L’Espion (Cooper)/Chapitre 10

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 2p. 122-134).


CHAPITRE X.


L’âme prête à partir s’arrête sur quelque sein affectueux ; l’œil qui se ferme demande quelques larmes d’affection, la voix de la nature crie du sein même du tombeau, et le feu qui nous a animés vit jusque dans nos cendres.
Gray.


Les possessions de M. Wharton s’étendaient à quelque distance de chaque côté de la maison qu’il habitait ; mais la plupart de ses terres restaient sans culture. On voyait dans différentes parties de ses domaines quelques maisons éparses, mais elles étaient inoccupées et tombaient rapidement en ruine. La proximité des armées belligérantes avait presque banni du pays les travaux de l’agriculture. À quoi bon le cultivateur aurait-il consacré son temps et la sueur de son front à remplir jusqu’au comble des greniers que le premier parti de maraudeurs aurait vidés ? Personne ne labourait la terre dans une autre vue que de se procurer de chétifs moyens de subsistance, à l’exception de ceux qui étaient placés assez près de l’un des deux partis ennemis pour ne pas avoir à craindre les incursions des troupes légères de l’autre. La guerre offrait à ces derniers une moisson d’or, surtout à ceux qui se trouvaient dans les environs de l’armée royale. M. Wharton, n’attendant pas de ses terres des moyens de subsistance, s’était volontiers conformé à la politique du jour, et il se bornait à y faire croître les denrées qui pouvaient se consommer promptement dans sa famille, ou qui étaient de nature à pouvoir être aisément cachées aux fourrageurs. Il n’existait donc, dans les environs du terrain sur lequel avait eu lieu l’action que nous avons décrite, qu’une seule maison habitée, appartenant au père d’Harvey Birch. Elle était située entre l’endroit où la cavalerie avait combattu et celui sur lequel les dragons américains avaient chargé le corps d’infanterie de Wellmere.

Cette journée avait été assez fertile en accidents pour fournir à Katy Haynes un sujet de conversation inépuisable pour tout le reste de sa vie. La prudente femme de charge avait maintenu jusqu’alors ses opinions politiques dans un état de neutralité. Ses parents avaient épousé la cause de leur pays, mais elle n’avait jamais perdu de vue le moment où elle deviendrait la femme de Illustration Birch, et elle ne voulait pas charger les liens de l’hymen d’autres entraves que celles dont la nature les a déjà si abondamment pourvus. Katy savait que le lit nuptial est toujours entouré d’assez d’amertume, sans y ajouter encore des altercations politiques ; et cependant la vestale curieuse ne savait trop elle-même pour quel parti elle devait se déclarer, afin d’éviter ce malheur qu’elle redoutait. Il y avait dans la conduite du colporteur tant de mystère et de réserve, qu’elle retenait souvent ses paroles à l’instant où elle aurait voulu manifester une opinion conforme à la sienne. Ses absences prolongées de chez son père n’avaient commencé qu’à l’instant où les armées ennemies avaient paru dans le comté, car avant cette époque il y revenait fréquemment et avec régularité.

La bataille des Plaines avait appris au prudent Washington les avantages que les ennemis possédaient du côté des armes et de la discipline, avantages qu’il ne pouvait surmonter qu’à force de soins et de vigilance. Retirant ses troupes sur les hauteurs dans les parties septentrionales du comté, il brava les attaques de l’armée royale, et sir William Howe retourna jouir de ses conquêtes stériles, qui étaient une ville déserte et les îles adjacentes. Depuis ce temps jamais les armées ennemies ne s’étaient disputé la supériorité dans le comté de West-Chester. Cependant à peine se passait-il un jour qui ne fût marqué par quelque incursion de partisans, et rarement on voyait le soleil se lever sans que les habitants eussent à entendre la relation des excès que la nuit précédente avait servi à cacher. C’était aussi pendant les heures que les autres consacrent au repos que le colporteur faisait la plupart de ses courses dans le comté. Le soleil, en se couchant, le voyait souvent à une extrémité du canton, et il le trouvait à l’autre quand il se levait. Sa balle ne le quittait jamais, et ceux qui l’examinaient de près dans ses opérations de commerce croyaient que toutes ses pensées étaient concentrées dans le désir d’amasser de l’argent. On le voyait fréquemment près des montagnes de l’est, le corps courbé sous le poids dont il était chargé, et bientôt on l’apercevait près de la rivière de Harlaem, se dirigeant d’un pas plus léger vers le soleil couchant. Mais ses apparitions étaient passagères et incertaines ; personne ne pouvait pénétrer ce qu’il faisait pendant l’intervalle qui les séparait. Il était quelquefois absent pendant des mois entiers, sans laisser découvrir aucune de ses traces.

