télégrammes, nouvelles, bruits des couloirs et de la Bourse : partout les Philippines et Cuba. Deux pleines colonnes, en tête de l’Impartial, donnent chaque jour des noms et des chiffres : souscription pour les blessés et les malades de Cuba : plus loin, d’autres noms, d’autres chiffres : souscription à l’emprunt de 400 millions pour les dépenses de la guerre de Cuba ; toutes ces grosses rubriques appellent l’attention sur les Philippines et Cuba. Le dimanche matin, on s’arrache les numéros exceptionnels du Liberal, consacrés, avec des illustrations rapides, une semaine à l’armée, une autre semaine à la marine, une autre, à un autre sujet militaire ou patriotique, toujours à l’unique question, à Cuba. Prose, poésie, images, décrivent, chantent, représentent Cuba. Ces états de service complaisamment rappelés, ces portraits sont les états de service et les portraits des généraux qui commandent à Cuba. Au bas de la Calle Mayor, à la porte d’un café il ne se peut plus populaire, est installé un marchand de chansons ; approchez-vous de son étalage et lisez : La guerra de Cuba, — Dialogo entre España y Cuba

Des militaires passent, en pantalon de coutil rayé de blanc et de bleu, dans les rues glacées en décembre par le vent du Guadarrama : on les regarde et on les montre : Soldados para Cuba. Ils sont 20 000 qui vont partir et, s’il le faut, ce ne sont pas les derniers qui partiront. Cet escadron qui va à la manœuvre, cette batterie d’artillerie qui rentre au quartier n’ont que de très jeunes lieutenans et de très vieux capitaines : lieutenans de dix-huit ans, capitaines de cinquante. Où sont les autres ? À Cuba, Ainsi, ce qu’on voit à Madrid et ce qu’on n’y voit pas, présences, absences et départs, à toute minute et en tout lieu, rappellent Cuba.

Dans la presse, dans les tertulias, parmi les groupes qui cherchent un rayon de soleil le long des maisons de la Puerta del Sol, un seul motif, un seul thème, Cuba. Longs discours et vives apostrophes ; ni l’éloquence, ni la polémique ne chôment, mais ce sont les plans de campagne, le mérite et le « prestige » des chefs qui en font tous les frais, — et s’il vaut mieux, « l’action militaire » seule que « l’action militaire, politique et diplomatique » combinées. Peut-être est-ce la faute de la saison ? il semble que les plus illustres joueurs de pelota et les plus fameux toreros eux-mêmes aient déchu dans l’estime et la curiosité publiques : et, si la loterie ne cesse pas d’intéresser, il semble pourtant qu’on se presse moins de courir après la messagère de fortune et que les plus déshérités dépouillent moins avidement la lista grande.

De telle sorte et à tel point que ce qu’il y a maintenant de plus espagnol en Espagne, les véritables choses d’Espagne, ce sont les choses de Cuba. Dans la salle du conseil, à la Présidence, trois objets frappent le regard : un modèle de croiseur, une culasse de canon, une immense carte de Cuba. D’un bout à l’autre de ce corps, à l’ordinaire un peu inerte, on sent agir une énergie, vouloir une volonté, vivre une vie qu’on ne lui connaissait plus : l’Espagne, de Saint-Sébastien à Cadix, se tend et regarde par delà l’Océan, en un grand mouvement d’espérance impatiente.


I

Les raisons ne manquent pas, elles abondent pour que le problème colonial, et particulièrement le problème cubain, prenne dans les préoccupations de l’Espagne une importance capitale. Ce ne sont pas toutes des raisons historiques ou de sentiment ; il y en a de géographiques, de politiques et d’économiques, qui sont loin d’être dépourvues de valeur.

La raison historique, on l’a déjà donnée : par les Philippines et Cuba, l’Espagne garde un coin d’Orient et un coin d’Occident, dernier reste du royal manteau que durant des siècles elle traîna derrière elle, et qui couvrait la moitié de la terre. Raison de sentiment, si l’on veut : l’Espagne aime Cuba, ou elle s’aime en Cuba, elle, ses victoires, ses conquêtes et sa splendeur anciennes : ne l’aimât-elle que pour cela, elle l’aime par orgueil castillan. Mais, outre ces raisons qui viennent de loin et que des peuples à l’esprit trop positif comprennent mal, sa résolution à défendre Cuba repose sur des considérations moins détachées d’un intérêt présent.

Il y entre, d’abord, une pensée politique. Le malheur des temps, impitoyables pour elle, dix révolutions, dix guerres civiles en Amérique et en Europe, la ruine de son empire et le dépérissement de ses ressources, ses nécessités intérieures l’ont condamnée à une sorte de retraite. M. Canovas del Castillo le disait au Congrès voilà près de vingt ans[2] :

« Les nations ont à exprimer leur avis dans le monde pour l’un ou l’autre de ces deux motifs : si elles ont en jeu un intérêt immédiat, réel, visible à tous ; ou si elles occupent en Europe une place parmi les grandes puissances qui forment une espèce de tribunal suprême ou de jury international. Nous n’appartenons pas à ce grand jury européen et, ne lui appartenant pas, nous devons bien nous soumettre à la dure loi des circonstances ; mais nous n’avons pas à solliciter ce que spontanément on ne nous reconnaît point… Nous ne sommes pas assez forts, sans aucun doute, pour nous imposer en la première de ces deux situations ; nous ne sommes pas, nous n’avons pas le droit d’être assez modestes, nous, les Espagnols, pour pouvoir occuper volontairement la seconde. »

L’Espagne a donc mis à se recueillir une discrétion pleine de fierté ; ne pouvant paraître en Europe au rang des plus grandes puissances, elle s’est résignée à n’y plus paraître, en attendant meilleur destin ; elle s’est abstenue, mais encore et toujours par orgueil castillan. Elle a le sentiment profond de ce qu’elle fut et, si Dieu le voulait, de ce qu’elle pourrait être. Elle se recueille, mais ne s’abandonne pas ; elle cède, puisqu’il le faut, « à la dure loi des circonstances, mais non sans espérer ni croire fermement que les circonstances changeront quelque jour ; elle se souvient trop de son passé pour s’interdire à jamais l’avenir. Elle le sait bien, qu’on ne lui fait plus sa place « parmi les grandes puissances » ; mais c’est justement parce qu’elle sait qu’elle a beaucoup perdu, qu’elle est si décidée à ne plus rien perdre. Et n’ayant plus le premier motif d’exprimer son avis dans le monde, qui est de faire partie « du grand jury européen », n’ayant plus le pouvoir de juger, il lui reste le devoir de se défendre, pour le second motif, qui est « d’avoir en jeu un intérêt immédiat, réel, visible à tous. »

Or immédiat, et réel, et visible à tous est bien l’intérêt espagnol que met en jeu l’insurrection cubaine : ici viennent peser de tout leur poids une raison géographique et une raison économique, lesquelles s’ajoutent l’une à l’autre et font, en somme, une même raison.

« Pénétrez-vous bien de ceci, me disait un des orateurs les plus écoutés des deux Chambres : que nous ne pouvons pas renoncer à Cuba ; nous ne le pouvons absolument pas, autant que l’homme peut ne pas pouvoir. Vous autres, Français, si l’une de vos vieilles colonies se détachait, vous vous consoleriez peut-être à la pensée que vous en avez de nouvelles, et l’Afrique comblerait le vide qui se creuserait pour vous en Asie ou en Amérique. Mais nous, nous n’avons pas de nouvelles colonies, et, des vieilles, qu’est-ce que nous avons encore, en comparaison de ce que nous avons eu ? Cependant, des colonies nous sont plus utiles qu’à vous-mêmes, à cause de notre position géographique, à l’extrémité de l’Europe, et entre deux mers. Vous tenez, vous, au continent ; vous y êtes solidement liés par une longue frontière territoriale, ouverte sur quatre ou cinq pays, et à travers ceux-là, sur tous les autres. Nous, nous sommes une péninsule, fermée, du côté de la terre, par de hautes montagnes. Nous n’avons de jour que sur l’Océan et sur la Méditerranée, une mer occidentale et une mer orientale.

C’était, en vérité, le génie de l’Espagne qui portait nos pères à suivre le double flot, se retirant et les attirant vers l’Occident et vers l’Orient ; et avec eux allait la fortune de l’Espagne. Comme péninsule, il nous faut une marine ; pour que nous ayons une marine, il nous faut une attraction sur la mer vers l’Orient et vers l’Occident ; et c’est en quoi Cuba et les Philippines nous tiennent par des liens que nous ne pouvons pas leur permettre de rompre. Il y va de la vie, il y va de l’honneur et, pourquoi le cacher ? il y va aussi de l’argent. Si pauvre, si affaiblie ou si attardée, si peu développée qu’on la dise au point de vue économique, l’Espagne a trois provinces au moins industrieuses et riches. Elle a les fers de la Biscaye, les tissus de la Catalogne et les blés de l’Andalousie ; quand même tout le marché intérieur leur serait réservé, il ne suffirait pas. En sorte que Cuba et les Philippines nous sont à la fois historiquement sacrées, politiquement nécessaires, et économiquement utiles. » Ainsi s’exprime, ou à peu près, un homme qui passe, à juste titre, pour dire de fort bonnes choses et les dire fort bien.

Mais de ces deux points opposés, de l’Occident et de l’Orient, l’un force et enchaîne l’attention plus que l’autre : l’Occident plus que l’Orient : Cuba plus que les Philippines ; soit que le péril paraisse moins grave ou moins urgent ici que là, soit qu’on le voie moins et que l’on connaisse moins les difficultés, soit qu’on y redoute moins de complications et de moins sérieuses ; soit que l’on dédaigne un peu ces adversaires à demi sauvages et qu’on se flatte d’en finir tout de suite avec eux lorsque l’on en aura fini avec les autres ; soit que l’on ne sente pas autant le prix des Philippines que le prix de Cuba, ou plutôt que les libres soient plus relâchées, qu’il y ait moins de communications entre la métropole et les colonies : le fait est que l’Espagne n’envoie aux Philippines, renforts en route ou en préparation compris, que de 25 à 30 000 hommes, tandis qu’elle a ou va avoir 220 000 hommes à Cuba.

II

La siempre fiel isla de Cuba ! « La toujours fidèle ile de Cuba ! » — Comme cette épithète paraît ironique aujourd’hui ! Et comme elle marque l’attachement de l’Espagne à Cuba, plus et mieux que l’attachement de Cuba à l’Espagne ! Nous vivons dans un siècle ennemi de la fidélité : les princes et les peuples en ont fait l’expérience ; entre toutes les vertus malades, il n’en est pas de plus frappée que ce qu’on appelait jadis le loyalisme. La toujours fidèle île de Cuba l’a, pour son compte, totalement oublié. Depuis la tentative de Narciso López sous le gouvernement du général Concha. vers 1850, en passant par les conspirations de D. Ramon Pinto, de Estrampes, de Santa Rosa et autres, jusqu’à la fameuse guerre de dix ans, de 1868 à 1878, Cuba n’a plus connu la paix, ni l’Espagne la sécurité. Paix et sécurité compromises depuis bien longtemps, si, depuis 1810 ou 1812, l’île est travaillée sourdement et agitée, d’abord en secret, par des associations plus ou moins mystérieuses, mais toutes révolutionnaires, qui bientôt y foisonnent, car la vie là-bas est d’une monstrueuse exubérance et tout ce qui y naît, tout de suite y pullule.

