L’Espagne politique/04
Le 23 avril, le 1er juin et le 8 septembre de cette année sont trois dates marquantes dans l’histoire de la république espagnole. Le 23 avril, elle remporta une éclatante victoire dont les suites ont été funestes. Au commencement de juin, elle fut proclamée par une assemblée unanime comme gouvernement définitif et régulier, et le premier usage qu’elle fit de son pouvoir fut de courir aux abîmes. En septembre, elle se sauva par sa pénitence et son amendement. Les anciens avaient raison de se défier du bonheur, et Némésis, quoi qu’en dise le poète, n’est pas toujours une tardive déesse.
Les sourds désaccords qui travaillaient le gouvernement provisoire portaient la plupart sur les nominations à faire, sur les exclusions à prononcer, sur les changemens dans le personnel. Quelques-uns des ministres, qui préféraient leur clientèle à la république, écoutaient avec trop de complaisance les requêtes des solliciteurs ; ils consentaient à de regrettables destitutions dans le dessein de pourvoir avantageusement les amis de leurs amis, ou de satisfaire un importun qui pouvait devenir dangereux. Les autres, craignant de désorganiser les services publics, tenaient tête aux ambitions aux vengeances implacables qui assiégeaient les portes de leurs bureaux ; ils pensaient qu’en matière d’administration la capacité est un titre plus sérieux que l’orthodoxie politique. Un autre point en litige était la reconstitution du corps d’artillerie, qui avait reçu une rude atteinte des démissions collectives acceptées par le précédent gouvernement. Des officiers instruits avaient été remplacés par des sergens désireux de bien faire ; mais le zèle ne supplée pas à la science. Les démissionnaires ne demandaient qu’à rentrer au service, à la seule condition qu’ils ne seraient pas exposés à recevoir des ordres du général Hidalgo. Plusieurs ministres, ne regardant qu’à l’intérêt de l’armée, étaient d’avis de les réintégrer dans leurs fonctions ; leurs collègues au contraire refusaient obstinément de confier de nouveau les canons à des mains suspectes d’alphonsisme. Chaque matin, on promettait le prochain règlement de cette affaire délicate ; chaque soir, on annonçait que de nouvelles difficultés avaient surgi. Elles n’ont été résolues que longtemps après par M. Castelar, lorsque, devenu président du pouvoir exécutif, il a fait prévaloir la politique de confiance et de conciliation.
En général, quel que fût l’objet de ses délibérations, deux tendances opposées se manifestaient dans le conseil. La majorité des ministres estimait que les mesures les plus populaires sont toujours les meilleures, la minorité que, sous peine de s’en aller à la dérive, le pilote doit quelquefois ruser avec le vent, et que résister est une partie de l’art de gouverner. Les uns tenaient qu’on n’implante les révolutions qu’en s’appuyant sur les révolutionnaires, les autres que, pour les asseoir définitivement, il faut les faire agréer des conservateurs. Ceux-là étaient avant tout des hommes de parti, ceux-ci étaient des patriotes. L’un de ces derniers n’a pas craint de dire : « Il est une chose que je préfère au fédéralisme, c’est la république, et il est une chose que je préfère à la république elle-même, c’est l’Espagne. » Cependant on s’était promis de ne se point brouiller jusqu’à la convocation des nouvelles certes, et, quelques dégoûts qu’éprouvât la minorité, elle s’en exprimait discrètement et demeurait à son poste. Le public s’apercevait bien à d’incessans cahots, à de brusques arrêts, que l’attelage était divisé, que les chevaux tiraient qui à droite, qui à gauche ; mais quand on les interrogeait, ils répondaient d’une seule voix qu’ils étaient d’intelligence, qu’ils n’avaient entre eux tous qu’une âme et qu’une république.
Ces dissidences qu’on exagérait, le progrès de l’anarchie, l’impunité dont jouissaient les factieux, le mécontentement et les inquiétudes qui s’emparaient de la bourgeoisie, d’autres circonstances encore avaient dès le mois d’avril relevé le courage et les espérances des radicaux. Les certes, où ils dominaient, n’étaient pas encore dissoutes ; elles s’étaient prorogées en déléguant leurs pouvoirs à une commission permanente qui citait les ministres à sa barre. Les interrogatoires qu’elle leur faisait subir étaient de semaine en semaine plus pressans, et trahissaient des amertumes mal contenues, des projets qu’on n’avouait pas encore. Elle leur demandait compte également de ce qu’ils faisaient, de ce qu’ils ne faisaient pas et de ce qu’ils laissaient faire ; elle leur signifiait en toute rencontre qu’ils tenaient leur autorité de l’assemblée qui les avait nommés. Elle exigeait en quelque sorte qu’ils renouvelassent leur acte d’allégeance, et les traitait en commis qu’on peut d’un jour à l’autre casser aux gages. Les ministres essuyaient ces hauteurs et ces remontrances avec une tranquillité ironique que rien ne déconcertait. Ils représentaient à leurs censeurs qu’il n’y a point de fête sans vitres cassées, point de révolution sans quelques désordres dans les rues, les assurant au surplus que le gouvernement n’avait garde de composer avec l’émeute, que les troubles dont on se plaignait touchaient à leur terme, que la situation s’améliorait à vue d’œil. En ce qui concernait les droits respectifs du conseil exécutif et des cortès, ils se contentaient d’insinuer que le mérite n’est pas grand de souffrir ce qu’on ne peut empêcher, qu’en remettant les portefeuilles aux républicains les radicaux avaient fait de nécessité vertu, et s’étaient imposé un renoncement humiliant pour se préserver d’un désastre, que les fictions constitutionnelles n’ont de prestige que dans les jours tranquilles, qu’au lendemain d’une révolution le droit appartient à qui dispose de la force. Sans contredit, la commission permanente aurait eu quelque peine à convertir à ses doctrines les volontaires de la liberté qui, coiffés de casquettes rouges, défilaient perpétuellement dans les rues de Madrid aux sons de la Marseillaise et aux cris mille fois répétés de viva la federal !
En même temps qu’ils conversaient aigrement avec les ministres, les radicaux s’étaient mis à négocier avec les conservateurs. Quoiqu’ils eussent peu de goût les uns pour les autres, le danger commun les rapprochait. Conservateurs et radicaux avaient les mêmes griefs, les mêmes appréhensions. Ils s’accordaient à penser que la faiblesse du gouvernement, ses fâcheux compromis, son indulgence excessive pour les brouillons et les casse-cous du parti intransigeant, préparaient à l’Espagne un redoutable avenir. Ils étaient également convaincus que, si le pouvoir exécutif n’était pas changé avant l’élection des cortès constituantes, l’opposition n’avait aucune chance de s’y faire représenter. La présence de M. Pi au ministère de l’intérieur assurait d’avance le triomphe des candidatures fédéralistes. D’ailleurs, le gouvernement fût-il résolu à respecter la liberté des comices, son autorité étant méconnue dans un grand nombre de provinces, il ne pouvait répondre que de ses intentions. Il était hors de doute que le partido de la porra et les trabucos monteraient la garde autour des urnes et n’en laisseraient approcher que les électeurs bien pensans.
Le seul moyen qu’eussent les partis évincés de prendre leurs sûretés et de parer aux périls de la situation était de se saisir du pouvoir. Ils conçurent le hardi dessein de battre en brèche le ministère et de le contraindre à se retirer. La commission permanente avait plus d’une fois témoigné bruyamment les alarmes trop fondées que lui inspiraient les succès des carlistes dans le nord, l’ascendant croissant des séditieux dans le midi. Il fut convenu qu’au premier jour elle proclamerait la nécessité de rappeler les cortès dans le plus bref délai. À peine réunie, l’assemblée devait signifier aux ministres qu’ils n’avaient plus sa confiance et pourvoir à leur remplacement. Ce projet avait une apparence de légalité ; dans le fait, c’était une infraction manifeste au traité tacite qui, moyennant le retour de tous les portefeuilles aux républicains, avait garanti aux cortès radicales un prolongement d’existence.
Il était à croire que les choses ne se passeraient pas en douceur. Pour tenter avec quelque probabilité de succès le coup d’éclat qu’ils méditaient, les radicaux avaient besoin de l’assistance d’un homme d’épée qui eût la pratique et le goût de ces sortes d’aventures. Ils ne pouvaient mieux s’adresser qu’au maréchal Serrano ; ils travaillèrent à le mettre dans leurs intérêts. On le savait capable de se présenter seul dans une caserne mal disposée et d’enlever le soldat par un de ces gestes qui se font obéir. Bien qu’il soit à l’âge où l’on est plus soucieux de conserver que d’acquérir, cet homme remarquable, parti de petits commencemens, et depuis comblé par la destinée à ce point qu’en fait de bonheur et d’illustration il n’a plus de souhaits à former, a su garder cependant avec la fraîcheur de son esprit toute la jeunesse de sa volonté et de son courage. Comme au temps de ses débuts, il est au service des occasions ; le danger l’attire, il est prêt à jouer le tout pour le tout dans une partie hasardeuse, — ainsi qu’un officier de fortune qui voit la vie devant lui et à qui tout semble léger, — sa tête, sa bourse, sa parole et son épée. Le duc de la Torre écouta les ouvertures de ses anciens adversaires, et prit, à ce qu’il paraît, des engagemens éventuels. En attendant le moment d’agir, on étudiait avec soin les dispositions du peu de troupes que renfermait Madrid, on pratiquait des intelligences dans les corps de garde, on tâtait le pouls aux sergens et aux soldats, ce qui fit dire à un spirituel observateur qu’au printemps dernier la politique espagnole se réduisait à de profondes études psychologiques sur les pelotons. On calculait sur ses doigts toutes les grandes choses qu’on peut accomplir dans ce monde avec quatre hommes et un caporal.