Les hauteurs de Harlaem étaient occupées par de forts détachements de troupes royales ; l’extrémité septentrionale était hérissée de baïonnettes anglaises, et cependant Birch y passait sans qu’on l’inquiétât et presque sans qu’on fît attention à lui. Il ne s’approchait pas moins fréquemment des lignes américaines, mais avec plus de précautions, et en se ménageant, les moyens de se soustraire aux poursuites. Plusieurs sentinelles placées dans des gorges de montagnes parlèrent d’une étrange figure qu’ils avaient vue passer à quelque distance dans les ténèbres. Ce bruit vint jusqu’aux oreilles des officiers, et comme nous l’avons dit, Birch tomba deux fois entre les mains des Américains. La première il échappa à Lawton presque à l’instant de son arrestation ; la seconde, il fut condamné à mort. Mais quand on alla le chercher pour le conduire au gibet, on trouva la cage bien fermée, et cependant l’oiseau était envolé. Cette évasion était d’autant plus extraordinaire qu’il était sous la garde d’un officier favori de Washington et de sentinelles qui avaient été jugées dignes de garder la personne du commandant en chef. Des hommes si estimés ne pouvaient être soupçonnés d’avoir trahi la confiance qu’on leur avait accordée, ni de s’être laissé corrompre ; aussi, bien des soldats étaient-ils convaincus que le colporteur était ligué avec le malin esprit. Cependant Katy repoussait toujours cette idée avec indignation, car, dans le secret de son cœur, elle concluait que le malin esprit ne payait pas avec de l’or. Et il en était de même, pensait-elle, de Washington ; car avant l’arrivée des secours de France, le chef de l’armée américaine ne payait qu’en papier et en promesses, et même depuis ce temps, quoique la femme de charge ne laissât jamais échapper l’occasion de sonder la profondeur de la bourse de peau de daim, elle n’avait jamais pu y découvrir l’image de Louis glissée parmi celles de George III.

Les Américains avaient fait surveiller plusieurs fois la maison d’Harvey, afin de l’arrêter quand il paraîtrait, mais toujours sans succès. L’espion prétendu avait de secrets moyens d’intelligence qui déjouaient ce système de contre-espionnage. Une fois qu’un corps de l’armée républicaine avait passé un été entier en cantonnement aux Quatre-Coins, un ordre émané de Washington même avait commandé qu’on surveillât nuit et jour sans interruption la maison de Birch ; on eut grand soin de n’y pas manquer, et pendant tout ce temps Harvey ne parut pas chez son père. Ce corps fut rappelé dans l’intérieur, et dès la nuit suivante il arriva.

