L’Espion (Cooper)/Chapitre 13

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 2p. 158-171).


CHAPITRE XIII.


Je tiendrai bon, et je mangerai, quand ce devrait être mon dernier repas, puisque je sens que mon bon temps est passé. Mon frère, Milord duc, allons, faites comme moi.
Shakespeare.


L’odeur des préparatifs du dîner que le capitaine Lawton avait déjà remarquée s’élevait de plus en plus du royaume souterrain de César. Le capitaine de dragons en concluait que ses nerfs olfactifs, dont le jugement en pareilles occasions était aussi infaillible que celui de ses yeux l’était en d’autres, avaient fidèlement rempli leur devoir. Pour reconnaître encore mieux ce parfum au passage, il se mit à une fenêtre du bâtiment, heureusement placée au-dessus de la cuisine. Cependant Lawton ne songea à se procurer cette jouissance qu’après s’être mis en état de faire honneur au festin par une toilette aussi complète que le permettait sa chétive garde-robe. L’uniforme de son corps était un passeport pour les premières tables ; le sien se ressentait un peu de ses longs et fidèles services ; mais il le brossa et le nettoya avec un grand soin. Sa chevelure, à laquelle la nature avait donné la noirceur du corbeau, prit, grâce à la poudre, la blancheur sans tache de la colombe. Sa main, qui convenait si bien par sa taille et sa force au sabre qu’il maniait avec si peu de discrétion ; ne se montrait qu’à demi et avec la modestie d’une vierge sous une manchette de dentelle. Là se borna tout l’extraordinaire de la toilette du dragon, si ce n’est que ses bottes luisaient avec une splendeur digne d’un jour de fête, et que ses éperons brillaient aux rayons du soleil avec un éclat qui prouvait qu’ils étaient dignes d’être sortis des mines du Potose.

César parcourait tous les appartements avec un air encore bien plus important que celui qu’il avait pris le matin pour sa mission lugubre. Après avoir commandé un cercueil pour le père du colporteur, obéissant aux ordres de sa maîtresse, il était revenu pour s’acquitter de ses devoirs chez elle. Sa besogne devenait en ce moment si sérieuse, que ce ne fut qu’à bâtons rompus qu’il put donner à son frère noir, qui avait accompagné miss Singleton aux Sauterelles, quelques détails sur les incidents merveilleux de la nuit terrible qui venait de se passer. Cependant, en mettant à profit les instants qu’il pouvait regarder comme lui appartenant, il en apprit assez à son concitoyen pour lui faire dresser la laine sur la tête. Enfin le couple noir faisant céder toute autre considération à leur goût pour le merveilleux, miss Peyton fut obligée d’interposer son autorité pour que le reste de l’histoire fût ajourné à un moment plus convenable.

— Ah ! miss Peyton, dit César en secouant la tête et en ayant l’air de sentir profondément ce qu’il exprimait ; avoir été un terrible spectacle que de voir John Birch marcher sur ses pieds, tandis que lui être étendu mort dans son lit !

Ainsi se termina pour le présent cette conversation ; mais César se promit bien de revenir ensuite sur ce sujet solennel, et cette résolution ne fut pas oubliée.

L’esprit ayant été ainsi heureusement conjuré, les opérations préparatoires au dîner se continuèrent avec une nouvelle activité, et à l’instant où le soleil faisait une course de deux heures en partant du méridien, un cortège nombreux partit de la cuisine pour se rendre dans la salle à manger sous les auspices de César, formant l’avant-garde et soutenant des deux mains un dindon avec une dextérité qui aurait fait honneur à un danseur de corde.

Après lui marchait d’un pas lourd et pesant, les jambes écartées comme s’il eût été à cheval, un dragon qui servait de domestique au capitaine Lawton, portant un vrai jambon de Virginie, présent envoyé à miss Peyton par son frère, riche propriétaire d’Accomac.

Au troisième rang marchait le valet de chambre du colonel Wellmere, tenant d’une main une fricassée de poulets et de l’autre un pâte chaud aux huîtres.