L’Espagne est le pays des mystères transparens, des secrets publics et des conspirations à ciel ouvert. Tous les pavés de Madrid savaient pertinemment qu’il se tramait quelque chose. On en parlait tout haut dans la ville et dans les faubourgs, dans les cafés comme dans les salons. Quelques-uns des coalisés n’avaient pas l’âme tranquille, prévoyant une lutte acharnée, peut-être malheureuse et suivie de représailles populaires ; ils répandaient le bruit que des croix rouges avaient été marquées sur la porte de plus d’une maison, La plupart ressentaient ou affectaient une imperturbable confiance ; ils avaient déjà ville gagnée. On annonçait d’avance tous les détails de l’événement, comme on règle le cérémonial d’une fête. En réalité, le complot s’était ébruité avant d’être mûr, et l’assurance qu’on faisait paraître témoignait moins d’un plan fermement délibéré que du désir d’intimider l’ennemi. Il y parut bien à la mollesse avec laquelle l’action fut engagée. La commission permanente se réunit au palais du congrès le dimanche 20 avril. Elle débuta par une sorte de mise en accusation du ministère ; un seul ministre, M. Sorni, se présenta pour ouïr ce réquisitoire, auquel il n’opposa que des réponses évasives. Les députés s’indignèrent du peu de déférence que leur marquait le gouvernement, et s’apprêtaient à lui dépêcher un huissier pour le mettre en demeure de comparaître. Tout fut suspendu par la nouvelle que le président du conseil, M. Figueras, venait d’être frappé subitement dans ses plus chères affections. On décida que par égard pour son deuil la séance serait remise au 23. Cet ajournement laissait percer une hésitation qui cherchait à se couvrir d’un prétexte honorable. La commission n’était pas encore bien sûre de sa volonté, elle était bien aise de gagner un peu de temps pour recorder sa leçon. Le gouvernement savait désormais le jour et l’heure où il serait attaqué ; on lui accordait un sursis pour se mettre en mesure, et il sut en profiter.
Le matin du 23, le maire de Madrid, qui trempait dans le complot, convoqua, sous prétexte de les passer en revue, tous les bataillons de l’ancienne milice civique, animés des sentimens les plus conservateurs. Un détachement occupa le palais Medinaceli en face du congrès ; le reste se concentra dans la Plaza de Toros, à quelques pas de l’hôtel du duc de la Torre, qui de son balcon aurait pu les compter et leur faire des signaux. Le vigilant gouverneur civil de la province, M. Estévanez, ne s’était point laissé surprendre. De son côté, il avait mis sur pied tous les nouveaux volontaires en casquette rouge et confié les ministères à leur garde. En quelques heures, Madrid se hérissa de baïonnettes ; on s’observait de part et d’autre d’un air menaçant, tout semblait présager une inévitable collision. L’académie espagnole faisait célébrer ce jour-là dans l’église des religieuses trinitaires un service solennel en l’honneur de Cervantes. L’évêque de La Havane prononça l’oraison funèbre de l’illustre manchot. Il le glorifia d’avoir été un fils obéissant de l’église, et démontra doctement qu’il avait écrit Don Quichotte dans la seule vue d’amener les pécheurs à conversion. Il partit de là pour établir que la soumission est le secret du génie, et que l’Espagne devait mettre sa gloire à être catholique dans son gouvernement, catholique dans sa littérature, catholique en philosophie et dans les sciences exactes comme dans l’histoire naturelle. En finissant, il prémunit son auditoire contre les influences pernicieuses d’une nation voisine, contre le vent qui souffle des Pyrénées, contre les idées et la langue de Voltaire. Le contraste était étrange entre ce qui se passait à cette heure dans la rue et ce qui se disait dans cette chapelle. L’église, haranguant la société moderne, n’avait d’autre remède à proposer à ses maux que cette pesante tutelle qui a procuré à l’Espagne, durant des siècles, le repos des cimetières. Il est certain que la mort guérit de tout ; mais dans ce siècle les peuples aiment mieux vivre et souffrir. Au demeurant, l’orateur était disert, fleuri ; les revenans ont quelquefois l’esprit orné et d’agréables saillies.
Dans l’après-midi, Madrid offrait un spectacle des plus sinistres. Les passans s’attroupaient pour causer à voix basse. La circulation était interrompue surplus d’une place que la foule obstruait, d’autres rues étaient silencieuses et désertes ; beaucoup de boutiques étaient closes. Tout le monde prêtait l’oreille ; on attendait de minute en minute le bruit de la première décharge, qui donnerait le signal d’une sanglante mêlée. Sur la foi d’une méprise, il se faisait tout à coup une corrida ; les curieux s’enfuyaient à toutes jambes, les portes cochères se fermaient précipitamment, la rue se vidait comme par miracle. La cause de l’alerte était le plus souvent un aguador maladroit qui avait laissé rouler son tonneau sur le trottoir. Revenus de leur panique, les badauds ne tardaient pas à reparaître et de nouveau humaient le vent. Dans les jours d’émeute, les peuples du midi, plus encore que ceux du nord, sont partagés entre l’inquiétude et le désir de voir, qui finit toujours par l’emporter ; la plus vive de leurs passions est la gourmandise des yeux.
Cependant, vers trois heures, la commission permanente était entrée en séance. À l’exception de M. Figuéras, qui appartenait à sa douleur, et de M. Pi y Margall, retenu dans son cabinet par d’importantes consultations, tous les ministres s’étaient présentés à l’appel. Le parti radical avait confié à M. Rivero le soin d’attacher le grelot. Longtemps effacé par quelques-uns de ses collègues, il avait repris ce jour-là le premier rôle ; il était l’homme de la situation, et, dans la pensée de beaucoup de gens, le chef du nouveau gouvernement qu’on se disposait à proclamer. Les longs discours n’étant plus de saison, on pensait qu’il ne parlerait que pour la forme, qu’après une courte et véhémente préface il réclamerait énergiquement la convocation des certes, peut-être le changement immédiat du ministère. Son attitude et son langage déconcertèrent toutes les conjectures. Il prononça un verbeux plaidoyer dont le contenu n’étonna pas moins que la longueur. Il signala les services essentiels que les radicaux avaient rendus à la république, la noire ingratitude dont on avait payé leur dévoûment. Tel un auteur dramatique qui a fait une pièce en collaboration, et qui, rappelant à son associé les heureuses idées qu’il lui a fournies, lui reproche de s’être fait la part du lion dans le succès et dans les bénéfices. L’orateur alla même jusqu’à insinuer en termes peu couverts que son parti, désabusé depuis longtemps sur les chances de la royauté étrangère, avait travaillé en secret à son renversement ; il se vanta que pour sa part, si le roi se fût permis de renouer avec les conservateurs, il n’aurait pas balancé en sa qualité de président à transformer les certes en convention nationale. Il conclut en demandant aux ministres s’ils ne songeaient pas à rétablir un pacte d’alliance entre les républicains de la veille et les radicaux. À ce prix seulement, ils pouvaient recouvrer la bienveillance des classes moyennes, relever le crédit de l’état, fortifier la discipline dans l’armée. La prudence leur faisait un devoir de donner des gages à leurs anciens alliés, d’ajourner les élections, et de s’entendre avec les certes radicales pour asseoir solidement la république.
Quel que fût le dessein de M. Rivero, son discours ressemblait beaucoup moins à une déclaration de guerre qu’à une proposition d’accommodement. Il paraissait en appeler à l’équité de ses adversaires, leur mettre le marché à la main. Pouvait-on dire plus clairement : « Nous avons fait une paix fourrée avec les conservateurs, et nous tenons un maréchal dans notre manche ; cette alliance vous est bien dangereuse, ne ferez-vous rien pour la rompre ? » Si le ministère avait eu quelque inquiétude, ces conclusions inattendues la dissipèrent ; il respira, un vainqueur qui demande à traiter confesse qu’il doute de sa victoire. Il répondit par la bouche de M. Castelar que la république se gardait bien de méconnaître les bons offices des radicaux, qu’elle regrettait sincèrement les mésintelligences qui l’avaient brouillée avec ses alliés, que leur impatience était cause de tout le mal, qu’ils avaient paru trop pressés de toucher le prix de leurs services, qu’ils eussent à s’effacer quelque temps encore et à s’en remettre à l’avenir, qui sûrement les dédommagerait. Après avoir exécuté des variations brillantes sur ce thème, le ministère entonna son refrain favori, déclarant qu’on exagérait à plaisir la gravité de la situation, que sans doute le navire avait essuyé quelques bourrasques, mais que la coque n’était point avariée, et que, pilote et matelots, tout l’équipage ferait son devoir.
Tout à coup le ministre de la guerre, une dépêche à la main, interrompit la discussion, sous prétexte qu’il était survenu un grave incident dont il désirait conférer avec ses collègues. Quelques instans après, le ministère annonçait à la commission permanente que les bataillons de l’ancienne milice, rassemblés dans la Plaza de Toros, s’étaient mis en état de révolte et que, toute affaire cessante, il devait s’occuper de réduire les rebelles. C’était dire aux moutons de la fable : Nous traiterons avec vous quand nous aurons eu raison de vos chiens. Déroutée par le tour inattendu qu’avait pris le débat et par ce coup de Jarnac plus imprévu encore, la commission, après une faible résistance, consentit à suspendre sa séance jusqu’au soir. Joseph de Maistre prétend qu’à la guerre on n’est vainqueur ni vaincu qu’en idée, et que l’armée qui lâche pied est celle qui d’avance se sent battue. Il en va de même des commissions ; elles sont perdues quand elles se prennent à croire à leur défaite.
Que faisait pendant ce temps le maréchal Serrano ? Enfermé dans son hôtel, où lui tenait compagnie un nombreux état-major prêt à recevoir ses ordres, il n’en donnait point, parce qu’il n’en pouvait point donner. Il voulait se présenter au soldat, non comme un chef de mutins, mais comme le défenseur de la loi, représentée par les certes, et il attendait, pour entrer en campagne, de recevoir de la commission permanente un carré de papier qui lui apprendrait qu’elle l’avait muni de pleins pouvoirs. Les heures se passaient, le papier n’arriva point. Le destin condamnait l’épée du maréchal à demeurer clouée dans son fourreau ; elle s’étonnait de cette mésaventure, qui lui était nouvelle.