Le père de Birch avait été lui-même fort inquiété par suite du caractère suspect de son fils. On prit sur la conduite du vieillard les informations les plus exactes, mais nul fait ne put être allégué contre lui, et ses biens étaient trop modiques pour exciter le zèle de prétendus patriotes qui ne se seraient pas trouvés dédommagés de leurs peines en les faisant confisquer pour les acheter. Au surplus, l’âge et le chagrin s’apprêtaient à le mettre à l’abri de toutes persécutions. La dernière séparation du père et du fils avait été pénible, mais, elle avait eu lieu pour obéir à ce que tous deux regardaient comme un devoir. Le vieillard avait fait un secret de sa situation dans tout son voisinage, afin de pouvoir jouir sans interruption de la compagnie de son fils dans ses derniers moments. La confusion qui avait régné pendant toute la journée, et la crainte qu’il avait qu’Harvey n’arrivât trop tard, servirent à accélérer un événement qu’il aurait voulu pouvoir retarder de quelques heures. Aux approches de la nuit sa situation empira à un tel point, que Katy, ne sachant que faire et désirant avoir quelqu’un auprès d’elle en ce moment de crise, envoya aux Sauterelles un enfant qui avait passé toute la journée dans la chaumière du vieux Birch plutôt que de se hasarder à traverser une vallée couverte de combattants. César était le seul individu dont on pût s’y passer, et miss Peyton lui ayant remis un papier rempli de ce qu’elle croyait être le plus utile à un vieillard épuisé par les années, l’avait chargé de cette mission de charité. Mais le moribond n’était plus en état d’en profiter, et le désir de voir son fils semblait le dernier lien qui l’attachât à la vie.

Le bruit de la chasse donnée au malheureux colporteur s’était fait entendre jusque dans cette chaumière, mais on n’en connaissait pas la cause, et comme Katy et le nègre savaient qu’un détachement de cavalerie américaine était à la poursuite de l’infanterie anglaise, la fin de ce tumulte fut aussi celle de leurs appréhensions. Ils entendirent les dragons passer devant la maison ; mais, cédant aux injonctions prudentes de César, la femme de charge avait réprimé sa curiosité. Le vieillard avait fermé les yeux, et l’on crut qu’il s’était endormi. La chaumière était composée de quatre pièces, deux grandes et deux petites. L’une des premières servait de cuisine et de salle à manger ; dans l’autre était couché le père de Birch. Une des deux petites était le sanctuaire de la vestale la seconde servait de dépôt pour les provisions. Une immense cheminée en pierre s’élevait au milieu du bâtiment, et servait de séparation entre les deux grandes chambres. Il s’en trouvait de dimensions proportionnées dans les autres appartements. Un bon feu brillait dans la cuisine, et c’était sous son énorme manteau que César et Katy étaient assis dans le moment dont nous parlons. L’Africain circonspect tâchait de faire sentir à sa compagne la nécessité de réprimer une curiosité dangereuse.

— Falloir jamais tenter Satan, disait César en roulant d’un air expressif des yeux dont le blanc brillait de l’éclat de la flamme qui pétillait dans la cheminée ; moi avoir manqué de perdre une oreille seulement pour avoir porté un petit bout de lettre. Mais moi bien vouloir qu’Harvey être ici.

— C’est une honte à lui d’être absent en un pareil moment, dit Katy d’un air imposant. Supposez que son père voulût faire son testament sur sa bible, qui pourrait l’écrire pour lui ? Harvey est un homme insouciant et négligent.

— Peut-être lui l’avoir déjà fait, dit César du ton dont on fait une question.

— Il n’y aurait rien d’étonnant, reprit vivement la femme de charge ; il a sa Bible entre les mains des journées entières.

— Lui lire un bon livre, dit le nègre d’un ton solennel. Miss Fanny lire souvent la bible à Dina.

— Mais il ne la lirait pas si souvent, continua Katy, s’il ne s’y trouvait que ce qu’on voit dans toutes les autres.

Elle se leva, entra sur la pointe des pieds dans la chambre où était le moribond, ouvrit le tiroir d’une commode, y prit une grande Bible, garnie de fermoirs de cuivre, et alla retrouver l’Africain qui l’attendait. Le volume fut ouvert, et elle se mit sur-le-champ à l’examiner. Il s’en fallait de beaucoup qu’elle fût habile dans la science de la lecture, et César ne connaissait pas une seule lettre. Elle passa quelque temps à épeler le mot Matthieu qu’elle vit au haut d’une des pages en grands caractères romains, et elle annonça sur-le-champ sa découverte à César, qui était tout attention.