Venait ensuite un apprenti du docteur Sitgreaves, qui s’était saisi par instinct d’une énorme terrine de soupe bouillante, comme contenant une matière plus analogue à sa profession. La vapeur qui s’en élevait avait tellement terni les verres des lunettes qu’il portait comme emblème de son métier, qu’en arrivant sur la scène de l’action il fut obligé de déposer par terre son fardeau, et de remettre ses conserves dans sa poche pour pouvoir trouver son chemin à travers les piles d’assiettes de porcelaines placées devant la cheminée pour les échauffer.

Un autre dragon, au service du capitaine Singleton, proportionnant sans doute ses efforts à l’état de faiblesse de son maître, ne s’était chargé que d’une partie de canards rôtis dont l’odeur séduisante lui faisait regretter d’avoir avalé si tard, indépendamment du déjeuner qui lui avait été servi, celui qui avait été préparé ensuite pour la sœur de son maître.

La marche était fermée par le jeune domestique blanc de miss Peyton, gémissant sous le poids de plusieurs plats de légumes que la cuisinière avait accumulés les uns sur les autres, sans calculer ses forces.

Mais il s’en fallait de beaucoup que ces mets composassent tout ce qui devait paraître sur la table. César n’y eut pas plus tôt placé le malheureux oiseau qui, huit jours auparavant, volait sur les montagnes sans se douter qu’il était destiné à figurer si tôt en bonne compagnie, que faisant machinalement un tour sur ses talons, il se remit en marche pour la cuisine, évolution qu’imitèrent successivement ses compagnons. Le même cortège revint bientôt dans le même ordre dans la salle à manger, et des troupes de pigeons, des compagnies de cailles, des vols de bécasses et des bancs de poissons de toute espèce prirent leur place sur la table.

Une troisième visite à la cuisine fut suivie de l’arrivée d’une quantité raisonnable de pommes de terre, d’oignons, de betteraves, et de tous les accompagnements subalternes d’un bon dîner, ce qui compléta le premier service.

La table se trouva alors servie avec une profusion vraiment américaine, et César jetant un regard de satisfaction sur l’ordonnance du service, après avoir placé à son gré quelques plats qu’il n’avait pas lui-même posés sur la table, partit pour aller informer la maîtresse des cérémonies que sa tâche était heureusement terminée.

Environ une demi-heure avant la procession martiale que nous venons de décrire, toutes les dames avaient disparu d’une manière à peu près aussi inexplicable que le départ des hirondelles aux approches de l’hiver. Mais le printemps de leur retour ne se fit pas longtemps attendre, et toute la compagnie ne tarda pas à se réunir dans l’appartement auquel on donnait le nom de salon, parce qu’on n’y voyait pas de table à manger, et qu’il s’y trouvait un sofa couvert en indienne.

La bonne miss Peyton avait jugé que l’occasion exigeait non seulement des apprêts extraordinaires dans le département de la cuisine, mais quelques soins de parure dignes des hôtes qu’elle avait le bonheur de recevoir.

Elle avait sur sa tête un bonnet du plus beau linon, orné d’une large dentelle placée de manière à laisser apercevoir la guirlande de fleurs artificielles qui le garnissait. Ses cheveux étaient tellement couverts de poudre qu’il était impossible d’en distinguer la couleur ; mais leur extrémité légèrement bouclée adoucissait la raideur de ce genre de coiffure, et donnait à ses traits un air de douceur féminine.

Son costume était une robe de soie violette à long corsage, garnie d’une pièce d’estomac semblable ; cette robe lui serrait la taille et en dessinait toutes les proportions élégantes. Un ample jupon prouvait que la mode du jour ne cherchait pas à économiser l’étoffe. De petits paniers faisaient paraître cette parure avec avantage, et donnaient un air de majesté à celle qui la portait.

Sa haute taille était encore relevée par des souliers de même étoffe que sa robe, et dont les talons lui prêtaient plus d’un pouce.