Actif et résolu, le gouvernement ne perdait pas le temps précieux que lui accordaient les indécisions et les atermoiemens des coalisés. Désormais il pouvait compter sur cette admirable garde civile dont les Espagnols sont justement fiers, et qu’on n’aurait pu détourner de son devoir qu’en lui prouvant que son devoir était douteux. Personne ne s’étant chargé de lui faire cette démonstration, elle ne voyait devant elle que des magistrats et des émeutiers, et son choix était fait. L’artillerie suivit son exemple. Vers sept heures, on entendit rouler dans la rue d’Alcala les canons qui se dirigeaient vers le Prado, et la Plaza de Toros fut bientôt étroitement cernée et bloquée. Les bataillons de la milice qui s’y trouvaient renfermés ne tardèrent pas à comprendre que la partie était perdue et la résistance impossible. Pour obtenir leur élargissement, ils durent se laisser désarmer, cérémonie plus humiliante encore pour les chefs qui les avaient inutilement compromis que pour ces braves gens, dont plusieurs versèrent des larmes de rage en livrant leur fusil.
Tout était fini ou à peu près quand à neuf heures la commission rouvrit sa séance. Elle manda les ministres, qui répondirent cette fois avec l’insolence de la victoire qu’ils n’auraient garde de se déranger, qu’ils avaient fourni des explications suffisantes, qu’un surplus d’entretien ferait longueur. Comme elle insistait, ils l’avertirent charitablement qu’elle eût à pourvoir à sa sûreté. Le conseil n’était pas superflu. La populace échauffée, ivre de son facile triomphe, s’était ameutée autour du congrès, dont elle gardait toutes les issues ; quelques hommes de sang, mêlés aux groupes, s’avisaient de demander des têtes. Les députés eurent grand’peine à gagner le large ; quelques-uns furent appréhendés au collet et en danger de mort ; d’autres ne purent s’évader qu’à la faveur d’un déguisement. Plusieurs ministres exposèrent leur popularité et leur vie pour arracher sa proie à l’émeute. L’un d’eux alla chercher le duc de la Torre dans la maison où il s’était réfugié, et lui procura une retraite plus sûre en l’emmenant dans sa voiture à la légation d’Angleterre. Nous avons dit qu’en Espagne les luttes politiques engendrent moins qu’ailleurs des haines personnelles. Les vainqueurs du jour se souvenaient qu’en 1866 ils avaient figuré parmi les vaincus, et que, poursuivis et traqués, le général O’Donnell avait facilité leur fuite. Soit générosité native, soit une sorte de fatalisme qui prévoit les retours de fortune, l’Espagnol devient aisément l’ami de son ennemi. Ce fut encore un ministre qui conduisit secrètement M. Martos chez le chargé d’affaires de Belgique. « Je suis ravi de voir que vous êtes si bien logé, dit-il gaîment en lui recommandant l’hôte qu’il lui amenait ; peut-être viendrai-je sous peu vous demander un asile. »
Ainsi se termina sans effusion de sang et à la façon d’une tragi-comédie cette journée qui à son lever avait paru grosse de malheurs ; mais ainsi avorta misérablement ce fameux con plot qui s’était annoncé avec tant d’apparat, et sur lequel on fondait de si brillantes espérances. Les conjurés ne pouvaient s’en prendre qu’à eux-mêmes de leur insuccès ; ils avaient eu l’air de s’entendre, et ils ne s’entendaient point. Ces alliés d’un jour se défiaient les uns des autres, et les petites précautions sont le tombeau des grandes entreprises. Les conservateurs accusaient les radicaux d’avoir simulé une attaque pour inquiéter les républicains et les contraindre à traiter séparément avec eux. Les radicaux soupçonnaient le duc de la Torre de vouloir se servir d’eux pour se rendre maître de tout ; ils craignaient qu’après la victoire il ne s’empressât de les évincer. De part et d’autre, la crainte d’être dupe avait paralysé les courages, et on s’en était tenu à une vaine démonstration. Un proverbe espagnol dit qu’on ne peut à la fois carillonner et aller à la procession, no se puede repicary y andar en la procesion. Conservateurs et radicaux s’étaient pendus aux cloches, et la procession s’était débandée faute d’un chef pour la conduire. Au reste, se fussent-ils mieux entendus, il est douteux qu’ils eussent mieux réussi. Les temps n’étaient pas mûrs ; les réactions ne doivent leurs chances de succès qu’à la banqueroute des révolutions ; il leur est facile alors de recruter partout des régimens d’espérances déçues et de patiences lassées. Un enfant, dont le tambour est tout neuf, s’indigne qu’on veuille le crever ; laissez-le faire, lui-même le crèvera demain. Au 23 avril, le fédéralisme tenait encore l’Espagne sous le charme magique de son mystère. Amoureuse de sa marotte, elle en faisait tinter joyeusement les grelots ; elle se fâcha tout rouge contre ceux qui en voulaient à son hochet et à sa musique. Demandez-lui aujourd’hui ce qu’elle en pense.
Les colères espagnoles sont terribles, mais courtes. Pendant plusieurs jours encore, il régna quelque émotion dans Madrid ; toutefois les scènes de désordre et de violence furent rares, le vainqueur n’abusa pas trop de son triomphe. Il fallut permettre aux volontaires de la liberté de violer quelques domiciles où ils s’imaginaient que les chefs de la contre-révolution se tenaient cachés. On eut soin de diriger leurs perquisitions dans des maisons où il n’y avait rien à trouver. Ceux qu’ils cherchaient étaient en lieu sûr ; ils quittèrent leur refuge quelques jours après pour gagner incognito la France ou le Portugal. Les autorités s’appliquèrent avec un zèle louable à rétablir la tranquillité dans les rues, sinon dans les têtes. Madrid ne tarda pas à reprendre son aspect accoutumé. Un étranger s’étonnait de ce prompt apaisement et en félicitait un conservateur espagnol, qui lui répondit avec mélancolie : « Il est dur pour le sage de devoir son salut à la tempérance des fous. »
Le 23 avril venait de confirmer la victoire républicaine du 23 février ou, pour parler plus exactement, d’en aggraver les conséquences. Le lendemain parut dans la gazette officielle un décret qui dissolvait non-seulement la commission permanente, mais les cortès elles-mêmes, dont les ministres étaient les mandataires. Par cette mesure, le gouvernement provisoire détruisait de ses propres mains l’acte qui légitimait son autorité. Il n’avait plus d’autre raison d’être que de représenter la révolution, et ne pouvait plus s’appuyer que sur elle. Les membres les plus modérés du cabinet maudissaient leurs adversaires de leur avoir mis les armes à la main. Pour avoir raison des coalisés, ils avaient dû accepter le secours des clubs, et contracter envers des hommes qu’ils redoutaient des obligations dont ils sentaient tout le poids. Le général Contreras, qu’il avait fallu rappeler de Catalogne, où sa présence mettait le comble au désarroi de l’armée, avait mis l’émeute à profit pour se refaire une popularité. Il s’était montré à cheval dans les endroits les plus exposés, et le seul coup de feu qui eût été tiré avait été dirigé contre son escorte. Le jour suivant, il fit annoncer par les journaux urbi et orbi qu’au moment où il se rapprochait des avant-postes ennemis un généreux inconnu, se jetant à la tête de son cheval, l’avait supplié de se retirer parce que les réactionnaires avaient juré sa mort. Il demandait à son sauveur de se faire connaître. On eût dit César s’enquérant du nom de l’avertisseur charitable qui l’engageait à se défier des ides de mars.
Quelques jours plus tard, le général tint chez lui un conciliabule auquel assistaient les principaux meneurs du parti intransigeant ; d’importantes résolutions y furent prises. On décida que le pouvoir exécutif, suspect depuis longtemps de mollesse et de tiédeur, devait, sous peine de démériter du peuple, se renforcer de quelques esprits avancés qui le mettraient au pas. On décida encore qu’une confédération ne se peut constituer sans l’existence préalable des états qui sont appelés à se confédérer, que par suite il était indispensable que les provinces n’attendissent pas l’élection des cortès pour proclamer leur indépendance. On s’aboucha aussitôt avec le gouvernement, afin d’obtenir de lui qu’il épurât son personnel et inaugurât une politique franchement révolutionnaire. Il ne pouvait se plaindre qu’on ne l’aidât pas dans sa besogne, — on lui apportait le texte de quarante-sept décrets qu’il eût suffi de faire insérer dans la gazette officielle pour que l’Espagne se trouvât délivrée en un tour de main de tous ses impôts, de toutes ses institutions, et ramenée à l’état de nature. Le ministère résista de son mieux aux ordres qui lui étaient intimés, il demeura fidèle à son plan de ne pas engager l’avenir avant la réunion de la constituante, et il n’accorda qu’une très faible partie des destitutions qu’on lui demandait ; mais il cherchait à se faire pardonner ses résistances par ses ménagemens. Il se voyait contraint de laisser à ses sauveurs une dangereuse liberté d’action et de fermer les yeux sur leurs menées. Dès lors ils purent amasser la poix et l’étoupe, préparer de longue main ce vaste incendie dont les flammes deux mois plus tard faillirent dévorer l’Espagne.