— Fort bien, à présent vous lire tout, dit le nègre, regardant par-dessus l’épaule de la femme de charge en tenant une longue et mince chandelle de suif jaune, de manière à ce qu’elle jetât sa faible clarté sur le volume.

— Oui, mais il faut regarder au commencement du livre, répondit Katy en tournant négligemment les pages deux à deux ; et enfin elle en trouva une qui avait été blanche, mais qu’une plume avait couverte de son travail. M’y voici, s’écria-t-elle en secouant le livre avec toute l’ardeur d’une curiosité impatiente ; je donnerais tout au monde pour savoir à qui il laisse ses grandes boucles de souliers en argent.

— Vous lire, dit laconiquement César.

— Et la commode en bois de noyer, car jamais Harvey n’en aura besoin.

— Pourquoi pas lui en avoir besoin comme son père ? demanda le nègre d’un ton sec.

— Et les six grandes cuillers d’argent : car Harvey ne se sert jamais que de celles de fer.

— Lui le dire, sans doute, dit l’Africain en lui montrant l’écriture tout en écoutant l’inventaire que faisait Katy des richesses du vieux Birch.

Ainsi pressée par le nègre et ne l’étant pas moins par sa curiosité, Katy commença sa tâche, et pour en venir plus vite à ce qui l’intéressait davantage, elle passa la moitié de la page et lut lentement :

« Chester Birch, née le 1er septembre 1755. »

— Elle avoir sans doute les cuillers, ajouta le nègre à la hâte.

— 1er juin 1760. En ce jour terrible, le jugement d’un Dieu offensé tomba sur ma famille… » Un gémissement profond partant de la chambre voisine interrompit la lecture. La femme de charge ferma le livre par instinct, et César trembla un instant de frayeur. Ni l’un ni l’autre n’eut assez de résolution pour entrer dans la chambre du moribond, qu’on entendait respirer péniblement. Katy n’osa pourtant pas rouvrir la bible, et en attachant les fermoirs avec soin, elle la plaça sur la table. César se tourna sur sa chaise, comme s’il se fût trouvé mal à l’aise, et dit, après avoir jeté un regard timide tout autour de la chambre :

— Moi croire lui s’en aller.

— Non, répondit Katy d’un ton solennel, il vivra jusqu’à ce que la marée s’en aille ou que le coq chante pour annoncer le matin.

— Pauvre homme dit le nègre en s’enfonçant encore plus sous la cheminée ; moi espérer que lui rester bien tranquille après être mort.

— Je n’en répondrais pas, répondit Katy en regardant autour d’elle et en baissant la voix. On dit que pour être tranquille après sa mort il faut l’avoir été pendant sa vie.

— John Birch être un fort brave homme.

— Ah ! César ! on n’est brave homme que quand on se conduit en brave homme. Pouvez-vous me dire, César, pourquoi on cacherait dans les entrailles de la terre de l’argent honnêtement gagné.

— Si lui savoir où être cet argent, pourquoi ne pas le déterrer ?

— Il peut y avoir des raisons que vous ne comprenez pas, répondit Katy en arrangeant sa chaise de manière que ses jupons couvraient entièrement la pierre sous laquelle était caché le trésor secret du colporteur. Ne pouvant s’empêcher de parler de ce qu’elle aurait été bien fâchée de révéler, elle ajouta : — Il ne faut pas toujours juger de l’oiseau par la cage. César ouvrait de grands yeux qu’il tournait tout autour de la chambre, incapable de comprendre le sens caché de cette parabole, quand tout à coup son regard devint fixe, ses dents claquèrent d’effroi, et Katy, qui s’aperçut du changement de sa physionomie, ayant tourné la tête, vit le colporteur lui-même sur le seuil de la porte.