La prédication des loges maçonniques des Racionales Caballeros, des Soles de Bolivar et de l’Aguila Negra, reprise en chœur par d’autres compagnons au nom et aux allures bizarres, aux intentions identiques. Anilleros, Cadenistas, et, comme partout à cette date, Carbonarios, ne tarda guère à porter ses conséquences logiques. L’exemple des soulèvemens militaires, en Espagne même, fit le reste. Des rébellions éclatèrent en 1823, en 1833, dans les troupes auxquelles des officiers politiciens avaient appris l’art des pronunciamientos et dont, à leur tour, les Cubains apprenaient l’art des insurrections. Il se fonda des « juntes patriotiques cubaines » dans les divers pays et les diverses îles, dans toutes les Amériques d’alentour, au Mexique, en Colombie, aux États-Unis. Et ce sont alors, jusqu’à la vraie guerre de dix ans, trente ou quarante années remplies d’intrigues et d’alertes, de complots avortés ou vite réprimés, de machinations et d’arrestations : à en faire la somme, il n’y a pas moins de soixante-dix à quatre-vingts ans que Cuba conspire, ou que l’on conspire à Cuba contre les autorités espagnoles et contre la souveraineté de l’Espagne.

En ce siècle presque tout entier, Cuba n’aura été fidèle qu’à ses rêves d’infidélité. Mais, à moins de supposer la folie — et les pires folies ne sont pas si longues — on ne conspire point sans causes pendant soixante-dix ou quatre-vingts ans : des causes à cet interminable état de malaise et de trouble, il est impossible qu’il n’y en ait pas ; il est certain qu’il y en a, et de plusieurs espèces ; il est probable qu’il y en a du chef des Cubains, comme du chef des Espagnols.

Pour ce qui est des Cubains, on en voit de géographiques, d’ethnographiques, de psychologiques, de politiques, d’économiques, d’historiques, sans mentionner ici une cause plus générale, qui pourtant agit à Cuba comme ailleurs et dont on ne saurait faire abstraction.

Causes géographiques : la colonie est à plusieurs jours de la métropole, et à cinq ou six heures seulement de la Floride, c’est-à-dire des États-Unis. — Outre qu’elle est, par sa fertilité et par son étendue, la reine des Antilles, par sa position elle ouvre ou ferme le golfe du Mexique, et nul n’y sera tout à fait chez soi, qui n’en tiendra pas cette clef. — Causes ethnographiques : la population de l’île est formée de couches superposées et mêlées. Sur 1 600 000 habitans environ qu’atteignent les recensemens officiels, on compte 500 000 à 600 000 noirs. Le reste va du noir au blanc, de dégradé en dégradé de ton, ou monte du blanc au noir toute la gamme des nuances : Espagnols purs, arrivant de la péninsule, mariés à de pures Espagnoles ; puis Espagnols mariés à des Cubaines ; étrangers : Anglais, Français, Allemands, Yankees ; Cubains fils d’un Espagnol et d’une Espagnole, et Cubains fils d’un Espagnol ou d’un étranger et d’une Cubaine ; puis Cubains fils de Cubain et de Cubaine ; croisemens d’Espagnols, d’étrangers ou de Cubains et de négresses ; enfin, purs nègres d’Afrique, pur bois d’ébène récemment importé, puisque, malgré les lois et les mesures contraires, l’esclavage s’est maintenu à Cuba jusqu’en ces derniers temps ; et par-dessus le marché des Asiatiques, des jaunes, coolies chinois, au nombre, selon certains auteurs, de près de 80 000[3].

Et toutes ces demi-teintes, tous ces quarts de teinte de la peau, on les retrouve dans les cerveaux ou dans les dînes. L’Espagnol pur s’est, de tout temps et en Espagne même, montré parfaitement ingouvernable : c’est le premier roi d’Espagne, Aragon et Castille réunis, c’est Ferdinand le Catholique qui le disait, au moment où Christophe Colomb venait de lui donner l’Amérique. Il s’en plaignait à Guichardin, alors ambassadeur près de lui[4] : « Nation très propre aux armes, lui confiait-il, mais désordonnée ; où les soldats sont meilleurs que les capitaines, et où l’on s’entend mieux à combattre qu’à gouverner et à commander. » Sur quoi, l’envoyé florentin, cherchant une explication, ajoute : « C’est peut-être parce que la discorde est naturelle aux Espagnols, nation d’esprits inquiets, pauvres et tournés aux violences : » — et la traduction adoucit le texte.

Ingouvernables dès le XVe siècle, sous Ferdinand et Isabelle, les changemens de dynastie et les changemens de régime n’ont fait que perpétuer et accroître chez les Espagnols ce penchant naturel à l’anarchie ; ingouvernables en Espagne même, ils le sont devenus bien davantage encore aux colonies. Les fils d’Espagnols et de Cubaines sont venus ensuite aggraver, dans la race mixte qui naissait avec eux. cette disposition fâcheuse, que les fils de Cubains et de Cubaines, à la deuxième génération, ont portée à l’état aigu.

L’immigration étrangère, d’autre part, ne pouvait redresser ni corriger ce vice originel : tout au contraire ; car si une nation, quelle qu’elle soit, colonise toujours par ses élémens les plus aventureux, ce sont d’autres élémens d’aventure, « des esprits plus inquiets, de plus pauvres, de plus violens encore » à l’habitude, qui s’y adjoignent du dehors. Cette immigration d’étrangers de souches et de provenances diverses ne devait aboutir et, en effet, n’a abouti qu’à augmenter considérablement le désordre ; non pas seulement par les idées ou les préjugés politiques, si hétérogènes, que les uns et les autres ont introduits dans l’île : mais, le peu d’unité qui pouvait exister avant elle, elle a contribué à le détruire. D’unité sociale au sens propre, il n’y en avait pas, et l’on a dit pourquoi, en rappelant qu’il y a vingt ans à peine que, dans le fait, l’esclavage a été aboli à Cuba. Mais, comme en toute contrée de population espagnole, il y avait du moins un lien, qui était la foi, le Credo religieux : tout ce qui était Espagnol ou issu d’Espagnol, par cela même était catholique. Avec les Allemands, les Anglais, et les Américains du Nord ont pénétré dans l’île vingt sectes protestantes, des méthodistes aux quakers ; avec les Français et les Italiens, ce que l’on nomme la libre pensée. Tout au fond, tout en bas, les nègres, mal décrassés de leur fétichisme africain ou livrés à un ñañiguisme obscène et sanglant[5]. Quant aux Chinois, qui sont évidemment ce qu’il y avait de plus misérable en Chine, ils ne pratiquent que les formes les plus grossières du boudhisme, déguisées parfois, dans l’espoir du lucre, sous quelques simagrées d’édification chrétienne.

Au total, une confusion, nulle fusion, ni ethnique, ni politique, ni religieuse : de quoi rendre plus ingouvernable encore un mélange d’hommes qui n’est pas une nation, pas même un peuple, et dont chaque élément premier était déjà naturellement ingouvernable. L’attachement patriotique envers l’Espagne, quelque vif qu’il soit dans certaines classes, n’est point, lui non plus, un ciment entre toutes les classes. C’est bien d’après lui que tend à se faire, depuis les récens événemens, le classement des partis cubains, qui n’épousent pas aveuglément les querelles des partis de la métropole, puisque l’un d’eux, l’Union constitutionnelle, comprend à la fois des personnes qui, en Espagne, seraient classées sous les trois étiquettes de conservateurs, de libéraux et de républicains, tandis que l’autre, le Parti autonomiste, tend de plus en plus à devenir un parti séparatiste, en tout cas, pousse l’amour de l’autonomie jusque tout près de la séparation. Les Espagnols de race pure forment, par conséquent, le noyau de l’Union constitutionnelle ; on ne dit pas, — ce qui serait manifestement inexact, étant donné le nombre de ses adhérens, — qu’ils le composent à eux seuls ; mais il est aisé de concevoir que l’attachement pour l’Espagne diminue à mesure que décroît la limpieza, la pureté du sang espagnol.

Le créole est moins passionnément Espagnol que l’Espagnol pur ; le mulâtre l’est moins que le créole ; l’étranger ne l’est pas du tout, et le nègre ou le Chinois n’est rien du tout. Si l’Espagnol pur veut, comme jadis, rester le maître, traiter l’île comme sa chose, une chose conquise, — ce que les mécontens lui reprochent, — tous les autres jalousent celui-ci et se méprisent d’étage en étage, jusqu’au dernier degré de l’abjection, où sont le nègre et le Chinois. La règle d’action leur est donc toute tracée : pour tous, se débarrasser de l’Espagnol, quitte, après cela, pour chacun, à se soumettre les autres. Nous n’en sommes encore qu’à l’heure où tous ensemble conjurés tentent d’arracher du sol cubain le drapeau rayé de jaune et de rouge, et de le remplacer par le drapeau rayé de blanc et de bleu, avec l’étoile solitaire… Mais dans ce même camp où créoles et nègres « fraternisent » contre l’Espagnol, il n’y a vraiment qu’une pensée commune : chasser l’Espagne de Cuba, et ils ne fraternisent que de haine.

Cette pensée seule leur est commune, ou cette haine, qui leur tient lieu de pensée : les intentions, les mobiles ne le sont pas : parmi ces alliés d’un jour, il y a de tout : il y a (c’est un type trop rare) la « vieille barbe » classique, le philanthrope qui sacrifie à des principes : il y a l’aventurier qui se bat pour toucher une solde et l’aventurier qui se bat pour se battre ; il y a le bandit de profession qui ne voit dans la guerre qu’un agrandissement et comme une justification ou une réhabilitation de son commerce. Il y a l’esprit humain qui court sur les nues après la chimère : il y a, hélas ! il y a surtout, la bête humaine qui, brutalement, retourne et retombe à la sauvagerie ; et pour un blanc qui d’un cœur sincère se propose de réconcilier en une seule famille, dans le symbole républicain, toutes les races proclamées libres et égales, il y a cent nègres qui s’enivrent et s’hallucinent de voler, de piller, d’incendier, de tuer, ou de violer des femmes blanches. Il y a sans doute, dans le camp insurgé, quelqu’un que tentent les lauriers de Bolivar, mais sûrement ils sont plusieurs que tentent les épaulettes, le panache, la friperie dorée, la verroterie militaire de Soulouque.