La journée du 23 avril eut une autre conséquence, qui n’inquiétait pas moins tes républicains sensés et prévoyans : ils avaient toujours désiré que les conservateurs comme les radicaux prissent part aux élections de la constituante ; ils souhaitaient même que l’opposition y fût assez fortement représentée pour pouvoir leur prêter main-forte contre les exigences et les utopies des intransigeans. C’est dire qu’ils chargeaient secrètement leurs ennemis de les défendre contre leurs amis. Il fallait renoncer à cet espoir. Les radicaux et les conservateurs étaient hors de combat ; leurs chefs s’étaient exilés, la plupart avaient rejoint à Biarritz le maréchal Serrano et M. Martos. Un manifeste annonça bientôt à l’Espagne que, le gouvernement s’abandonnant aux factieux et se montrant désormais incapable de garantir la liberté électorale, l’opposition avait résolu de s’abstenir. C’était une bulle d’excommunication majeure fulminée contre les futures cortès, dont toutes les décisions étaient d’avance frappées de nullité. Le gouvernement ne pouvait plus compter que sur lui-même et sur l’empire de la force, et il sentait combien il lui était difficile d’être fort. C’est le 23 avril que se sont amassés sur l’Espagne les sombres nuages qui couvrent le ciel de la république et qui aujourd’hui encore pèsent sur son avenir.
Les cortès constituantes se réunirent le 1er juin. Elles avaient un vice d’origine commun dans l’histoire des parlemens espagnols : elles n’avaient été nommées que par une fraction du corps électoral. À peine y voyait-on figurer une demi-douzaine de conservateurs qui, malgré la consigne, s’étaient obstinés à briguer les suffrages de leurs électeurs. Parmi eux était M. Rios Rosas, cet homme éminent que l’Espagne vient de perdre et auquel la république a rendu un suprême hommage, qui l’a elle-même honorée. Patriote et libéral dans l’âme, ne chargeant personne de lui enseigner ses devoirs, les deux discours qu’il prononça dans une assemblée hostile furent écoutés avec un religieux recueillement, comme si on eût deviné que c’était le chant du cygne. Son début fut fier ; il s’applaudit de son isolement, qui lui assurait une entière liberté de parole et de vote. « Est-ce à dire, poursuivit-il, que je ne représente rien ici ? Le cas serait étrange après quarante années d’existence parlementaire ; mes amis et moi, nous représentons dans cette chambre les principes, les tendances, les intérêts, les grandeurs et les disgrâces des partis conservateurs. Aussi, quelle que soit notre modestie et quel que soit notre nombre, nous vous dirons fièrement ce que disait le comte d’Oñate à l’empereur Charles-Quint : Sire, je suis petit, mais je pèse beaucoup. » Près de lui siégeait un homme d’un tout autre caractère, ancien modéré, M. Esteban Collantès, qui, pour justifier sa présence dans une assemblée mise en interdit par ses coreligionnaires, allégua que beaucoup de gens ne peuvent concevoir la vie ni le bonheur sans le plaisir de jardiner, que son jardin était son collège électoral, et qu’il avait juré de ne jamais le laisser en friche.
Sauf ces quelques épaves des anciens partis, la constituante se composait tout entière de républicains, et ces républicains étaient tous fédéralistes, à l’exception de M. Garcia Ruiz, l’homme le plus isolé d’Espagne, seul partisan connu de la république unitaire, et qui aujourd’hui se trouve avoir racolé un parti considérable. On ne devait pas tarder à constater une fois de plus que rien n’est moins homogène qu’une chambre unanime. Les fractionnemens et les scissions se déclaraient déjà de toutes parts dans cette trompeuse unanimité. Entre la droite, qui obéissait aux sages conseils de M. Castelar, et l’extrême gauche, qui, gouvernée par le marquis d’Albaïda, entendait remanier de fond en comble toute l’organisation sociale, il y avait place pour plusieurs petits groupes, dont chacun avait son chef et son idée, et pour une foule de députés indépendans, lesquels n’avaient d’autres chefs qu’eux-mêmes, ni d’autre idée que celle d’attraper un portefeuille à la grande loterie du scrutin, masse flottante prête à se porter à droite ou à gauche et à prendre parti pour l’hameçon le mieux amorcé. On s’accordait cependant sur un point ; gauche et droite, tout le monde voulait la république fédérale avec toutes ses conséquences. Qu’entendait-on par là ? Quelqu’un proposa d’envoyer aux États-Unis et en Suisse une commission chargée d’étudier sur place le fédéralisme. Les intransigeans se récrièrent ; l’un d’eux déclara que la Suisse était un pays rétrograde, une monarchie déguisée en république. Sans s’informer davantage, l’assemblée proclama d’une seule voix la république fédérale. Aucun des votans n’eût pu dire ce qui venait d’être voté ; les plus clairvoyans craignaient que ce ne fût la guerre civile. Les politiques à formules creuses font l’œuvre de Cadmus ; ils sèment les dents du dragon, cette graine féconde germe, et il sort de terre des idées en armes qui s’entre-tuent.
Avant de faire une constitution, l’assemblée devait faire un gouvernement ; elle alla au plus pressé. Le gouvernement provisoire était à bout de voie ; la majorité et la minorité du cabinet réclamaient l’une et l’autre leur divorce. Las de son portefeuille, le représentant de la politique modérée et conciliante, M. Castelar, désirait se consacrer tout entier à son mandat de député et travailler librement à la propagation de ses idées ; il voulait être le tribun de la sagesse. On s’attendait que M. Figueras garderait la présidence du conseil ; mais, à force de traiter avec les partis pour en obtenir des concessions et l’ajournement de leurs projets, il avait fait tant de promesses, contracté tant d’engagemens secrets, qu’il ne s’appartenait plus ; tout le monde avait hypothèque sur lui, A peine eut-il essayé de former un ministère, il en sentit l’impossibilité, et quitta brusquement Madrid et l’Espagne. L’ostracisme volontaire est de toutes les institutions espagnoles la mieux établie et la plus appréciée de tous les partis. L’opinion publique, qui est indulgente, se contente de cette expiation que le coupable s’impose à lui-même ; elle n’exige point qu’il purge sa contumace. Il n’est pas en Espagne d’homme politique qui n’ait eu des mésaventures, et qui après un échec n’ait disparu furtivement ; il donnait ainsi au malheur le temps de l’oublier.
M. Pi y Margall se chargea de la tâche ardue que déclinaient tous ses collègues. Il était le candidat désigné des illusions qui régnaient encore, et de l’émeute qui grondait aux portes du congrès. Il exposa son plan de conduite en ces termes : politique de défiance ou d’hostilité à l’égard des anciens partis, politique de conciliation entre toutes les fractions du parti républicain fédéraliste. Jamais programme ne fut plus chimérique. Quel accord pouvait-on établir entre les admirateurs sincères des États-Unis et les énergumènes qui considéraient l’anarchie comme la plus glorieuse des institutions, entre les partisans d’un gouvernement fort et sérieux et les apôtres de l’émeute, entre ceux qui demandaient le rétablissement de la discipline militaire et ceux qui entonnaient des hymnes à la sainte indiscipline et proclamaient l’autonomie du soldat ? Autant valait rêver cet âge d’or « où le narcisse fleurissait sur les aulnes, où le loup paissait avec les brebis. »
Très intolérant avec les uns, très accommodant avec les autres, M. Pi rejetait de la sainte alliance tous les nouveaux convertis qui avaient contracté avec la république un mariage de raison ; il y souffrait tous les fous et tous les bateleurs de la veille, du jour et du lendemain. La communauté qu’il voulait établir reposait sur un mot, que chacun comprenait à sa façon. Passe encore s’il eût promulgué deux décrets portant l’un que tout Espagnol était tenu sous peine de la vie de se dire fédéraliste, l’autre que sous peine de mort il lui était défendu d’expliquer ce qu’il entendait par là. Caractère pur, esprit distingué, M. Pi appartient, dit-on, à la race des sectaires flegmatiques, seule espèce d’hommes qui soient incapables de se rendre à l’évidence. Sourd aux objections comme aux leçons des événemens, il ne s’émouvait de rien ; son sourire et sa logique possédaient les secrets de l’avenir. Ses adversaires, modifiant un peu les termes de son programme, le formulaient ainsi : défiance à l’endroit des hommes d’ordre, complaisance à l’égard des hommes de désordre.