— Vit-il encore ? demanda Harvey d’une voix tremblante, et paraissant craindre d’entendre la réponse à cette question.

— Sans doute, répondit Katy en se levant à la hâte et en lui offrant officieusement sa chaise, il faut bien qu’il vive jusqu’au départ de la marée ou jusqu’au chant du coq.

N’écoutant que l’assurance qu’elle lui donnait que son père vivait encore, le colporteur entra doucement dans la chambre du mourant. Le lien qui unissait ensemble ce père et ce fils n’était pas d’une nature ordinaire ils étaient tout au monde l’un pour l’autre. Si Katy avait lu quelques lignes de plus, elle aurait vu le triste récit de leurs infortunes. Une catastrophe subite leur avait enlevé tout d’un coup leur aisance et leur famille, et depuis ce moment la détresse et la persécution s’étaient attachées à leurs pas errants. S’approchant du chevet du lit, Harvey se pencha et dit d’une voix entrecoupée :

— Mon père, me connaissez-vous ?

Le vieillard ouvrit les yeux lentement, et un sourire de satisfaction parut sur ses traits pâles, pour y laisser ensuite l’impression de la mort plus fortement tracée par ce contraste. Harvey approcha des lèvres desséchés du vieillard une potion cordiale qu’il lui avait apportée, et qui parut ranimer un instant ses forces. Il parla à son fils, mais avec lenteur et difficulté. La curiosité imposait silence à Katy, et l’effroi produisait le même effet sur César. Harvey semblait à peine respirer en écoutant les dernières paroles de son père expirant.

— Mon fils, lui dit celui-ci d’une voix cassée, Dieu est aussi miséricordieux que juste. Il a châtié les erreurs de ma jeunesse ; mais je sens qu’il ne refuse pas la coupe du salut à mon repentir dans ma vieillesse : il châtie pour purifier. Je vais rejoindre les âmes de notre malheureuse famille. Vous allez vous trouver seul dans le monde, Harvey, et je vous connais assez pour prévoir que vous continuerez à y vivre seul. Le roseau brisé peut conserver un reste d’existence, mais il ne relève jamais la tête. Vous avez en vous ce qui vous guidera dans les sentiers de la justice. Persévérez dans ce que vous avez commencé ; car il ne faut jamais négliger les devoirs de la vie, et…

Un bruit soudain dans l’autre chambre interrompit le mourant, et le colporteur impatient y courut pour en apprendre la cause. Un seul coup d’œil jeté sur l’individu qui était à la porte ne lui apprit que trop clairement quel était le motif de cette visite et quel destin l’attendait probablement. L’intrus était un homme encore jeune, mais dont les traits annonçaient un esprit agité depuis longtemps par les passions. Ses vêtements grossiers, malpropres et en lambeaux, lui donnaient un air de pauvreté étudiée. Ses cheveux commençaient déjà à se couvrir d’une blancheur prématurée, et son œil enfoncé et hagard évitait le regard franc et hardi de l’innocence. Il y avait dans ses manières et ses mouvements une sorte d’agitation inquiète, suite de l’esprit pervers qui l’animait, et qui était aussi désagréable pour les autres qu’incommode pour lui-même. C’était le chef bien connu d’une de ces bandes de maraudeurs[1], qui, sous le masque du patriotisme, infestaient le pays et se rendaient coupables de tous les crimes, depuis le vol jusqu’au meurtre. Derrière lui étaient plusieurs individus vêtus à peu près de la même manière, mais dont les traits n’exprimaient que l’indifférence d’une insensibilité brutale. Tous étaient armés de fusils à baïonnette et portaient en général toutes les armes ordinaires de l’infanterie. Harvey savait que toute résistance serait inutile, et il se soumit tranquillement à tout ce qu’ils exigèrent de lui. En un clin d’œil, César et lui furent dépouillés de leurs vêtements en place desquels on leur donna les haillons des deux hommes les plus déguenillés de la bande. On les plaça ensuite chacun dans un coin de la chambre, et dirigeant le bout d’un mousquet sur leur poitrine, on leur ordonna de répondre catégoriquement aux questions qui leur seraient faites.