Et les causes psychologiques de la révolution de Cuba ramènent à ses causes historiques, en tête desquelles la contagion venue des États espagnols de l’Amérique du Sud, de l’Amérique centrale et des Antilles même, de la Colombie, du Mexique et de Saint-Domingue : Cuba veut se séparer de l’Espagne, parce que non loin d’elle, et pour ainsi dire à sa vue, d’autres colonies s’en sont séparées. Ce qui fait que l’on touche ici, au-dessus des causes particulières, une cause plus générale, presque une loi : et c’est que, dans un temps donné, il n’est pas de colonie qui ne fasse effort pour se détacher de la métropole, à moins d’être peuplée exclusivement par des races très inférieures. L’Amérique septentrionale, à la fin du siècle dernier, l’a bien prouvé à l’Angleterre ; les autres Amériques, au commencement de ce siècle, l’ont bien prouvé aux Espagnols. Dès qu’il y a eu à Cuba des Cubains, fils d’Espagnols, mais nés à Cuba et non en Espagne, la formule : Cuba aux Cubains ! devait apparaître et est apparue ; corollaire, d’ailleurs, d’une autre formule qui retentit entre les deux pôles à travers tout un hémisphère ; l’Amérique aux Américains ! Notre ennemi, dans ce cas, c’est notre père ou notre frère : l’ennemi du Cubain natif, c’est l’Espagnol ; c’est l’homme qui vient de l’autre rivage de l’Océan cultiver la terre de Cuba ou remplir une fonction publique à Cuba, ne fût-il qu’un pacifique employé de la régie, ou moins encore, un pauvre laboureur de Galice, dès qu’il lui faut pour vivre un petit champ à Cuba, un petit emploi à Cuba, c’est toujours un conquistador : et si peu qu’il tire de Cuba, autant il en prend, autant il en vole. — Voilà assez de motifs d’agitation et d’insurrection que les Cubains se donnent à eux-mêmes et qui résident en eux-mêmes : mais ce n’est pas tout : ils soutiennent que les Espagnols leur en fournissent de plus nombreux et de plus irritans encore, et ils énumèrent longuement leurs griefs.

À les en croire, à en croire ceux d’entre eux qui savent ce qu’ils font, l’Espagne est la plaie de Cuba. Si l’île n’est pas plus peuplée, plus prospère, plus avancée en civilisation, c’est la faute des Espagnols. S’il y a trop de nègres à Cuba, c’est leur faute ; pourquoi ont-ils exterminé les Indiens ? — Et s’il y a trop peu de blancs, c’est leur faute, parce que de toute façon ils les ont découragés de venir ; parce qu’ils ont exigé des immigrans leur extrait de baptême et que pour un peu ils leur eussent demandé un billet de confession. Si le sucre de canne ne se vend plus aussi cher ou ne se vend plus, ce n’est point par la concurrence du sucre de betterave ; c’est la faute des Espagnols qui n’en consomment pas suffisamment et qui établissent des droits tels, qu’ils empêchent les autres d’en manger. Si le fin tabac de la Havane, celui de la partie occidentale de l’île, de la Vuelta Abajo, ne rend pas autant qu’il devrait rendre et si les cigares vendus sous ce nom glorieux de havanes sont faits avec les feuilles moins parfumées dos plantes nourries dans les provinces de Puerto-Principe et de Santiago de Cuba, c’est la faute des Espagnols ; c’est leur faute si le sucre est moins cher et le tabac moins bon.

« L’Espagne refuse au Cubain tout pouvoir effectif dans son propre pays. — L’Espagne condamne le Cubain à l’infériorité politique sur le sol où il est né.— : L’Espagne confisque le produit du travail des Cubains sans leur donner ni sécurité, ni prospérité, ni instruction. — L’Espagne exploite, écrase et corrompt Cuba. » Nous ne nous chargeons pas de démêler ce qui, dans ces récriminations, est fondé, ce qui l’est moins, ce qui ne l’est guère et ce qui ne l’est point ; mais, pour être juste, il faut dire qu’il n’est pas un de ces articles que les Espagnols aient laissé sans réponse. Le gouvernement lui-même y a fait répondre dans une brochure officieuse, d’une concision et d’une précision remarquables, publiée sous ce titre : L’Espagne et Cuba, état politique et administratif de la grande Antille sous la domination espagnole[6]. Et, si le gouvernement paraît dans cette affaire trop intéressé, un prêtre qui connaît bien Cuba pour y avoir passé de longues années et qui n’est pas suspect de tendresse envers les autorités militaires ou civiles, pour avoir eu, sur des choses d’église, maille à partir avec elles, don Juan-Bautista Casas[7] répond exactement ce que le gouvernement répondait.

« L’Espagne refuse au Cubain tout pouvoir effectif dans son propre pays. » Du côté espagnol, on réplique par la liste des Cubains pourvus de hauts emplois dans l’armée, l’enseignement, la magistrature, le clergé, les diverses administrations, tant dans la péninsule que dans les possessions d’outre-mer. — « L’Espagne condamne le Cubain à l’infériorité politique sur le sol où il est né. » Du côté espagnol, on répond que Cuba est représentée aux Cortès par 13 sénateurs et 30 députés, et que le Cubain (quoiqu’il y ait Cubain et Cubain) n’est condamné à l’infériorité ni dans l’État, ni dans la province, ni dans la commune.

« L’Espagne confisque le produit du travail des Cubains » (cela se rapporte probablement à l’impôt et à l’usage qui en est fait) sans donner à Cuba la sécurité, la prospérité, l’instruction. — Du côté espagnol, on répond que ce n’est pourtant point l’Espagne qui fomente les prises d’armes, pour avoir le plaisir de dépenser du sang dont elle n’a pas de trop, et de l’argent dont elle n’a pas assez, à les arrêter ou à les châtier. — « Donner à Cuba la sécurité ! » Mais c’est Cuba qui doit et peut se la donner à elle-même. Lorsqu’une insurrection se produit, ce n’est pas dans les rangs espagnols que vont aussitôt s’enrôler les brigands authentiques — les gens sans métaphore volti a’ latrocinii, — ceux qui rançonnent villages, usines et fermes, comme ce Manuel Garcia, qui se fit appeler : Manuel II roi des champs de Cuba, jusqu’à ce que « l’humble sacristain de la paroisse de Arcos de Canasi » abattît sa couronne toute neuve et le tuât, en la bodega de Seborucal, dans la nuit du 24 février 1895. — Pour la prospérité, il est certain que cinquante ans de trouble, précédant dix ans de guerre, eux-mêmes suivis d’à peine vingt ans de paix boiteuse n’ont pu que médiocrement la servir ; mais, répondent les Espagnols, est-ce bien aux Cubains de nous en faire un crime ? Et que vont-ils chercher des coupables hors de Cuba ?

« L’instruction, disent-ils, l’Espagne les a laissés sans instruction. » Mais, du côté espagnol, on répond : Eh quoi ! n’y a-t-il pas à la Havane une université complète : facultés des sciences, de philosophie et des lettres, de médecine, de pharmacie, et de droit ? N’y a-t-il pas à Cuba des collèges et des écoles primaires ? le recteur de l’université de la Havane ne nomme-t-il pas une partie des maîtres et des maîtresses de ces écoles ? Et le recteur ne peut-il pas être Cubain ? la preuve qu’il peut l’être : D. Joaquin F. Lastres est Cubain, et le vice-recteur est Cubain, et les doyens de toutes les facultés sont Cubains ; et sur 80 professeurs, 60 sont Cubains. On en convient : il est de mode à Cuba de dédaigner et de dénigrer tout ce qui est espagnol : rien ne vaut qui ne soit américain, anglais ou, au moins, français ; mais l’américain fait prime. Il n’y a de médecins, d’avocats, d’ingénieurs, de littérateurs, de mathématiciens et de naturalistes qu’américains : il n’y a de nouvelles, d’histoires, de traités de physique, de revues et de journaux qu’américains. Mais l’Espagne en est la première victime ; et que les Cubains se refusent à penser en espagnol, elle n’en peut mais, et elle en gémit.

« L’Espagne s’est montrée incapable de gouverner et d’administrer Cuba. » Sur quoi les Espagnols reprennent : « Les lois des Indes, las Leyes de Indias, qui ont longtemps régi nos colonies, étaient humaines, sages, et les meilleures qui pussent alors être faites et appliquées. Nous reconnaissons sans peine qu’elles ont vieilli et que l’esprit moderne ne s’en accommoderait plus. Aussi ne pouvions-nous refuser et n’avons-nous pas refusé de leur en substituer d’autres. Il se peut que, depuis les catastrophes du commencement de ce siècle, l’Espagne ait eu une politique coloniale incohérente et décousue, ou même, ou plutôt, n’ait pas eu de politique coloniale. Les luttes constitutionnelles contre le pouvoir absolu de Ferdinand VII, les guerres civiles qui ont ensanglanté la régence de la reine Christine, les pronunciamientos qui ont tenu en suspens et comme entrecoupé le règne d’Isabelle II, et sauf peut-être les cinq années du ministère d’O’ Donnell, — los cinco años. — cinquante années de vie au jour le jour et de provisoire à la merci d’un coup de main ont fait que l’Espagne, trop inquiète sur elle-même, a négligé ses colonies, qui ont pu sembler, en effet, n’être plus ni gouvernées, ni administrées, ou qui souvent l’ont été, « d’une manière détestable », on ne saurait le nier, et ce sont des Espagnols exaltés qui l’avouent.

Cependant, à partir de 1865, et sous l’impulsion de M. Canovas, en ce temps-là ministre des colonies[8], le gouvernement de la métropole s’est engagé résolument dans la voie des réformes justes et nécessaires : la Révolution, de 1868 à 1876, s’y est précipitée, et depuis la Restauration, que les libéraux ou les conservateurs fussent aux affaires, il y a eu des marches et des contre-marches, des faux pas et des tâtonnemens, mais on n’est pas revenu en arrière, on ne s’est pas arrêté, et vingt lois votées en témoignent. Ces vingt lois nouvelles ont fait de Cuba une province espagnole, assimilée aux provinces de la péninsule, et qui peut être encore mal administrée, mais ne l’est ni plus mal ni moins mal que les autres, ou ne l’est plus mal que parce qu’elle est plus loin. L’administration de Cuba est mauvaise, assurent les Cubains, qui se plaignent des chemins de fer, des routes, des postes et des télégraphes, de tout. « — Et moi, disait Guatimozin. crois-tu donc que je sois sur un lit de roses ? »

Toute la question est en ceci : Cuba est-elle traitée comme une autre province d’Espagne ? — Non, protestent les révoltés : « l’Espagne écrase, exploite et corrompt Cuba. » — Elle l’écrase. S’agit-il de la Dette, que les insurgés évaluent à un milliard et demi[9], et qui, suivant eux, est mise à la charge de l’île au mépris de la plus vulgaire équité ? — La Dette, répondent les Espagnols, elle est le fruit des insurrections. Avant la guerre de 1868, le déficit était insignifiant. C’est la guerre, et la guerre seule, qui l’a creusé en abîme. Les dépenses s’enflant outre mesure et les contributions ne rentrant plus, on a été contraint de recourir au crédit : de là, l’emprunt à la Banque espagnole de la Havane, en 1868 ; les émissions de bons et billets du Trésor, en 1872 et 1874 ; les emprunts de 1875 et de 1876 ; l’émission de billets de la Banque espagnole pour le compte des Finances et l’affectation hypothécaire des rentes de l’île pour garantir des émissions, telles que celle des obligations du Trésor en 1878 ; tout cela, durant la guerre ; et, après la guerre, mais à cause d’elle, et pour en liquider les frais, les émissions de 1882, refondues avec les emprunts et unifiées dans les billets hypothécaires émis, en 1886, à concurrence de 620 millions et, en 1890, à concurrence de 222 500 000 pesetas[10]. Le poids en est lourd, certainement, mais les Cubains l’ont mis eux-mêmes sur leurs épaules.