Le nouveau chef du pouvoir exécutif avait pris ses ministres moitié dans la droite, moitié dans la gauche de la chambre. Ce ministère était incapable de rien décider, faute de s’entendre sur rien ; chargé de montrer son chemin aux cortès, il était lui-même occupé à le chercher. M. Pi employait la meilleure partie de son temps à concilier ses auxiliaires ; il leur représentait vainement qu’ils avaient les mêmes principes, que leurs mésintelligences ne portaient que sur des détails. Le moyen de mettre d’accord des médecins appelés au chevet d’un mourant, quand les uns soutiennent que sans les grands remèdes il ne passera pas la nuit, et les autres qu’il n’a rien à craindre, que sa maladie est un excès de santé ? Ses heures de loisir, M. Pi les consacrait à parlementer avec les clubs, leur prêchant la douceur, la patience et la légalité. Il ne pouvait obtenir des concessions qu’en en faisant lui-même ; on assurait à la vérité qu’il en faisait plus qu’il n’en obtenait, que l’empire qu’il se flattait d’exercer sur les cerveaux brûlés était imaginaire. On citait le mot fameux : « il faut bien que je les suive, puisque je suis leur chef. » On l’accusait aussi de faire plus d’avances aux méchans qu’aux gens de bien. Il se disait sans doute : « Les honnêtes gens aiment mieux avoir un gouvernement qui leur déplaît que de n’en point avoir du tout, je peux compter sur eux ; mais les autres qui désirent n’en point avoir, mon succès sera grand, si je réussis à leur persuader qu’il en faut un peu. » Personne ne s’abusait moins que lui sur les projets de l’Internationale ; il se multipliait pour l’amener à résipiscence. Dans la contrée de Mossoul, près du Tigre, habitent les Yézides, peuplade kourde très détestée des islamites. Ils passent pour ne pratiquer en fait de culte que l’adoration du diable. « Pourquoi, disent-ils, nous mettre en peine d’obtenir les bonnes grâces d’un Dieu tout bon et tout prévoyant ? celui qu’il faut fléchir, c’est le méchant, c’est l’ennemi, »
On a calomnié les intentions de M. Pi en prétendant qu’il avait soufflé le feu dans l’Andalousie et favorisé sous main l’insurrection cantonaliste. Les intransigeans avaient fait de nombreux efforts pour le gagner à leurs idées et lui faire agréer leurs moyens ; il a opposé à leurs tentatives une résistance qu’on a pu trouver un peu molle, mais qui ne s’est jamais démentie. Il s’est toujours prononcé pour les moyens légaux ; il voulait l’ordre, mais il le voulait à sa manière, et il avait le tort de croire à la vertu toute-puissante des bons avis et de la persuasion. On a rencontré plus juste en qualifiant son administration de gouvernement de missionnaires. Convaincu qu’on ne gagne rien sur les passions en les heurtant de front, il négociait avec les cantonalistes et leur faisait porter ses conseils par des ambassadeurs d’un caractère doux et liant, qui avaient ordre de revêtir de formes flatteuses la morale austère qu’ils prêchaient. Ces personnages agréables, personœ gratœ, lui semblaient plus propres à ramener les fanatiques. Il y a quelque chose de spécieux dans cette méthode de faire guérir les fous achevés par des demi-fous, qui ont des intervalles lucides. Ils connaissent par leur expérience personnelle la maladie qu’ils sont appelés à traiter, et la sympathie qu’ils témoignent aux malades est faite pour toucher leur cœur ; mais il faut se défier des rechutes. Tel agent, tel gouverneur civil dépêché par M. Pi en Andalousie ou en Murcie, après avoir longtemps raisonné avec l’émeute, ont jugé à propos de se mettre à sa tête pour modérer le mouvement, comme ils le disaient. Les missionnaires n’ont pas converti les sauvages ; ce sont les sauvages qui ont converti les missionnaires.
L’insurrection ne tarda pas à éclater. Elle débuta par les troubles d’Alcoy, ville de 16,000 âmes, située entre Alicante et Jativa, et l’un des centres manufacturiers du midi. Ces scènes de désordre, auxquelles l’Internationale imprima son caractère, donnèrent lieu à d’horribles excès dont l’Espagne fut épouvantée. À la suite d’une grève d’ouvriers et de la nomination d’une junte révolutionnaire, l’hôtel de ville fut pris d’assaut, les conseillers municipaux jetés par les fenêtres et massacrés. Le gouvernement chargea le général Velarde d’occuper la ville et d’y rétablir l’ordre ; on lui commanda aussi de n’opérer aucune arrestation, de ne point rechercher les auteurs de ces sanglantes saturnales.
Le branle avait été donné. Bientôt Séville, Cadix, Grenade, Cordoue. Valence, d’autres villes encore, proclamèrent leur indépendance et formèrent chacune un état dans l’état. Les fonctionnaires nommés par M. Pi firent la plupart acte d’impuissance ou de complicité. Les uns, sous prétexte de conciliation, consentaient à retirer les troupes des communes insurgées ; d’autres assistaient impassibles aux sévices exercés par une populace en démence contre une poignée de carabiniers et de gardes civils esclaves de leur devoir. Les gouverneurs de Cadix et de Cordoue ne se firent pas scrupule de présider des comités et des juntes cantonales ; le gouverneur d’Alicante déserta son poste. On put craindre que le mal, gagnant de proche en proche, n’envahît toutes les provinces, que les plans de l’Internationale ne fussent sur le point de s’accomplir, et que l’Espagne, menacée d’une décomposition putride, n’offrît plus aux regards de l’Europe étonnée que l’assemblage confus de quelques milliers de municipes autonomes régis par la violence et administrés par le pillage. Les oiseaux de proie étaient contens ; le plus mince épervier se flattait d’attraper son lopin, après que les faucons se seraient servis. Quiconque ne se sentait ni faucon ni épervier avait le cœur pesant, se demandant avec inquiétude quand viendrait son tour d’être mangé. Les philosophes se frottaient les yeux : une grande nation semblait prête à se dissoudre en une poussière d’hommes et à s’évanouir comme un songe. On avait tort de désespérer ; pour conjurer le fléau, il suffisait d’un homme qui sût vouloir.
Le 19 juillet, M. Rios Rosas s’écriait au congrès : « Nous regardons comme juste et naturel que le gouvernement représente les idées, les opinions et même les préjugés du parti républicain. Dieu nous garde de vous demander d’être infidèles à vos principes ; mais vous avez des devoirs à remplir envers nous. Si, dans le régime parlementaire, les ministres procèdent des majorités et s’inspirent de leur esprit, ils doivent tenir compte aussi des droits et des intérêts de la nation. En échange de l’appui que nous vous avons prêté hier et que nous vous prêterons demain, nous ne vous demandons qu’une chose, c’est de gouverner. Je répète avec insistance que nous espérons que vous gouvernerez, parce qu’à mon avis, depuis le 11 février, la république s’est donné un gouvernement qui ne lui a pas fait l’honneur de la gouverner. » L’éloquent orateur était l’interprète du sentiment public, que la gravité du péril avait réveillé. Les honnêtes gens de tous les partis s’indignaient de voir les héros du cantonalisme, condottieri sans principes, véritables chevaliers d’industrie de la politique, procurer au duc de Madrid la seule chance qu’il eût de vaincre, et préparer par l’anarchie l’inévitable triomphe du despotisme. Ils s’indignaient plus encore de l’apathie des autorités, de leurs complaisances semblables à des trahisons, des incessans défis portés à la loi dont personne ne vengeait les insultes, et du scandale de certaines impunités qui encourageaient tous les crimes et anéantissaient la justice. Le ministère était en pleine crise. On put croire que, détrompé par l’expérience, M. Pi renoncerait à sa politique résolument indécise, et qu’il formerait un cabinet homogène, choisi tout entier parmi les républicains modérés. Il n’en fit rien ; ancré dans ses idées comme dans ses amitiés, il persistait à combiner des fusions aussi chimériques et aussi périlleuses que celle qu’ont tentée des monarchistes dans un autre pays. Les journaux d’opposition le comparaient au somnambule qui rêve, les yeux ouverts, sur le bord d’un abîme, à l’astrologue de la fable qui, le regard fixé sur son étoile polaire, n’aperçoit pas le puits qui l’attend. Les puits finissent toujours par avoir raison des astrologues. M. Pi tomba, fort de sa conscience, qui ne lui reprochait rien ; mais un homme politique est tenu de s’occuper un peu de la conscience des autres.
On respira quand on entendit son successeur, M. Salmeron, déclarer hautement qu’il se consacrerait tout entier au rétablissement de l’ordre public, et qu’on le vit aussitôt confirmer ses promesses par des actes de vigueur. Si faibles que fussent les ressources dont il disposait, elles lui suffirent pour frapper des coups décisifs. Quelques régimens conduits par le général Pavia s’emparèrent de vive force de Séville, où les factieux avaient eu le loisir de se fortifier. Peu s’en fallut que la merveilleuse cité ne payât chèrement la défaite de sa commune. L’indomptable élan du soldat ne laissa pas au pétrole le temps de consommer son œuvre ; l’Espagne tressaillit de joie en reconnaissant son armée. Ce premier succès entraîna la reddition de Cadix, de Cordoue, de Grenade, de Malaga, de Valence. L’insurrection fut resserrée dans Carthagène, où le général Contreras avait établi sa dictature, et qui exigeait un siège en règle. La ville des Scipions, avec ses fortifications, son arsenal, son parc d’artillerie, sa rade magnifique dans laquelle, comme on l’a dit, deux flottes pourraient se livrer, une bataille à huis-clos, devait rester longtemps au pouvoir des cantonalistes, et infliger à l’Espagne cette humiliation suprême de voir ses bâtimens de guerre convertis en pirates et manœuvres par des forçats.
Cependant, après cet heureux début, M. Salmeron résigna tout à coup ses pouvoirs, cédant à d’honorables scrupules qui méritent d’être notés. Le sang d’Alcoy criait. L’opinion ne réclamait pas seulement des mesures énergiques contre les ennemis de l’état ; elle exigeait qu’après la victoire on en finît avec le système des ménagemens et des amnisties, que les coupables fussent châtiés sans merci, les chefs surtout, et ces meneurs qui font exécuter leur œuvre de ténèbres par d’aveugles instrumens,
Et se sauvent dans l’ombre en poussant l’assassin.
Les généraux déclaraient ne pouvoir répondre de l’ordre et de la
discipline que si on les autorisait à faire un exemple des soldats et
des officiers qui avaient déshonoré leur uniforme en s’enrôlant dans
l’émeute. Ils sollicitaient le gouvernement d’assurer un libre cours
à la justice et leur entière exécution aux arrêts des tribunaux militaires. M. Salmeron avait combattu la peine de mort, il en avait
poursuivi l’abolition. Une voulut ni démentir ses principes, ni énerver le pouvoir en se refusant à des rigueurs qu’il jugeait lui-même
nécessaires. Il échangea la présidence du conseil contre celle des
cortès, promettant à son successeur un concours loyal et empressé.