— Où est ta balle ? demanda le chef au colporteur.

— Écoutez-moi, répondit Birch tremblant d’émotion : mon père est à l’agonie dans la chambre voisine ; laissez-moi aller recevoir sa bénédiction et lui fermer les yeux, et vous aurez tout oui, tout.

— Réponds à ma question, ou ce mousquet t’enverra tenir compagnie au vieux radoteur. Où est ta balle ?

— Je ne vous dirai rien avant d’avoir vu mon père, dit Harvey avec résolution.

Son persécuteur leva le bras avec un sourire diabolique, et il allait exécuter la menace, quand un de ses compagnons l’arrêta en s’écriant :

— Qu’allez-vous faire ? vous oubliez sûrement la récompense. — Allons, dis-nous où sont tes marchandises, et nous t’enverrons voir ton père.

Harvey leur indiqua où il avait laissé sa balle en fuyant. Un des brigands alla la chercher, et étant bientôt de retour, il la jeta par terre en jurant qu’elle était aussi légère que si elle n’était remplie que de plumes.

— Oui, s’écria le chef, mais il doit y avoir quelque part de l’argent pour prix de ce qu’elle contenait. Donne-nous ton argent, Harvey Birch ; nous savons que tu en as ; car tu ne te soucies pas du papier du congrès.

— Vous ne tenez pas votre parole, dit Harvey d’un air sombre.

— Donne-nous ton argent répéta le chef d’un ton furieux en faisant sentir au colporteur le fer de sa baïonnette, au point que quelques gouttes de sang rougirent ses vêtements. En cet instant un léger mouvement se fit entendre dans la chambre voisine, et Harvey s’écria d’un ton suppliant :

— Laissez-moi, laissez-moi aller voir mon père, et vous aurez tout.

— Je te jure que tu iras le voir ensuite.

— Eh bien ! prenez ce métal maudit, répondit Birch en lui jetant sa bourse qu’il avait eu l’adresse de dérober à leurs yeux en changeant d’habits.

Le brigand la ramassa, et lui dit avec un sourire infernal :

— Oui, oui, tu iras voir ton père, mais ce sera ton père qui est dans le ciel.

— Monstre ! s’écria Birch, n’avez-vous donc ni sentiments, ni foi, ni honneur ?

— Écoutez-le ! on dirait à l’entendre qu’il n’a pas déjà la corde autour du cou. — Sois bien tranquille, Birch : si le bonhomme prend les devants sur toi de quelques heures, tu es sûr de le rejoindre avant midi.

Cette annonce faite avec une méchanceté brutale ne produisit aucun effet sur le colporteur, qui écoutait en respirant à peine les moindres sons qui partaient de la chambre de son père. Enfin il entendit une voix faible et sépulcrale prononcer son nom, et ne pouvant résister davantage à son impatience, il s’écria :

— Paix ! mon père ! paix, je viens, je viens. Il fit en même temps un mouvement rapide pour s’échapper, mais il se trouva cloué à la muraille par la baïonnette du Skinner. Heureusement la promptitude avec laquelle il était parti lui avait fait éviter le coup qui menaçait sa vie, et il ne fut retenu que par ses habits.

— Non, Birch, non. Nous savons trop combien tu es glissant pour te perdre de vue un instant. Ton argent, ton argent, dis-je.

— Vous l’avez déjà, s’écria Birch dans l’agonie du désespoir.

— Oui, nous avons la bourse, mais tu dois en avoir d’autre. Le roi George est bon payeur, et tu lui as rendu bien des services. Où est ton magot ? Dépêche-toi, si tu veux revoir ton père.

— Levez la pierre qui est sous cette femme, s’écria Harvey avec vivacité.