Maintenant, quand ils prétendent que l’Espagne les « écrase », est-ce seulement de contributions qu’ils veulent dire (à tort, ripostent les Espagnols, car Cuba paye beaucoup moins que la métropole) ? N’entendent-ils pas autre chose ? et ne font-ils pas le procès de la politique traditionnelle de l’Espagne dans ses colonies ? S’il en est ainsi, et même si cette accusation revêt un caractère rétrospectif, si les Cubains incriminent ce qui s’est fait autrefois bien plus que ce qui se ferait encore, même sur ce point, même dans le passé et dans l’histoire, les Espagnols n’acceptent pas la flétrissure sans se défendre. Ils ne tiennent, à coup sûr, pour des saints, ni Cortez, ni Pizarre, ni leurs compagnons ou leurs successeurs. Ils ne contestent pas que, s’ils ont évangélisé l’Amérique, c’est autant avec l’épée qu’avec la croix, autant avec des reîtres qu’avec des prêtres. Mais ils n’admettent point que la politique coloniale de l’Espagne ait été, comme on l’en blâme, froidement et systématiquement cruelle, et ils invoquent en sa faveur les instructions que donnait Philippe II à don Pedro de la Gasca, vice-roi du Pérou[11] ; puis, par déduction a fortiori : si Philippe II n’a pas suivi envers les colonies cette politique sans miséricorde, à combien plus forte raison Charles III, ou Isabelle II, ou Alphonse XII ne se sont-ils pas gardés de la suivre ? Depuis que les affaires de Cuba occupent la tribune des Cortès, toutes les opinions se sont fait jour en des discussions ardentes : mais on ne sache pas qu’il soit personne qui n’ait vanté la générosité, la caballeria espagnole, qui n’ait recommandé le pardon, l’oubli des injures, et, après la victoire, la réconciliation dans le plus de liberté possible : si bien qu’il faudrait un cynisme éhonté pour oser mettre les actes en contradiction flagrante avec les paroles ; mais n’est-il pas absurde de soupçonner une nation entière d’une pareille hypocrisie ?

Reste le suprême grief : « L’Espagne exploite et corrompt Cuba. » — Exploiter, qu’est-ce à dire ? interrogent les Espagnols. Si le mot signifie que l’Espagne cherche à tirer profit de Cuba, il signifie une vérité, mais il n’y a peut-être pas un grand machiavélisme à déclarer franchement qu’un pays n’a de colonies que pour les exploiter : exploiter honnêtement, ne point sortir des bornes de la justice et de la morale, tout est là. — « Mais les Espagnols, s’écrient les Cubains, nous exploitent contre toute justice et toute morale ; et ils nous corrompent en nous exploitant ! » Il y a un court silence, du côté espagnol : puis on répond d’une voix raffermie : Sans doute, il se passe à Cuba d’assez vilaines choses. En Espagne ainsi que partout chaque homme politique traîne, malgré lui, à ses trousses une clientèle, une camarilla de quémandeurs de places. Et comme, en Espagne ainsi que partout, les ministères se succèdent rapidement, il en résulte, dans certains cas, que les moins scrupuleux de leurs cliens, une fois pourvus, veulent faire rapporter à la place tout ce qu’elle est susceptible de rendre, et plus qu’elle ne devrait légitimement donner. On exagère quand on parle de grosses aisances ou même de grosses fortunes acquises dans 1 administration cubaine ; quand on s’en prend, en bloc, à toute la hiérarchie, du simple expéditionnaire au capitaine général, c’est pis qu’une exagération ; à médire trop légèrement, on a vite fait de calomnier.

Mais quoi ? Ce qu’en d’autres pays on connaît sous le nom de pot-de-vin, à Cuba, on le connaît sous le nom de chocolat. Et l’on est obligé de confesser qu’il ne manque point à Cuba de gens qui mangent de ce chocolat. Seulement, parcourez les livres qui les dénoncent[12]. Qu’y voyez-vous ? Des fraudes dans les douanes, des fraudes sur les déclarations de successions ; fraudes vis-à-vis du Trésor, fraudes telles qu’il n’est pas de colonie au monde et presque pas de métropole où il ne s’en commette d’analogues ; fraudes qui s’étalent à Cuba plus qu’ailleurs, parce que la moralité est pour beaucoup une affaire de latitude, et que les consciences y vont toutes nues, exposées à une température de serre chaude qui fait éclore les vices dans les âmes pourries, comme les orchidées sur les bois pourris… Fraudes bilatérales qui supposent, derrière le corrompu, le corrupteur. Or lequel des deux est le plus coupable, de celui qui corrompt ou de celui qui se laisse corrompre ? Le bon curé don Juan-Bautista Casas établit en due forme de démonstration théologique que c’est le corrupteur, le séducteur, le tentateur, don Lucifer. qui doit être brûlé le premier[13].

Et, au surplus, si le corrupteur est toujours un Cubain, le corrompu est-il toujours un Espagnol ? L’administration espagnole est-elle pour les Cubains l’école du scandale ? Est-elle si gangrenée ? sont-ils si innocens ? M. Romero Robledo, qui regrettait, étant ministre, de ne pouvoir « arracher jusqu’à la racine » la plante vénéneuse de l’administration cubaine, a complété, l’été dernier, ses déclarations en ajoutant que 80 pour 100 des employés sont des Cubains[14]. D’où l’on veut conclure, en Espagne, que Cuba s’exploite et se corrompt elle-même. — Ainsi attaquent les Cubains, ainsi ripostent les Espagnols ; ainsi du moins raisonnaient-ils pendant qu’ils raisonnaient encore : à présent ils ne s’expliquent plus qu’à coups de fusil.


III

On s’en souvient : la guerre de dix ans se termina par le pacte, la convention ou la capitulation du Zanjón, en date du 10 février 1878. « Capitulation » est le terme qui convient le mieux, puisqu’il n’y a, dans le texte, que des conditions proposées par « le peuple et la force armée du département du Centre et des groupemens partiels des autres départemens, constitués en Junte », conditions formulées dans un document signé du président seul et du seul secrétaire de la Junte, acceptées ensuite par le général Martinez Campos, commandant en chef des troupes espagnoles. Ces conditions de capitulation, proposées d’une part et acceptées de l’autre, comportaient : 1o l’organisation politique et administrative de l’île de Cuba sur le modèle de celle de Puerto Rico ; 2o l’amnistie des délits politiques, la mise en liberté des prisonniers et la grâce des déserteurs ; 3o l’émancipation des colons asiatiques et des esclaves servant dans les rangs insurgés ; 4o les voies ouvertes pour sortir de l’île à tous ceux qui voudraient le faire, sans que les révolutionnaires, après leur soumission, pussent être astreints au service militaire contre leurs amis de la veille.

Comment fut obtenue la capitulation du Zanjón, plus que violemment critiquée en son temps par des généraux même, entre autres par le général Salamanca, et, pour le dire brusquement, si D. Arsenio Martinez de Campos acheta ou non les rebelles, c’est un fait qui n’est pas encore absolument tiré au clair. Aux invectives du général Salamanca, le marquis del Pazo de la Merced, don José Elduayen, alors ministre des colonies, et M. Canovas del Castillo, alors comme aujourd’hui président du conseil, répondirent sur un ton tranchant et péremptoire[15] : Martinez Campos a toujours nié et fait nier ; M. Canovas n’a jamais officiellement reconnu que le gouvernement espagnol eût « acheté » la reddition de la Junte du Centre.

Peut-être n’est-il pas téméraire de croire qu’il y a lieu ici, à L’un de ces « distinguo » dont la casuistique politique ne s’interdit pas plus qu’une autre l’habile usage : distinguons. Si l’on prétend que le général Martinez Campos a payé les insurgés, avant de les avoir battus et pour qu’ils missent bas les armes, alors, non, il ne les a pas achetés. Mais si l’on soutient que, les ayant battus et contraints à déposer les armes, il a récompensé leur bonne volonté, il les a payés pour qu’ils se tinssent tranquilles, alors oui, il les a achetés. Il n’y a eu ni marché ni indemnité préalable et, en ce sens, le général n’a pas acheté la capitulation du Zanjón : il y a eu indemnité, dédommagement et comme demi-solde de non-activité ; en ce sens, le général l’a achetée[16]. Pas très cher : moins cher que, dans les cinq ou six semaines pendant lesquelles l’insurrection eût pu se traîner encore, la guerre eût coûté à l’Espagne : quelques millions de pesetas.

Mais déjà, le 10 février, il était manifeste que la révolution, au moins dans les départemens du Centre, était à bout de souffle, qu’elle haletait et râlait, et que ce qui leur restait de vie, ses adeptes le dépensaient à se déchirer les uns les autres. Les munitions et les vivres manquaient ; les discussions, les rivalités, les rancunes, les jalousies étaient arrivées aux extrêmes ; les « soldats » d’une province ne voulaient plus obéir aux « officiers » de la province voisine : ou, plus exactement, personne n’obéissait plus à personne. Il y avait bien un Président de la République, Vicente Garcia, et une Chambre des députés, errant dans la manigua, dans la brousse… Mais, le 6 février, comme Vicente Garcia cheminait du campement de San-Agustin au campement du Chorrillo, où l’attendait, pour traiter, Martinez Campos, un de ses compagnons dit, en le montrant du doigt, à l’aide de camp du général espagnol qui les conduisait vers lui : « À l’heure qu’il est, un grand nombre d’insurgés obéiraient à Martinez Campos plus volontiers qu’à celui-ci ! » Et, lorsque la Chambre fut dissoute : « Le café même, s’écriait un chef de bande, célébrant la nouvelle sous sa tente, le café même paraît meilleur depuis qu’il n’y a plus de Chambre[17] ! »

Aux premiers jours de février, la Révolution en était là, c’est-à-dire qu’elle était finie, lorsque le maréchal, tout en pensant qu’il pourrait imposer la paix sans concessions, « préféra payer un peu cher les fusils qu’on lui livrait, plutôt que d’exposer ses troupes aux inclémences de l’été, plus meurtrier que le plomb ennemi, dont lui ni ses hommes n’avaient jamais eu peur[18]. » Noble souci et qui ne peut qu’honorer davantage un soldat que la guerre a comblé d’honneurs… Si donc on insiste sur ce caractère spécial de la capitulation du Zanjón, ce n’est, à aucun degré, pour satisfaire une vaine ou malicieuse curiosité, c’est que ce caractère de capitulation rétribuée a eu sur la suite des événemens une influence que le général Martinez Campos n’avait pas mesurée, ayant peut-être vu juste, mais n’ayant pas vu loin, et n’ayant pas assez réfléchi que c’est rendre l’insurrection périodique, que de la rendre lucrative.