Ses manches courtes et étroites se terminaient au coude par des manchettes à trois rangs de dentelle de Dresde, d’inégale hauteur, et décoraient un bras et une main qui conservaient encore leur rondeur et leur blancheur. Un triple rang de grosses perles lui entourait le cou, et un fichu de dentelle couvrait cette partie de sa personne que la coupe de sa robe avait laissée exposée à la vue, mais qu’une expérience de près de quarante ans lui avait appris qu’elle devait voiler.

Ainsi parée, et se redressant avec cet air de noblesse gracieuse qui faisait partie des manières du jour, la tante aurait aisément éclipsé tout un essaim de beautés modernes.

Le costume de Sara avait beaucoup d’analogie avec celui de sa tante, et une robe qui ne différait de celle que nous venons de décrire que par l’étoffe et la couleur faisait également valoir sa taille imposante : elle était de satin d’un rose pâle. Cependant comme vingt ans ne demandaient pas le même voile que la prudence exigeait à quarante, ce n’était qu’une envieuse collerette de dentelle qui cachait en partie ce que le satin laissait exposé aux yeux. La partie supérieure de son buste et la belle chute de ses épaules brillaient de toute leur beauté naturelle, et, de même que sa tante, elle avait le cou orné d’un triple rang de perles, et elle portait des boucles d’oreilles assorties. Sa chevelure était relevée sur son front aussi blanc que la neige. Quelques tresses tombaient avec grâce sur son cou, et sa tête était ornée d’une guirlande de fleurs artificielles en forme de couronne.

Miss Singleton avait quitté le chevet du lit de son frère, d’après l’avis du docteur Sitgreaves qui avait réussi à procurer à son malade un profond sommeil, après avoir calmé quelques symptômes fébriles, suite de l’agitation occasionnée par l’entrevue dont nous avons rendu compte. La maîtresse de la maison l’avait déterminée à joindre la compagnie rassemblée dans le salon où elle était assise à côté de Sara, portant à peu près le même costume, si ce n’est que ses cheveux noirs étaient sans poudre. Son front très-élevé et ses yeux grands et brillants donnaient à tous ses traits un air pensif qu’augmentait peut-être encore la pâleur de ses joues.

La dernière par son âge sur cette liste de beautés, mais non la moins intéressante, était la plus jeune des deux filles de M. Wharton. Frances, comme nous l’avons déjà dit, avait quitté New-York avant d’avoir atteint l’âge auquel la mode fait entrer les jeunes personnes dans le monde. Quelques esprits hardis avaient déjà commencé à secouer les entraves dont d’anciens usages avaient si longtemps embarrassé le beau sexe, et Frances ne voulait pas que son soulier ajoutât rien à sa taille. Cette innovation était peu de chose ; mais ce peu de chose laissait voir un chef-d’œuvre. Plusieurs fois, dans le cours de cette matinée, elle avait résolu de donner à sa parure un soin plus qu’ordinaire. Chaque fois qu’elle formait cette résolution, elle passait quelques minutes à regarder avec empressement du côté du nord, et ensuite elle finissait par en changer.

À l’heure convenable elle parut dans le salon vêtue d’une robe de soie bleu de ciel, ressemblant beaucoup par la coupe à celle que portait sa sœur. Ses cheveux n’avaient d’autre apprêt que les boucles formées par la nature, et ils étaient retenus sur sa tête par un peigne d’écaille dont la couleur se distinguait à peine de celle de sa chevelure blonde. Sa robe n’avait ni plis, ni garnitures mais elle lui dessinait la taille avec une exactitude qui aurait pu faire croire que la jeune espiègle faisait plus que soupçonner les beautés qu’elle cachait. Un tour de gorge de belle dentelle de Dresde ornait les contours de son buste. Sa tête n’avait aucun ornement ; mais elle portait un collier d’or auquel était suspendue une superbe cornaline.