M. Castelar le remplaça ; il arrivait à son heure. Sa politique, longtemps traversée par le fanatisme de son parti et par le malheur des circonstances, avait pour elle le vœu national, l’espérance des gens de bien, le repentir de plus d’un révolutionnaire détrompé ; elle pouvait seule défendre contre ses propres fautes la république compromise et déconsidérée. Dès le 30 juillet, il s’était écrié avec un généreux courage, qui fut taxé d’imprudence : « Je désire que la république soit fondée par les républicains ; mais je désire aussi qu’elle se fortifie en empruntant aux partis conservateurs cet esprit de gouvernement grâce auquel ils nous ont si souvent vaincus et éliminés de la vie publique dans toute l’Europe. N’êtes-vous pas frappés de ce phénomène, messieurs les députés ? Les partis avancés, auxquels nous nous faisons gloire d’appartenir, sont des météores fugitifs et disparaissans. Ils règnent quelques mois en Italie, à Vienne, à Francfort, un an à peine en France, quelque temps en Espagne, et s’évanouissent tout à coup, pareils à une comète sanglante, chassés non par leurs ennemis, mais par leurs propres passions, par leurs erreurs, par leurs intempérances et surtout par leurs fatales entreprises contre eux-mêmes. — Nous autres, républicains, poursuivait-il, nous tenons du prophète plus que du politique, l’idéal nous est cher, et nous méprisons l’expérience ; nous embrassons du regard le vaste ciel de la pensée et nous tombons misérablement dans la première fondrière qui se trouve sur notre chemin. Il en résulte que nous laissons aux ennemis des partis progressifs l’honneur de fonder les idées progressives, comme le juif saint Paul fonda le christianisme, comme le monarchiste Washington fonda la république de l’Amérique du Nord. Tout ce que nous avons conçu et annoncé, ce sont les conservateurs qui l’ont réalisé. Qui a proclamé l’affranchissement de la nation hongroise ? Un républicain, Kossuth. Qui l’a réalisé ? Un conservateur, Deak. Qui a demandé l’abolition du servage en Russie ? Des républicains. Qui l’a réalisée ? Un empereur. Qui a rêvé et prêché l’unité italienne ? Un républicain, Mazzini. Qui l’a créée ? Un conservateur, Cavour. Qui a projeté de réunir l’Allemagne en corps de nation ? Les républicains de Francfort. Qui a fait ce qu’ils n’avaient pas su faire ? Un impérialiste, un césarien, le prince de Bismarck. Qui a réveillé l’idée républicaine trois fois étouffée en France ? Des poètes et des orateurs. Qui l’a consolidée et mise à l’abri des coups d’état comme des coalitions monarchiques ? Un conservateur, M. Thiers. Ne démentirons-nous jamais cette loi de l’histoire, et pensez-vous nous réhabiliter par votre folie, par vos cantons, par vos soulèvemens militaires, par votre démagogie prétorienne sans nom, sans titre et sans responsabilité ? Non, n’attendez de ces criminelles démences que la destruction prochaine et l’irrémissible déshonneur de la république. »
Le 8 septembre, quand il prit possession de la présidence du pouvoir exécutif, le tribun assagi répéta en les fortifiant les mêmes déclarations. « Je vous le dis franchement, s’écria-t-il, vous livrez la démocratie à son plus mortel ennemi, à cette démagogie qui conspire éternellement dans l’ombre, qui n’a que des appétits et point d’idées, et, obéissant à des instincts pervers, enseigne au peuple la vengeance quand il ne doit vouloir que la justice, — à cette démagogie enfin qui répand dans l’air la terreur sociale et prête aux césars ses épaules pour les hisser au pouvoir. Voilà ce que nous réprouvons de toutes nos forces, voilà ce que nous combattrons avec toute la vigueur de notre caractère et toute l’énergie de notre autorité… Oui, nous tenons à prouver que la vraie démocratie n’est pas seulement la liberté, qu’elle est aussi l’ordre et la justice, qu’elle n’est pas seulement le droit, qu’elle est l’autorité. Telle est notre ambition ; nous aspirons à convertir le parti républicain en un parti de gouvernement. »
En ce qui touchait le rétablissement du code militaire, l’orateur s’exprimait sur ce point délicat avec une noble franchise, non sans rendre hommage aux scrupules de son prédécesseur. « La suppression de l’échafaud, disait-il, est un de nos principes ; mais il n’est pas de république au monde, y compris la Suisse, qui admette qu’une armée puisse subsister sans discipline, et qui n’ait écrit dans son code militaire, comme sanction suprême, la peine de mort. » Et faisant allusion à de déplorables incidens qui s’étaient passés en Catalogne et ailleurs : « Est-il possible de souffrir, continuait-il, que des convois restent en route, que des officiers se voient contraints d’abandonner leurs régimens, que des soldats crient impunément : à bas les galons ! que des fusils soient livrés aux carlistes, que ceux qui répondent de l’ordre pillent et maraudent, que Cabrinety meure parce qu’un cornette a plus d’autorité que lui sur ses bataillons ? Pouvons-nous tolérer de tels désordres un jour de plus, et voulons-nous laisser croire à l’Europe que la société espagnole est revenue à l’état sauvage, qu’elle a proclamé la république pour se donner un vernis de civilisation, mais qu’elle conserve au fond de ses entrailles tous les germes de la barbarie ? Non, je ne puis ni ne dois y consentir. Accusez-moi d’inconséquence ; je vous laisserai dire et ne me défendrai point. Ai-je le droit de sauver à tout prix ma réputation et de la préférer au salut de mon pays ? Que mon nom périsse ! que la postérité me crie anathème ! que la génération présente me mette au ban ou me condamne à l’exil ! peu m’importe, j’ai assez vécu ; mais que la république ne se perde pas par ma faiblesse, et surtout, messieurs, que personne ne puisse dire que la patrie a péri dans nos mains ! »
Schiller disait : C’est par religion que je ne professe plus aucune religion. M. Castelar pouvait alléguer une conviction supérieure pour justifier son infidélité à ses convictions. On peut sans honte abjurer ou ajourner une utopie ; celui-là seul se déshonore qui renie la liberté après l’avoir connue, car elle seule est un principe, et il n’y a point de recours contre les principes, point d’excuse pour qui les trahit. Les accens émus d’un honnête homme éloquent triomphèrent de toutes les objections des cortès. L’émeute n’était plus la maîtresse de Madrid, et les casquettes rouges apprenaient à respecter la garde civile. Les clubs se trouvaient réduits à l’impuissance, non par des lois coercitives, mais par le discrédit profond qu’avaient attiré sur eux leurs déclamations et leurs violences. M. Castelar fit ses conditions à son parti, et son parti les accepta.
La mise en vigueur de la loi de sûreté publique, l’application rigoureuse du code militaire, le règlement immédiat de la question des artilleurs à l’avantage des parties lésées, les commandemens confiés à des généraux de toutes les opinions et le mérite obtenant le pas sur le zèle intéressé, les corps de volontaires réorganisés ou dissous et l’appel de toutes les réserves, les débats sur le projet de constitution indéfiniment ajournés, les cortès prorogées jusqu’en janvier prochain, tel était le programme du nouveau ministère. Les cortès entrèrent en vacances après avoir nommé une commission permanente qui, présidée par M. Salmeron, n’a point mis d’entraves à la liberté d’action du pouvoir exécutif. L’Espagne vit pour la première fois se faire une éclaircie dans son ciel. La logique des écoles est une dangereuse maîtresse de la vie humaine, les dogmatiques et les infaillibles sont la peste des nations ; elles tresseraient volontiers des couronnes à qui se laisse arracher par l’expérience « cet aveu d’avoir failli qui coûte tant à notre orgueil. » Si la république espagnole vit encore, c’est une inconséquence qui l’a sauvée.
Le gouvernement que l’Espagne s’est donné le 8 septembre s’est trouvé aux prises avec une tâche aussi laborieuse qu’effrayante. Six mois d’anarchie et de licence avaient faussé ou démonté tous les ressorts de l’état. Le mal était si grand qu’on pouvait se demander s’il n’était pas sans remède. La politique inaugurée par M. Castelar a remporté d’emblée deux avantages. Pour ranimer dans le soldat le sentiment de l’honneur et le respect de la discipline, il a suffi de quelques tristes rigueurs commandées par les circonstances, de la nomination de quelques chefs expérimentés et consciencieux, tels que le général Turon, chargé de réorganiser l’armée de Catalogne. En même temps, il s’opérait comme une détente subite dans les inquiétudes et dans les passions. Par l’entremise de leurs caudillos, revenus d’exil, les partis ont décrété une trêve et promis leur appui au ministère dans son œuvre de réparation. L’état moral du pays s’est amélioré, sans que le gouvernement ait abusé des pleins pouvoirs que lui avaient votés les cortès. Il n’a prohibé que les appels à la violence et les commentaires indiscrets ou malveillans sur les opérations des généraux dans le nord ; mais il a respecté scrupuleusement le droit de réunion et d’association, et poussé les égards pour la liberté de la presse jusqu’à lui permettre de glorifier don Carlos ou d’émettre des vœux pour l’avènement d’Alphonse XII. Jamais dictature ne fut si libérale ; comme l’a dit Mme de Staël, « on n’a point recours au despotisme quand on a pour soi l’opinion. » Il est regrettable que l’Europe n’ait pas encore rendu témoignage à un gouvernement qui mérite si bien de la civilisation, ni rétabli ses rapports officiels avec lui. Tant d’indifférence ou tant d’hostilité ne s’explique que par des visées secrètes qui attendent des occasions. Ne serait-on pas encore dégoûté dans certains pays de rêver des couronnes en Espagne ?