Tout, en effet, ne fut pas fini, avec la capitulation du Zanjón. Les derniers mois de 1878, et les premiers de 1879 furent marqués par des soulèvemens et des répressions. Après les dix années de la grande guerre que venait de terminer Martinez Campos, on eut, dans les provinces orientales, la guerra chiquita, la petite guerre , qui fit la réputation du général Polavieja ; et après la guerra chiquita elle-même, on eut plutôt des trêves que la paix. Les anciennes bandes restaient groupées et organisées pour l’insurrection ; quand elles le pouvaient, elles cachaient leurs armes au lieu de les livrer ; et comme elles se composaient de gens, pour la plupart, sans foyer ni attaches au sol, elles habitaient en quelque sorte par compagnies ou par colonies militaires, en attendant le signal de reprendre la campagne. Cette reprise des hostilités, les juntes révolutionnaires cubaines du dedans et du dehors n’ont pas cessé de la préparer, et les mêmes soldats, au bout de dix-sept ans, se sont retrouvés sous les mêmes chefs, comme s’il ne se fût rien passé dans l’intervalle.

Lorsque, vaincu dans la « grande guerre », Mâximo Gómez s’était embarqué pour Saint-Domingue, son île natale (car ce libérateur n’est pas un Cubain), ou pour la Jamaïque, il s’en allait, lassé et dégoûté : « Si, dans la maison où je vais demeurer, disait-il, il y a une cour et un arbre, j’arracherai l’arbre, tant je suis excédé de la brousse et de ses hôtes, de la manigua et des manigueros[19] ! » Mais, serment d’ivrogne : et qui s’est battu se battra, puisque aussi bien le condottiere vit de la guerre et le révolutionnaire de la révolution. Un autre cabecilla des plus en vue, Calixto Garcia Iñiguez, avait bien accepté un emploi à la Banque hypothécaire, il était devenu quelque chose comme chef de bureau au Crédit foncier, mais il n’avait pas abjuré une syllabe de sa proclamation de 1880, avant la Guerra chiquita : « À la bataille, soldats ! L’indifférence est une lâcheté : la gloire est dans une belle mort. Pour nous, il n’y a ni repos, ni nuit, ni fatigue… À la bataille, soldats ! » De même Antonio Maceo, plantant du café, dans Costarica, se sentait toujours en communion avec les grands esprits de Guacinton, de Laffayet et de Bolibar, comme il disait en son patois nègre, et ces apôtres armés des deux Amériques, Washington, Lafayette et Bolivar, il les entretenait de son idéal, pris un peu bas, mais pieusement gardé : faire de Cuba une république sœur… de celle des États-Unis ? Non : mais de celle d’Ayti (Haïti) et de Saint-Domingue.

Ainsi les insurgés d’hier s’aidaient, et d’autres que le ciel, à New-York et dans les Antilles, les aidaient. Les autorités espagnoles à Cuba même ne les contrariaient pas, ne les contenaient pas beaucoup. Les gouverneurs généraux se suivaient et, à une ou deux exceptions près, se ressemblaient singulièrement en belle vaillance, en belle confiance et en belle insouciance andalouses… Les feux de la « grande guerre » n’étaient pas éteints, que le général Blanco, successeur immédiat de Martinez Campos, taxait déjà de visions noires les craintes de son lieutenant Polavieja : de 1880 à 1890, cette disposition au sommeil gagna de plus en plus presque tous ceux qui auraient dû veiller. Le songe était parfois interrompu par la sonnerie du télégraphe, annonçant sur tel ou tel point de l’île un complot, un motin, une mutinerie, une promenade de brigands ; mais la guardia civil faisait le geste de son office, le fiscal le geste du sien ; on envoyait deux pauvres diables dans un presidio d’Afrique ; et le gouverneur général se rendormait, après avoir fumé une cigarette : en vérité, cela n’allait pas mal !

À mesure qu’on s’éloigna de 1880, le palais du gouvernement à la Havane fut le lieu de la terre où l’on dormit le mieux. On y dormait, les portes larges ouvertes, dans l’heureux abandon de la nature tropicale ; quiconque passait pouvait entrer, s’asseoir, prendre un verre d’eau, écouter, si c’était l’heure de la causerie, la seule chose sacrée, après le sommeil ; et si c’était l’heure de la sieste, balancer mollement le hamac du gouverneur. Les insurgés d’hier, insurgés de demain, n’étaient pas les moins assidus : bien des fois ils vinrent, bien des fois ils bercèrent cet engourdissement qui leur profitait. Ce n’avait pas été une leçon perdue que la leçon donnée dans l’article premier du Credo maçonnique-séparatiste de Cuba : « Se rappeler premièrement : que nous devons capter les sympathies des péninsulaires par tous les moyens qui sont en notre pouvoir, leur procurant des bénéfices apparens, afin de leur occasionner les plus grands préjudices[20]. » Et si l’aimable accueil était une politique, de la part des Espagnols, les révolutionnaires avaient tout de suite trouvé la contre-politique : un non moins aimable empressement. Par cet empressement ils se créaient en quelque sorte un alibi : et c’était pour l’insurrection prochaine tout profit, puisqu’ils voyaient et entendaient, et que, plus ils se montraient chez le gouverneur général, moins on s’inquiétait de les voir et de les entendre : les murs du palais avaient des yeux et des oreilles, mais n’en avaient que d’un côté : oreilles tendues, yeux braqués d’ennemis irréconciliables, épiant le moment propice.

Cependant les gouverneurs généraux tombaient de l’optimisme dans l’aveuglement. Ce même général Salamanca, qui avait si amèrement dénoncé les « illusions » de Martinez Campos. autorisait le retour de Maceo à Cuba. L’indulgence est hors de saison, quand, dans l’état de guerre sourde qui précède et qui suit l’état de guerre déclarée, elle peut être et quasi fatalement elle doit être interprétée comme de la faiblesse. Salamanca mourut à temps pour n’en pas souffrir ; mais le général Chinchilla, qui le remplaça, ne tarda pas à s’en apercevoir. Un jour, Maceo vint lui présenter des « abonarés », des billets, remis à certains de ses compagnons et lui en réclamer le paiement[21]. Comme le général élevait quelque difficulté, le cabecilla mulâtre le prit de si haut, s’emporta en de telles menaces, cria si fort qu’il avait 10 000 fantassins et 2 000 cavaliers prêts à se jeter dans la montagne, que le général, perdant patience, lui répondit : « Eh bien ! faites-le donc, j’en serai ravi ; parce que, moi, j’ai plaisir à me battre : vous me donnerez l’occasion de vous prendre et de vous fusiller ! » Des mots, ils allaient en venir aux mains quand on les sépara, en priant Maceo de se retirer.

Il n’en fut rien de plus : Maceo continua de présider des banquets, de prononcer des discours et de promener à travers l’île son uniforme de major général insurgé. Mais ses 12 000 hommes ne s’étant pas encore jetés dans la montagne, le général Chinchilla ne sévit point et continua de laisser faire. En 1890, Polavieja, retournant à la Havane, en qualité, cette fois, de gouverneur général, avant même d’avoir touché le rivage cubain, par arrêté signé à San Juan de Puerto Rico, expulsait de nouveau Maceo, Crombet et d’autres. Eut-on peur que la sévérité passât pour de la provocation ? Polavieja fut rappelé et l’audace des révolutionnaires ne connut plus de limites : la propagande séparatiste se fit publiquement : tout lui devint une chaire : elle eut ses journaux jusqu’en de toutes petites villes et ses sergens recruteurs jusqu’en des recoins ignorés.

Ce qui, sous les gouvernemens antérieurs, avait été sommeil devint léthargie ou catalepsie ; ce qui, sous le général Salamanca, avait été aveuglement, sous le général Calleja, homme de confiance du dernier ministère libéral, devint on ne sait quoi d’incroyable et d’innommable… « Voulez-vous que je vous dise, demandait M. Romero Robledo, à la Chambre des députés, le 14 juillet 1896, qui a contribué à déchaîner la guerre ? C’est le général Calleja, qui a suivi une politique en vertu de laquelle on fermait les fenêtres de la capitainerie générale, lorsque passait devant le palais le parti de l’Union constitutionnelle criant : Vive l’Espagne ! et on les rouvrait quand passaient des manifestations autonomistes, au cri de : Viva Cuba libre ! Le général Calleja qui, étant en tournée dans l’île, recevait des cartes de visite timbrées de l’étoile solitaire ; qui, dans les provinces orientales, plaçait sa confiance en ce M. Yero dont je viens de vous lire les lettres ; qui, si les commandans militaires de Holguin ou de Bayamo lui signalaient un mouvement, en informait le gouverneur civil, lequel en informait M. Yero, et M. Yero, par délégation d’autorité, se mettait à parcourir les villages et revenait dire au gouverneur civil qu’il n’y avait rien ! M. le général Calleja qui avait pour médecin le docteur Antiga, supportant sans colère que ce médecin lui parlât de séparation, à lui gouverneur général, et lui faisant seulement promettre de ne point passer à l’insurrection, tant que lui, général Calleja, serait à la Havane ! » — Et après lui, général Calleja ? Après lui, le déluge : il en regardait placidement monter les eaux et écrivait à Madrid : Tout est calme !

Aussi, que faisait-on, à Madrid ? On y discutait des questions que l’on ne peut agiter que dans les temps très calmes : on s’y occupait de réformes pour Puerto Rico et Cuba. Les conservateurs avaient commencé, en 1891, avec M. Romero Robledo, qui désormais divisait l’île en six provinces, ayant chacune un gouverneur nommé par le ministre des colonies, rattaché à ce ministère, et par là, placé à la fois sous l’autorité et hors de l’autorité du gouverneur général… Puis les libéraux étaient revenus, et cette espèce de surenchère de réformes qui, dans le régime parlementaire, apparaît comme l’une des raisons d’être des partis, avait incontinent « sorti son plein effet. »

Il y avait dans le camp libéral un jeune avocat, de talent et bien apparenté, beau-frère de M. Gamazo, l’un des gros bonnets du parti, et qui s’appelait M. Maura. Depuis plusieurs années, il était désigné pour un ministère : pour lequel ? on n’en savait rien, mais — ces choses-là ne se voient-elles qu’en Espagne ? — bon pour tous, on se flattait qu’il serait meilleur pour un, que ce fût d’ailleurs l’un ou l’autre. On lui donna les colonies, qu’il ignorait ingénument : « Je suis, disait-il, un ministre en blanc, — en blanco ! » Six mois après, il déposait un projet de loi qui bouleversait de fond en comble toute l’organisation de Cuba : il n’était plus le ministre en blanc, car les autonomistes avaient déteint sur lui. L’inspiration avait soufflé ; M. Gladstone lui était apparu ; et ce qu’il apportait aux Cubains, c’était, ni plus ni moins, une copie du home rule.