— Il déraisonne, il extravague, s’écria Katy en se plaçant rapidement sur la pierre voisine. En un instant la pierre fut soulevée, et l’on ne vit en dessous que la terre.

— Il extravague, répéta la femme de charge en tremblant : vous lui avez fait perdre l’esprit. Quel homme de bon sens songerait à placer son argent sous une pierre du foyer ?

— Silence, bavarde, dit Harvey. Levez la pierre qui est dans le coin, vous deviendrez riches, et je ne serai plus qu’un mendiant.

— Et un méprisable mendiant, s’écria Katy ; qu’est-ce qu’un colporteur sans balle et sans argent ? chacun vous méprisera, rien n’est plus sûr !

— Il aura toujours de quoi payer une corde, dit le Skinner en apercevant une quantité raisonnable de guinées anglaises. On les fit promptement tomber dans un petit sac de cuir malgré les protestations de la femme de charge, qui déclara que ses gages lui étaient dus, et que dix de ces guinées lui appartenaient de droit.

Enchantés d’une prise qui dépassait de beaucoup leur attente, les bandits se préparèrent à partir et à emmener avec eux le colporteur, dans le dessein de le livrer au premier corps américain, et de réclamer la récompense qui avait été promise pour son arrestation. Birch refusant opiniâtrement de marcher, ils allaient l’emporter de vive force, quand on vit entrer dans la chambre une espèce de fantôme qui glaça d’effroi tous les spectateurs. Son corps était entouré d’un drap du lit dont il venait de se lever, et son œil fixe, sa figure livide, lui donnaient l’air d’un être appartenant à un autre monde. Katy et César crurent eux-mêmes que c’était l’esprit du vieux Birch, et ils s’enfuirent précipitamment de la maison, suivis de toute la bande des Skinners non moins alarmés.

Les forces qu’une vive émotion avait rendues au moribond disparurent aussi promptement, et son fils le prenant dans ses bras, le porta sur son lit. La fin de cette scène ne pouvait tarder.

L’œil à demi éteint du père était fixé sur le fils ; ses lèvres remuaient, mais sa voix ne pouvait se faire entendre. Harvey se courba sur lui, et reçut en même temps la bénédiction et le dernier soupir de son père.

Des privations, des soucis, des injustices remplirent une grande partie du reste de la vie d’Harvey Birch. Mais ni les souffrances, ni les malheurs, ni les calomnies, n’effacèrent jamais de son esprit le souvenir de l’instant où il avait reçu la dernière bénédiction de son père. Il y puisait une consolation du passé, un adoucissement au présent, des espérances pour l’avenir. Il savait qu’un esprit bienheureux priait pour lui au pied du trône de la Divinité, et l’assurance qu’il avait fidèlement rempli tous les devoirs de la pitié filiale lui donnait de la confiance en la miséricorde céleste.

La fuite de César et de Katy avait été trop précipitée pour qu’ils pussent y mettre beaucoup de calcul. Cependant ils avaient pris par instinct un autre chemin que les brigands. Après avoir couru quelques minutes, ils s’arrêtèrent de lassitude.

— Ah ! César, s’écria Katy d’un ton solennel, voir un mort revenir ainsi, avant même qu’il ait été mis dans le tombeau ! il faut que ce soit l’argent qui l’ait troublé. On dit que l’esprit du capitaine Kidd se promène toutes les nuits près de l’endroit où il avait enterré son or pendant la dernière guerre.

— Moi avoir jamais cru que John Birch avoir si grands yeux, dit César dont les dents claquaient encore de frayeur.

— Après tout, continua Katy, pourquoi un mort ne serait-il pas fâché comme un vivant de perdre tant d’argent ? Mais songez à Harvey. Qui voudrait l’épouser à présent ?

— Mais peut-être l’esprit l’avoir emporté, dit César.