Le gouvernement de la république espagnole a déjà beaucoup fait, il lui reste encore davantage à faire. Où qu’il porte ses regards, il aperçoit des ennemis à combattre, sans parler des cuisans soucis que lui donne Cuba, dont la révolte s’éternise et que convoite un puissant voisin. La capture d’un bâtiment flibustier qui arborait le pavillon des États-Unis menace d’ajouter de nouvelles difficultés à toutes celles que depuis longtemps suscite à la mère-pairie la reine des Antilles. Il faut souhaiter que la sagesse du cabinet de Washington et du sénat américain donne à cette querelle un pacifique dénoûment. Sans contredit, l’Espagne a de bonnes raisons à faire valoir ; mais, quand on n’a pas les bras libres, a-t-on le droit d’avoir raison ? Castillans ou Andalous, il est des Espagnols dont l’intrépide confiance attend de toutes les disgrâces des conséquences favorables ; leur optimisme bat monnaie avec leurs malheurs. On en connaît, par exemple, qui regarderaient la banqueroute comme un bienfait, parce que les capitalistes, refusant désormais leur argent à un gouvernement insolvable, le reporteraient dans les entreprises agricoles et industrielles qui chôment faute de capitaux. D’autres ne craignent pas d’affirmer qu’une guerre entre leur pays et la république étoilée aurait cet heureux résultat de mettre un terme aux divisions des partis, de les réunir tous dans un commun enthousiasme. Ce serait acheter bien cher un avantage très précaire et très incertain. La Péninsule suffit à l’activité de son gouvernement. Le cantonalisme n’a pas encore rendu les armes, et dans le nord on n’a pu jusqu’à ce jour reprendre une offensive énergique contre les carlistes. La victoire y est stérile, elle manque de souffle. À Los Arcos comme à Puente-la-Reina, le général Moriones a vaincu ; deux fois ses soldats ont enlevé les positions de l’ennemi, deux fois, faute de ressources suffisantes, il n’a pu poursuivre ses avantages. Ceux qui lui reprochent la lenteur et l’inutilité de ses succès oublient le temps qui est nécessaire, non-seulement pour réunir les réserves, mais pour les équiper et les exercer. L’Espagne est un pays où les espérances des hommes sont aussi impatientes que la résistance des choses est opiniâtre.
Les pessimistes assurent qu’en reconstituant l’armée le gouvernement fait une œuvre qui le trompe, qu’il se prépare de redoutables difficultés. Ils prévoient que, la guerre finie, le soldat appartiendra aux chefs qui lui auront appris à vaincre, et que l’épée d’un capitaine heureux disposera des destinées de l’Espagne. On réplique à cela que les temps et l’esprit du soldat sont changés, que l’ère des pronuncîamientos est close. C’est à l’événement de décider entre ces prévisions contraires. « Vous nous accuserez, disait M. Castelar, d’avoir peu d’instinct de conservation. Je vous répondrai que nous subissons la loi de la nécessité, que, malgré les exemples néfastes que nous fournit notre histoire, je crois à la parole d’honneur des généraux espagnols, que depuis la révolution de septembre, c’est-à-dire pendant cinq années, les insurrections militaires ont été épargnées à l’Espagne, qu’enfin il n’y a pas d’épée si tranchante, ni de conjurations si bien ourdies qu’elles puissent mettre en danger la république et l’attachement que lui ont voué nos soldats. Au surplus, danger pour danger, s’il en est un qui nous menace, j’aime mieux qu’on m’accuse d’avoir trop présumé de la loyauté de caballeros espagnols que si on me reprochait d’avoir laissé don Carlos s’avancer jusqu’aux portes de Madrid. »
Malheureusement d’autres périls plus certains menacent l’avenir de la république. L’un des plus graves est la situation financière, si inquiétante pour les Espagnols et encore plus pour leurs créanciers. Tous les partis en sont également responsables, ils ont travaillé tous à empirer le mal. Depuis quarante ans qu’ils se succèdent au pouvoir, ils se sont appliqués à grever de nouvelles charges et de nouveaux embarras le patrimoine compromis dont ils avaient hérité. L’Espagne, qui a tant de vertus brillantes, n’a pas celles qui font prospérer les ménages. Elle n’a jamais su régler ses besoins sur ses revenus, elle a toujours dilapidé ses ressources. Elle produit des politiques et des généraux ; ce qui lui a manqué, ce sont des administrateurs et un ministre des finances qui joignît un peu de génie à beaucoup de caractère. Philippe II vivait déjà d’expédiens, tout le monde après lui a jugé bon de se conformer à son exemple.
L’Espagne en est arrivée à ce point que sa situation politique lui permet difficilement d’asseoir avec succès de nouveaux impôts, et que l’état de son crédit lui laisse peu de chances de contracter de nouveaux emprunts. « Depuis longtemps, écrivait-on naguère, le trésor est écrasé par une dette flottante qui augmente avec les embarras journaliers ; depuis longtemps, le budget se solde par un énorme déficit qui consume nos ressources et tue notre crédit ; depuis longtemps enfin, l’administration, sujette à toutes les instabilités de la politique et rongée par le cancer de l’empleomania, ne sait ni administrer ses revenus, ni accroître ceux qu’elle possède, ni s’en créer de nouveaux. On recourt à l’emprunt, et on consolide la dette flottante ; mais les intérêts de la dette consolidée détruisent de nouveau l’équilibre du budget, de telle sorte que la dette flottante créée par le déficit engendre à son tour un nouveau déficit plus considérable encore. Surviennent les crises politiques qui augmentent le taux de l’intérêt, et tous ces accidens s’enchaînent les uns aux autres comme les termes d’une progression croissante, au bout de laquelle est la ruine[2]. »
Cependant, si critique que soit la situation, il ne faudrait pas la juger sur le cours actuel de la rente et des fonds espagnols ; comme on l’a remarqué, il indique moins l’insuffisance de l’hypothèque nationale que la crainte de voir anéantir cette hypothèque. On appréhende que, l’Espagne se décomposant en cantons, les provinces autonomes ne gardent pour elles leurs forêts, leurs mines, leurs salines, leurs routes et toutes les richesses renfermées dans leur territoire, qu’elles ne contestent à l’état ses droits et que l’unité financière ne se rompe. L’Espagne pourrait dire aux chefs de son armée : Faites-moi de bonne stratégie, et je vous ferai de bonnes finances. Les généraux qui assiègent Carthagène et qui combattent don Carlos tiennent dans leurs mains les destinées du trésor et de la bourse de Madrid. Que les créanciers de l’Espagne soient assurés que les ressources de l’état ne seront plus dévorées par le budget de la guerre et qu’il sera libre de les consacrer à l’exécution de ses engagemens ; que le travail renaisse avec la sécurité ; que le commerçant ne soit plus exposé à voir ses marchandises retenues pendant des mois dans quelque gare sans pouvoir franchir les lignes carlistes ; alors on pourra penser à conjurer la banqueroute et amender un état de demi-faillite, qui pour le moment demeure sans remède. Le malheur est que, pour faire de bonne stratégie et pour en finir avec le carlisme, il faut avoir de l’argent, puisqu’il est le nerf de la guerre. Tel est le cercle vicieux où se débat le gouvernement de la république.
Un autre danger l’attend. Au mois de janvier prochain, les cortès reprendront leurs séances, et les questions politiques, sacrifiées pour un temps, s’imposeront de nouveau. Il faudra constituer l’Espagne, fixer le régime sous lequel elle doit vivre. Quelques argumens qu’on puisse présenter à la décharge de la république fédérale, les faits ont parlé, et toute doctrine est jugée sur ses conséquences. L’Espagne sait qu’elle a failli périr. Cette Isis mystérieuse, qui lui promettait la paix et le salut, a déchiré ses voiles ; elle lui est apparue sous les traits d’une divinité farouche et pillarde. L’Espagne n’oubliera pas cette apparition, ni son mécompte, ni son épouvante. Il est des mots qu’elle ne peut plus entendre sans frémir ; elle fermera la bouche à ses tribuns en leur répétant ce qui fut dit jadis à un avocat célèbre : « Les malheurs naissent sous vos paroles. » Permis à un chimiste qui se livre à de savantes études sur les matières explosibles, et qui en dépit de ses précautions voit sa cornue lui éclater dans les mains et dans les yeux, de recommencer courageusement son expérience, mais les peuples ne se prêtent pas deux fois à de pareilles épreuves. Ils ne se croient point tenus d’exposer leur existence pour enrichir la science de conclusions nouvelles ; ils jetteront plutôt par les fenêtres et la cornue et le chimiste.
Le cantonalisme a tué le fédéralisme ; la seule république possible en Espagne est la république unitaire. Quand les cortès s’assembleront de nouveau, le gouvernement se verra contraint de passer condamnation en bravant les reproches de ses amis et le courroux des intransigeans, ou d’engager une lutte ouverte avec l’opinion publique. Il ne peut se tirer d’embarras que par une résolution hardie, par un héroïque sacrifice. Il est de son intérêt d’arrêter d’avance son plan de conduite, de ne point attendre qu’on lui force la main ; il perdrait toute autorité, s’il paraissait se laisser traîner à la remorque. On doit lui souhaiter d’avoir l’audace et même l’effronterie de son repentir ; c’est encore une manière de faire figure dans ce monde.