Il imaginait pour Cuba une Chambre, imitée du Conseil général du Canada, et l’île eût pris vis-à-vis de l’Espagne la position du Dominion vis-à-vis du Royaume-Uni, ou elle s’en fût beaucoup rapprochée. M. Sagasta, selon sa coutume, n’approuvait pas, ne désapprouvait pas, ne dirigeait pas, n’empêchait pas. Par indifférence et, tranchons le mot, par paresse. Les défauts des hommes publics sont publics comme ces hommes eux-mêmes : et « la paresse de Sagasta » est aussi proverbiale en Espagne que « la mauvaise humeur, le malhumor de Canovas. » — Aux tournans d’histoire, quand une nation a besoin d’être gouvernée, mieux vaut pour elle un homme d’État qui se fâche, qu’un homme d’État à qui tout est égal.

Tout est égal à M. Sagasta : il est, comme on l’a dit spirituellement, « la plus petite quantité possible de président du conseil des ministres » ; sa politique repose au moins sur un principe certain, qui est celui du moindre effort. Il ne s’agite pas et ses collaborateurs ne le mènent point, sans doute ; mais il ne les mène point non plus, et ils s’agitent et se mènent, à côté de lui, comme ils veulent. On l’a vu féliciter en même temps deux de ses amis, M. León y Castillo qui soutenait une thèse, et M. Moret qui soutenait la thèse contraire : il s’évitait ainsi la peine de choisir. Quoi d’étonnant que, dans une même présidence, il ait eu, sans en avoir une seule, trois politiques coloniales, suivant que son ministre des colonies s’est nommé M. Maura, M. Becerra, ou M. Abarzuza ? M. Maura avait une politique cubaine. Précieux secours, qui dispensait M. Sagasta de travailler pour s’en faire une. Il fallut qu’on lui démontrât de vive force que cette politique compromettait les droits et les intérêts de l’Espagne. — En quoi surtout ? s’informa-t-il. — Par la Chambre coloniale qu’elle instituerait. — Eh bien ! transigeons ; supprimons la Chambre et gardons le reste du projet : il n’est pas plus mauvais qu’un autre.

Non seulement, les questions du genre de celle-là sont de celles qui ne se peuvent poser qu’en des temps très calmes ; mais elles ne peuvent aussi être posées qu’à la condition d’être résolues. Remuer des idées de réforme, c’est s’engager à faire une réforme, quelle qu’elle soit. Les conservateurs étaient, en cela, engagés comme les libéraux ; et bien qu’il n’y eût rien de formel dans la capitulation du Zanjón[22], si ce n’est « la concession à l’île de Cuba des mêmes conditions politiques, organiques et administratives dont jouit l’île de Puerto-Rico », ils avaient endossé de leur signature cette traite tirée sur l’Espagne. Affaire d’autant plus difficile à régler que ni le créancier ne savait ce qu’on lui devait ni le débiteur ce qu’il devait au juste. Mais, quoique vagues, il y avait des engagemens contractés, et M. Canovas del Castillo l’avait déclaré solennellement : « ces engagemens, il les remplirait, il espérait que la Chambre de 1878 d’abord, une autre ensuite, que la nation entière les tiendrait[23]. »

On transigea, par conséquent, sur le projet de M. Maura, que l’on amenda le plus qu’on put, l’élaguant de-ci et de-là, regagnant le terrain pied à pied. Et tandis que, dans les Cortès, on bataillait sur ce projet pour décider ce qui en resterait et quelle en était la portion congrue, à Cuba, l’on s’impatientait. Entre les deux partis connus, l’Union constitutionnelle, et le Parti autonomiste, sous les auspices de M. Maura, un troisième parti se formait, qui s’intitulait réformiste. Il enlevait à l’Union constitutionnelle ses élémens les plus libéraux, empruntait au Parti autonomiste ses élémens les plus espagnols, en résumé affaiblissait à Cuba la cause de l’Espagne, criait : « Vive Maura ! » et ne réussissait pas à faire qu’on ne criât plus : « Viva Cuba libre ! » — puisque le cri, le grido, a dans ce cas tant d’importance, — ni que l’Union constitutionnelle consentît aux réformes de M. Maura, ni que les autonomistes s’en contentassent. Il créait, c’était tout, une division de plus, dans un pays où il n’y avait déjà que trop de divisions. Les uns parce qu’elles accordaient trop, les autres, parce qu’elles n’accordaient pas assez, ces réformes froissaient et irritaient tout le monde.

C’était, à Cuba même, le temps du général Calleja, qui s’en remettait à un révolutionnaire du soin de l’avertir des progrès de la révolution ; c’était, au Maroc, le temps des incidens de Melilla, où M. Sagasta, doublé du général López Dominguez, suait sang et eau à mobiliser 40 000 hommes. L’Espagne, comme son gouverneur général, comme son président du conseil, semblait hors d’état de faire un effort. La même incurie sévissait dans les choses militaires que dans les choses politiques. Cuba était dégarnie de troupes : elles n’avaient que de vieux remington et des canons de bronze ; les chemins étaient impraticables : la ligne forte, la trocha de Moron à Jucaro était démantelée, coupée en vingt endroits ; les impôts rentraient mal, les fonds du Trésor étaient bas ; au contraire, du côté cubain, les récoltes avaient été bonnes, il y avait de l’argent dans les caisses. Pendant que les gouverneurs généraux dormaient, la junte révolutionnaire de New-York avait agi. La loi Maura n’était pas promulguée, ses débris disjoints n’étaient pas recollés, que l’insurrection éclatait, formidable, balayant ceux qui n’avaient voulu ni voir ni entendre, le général Calleja d’abord, M. Sagasta ensuite.


IV

Et la deuxième ou troisième guerre cubaine dure, se prolonge, et traîne depuis vingt-trois mois. On a dit qu’elle avait déjà usé deux méthodes, deux critériums, deux politiques, deux généraux. Pour la méthode, le critérium, la politique, on songeait, en le disant, à la retraite de M. Romero Robledo et à la transformation que, de ce fait, a subie le ministère ; mais les personnes peuvent changer sans que la politique soit changée, puisque, M. Romero Robledo étant parti et M. Castellano étant entré, il reste toujours M. Canovas. Quant aux généraux, il est vrai que le maréchal Martinez Campos est revenu de la Havane et que le général Weyler est allé l’y relever : il est peut-être vrai que, si quelque victoire n’intervient pas, il faudra apaiser l’opinion effarée et qu’un autre, à son tour, ira relever Weyler.

Dure maîtresse que l’opinion ! Femme, comme la Fortune, et changeante comme elle ! C’était elle qui avait impérieusement désigné Martinez Campos pour le commandement de Cuba. Elle le voulait : elle avait failli s’irriter parce qu’on le lui faisait un peu attendre. Il s’était embarqué au milieu de l’enthousiasme populaire : tout le long de sa route, il avait reçu des députations et des fleurs ; jamais triomphateur n’était rentré dans la patrie sauvée, jamais le Cid dans Burgos, acclamé, comme il le fut, sur la foi de son nom, avant la bataille. L’opinion se trompait, pour n’avoir pas su — elle le sait rarement — discerner les circonstances : Martinez Campos n’était pas l’homme des circonstances nouvelles.

Il s’embarquait, féru de l’excellence d’un système qui lui avait bien réussi en 1878, résolu à y recourir, convaincu que la bienveillance viendrait à bout de tout, qu’il suffirait de négocier, d’attirer, d’apprivoiser, disposé à s’y employer coûte que coûte, incliné aux concessions, persuadé, enfin, lui brave entre les braves, que la meilleure manière de faire la guerre était de ne pas la faire. Mais, s’il faut être deux pour se battre, il faut encore, quand on est deux, être deux pour ne pas se battre. En 1878, lorsque le système du maréchal lui avait si bien réussi, la guerre durait depuis dix ans : les insurgés en étaient las. En 1895, la guerre commençait ; les insurgés étaient tout frais, dans la plénitude d’une force et d’une ardeur renouvelées par dix-sept ans de préparation. Aux proclamations d’amnistie et aux appels à la concorde, la révolution ne répondait que par des mouvemens offensifs : elle débordait, elle se répandait sur toute l’île, la traversait dans toute sa longueur, croisait ses marches, entourait le maréchal, le pressait, le serrait de jour en jour. Lui, néanmoins, avec sa rectitude militaire, il suivait sa ligne : il assemblait au palais, pour les consulter, les juntes directrices des partis, et il échouait à les mettre d’accord entre eux, comme à les mettre d’accord avec lui-même. L’Espagne ne comprenait pas. Tiré de là-bas, poussé d’ici, ne reconnaissant plus Cuba, Martinez Campos ne put se décider qu’à donner sa démission, à se faire rappeler dans son pays, qui ne le reconnaissait plus.

On envoya, pour réparer le temps perdu, à la place de ce négociateur, de ce pacificateur quand même, le général, de tous les généraux espagnols réputé le moins pacificateur et le moins négociateur, le général Weyler, marquis de Ténérife. Celui-là ne publierait pas de décrets d’amnistie et ne ferait pas la guerre avec des grâces : on contait de lui, dans ses campagnes de Catalogne, des traits d’une énergie farouche, allant jusqu’à la cruauté ; quelques-uns vraiment terribles et qui font passer le frisson que l’on ressent à lire, dans le récit glacé d’un Machiavel, les exploits d’un César Borgia. Je ne jurerais pas que ce n’est pas au général Weyler que pense M. Canovas del Castillo, quand il dit qu’on ne fait pas la politique avec des anges. — Et après tout, dans le paradis même, un des anges brandit une épée flamboyante. — L’épée du général Weyler flamboyait devant lui : sa renommée le précédait à Cuba, où, du reste, il avait opéré jadis. L’opinion, qui avait fêté le départ de Martinez Campos, fêta pareillement le départ de Weyler. Puis huit mois, dix mois s’écoulèrent. Le général ne bougeait pas et l’Espagne recommençait à s’étonner ; dès qu’elle s’étonne, elle n’est pas loin de s’indigner ; si le saint ne fait pas des miracles sur commande, elle brise la statue du saint ; et avec combien plus de colère, lorsqu’elle s’est résignée à demander ces miracles au diable ! Sollicité, supplié de sortir, le gouverneur général répondait, d’un style quelque peu théâtral : « Attendez ! le général Weyler n’est pas encore arrivé ! » Mais, aux yeux de tous, il était là ; il y était trop. Des histoires couraient : que la Havane a ses délices de Capoue, que Samson avait rencontré Dalila, qu’il avait failli tomber dans le piège. La vérité était bien plus simple : il pleuvait.