Ce mot emporté fit naître une nouvelle idée dans l’imagination de Katy. N’était-il pas possible que les brigands, dans l’effroi du moment, eussent oublié d’emporter l’argent ? Cette réflexion fit disparaître la peur, et en ayant fait part à César, ils résolurent, après une mûre délibération, de retourner vers la chaumière, de s’assurer de ce fait important, et, s’il était possible, du sort de Birch. Ils perdirent beaucoup de temps en s’approchant avec précaution de cet endroit redouté, et comme Katy avait eu soin de suivre la ligne de retraite des Skinners, elle examinait chaque pierre, chemin faisant, pour voir si ce n’était pas une pièce d’or. Mais quoique l’alarme soudaine et les cris de César eussent déterminé les maraudeurs à une fuite précipitée, ils avaient emporté l’or en le serrant d’une telle force que la mort même n’aurait pu le leur faire lâcher. Voyant que tout était tranquille dans la chaumière, Katy s’arma d’assez de résolution pour y entrer. Ils y trouvèrent Harvey tristement occupé à rendre les derniers devoirs à son père. Il ne fallut que quelques mots pour faire reconnaître à Katy sa méprise ; mais César continua jusqu’à son dernier jour à épouvanter les noirs habitants de la cuisine de M. Wharton, en leur faisant de savantes dissertations sur les esprits, et en leur racontant combien avait été terrible l’apparition de John Birch.

Le danger qu’il courait força Harvey à abréger le court espace que l’usage laisse passer en Amérique entre la mort et la sépulture, et aidé par le nègre et par Katy, sa tâche fut bientôt terminée. César se chargea sur-le-champ d’aller commander un cercueil dans le village voisin, et le corps fut enveloppé dans un drap blanc, en attendant son retour.

Cependant les Skinners avaient couru sans s’arrêter jusqu’au bois qui n’était qu’à peu de distance de la chaumière de Birch. Là ils firent halte, et leur chef mécontent s’écria d’une voix de tonnerre :

— Mort et sang ! qu’avez-vous donc à fuir ainsi, misérables poltrons ?

— On pourrait vous faire la même question, lui répondit avec humeur un de ses gens.

— À votre frayeur, je croyais qu’un détachement de la compagnie de Delancey était à nos trousses. Oh ! vous êtes d’excellents coureurs.

— Nous suivons notre capitaine.

— Eh bien ! suivez-moi donc à la chaumière, et allons nous emparer de ce chien de colporteur, afin de recevoir la récompense.

— Oui, pour que ce vieux coquin de noiraud nous mette sur les bras cet enragé Virginien. Sur mon âme, je le crains plus que cinquante Vachers.

— Imbécile, s’écria le chef avec colère, ne sais-tu pas que Dunwoodie est aux Quatre-Coins, à deux grands milles d’ici ?

— Je ne parle pas de Dunwoodie ; mais je suis sûr que le capitaine Lawton est dans la maison du vieux Wharton. Je l’y ai vu entrer pendant que j’épiais une occasion pour tirer de l’écurie le cheval de ce colonel anglais.

— Et quand Lawton viendrait nous attaquer, la peau d’un dragon américain est-elle plus impénétrable à la balle que celle d’un cavalier anglais ?

— Non ; mais je ne me soucie pas de me fourrer la tête dans un guêpier. Si nous ameutons contre nous ces enragés Virginiens, nous n’aurons plus une nuit tranquille pour fourrager.

— Eh bien ! murmura le chef tandis qu’ils se remettaient en chemin pour s’enfoncer dans le bois, cet imbécile de colporteur voudra rester pour enterrer son vieux coquin de père. Nous ne devons pas le toucher pendant l’enterrement ; mais il passera ici la journée de demain pour veiller à son mobilier, et la nuit suivante nous lui paierons nos dettes.

Après cette menace ils se retirèrent dans un de leurs rendez-vous ordinaires pour y rester jusqu’à ce qu’une nouvelle nuit leur fournît l’occasion de commettre sans danger de nouvelles déprédations.

  1. Connues sous le nom de Skinners, c’est-à-dire écorcheurs, comme on l’a déjà dit.