Il est d’autant plus nécessaire que le gouvernement fasse résolument son choix qu’autour de lui tous les anciens partis sont occupés à rédiger leur programme et à prendre position. La journée du 23 avril les avait réduits au silence. Après le 8 septembre, ils ont fait parvenir aux nouveaux représentans du pouvoir le témoignage de leurs sympathies collectives ou particulières, leur promettant de désarmer tant que durerait la guerre civile, et la plupart ont tenu parole. Aussi bien ils n’avaient pas encore arrêté leur plan de campagne ; ils passaient leur temps à se tâter, à se pressentir mutuellement. On s’abouchait les uns avec les autres, on examinait toutes les combinaisons possibles, en évitant de se lier les mains. La confusion était telle que les naïfs ne savaient où donner de la tête, ni à qui s’adresser pour se procurer une cocarde, un chef de file et une opinion, — ils étaient aussi désorientés qu’un soldat qui dans le désordre d’un champ de bataille ne réussit plus à retrouver son régiment. « Je me lève tous les matins sans savoir ce qu’est devenu mon parti, disait l’un d’eux, et, quand je me couche, je ne le sais pas davantage. »
Depuis peu l’ordre s’est fait dans ce chaos ; on s’est classé, compté, affirmé, et trois bannières flottent au vent. Par un manifeste remarquable, sagement conçu et nettement déduit, les radicaux ont fait acte d’adhésion à la république, comme au seul gouvernement possible, mais à la république unitaire et conservatrice. « Nous voulons, disent-ils, un gouvernement à la fois démocratique et conservateur, qui défende les conquêtes de la révolution contre les réactionnaires aussi bien que contre les démagogues, et nous pensons qu’une république sérieuse et forte donnera plus de sûretés à l’ordre qu’une monarchie, parce qu’elle excitera moins d’ombrages et fera plus facilement reconnaître son autorité. Si nous nous groupons loyalement, ajoutaient-ils, autour du drapeau républicain, nous déclarons en revanche que depuis que le fédéralisme a révélé ses tendances socialistes, après les crimes de Séville et d’Alcoy et les rapines de Carthagène, il nous est impossible d’accepter la république fédérale. Bien loin qu’elle fût une garantie pour les idées libérales, elle leur tournerait à ruine ; les principes reconnus par la nation seraient à la merci de toutes les fantaisies locales et des répugnances irréfléchies de plus d’une province. Quels tristes hasards courrait la liberté religieuse, si elle était soumise à la sanction des cantons basques ! Le sort de la propriété serait-il plus heureux, si on la confiait à la garde des législateurs de Carthagène ? » Ce manifeste, muni de nombreuses signatures, en tête desquelles figure le nom de M. Cristino Martos, président de la junte directrice, a produit une juste sensation. Le parti radical a commis bien des erreurs de conduite, mais on ne peut méconnaître son importance : il représente, nous l’avons dit, une notable partie de la bourgeoisie, et il a de nombreuses intelligences dans l’armée. Les radicaux semblent vouloir doter la république espagnole d’un centre gauche, et quel est aujourd’hui le pays qui ne soit pas centre gauche ?
Beaucoup moins net dans ses affirmations est le parti constitutionnel, qui s’est mis dernièrement à la discrétion d’une sorte de directoire ou de triumvirat, composé du maréchal Serrano, de l’amiral Topete et de M. Sagasta. Aux termes de ses dernières déclarations, il continuera, comme les radicaux, de prêter son concours au gouvernement, et il demeure fidèle aux principes de la constitution de 1869 ; mais il réserve la question de république ou de monarchie, sur laquelle il juge encore inopportun de se prononcer. Il est possible que les constitutionnels ajournent leurs décisions pour ne point trahir leurs désaccords. Les uns, paraît-il, persistent en dépit de tout à désirer une royauté étrangère, un roi X ou Y qu’on irait chercher cette fois en Portugal, peut-être en Prusse ; d’autres voient le salut de l’Espagne dans un stathoudérat ou dans l’omnipotence d’une épée ; d’autres encore se convertiraient volontiers à l’alphonsisme, si le fils d’Isabelle II était moins jeune, si on ne se défiait de ses conseillers et de son entourage, s’il n’était pas né Bourbon, si l’on n’avait sujet de craindre qu’il n’apporte sur le trône toutes les rancunes de sa famille, qui ne possède pas le don précieux de l’oubli. Au reste, si les constitutionnels ajournent leur choix, ils n’ont de parti-pris contre rien. Leur directoire a pour mission de surveiller les événemens et de leur demander conseil. Les alphonsistes au contraire estiment que toute enquête ou contre-enquête est superflue. Il appert, suivant eux, que le carlisme est la barbarie, que la république est l’anarchie, qu’il n’y a d’avenir sérieux pour l’ordre comme pour la liberté que dans le rétablissement de la monarchie parlementaire et historique. Toutefois ils ont, eux aussi, leurs mystères et leurs réticences. Sur quels principes convient-il d’asseoir cette restauration ? Ils ne le disent point. Les constitutionnels ont leur constitution, ils cherchent encore leur gouvernement. Les alphonsistes ont leur roi, il ne leur reste plus qu’à trouver une constitution.
La république et l’alphonsisme sont les deux champions qui se disputent l’Espagne. Nous avons dit quelles difficultés doit vaincre, la république ; une restauration a les siennes, que ses partisans ne méconnaissent point. Et d’abord comment se fera-t-elle ? Sera-ce par une insurrection militaire ? Plaise au ciel qu’ils aient raison, ceux qui affirment que les pronunciamientos sont devenus plus malaisés qu’autrefois ! et malheur au parti qui aurait le triste courage de déchaîner de nouveau cette peste sur l’Espagne ! Son histoire fait foi que ce que fonde l’épée périt par l’épée. D’ailleurs la monarchie constitutionnelle est une des formes du gouvernement libre. Aussitôt qu’elle s’appuie sur des prétoriens, elle n’est plus que la dictature déguisée, et un régime qui ment à son principe ne peut se maintenir longtemps ; rien à la longue n’est plus insupportable que l’hypocrisie. Quand M. Castelar prouvait par des exemples que les conservateurs seuls peuvent réaliser les plans conçus par les révolutionnaires, il exprimait d’un mot deux grandes vérités. La première est que la révolution, livrée à elle-même, s’entend mieux à détruire qu’à fonder, la seconde que les conservateurs ne font œuvre qui dure qu’à la condition de mettre leurs talens au service des idées nouvelles. S’il est des résistances nécessaires, la morgue doctrinaire a fait son temps. Aujourd’hui, on gouverne les hommes par l’espérance mieux que par la compression.
Si la révolution de septembre n’avait eu pour résultat que le renversement d’une dynastie, il serait plus facile de défaire son ouvrage ; mais en 1869 l’Espagne s’est donné une constitution démocratique, dont les principes ont été embrassés avec ardeur par la majorité de la nation. Un des hommes les plus considérables du parti alphonsiste, M. Canovas del Castillo, qui s’est honoré par sa constance dans sa foi dynastique comme dans son libéralisme, écrivait en 1871 que les cortès constituantes de cette époque avaient tout renouvelé en Espagne, qu’elles avaient fondé les pouvoirs publics sur le suffrage universel directement ou indirectement exercé, détruit ce qui restait de l’antique intolérance et proclamé l’entière liberté religieuse, établi le mariage civil, transformé la législation politique et administrative. « Il est probable, ajoutait-il, que cette œuvre immense sera sur plus d’un point amendée et remaniée ; mais on ne pourra jamais l’annuler. En tout cas, personne ne peut contester son importance ; aucun événement n’en eut davantage depuis que d’anciens royaumes, s’unissant par voie d’héritage ou de conquête, ont donné naissance à la nation espagnole[3]. »
Que feront les alphonsistes de cet événement et de cette constitution ? On comprend qu’ils évitent de se prononcer sur cette question chatouilleuse, de déclarer nettement le sort qu’ils réservent à la liberté religieuse, au mariage civil et au suffrage universel. Il est difficile au prince des Asturies d’accepter une charte qui le condamnerait à renouveler l’essai malheureux de la monarchie démocratique ; serait-il sage à lui de la rejeter et de fournir ainsi une devise et un grief communs à tous les ennemis de sa restauration ? Dernièrement un des principaux auteurs de la révolution de 1868, l’amiral Topete, prononçait ce mot significatif : « je ne me sens pas disposé à repasser le pont d’Alcolea[4]. » Le libéralisme a reçu l’Espagne des mains des inquisiteurs, qui l’avaient mal préparée à ses nouveaux destins. De là une disparate sensible et dangereuse entre ses habitudes et ses principes politiques ; mais en vain lui reproche-t-on de n’avoir pas encore les mœurs de la liberté, les idées nouvelles lui sont devenues chères. Depuis quarante ans, d’étape en étape, elle a marché fièrement sous leur conduite, se disant toujours :
Poursuis, tu n’as pas fait ce pas pour reculer.
Alphonse XII aura-t-il la force de lui faire repasser le pont d’Alcolea ?
Il dépend de la république seule de ménager des chances sérieuses au prince des Asturies. Si elle ne parvenait pas à étouffer la guerre civile, ou que la société ne se sentît pas assez protégée par elle contre les entreprises des hommes de désordre et de rapine, l’Espagne deviendrait alphonsiste, et demanderait au fils d’Isabelle II les sécurités nécessaires en se contentant provisoirement des libertés possibles. Les dogmes politiques anciens ou nouveaux ont perdu leur prestige, et les gouvernemens sont tenus d’être utiles. Chaque jour, on les remet en question ; ils ne peuvent se perpétuer que par les services qu’ils rendent et la confiance qu’ils inspirent. La république espagnole a sur tout autre régime par lequel on pourrait la remplacer l’incontestable avantage d’exister. Ses adversaires prétendent que c’est son plus grand défaut ; elle doit désirer qu’ils le lui reprochent longtemps. Elle peut encore alléguer en sa faveur que la république est le gouvernement naturel des démocraties ; si elle périt, ce sera par ses fautes. Ce n’est pas l’enthousiasme qui la dé- fendra, mais ce n’est pas non plus l’enthousiasme qui l’attaquera ; elle ne doit craindre que le ressentiment des intérêts qu’elle aurait le tort de menacer. La fortune, au dire de Machiavel, dispose de la moitié de nos actions, et nous en laisse gouverner l’autre tellement quellement, o poco o meno. Qu’elle ne soit pas trop contraire aux républicains espagnols, et que, dans les choses qui dépendent de leur volonté, ils se laissent conseiller par la prudence, ils tiendront en échec leurs ennemis. C’est la vérité elle-même qui a dit par la bouche d’un homme éminent : « L’avenir est au plus sage. »
VICTOR CHERBULIEZ.
- ↑ Voyez la Revue du 1er septembre, du 1er octobre et du 15 novembre.
- ↑ Manifiesto del partido republicano-democratico a la nacion.
- ↑ La Oposicion liberal-conservadora en las cartes constituyentes de 1869 à 1871. Prologo, p. V et VI.
- ↑ Pont sur le Guadalquivir, au nord-est de Séville. Le 28 septembre 1868, le général Serrano y remporta sur les troupes royales, commandées par le général Novaliches, un avantage signalé, qui décida du triomphe de la révolution.