La minéralogie était une des sciences que le docteur Sitgreaves avait particulièrement étudiées, et il hasarda une observation sur la beauté de cette pierre. L’ingénu chirurgien chercha longtemps en vain pourquoi une remarque si simple avait appelé tout le sang de Frances sur ses joues, et sa surprise aurait pu durer jusqu’à l’heure de sa mort, si Lawton n’eût eu la bonté de lui dire à voix basse que c’était l’indignation de ce qu’il ne réservait pas son admiration pour le plus bel objet sur lequel ce bijou reposait. Les gants de peau de chevreau qui lui couvraient les mains et une partie du bras, dont ils laissaient pourtant voir assez pour qu’on pût en apprécier les belles proportions, annonçaient qu’il ne se trouvait dans la compagnie personne qui pût la tenter peut-être à son insu de déployer tous ses charmes.

Une fois, une fois seulement, tandis qu’on passait du salon dans la salle à manger pour prendre place autour de la table que César venait de servir avec tant de soin et de jugement, Lawton vit sortir de dessous la robe de Frances un charmant petit pied couvert d’un soulier de soie bleue attaché par une boucle de diamants. Le capitaine de dragons fut tout surpris de se surprendre à soupirer. Ce pied ne signifierait pourtant rien sur un étrier, pensa-t-il, mais qu’il aurait de grâce, qu’il serait enchanteur dans un menuet !

Lorsque César parut à la porte du salon, faisant une humble révérence qui depuis bien des siècles s’interprète par les mots — le dîner est servi, — M. Wharton, en habit de drap garni de grands boutons, s’avança cérémonieusement vers miss Singleton, et baissant presque à niveau de sa main une tête parfaitement poudrée, lui offrit la sienne pour la conduire.

Le docteur Sitgreaves s’acquitta du même cérémonial envers miss Peyton, qui pourtant, avant de lui donner la main, le fit attendre un instant pour mettre ses gants avec une grâce majestueuse.

Le colonel Wellmere fut honoré d’un sourire de Sara en remplissant près d’elle le même devoir, et le capitaine Lawton s’étant avancé vers Frances, elle lui présenta ses jolis doigts de manière à prouver que l’individu à qui elle accordait cette faveur la devait moins à lui-même qu’au corps dont il faisait partie.

Il se passa quelque temps et l’on éprouva plusieurs embarras avant que tous les convives, à la grande joie de César, fussent placés autour de la table avec tous les égards conformes à l’étiquette et à la préséance. Le nègre savait que le dîner se refroidissait, et il craignait que son honneur n’en fût compromis.

Pendant les premières dix minutes chacun parut satisfait, à l’exception du capitaine Lawton. Il était étourdi des questions et des offres sans fin que lui faisait M. Wharton, dont la politesse avait certainement pour but d’augmenter les jouissances de son hôte, mais produisait un effet tout opposé. Le capitaine de dragons ne pouvait parler et manger en même temps ; la nécessité de répondre interrompait souvent une occupation à laquelle il aurait voulu se livrer exclusivement.

Vint ensuite la cérémonie de boire avec les dames[1]. Mais comme le vin était excellent et les verres d’une grandeur tolérable, le capitaine supporta cette nouvelle interruption avec une patience exemplaire. Il craignait même tellement d’en offenser quelqu’une et de manquer sur ce sujet à la moindre formalité d’étiquette, qu’ayant commencé par boire avec la dame près de laquelle il était assis, il s’adressa ensuite tour à tour à toutes les autres, pour qu’aucune ne pût avec justice l’accuser de partialité.

Il y avait si longtemps qu’il n’avait bu rien qui ressemblât à du bon vin, que cette circonstance pouvait être une excuse pour lui, surtout quand il était exposé à une tentation aussi forte que celle qui l’assaillait en ce moment. M. Wharton avait été membre d’une coterie de politiques à New-York, dont les principaux exploits avant la guerre avaient été de se réunir pour se communiquer leurs sages réflexions sur les signes du temps, sous l’inspiration d’une certaine liqueur faite avec du raisin croissant à l’extrémité méridionale de l’île de Madère, et qui, passant par les îles des Indes occidentales et séjournant quelque temps dans l’Archipel de l’ouest pour essayer la vertu du climat, finissait par arriver dans les colonies du nord de l’Amérique. Il avait tiré de ses caves de New-York une ample provision de ce cordial qui brillait dans une carafe placée devant le capitaine, et qui prenait un nouvel éclat sous les rayons du soleil qui la traversaient en ligne oblique.