Il pleuvait. Le général Weyler ne marchait pas, parce que personne n’eût pu marcher. La guerre était comme suspendue ; de temps en temps seulement, une surprise ou une escarmouche ; partout, les colonnes immobilisées attendaient, l’eau à la ceinture, dans leurs baraquemens inondés, la fin de la saison des pluies. Et les pluies, qui auraient dû cesser vers octobre, ne finissaient pas. — On ne saurait juger d’une guerre à Cuba comme d’une autre guerre. Les expéditions militaires y sont ce qu’elles ne sont nulle part ailleurs, si ce n’est peut-être à Madagascar. À Cuba aussi, les pires ennemis, ce sont la fièvre et la forêt. L’île est allongée de l’ouest à l’est, comme un grand poisson, dont une chaîne de montagnes presque continue figurerait la grosse arête, avec des chaînes latérales ou transversales figurant des arêtes plus petites ; sur les bords, des marais ; entre deux, la manigua, la brousse, ou la prairie. La fièvre habite les côtes, et la forêt, l’espace compris entre le marais et la montagne ; la prairie est épaisse et haute, impénétrable autant que la forêt. Il faut, ici, retourner le mot fameux : le cheval ne passe plus où l’herbe a repoussé. La nature elle-même est insurgée. Il n’y a guère de routes que les sentiers qui escaladent la montagne, ou coupent, d’un fil facile à perdre, le marais, la prairie et la brousse. Quelquefois tout sentier s’efface ; on est réduit, pour se guider, aux procédés des rastreadores et des baqueanos : suivre une trace d’homme ou d’animal, observer les plantes, les feuilles, le sable, la terre, les gouttes d’eau ou de rosée, mâcher et goûter les racines et, si elles sont humides, en déduire la proximité d’un fleuve ou d’un lac ; considérer le vol des oiseaux, d’où ils viennent, dans quelle direction ils vont ; s’ils volent droit devant eux, à tire-d’aile, une troupe s’avance ; s’ils tournoient en cercle, il y a un campement, des gens cachés, ou des cadavres.

Ce n’est plus la guerre, telle qu’on l’enseigne dans les Académies et telle qu’on l’apprend des maîtres. La marche, la halte, le combat ne sont nulle part ailleurs ce qu’ils sont à Cuba : une bonne part du génie, chez le capitaine, ce sont des sens d’Indien. Dans la marche, dans la halte, dans le combat, l’œil et l’oreille doivent être perpétuellement dressés. Sous le soleil qui darde, du matin à midi, et, du midi au soir, sous l’eau qui ruisselle, c’est donner beaucoup, et risquer la mort, que de faire cinq ou six kilomètres, le coutelas ou la serpe, le machete à la main, rompant les lianes du genou, s’embarrassant et glissant à chaque pas, harcelé d’insectes, percé d’épines, enfonçant souvent en une boue si gluante et si tenace que le soulier y reste. L’étape achevée, s’arrêter à la lisière d’un bois, les sens plus que jamais en éveil, car tout arbre est suspect, tout fossé perfide ; n’avoir à manger que ce que l’on porte et ce que l’on trouve ; n’avoir pour dormir, — ceux qui, épuisés, peuvent dormir, à la garde de ceux qui, non moins épuisés, sont obligés de se tenir debout, — n’avoir pour se coucher que la terre trempée, dans des vêtemens trempés ; car, le moyen de faire passer des convois là où l’homme ne passe qu’en rampant comme une bête ? telle est la vie, tel est le sacrifice des soldats et des chefs tous les jours, durant de longs jours… Quand on apprit, en 1878, à Martinez Campos la ratilication du pacte du Zanjón par les insurgés : « Pepe, dit-il, joyeux, au colonel March, vous nous donnerez à déjeuner ! » Il y avait quarante-huit heures qu’il n’avait mangé[24]

L’ennemi, lui non plus, ne ressemble à aucun autre ennemi. Ailleurs les Européens n’ont affaire qu’à des civilisés ou à des barbares : ici, à des civilisés et à des barbares ensemble. Ils sont là, embusqués derrière un rocher ou tapis dans les herbes, à portée de l’unique piste par où il faut que les Espagnols passent, ils visent à loisir, tirent et s’enfuient. La poudre fume encore qu’ils sont déjà loin. Ou bien : al machete ! leurs cavaliers se ruent avec des cris épouvantables, qui à eux seuls paralysent de malheureux conscrits, sur la troupe formée en carré ; ils frappent, taillent, hachent et tournent bride au galop. Ou, tout à coup, une barrière, un mur de flammes environne le bivouac, à une centaine de mètres de distance. La prairie brûle ! comme dans les romans de Cooper. Une rage muette, un énervement s’empare du soldat, de savoir qu’à toute minute un danger l’entoure et de ne pas le voir. Être partout et n’être nulle part, gênans, tracassans et insaisissables, c’est la tactique des révolutionnaires qui tirent admirablement parti de leurs auxiliaires naturels, la fièvre, la forêt, la faim, l’anémie ; et, si ce sont de grands généraux à leur service que ces invisibles tueurs d’Européens, leurs généraux de chair et d’os, un Maceo, un Calixto Garcia, un Mâximo Gómez ne sont pourtant pas à négliger.

Maceo ne compte plus. Tué, blessé ou disparu, il est mort pour l’insurrection, le mulâtre obstiné que tant de fois faussement on a dit mort, qu’il semblait ne pas pouvoir mourir. Il connaissait son île en ses plis et replis : l’orient, pour y avoir, plus jeune, conduit ses mules ; le centre et l’occident, pour y avoir couru de nombreuses chevauchées. Ignorant et d’esprit borné, n’ayant qu’une seule idée, mais l’ayant bien, par cela même qu’il n’en avait qu’une ; tenant de sa race le crâne opaque et dur ; non dédaigneux de l’argent, à l’occasion, mais capable aussi, à l’occasion, d’un certain genre de désintéressement ; ambitieux, vaniteux, avide de briller ou de reluire, amoureux de gloire et de galon[25], hanté par des ombres illustres de libérateurs-dictateurs blancs et noirs ; opiniâtre, résistant, accoutumé à la misère, retournant sans regret, comme par atavisme, à la vie vagabonde, dépouillant, sans souffrance, des besoins acquis depuis peu ; médiocre général, assurément, et stratégiste d’impulsion ou d’instinct, mais chef craint ou aimé, obéi ; mulâtre en qui mulâtres et nègres se miraient, s’admiraient, se vengeaient de dédains mal dissimulés chez les autres chefs, il pouvait être pour l’Espagne un adversaire irréductible.

Plus instruit, plus ouvert d’esprit que Maceo, d’une nature et de manières plus fines, fécond en ruses, vrai condottiere des pays équatoriaux, Mâximo Gdmez est pour le général Weyler, Maceo même annihilé, un partenaire non indigne. C’est Máximo Gómez qui a inventé, qui a importé de Saint-Domingue, où il en fit l’apprentissage, cette guerre sans batailles, cette guerre en lacet, en zigzags, en crochets, cette guerre de pointes poussées et retirées, cette guerre lente et comme croupissante, qui use les hommes. Il est, ce que Maceo n’a jamais été, un calculateur ; et le plan qu’il suit est réellement un plan. Vaillant, d’ailleurs, et, si le calcul l’exige, téméraire, avec quelque chose de plus voulu, de plus conscient, de plus « cultivé » qu’en Macco ; d’une énergie qui ne redoute pas d’être comparée à celle de Weyler lui-même. « Quand je sus, racontait-il posément, en 1878, à l’aide de camp de Martinez Campos, que votre général relâchait les prisonniers, je donnai l’ordre à des troupes, sur qui je pouvais compter, de guetter ceux de mes partisans que je supposais tentés de se rendre, pour les mettre à mort, et de laisser leurs corps sur place. Puis je fis passer ma colonne par là, et je dis aux miens : « Voilà les douceurs que Martinez Campos réserve aux insurgés qui se rendent !… » Une autrefois, racontait-il encore, dans un campement, après avoir fait sonner le couvre-feu, il entendit que quelqu’un parlait. C’était un officier, il le réprimanda, et comme l’officier continuait, pour troisième avertissement, il lui tira un coup de revolver et le tua[26].

La guerre de Saint-Domingue, la guerre de dix ans, vingt-trois mois déjà de la présente guerre l’ont habitué aux privations : s’il est avide ou ambitieux, il peut n’en désirer que davantage prendre une revanche de 1878, Mais il est blanc et n’exerce pas sur les gens de couleur l’espèce de fascination qu’exerçait Maceo ; il n’est pas Cubain, et les Cubains le traitent toujours un peu en étranger ; quoique robuste et alerte encore, il a près de soixante-cinq ans (tandis que Macco n’en avait que cinquante-deux) ; et, quoiqu’il n’ait pu résister à l’envie de revoir, en révolutionnaire impénitent, la manigua et les manigueros, peut-être un jour le désir aussi lui reviendra-t-il de retourner à Saint-Domingue, demeurer dans une maison, et dans une maison où il n’y ait ni une cour ni un arbre. S’il s’en allait, Antonio Maceo mort, Calixto Garcia ne le remplacerait pas plus que l’ancien président de la république cubaine, Tómas Estrada Palma, ne peut remplacer ce José Marti, qui fut, à New-York, la tête de l’insurrection ; pas plus que Rius Rivera ne remplace Maceo. Ni Collazo (qui, paraît-il, est en fuite), ni Rabi, ni le Polonais Roloff, s’il est libre, ni le nègre Quintin Banderas, s’il est vivant, ne le remplaceraient. D’autre part, les pluies ont cessé, et le général Weyler a fait de la besogne. L’île de Cuba est partagée en trois tronçons par les deux trochas militaires ou lignes fortifiées ; vers l’ouest, de Mariel à la baie de Majana ; vers l’est, de Morón à Jucaro. Avant que la campagne de cette saison recommençât, Maximo Gómez était maintenu dans la partie orientale, dans les provinces de Santiago de Cuba et de Puerto-Principe, par la seconde de ces trochas. et Maceo, dans la partie occidentale, dans Pinar del Rio, par la première. Dans les provinces centrales, dans Santa-Clara, Matanzas et la Havane, il n’y avait que des bandes relativement faibles, et sans cohésion entre elles. Le général Weyler assure qu’il a nettoyé Pinar del Rio, qu’on n’y trouverait plus 500 insurgés : il se retourne vers l’est avec toutes ses forces et, si Máximo Gómez a franchi la trocha de Morón à Jucaro, s’il est entré dans les provinces centrales, si même il opère sa jonction avec Calixto Garcia, peut-être sera-ce l’occasion d’un grand coup ; et peut-être enfin terminera-t-on par une bataille cette guerre qui n’a paru interminable que parce que, jusqu’à présent, il ne s’y est pas livré une seule bataille, et que l’armée espagnole, une armée de 220 000 hommes, n’a jamais étreint que le vide.


V

Quand donc cette guerre finira-t-elle ? Le patriotisme, en Espagne, devait être et il a été à la hauteur de tous les événemens. Il n’aurait pas une défaillance, quels que les événemens dussent devenir. Déjà, en 1878, il avait fait la stupéfaction des Cubains : « D’où l’Espagne tire-t-elle tant de soldats, demandaient-ils, pour les envoyer à Cuba ? Les mères espagnoles ne se lassent-elles pas de mettre des fils au monde pour qu’ils viennent mourir ici de maladie ou sous le couteau des mambises[27] ? » Non, sans doute, l’on ne peut pas répondre que les mères espagnoles ne se lassent point. — Bella detestata matribus. — Dans ces chansons que l’on vend à la porte des cafés populaires, il y a toujours un couplet attendri, et c’est toujours la lamentation d’une mère :


Sur la jetée de la Corogne — une triste mère pleurait — et avec des mots d’amertume — elle maudissait son malheur.

Des pleurs plein les yeux — la pauvre femme regardait — à travers l’immense mer — un vaisseau qui s’éloignait. Je lui demandai ce qu’elle avait — et elle me dit en soupirant : « Comment voulez-vous que je ne pleure pas ? — puisqu’on m’emmène mon enfant.

À lutter contre les rebelles — et que ce qui doit arriver, — c’est que, le fils de mes entrailles, — je ne puisse plus l’embrasser jamais[28] ! »


Mais toujours aussi, et dans toutes les chansons, par-dessus les sanglots des mères, s’élève un chœur de voix viriles :


Mort à l’insurrection
Et vive Cuba espagnole !


Le sentiment espagnol a fait des merveilles, dont celle-ci est la moins merveilleuse, que l’Espagne ait tiré d’elle-même 220 000 hommes pour les envoyer à Cuba. La ferme et claire volonté de M. Cánovas del Castillo a passé en elle : elle a condensé les volontés éparses, précisé les volontés flottantes de la nation, leur a tracé une ligne, leur a donné une forme et un corps. M. Canovas a eu le bonheur de rencontrer un ministre de la guerre, le général Azcárraga, laborieux, ordonné, doué à un point éminent des qualités de l’organisateur : et cette armée qui n’avait que de vieux canons et de vieux fusils a reçu, devant l’ennemi, en pleine guerre, un armement nouveau. Par les soins de ce ministre et du ministre de la marine, 220 000 hommes ont pu être transportés à quinze cents lieues de la péninsule, et — ce n’est pas de cela que l’Espagne est le moins fière — rien que sur des navires espagnols.

Mais il y a plus merveilleux encore : ce n’est pas que des veines de l’Espagne le patriotisme ait pu faire sortir un flot de sang généreux, ni même lui donner un emploi utile et réglé, l’emploi nécessaire, dans l’instant nécessaire : mais c’est qu’il en a fait sortir un flot d’argent. M. Canovas savait où il frappait, lorsque, trouvant, à l’extérieur, les bourses closes, il a frappé au cœur de son pays. Il avait besoin de 400 millions ; il en demandait 250 ; on lui en a apporté près de 600. Et les gens de finance peuvent bien donner de ce fait toutes les explications et faire, à ce sujet, toutes les réserves qu’ils voudront. Les banques ont souscrit ; les chambres de commerce ont souscrit ; les riches ont souscrit ; les petits bourgeois ont souscrit ; conservateurs, libéraux, républicains, carlistes ont souscrit ; les évêques ont offert le trésor des églises… Si ce qui fait une nation, c’est de penser d’une commune pensée et d’agir d’une commune action ; nous qui avons vu ce spectacle, nous avons senti s’enlever d’un élan puissant l’âme vivante d’une grande nation.

« La nation espagnole lutte et luttera, a dit M. Cánovas en son nom ; elle n’est pas maîtresse des destinées de la guerre, qui sont toujours entre les mains de Dieu. Il décidera. Lui qui décide en dernier ressort des défaites comme des victoires. Mais n’avoir plus d’espérance, le peuple espagnol ! Ah ! si cela était certain, de terribles obligations s’imposeraient au gouvernement, qui, mis dans le cas de les remplir, les devrait remplir, en dépit de leurs conséquences[29]. »

Toutefois, M. Cánovas del Castillo n’ignore pas que ni le sang ni l’argent ne peuvent couler des veines de la nation, indéfiniment, sans qu’elles se tarissent. Ni le gouvernement espagnol ni le peuple espagnol ne veulent la guerre pour la guerre : ils appellent de tous leurs vœux cette paix, qui doit être une paix civile. Cuba ne revendique-t-elle que des franchises ? reconnaît-elle la souveraineté de l’Espagne ? demeure-t-elle attachée, comme colonie, à l’Espagne, comme métropole ? Si oui, vingt-trois décrets sont rédigés, qui lui donneront ces franchises et qui seront publiés, comme le sont déjà dix décrets pour Puerto-Rico, dès que les rebelles ne pourront plus se vanter de les avoir arrachés par la force à l’Espagne, battue et humiliée. C’est tout ce que veut M. Canovas, et c’est tout ce que veut l’Espagne. Ils veulent trancher eux-mêmes, à eux seuls, souverainement, la question de Cuba : ils veulent que cette question reste d’ordre intérieur et ne soit pas, par l’intervention d’un tiers, transférée dans l’ordre international… Mais Cuba est si près des États-Unis, et les États-Unis sont si prompts à prendre la tutelle de tout le Nouveau Monde, qu’un autre aspect du problème cubain se découvre, sous lequel il mérite d’être non moins sérieusement examiné.


CHARLES BENOIST.

  1. Je cite tout de suite mes sources, qui sont : 1o Du côté cubain, la brochure de M. V. Mestre Amabile : la Question cubaine et le conflit hispano-américain ; Paris, 1896 ; — divers écrits de M. Enrique José Varona, le philosophe de l’insurrection, dont Sanguily est le pamphlétaire ; — la brochure de Màximo Gómez, El Convenio del Zanjón, Relato de los ultimos sucesos de Cuba, publiée par lui, à la Jamaïque, en 1878 ; — le livre, qui contient plusieurs articles sympathiques aux insurgés, de M. Rafaël M. Merchan, Variedades, Bogota, 1894 ; — enfin le journal la République cubaine.
    2o Du côté espagnol, les discours prononcés devant le Sénat les 26 juin, 1er juillet et 31 août 1896, sur le message et les subventions aux compagnies de chemins de fer, par MM. Gùllon, Bosch, Labra, Martinez Campos, Abarzuza, Montero Rios et Canovas del Castillo ; devant le Congrès des députés, sur les mêmes sujets, les 7 et 14 juillet, 7 et 8 août 1896, par MM. Sanchez de Toca, Francisco Silvela, Maura, Romero Robledo, Canalejas, Navarro Reverter, Moret, Gamazo et Canovas : — España y Cuba, Estado politico y administrative de la grande Antilla bajo la dominacion espanola ; Madrid, 1896. — Don Juan-Bautista Casas, la Guetta separalista de Cuba, 1896. — V. Torres y Gonzalez, la Insurreccion de Cuba, 1896. — Rafaël Delolme Salto, Cuba y la reforma colonial, 1895. — A. Romero Torrado, El problema de Cuba, 1896. — J. Menendez Caravia, la Guerra en Cuba, 1896. — G. Reparaz, la Guerra de Cuba, 1896. (Ce livre a été saisi à Cuba par les autorités espagnoles, et M. Reparaz, arrêté, depuis lors, pour offenses à l’armée.) — Eugenio-Antonio Flores, la Guerra de Cuba (Apuntes para la historia), 1895. — D. Carlos de Sedano, Cuba, Estudios politicos, 1872. — Marques de la Habana, Memoria sobre la guerra de la isla de Cuba, 1877. — D. Candido Pieltain, la Isla de Cuba, 1879. — D. Léon Crespo de la Serna, Informe sobre las reformas de Cuba, 1879. — Gutierez y Salazar, Reformas de Cuba, 1879. — Cf. D. Antonio Canovas del Castillo, Discurso resumiendo la discusion del mensaje, el dio 28 de febrero de 1878 ; en réponse surtout à D. Emilio Castelar (voy. Discursos parlemenlarios en la Restauracion, t. II.) Canovas et Elduayen, la Paz de Cuba, discours du 8 mai 1878. — À joindre : Rafaël M. de Labra, la Reforma colonial en España. 1806 et F. Moreno, El Pais del chocolate (la Inmoralidad en Cuba), 1888. — Outre les documens imprimés, je me suis servi également, et plus encore, des renseignemens qu’ont bien voulu me donner récemment, à Madrid, un certain nombre d’hommes politiques, au premier rang desquels il n’est sans doute pas indiscret de nommer M. Canovas del Castillo.
  2. Discours sur le message, 28 février 1878.
  3. D. J.-B. Casas, la Guerra séparatiste de Cuba.
  4. Guichardin, Opère inédite, Relazione di Spagna.
  5. Rafaël M. Merchan, Variedades, t. I, p. 481. La poblacion de color en Cuba. — Cf. Juan-Bautista Casas, la Guerra separatista de Cuba. p. 123 et suiv. — Eugenio-Antonio Flores, la Oum-a de Cuba, p. 62-63.
  6. España y Cuba, Estado politico y administrative de la grande Antilla bajo la dominacion española.
  7. D. Juan-Bautista Casas, la Guerra separatista de Cuba.
  8. Ministerio de Ultramar. Junta informativa de Ultramar, Madrid, 1869, in-folio. — Ce document est pour ainsi dire introuvable, mais une réédition ou une abréviation en a paru, je crois, à New-York, chez Hallet et Breen en 1867.
  9. V. Mestre Amabile, la Question cubaine et le conflit hispano-américain.
  10. España y Cuba, publication officieuse, p. 110-111.
  11. Don J.-B. Casas, la Guerra separatista de Cuba.
  12. F. Moreno, El Pais del Chocolate (La inmoralidad en Cuba).
  13. D. J. B. Casas, la Guerra separatista de Cuba.
  14. Discussion sur la réponse au Discours de la couronne. Chambre des députés, séance du 14 juillet 1896.
  15. La Paz de Cuba. Discursos pronunciados por don Antonio Canovas del Castillo, y don José Elduayen, et dia 8 de Mayo de 1878.
  16. Voy. Eugenio-Antonio Flores, la Guerra de Cuba (Apuntes para la historia). — Les explications de M. Flores, tout dévoué au maréchal Martinez Campos, permettent d’en retenir l’aveu.
  17. Eug. Ant. Florès, La Guerra de Cuba, p. 359 et 370.
  18. Id., ibid., p. 418.
  19. Eug. Ant. Flores, la Guerra de Cuba, p. 432.
  20. J.-B. Casas, la Guerra separatista de Cuba : Appendices.
  21. G. Reparaz, la Guerra de Cuba. Sur la manière dont Maceo se serait procuré ces « abonarés », M. Reparaz raconte une histoire assez peu édifiante, dont nous lui laisserons la responsabilité.
  22. Eug. Ant. Flores, la Guerra de Cuba, p. 383.
  23. Canovas del Castillo, la Paz de Cuba, discurso del dia 8 de Mayo de 1878, p. 89.
  24. Eug.-Ant. Flores, la Guerra de Cuba, p. 388.
  25. Eug.-Ant. Flores, la Guetra de Cuba, p. 393-394, 415 et suiv., 464. — Cf. Reparaz, p. 75.
  26. Eug.-Ant. Flores, la Guerra de Cuba, p. 80.
  27. Eug. Ant. Flores, la Guerra de Cuba, p. 80.
  28. Soldados para Çuba, Bonitas canciones dedicadas al valiente ejercito español. Primera parte.
  29. Discours de M. Canovas au Sénat, dans la séance du 1er juillet 1896.