Le départ du premier service ne se fit pas distinguer par l’ordre et la régularité qui en avaient marqué l’arrivée. Le point essentiel était de desservir la table, et on le fit à peu près comme dans la fable des harpyes. Enfin, à force de tirer un plat et d’en pousser un autre, de renverser des saucières et de casser des assiettes et des verres, les restes du premier service disparurent, et l’on vit commencer une nouvelle série de marches et de contremarches qui se terminèrent par couvrir la table de tartres, de poudings et de tout ce qui compose ordinairement le second service.

M. Wharton versa un verre de vin à la dame qui était assise près de lui, passa la carafe à son voisin, et dit en saluant profondément la sœur du capitaine blessé :

— Miss Singleton nous fera l’honneur de proposer un toast.

Quoique cette proposition ne fût que ce qui a lieu tous les jours en pareille occasion, Isabelle trembla, rougit, pâlit, parut s’efforcer de rallier ses idées, et attira sur elle les yeux de toute la compagnie. Enfin, faisant un effort, et comme si elle eût inutilement cherché à trouver un autre nom, elle dit d’une voix faible :

— Le major Dunwoodie.

Tous les convives portèrent cette santé avec enthousiasme, à l’exception du colonel Wellmere qui ne fit que mouiller ses lèvres dans son verre, et qui s’amusa à tracer des lignes sur la table avec quelques gouttes de vin qu’il avait renversées, tandis que Frances réfléchissait profondément sur la manière dont Isabelle avait proposé un toast qui, en lui-même, n’aurait pu donner lieu à aucun soupçon.

— Enfin, le colonel Wellmere rompit le silence en disant tout haut au capitaine Lawton :

— Je suppose, Monsieur, que ce M. Dunwoodie obtiendra de l’avancement dans l’armée des rebelles par suite de l’avantage que mon infortune lui a fait remporter sur le corps qui est sous mes ordres ?

Le dragon avait satisfait aux besoins de la nature à son parfait contentement, et à l’exception de Washington et de son major, il n’existait peut-être pas un seul être sur la terre dont le déplaisir ne lui fût parfaitement indifférent. Il était prêt à riposter à coups de langue ou à coups de sabre, n’importe à qui. Il remplit donc son verre de sa liqueur favorite, et répondit avec un sang froid admirable :

— Pardon, colonel Wellmere. Le major Dunwoodie doit fidélité aux États confédérés de l’Amérique septentrionale ; il n’y a jamais manqué : ce n’est donc pas un rebelle. J’espère qu’il obtiendra de l’avancement, d’abord parce qu’il le mérite, et ensuite parce que je suis le premier en rang après lui. Quant à l’infortune dont vous parlez, je ne sais ce que vous voulez dire, à moins que vous ne regardiez comme une infortune d’avoir eu à combattre la cavalerie de Virginie.

— Je n’ai pas envie de quereller sur des mots, Monsieur, dit le colonel avec un air de dédain. J’ai parlé comme me l’a inspiré mon devoir envers mon souverain. Mais ne regardez-vous pas comme une infortune pour un corps la perte de son commandant ?

— Il peut quelquefois arriver que c’en soit une, répondit Lawton avec une emphase bien prononcée.

— Miss Peyton, proposez-nous donc une santé ! s’écria M. Wharton inquiet de la tournure que prenait la conversation, et craignant qu’on ne lui demandât son opinion.

Sa belle-sœur inclina la tête avec un air de dignité, et Henry ne put s’empêcher de sourire en entendant sa tante prononcer le nom du général Montrose, tandis que des couleurs longtemps absentes de ses joues s’y glissaient furtivement.

— Il n’y a pas de terme plus équivoque que celui d’infortune, dit le docteur sans faire attention à la manœuvre adroite à laquelle son hôte avait eu recours pour changer de conversation. Les uns appellent une chose infortune, et les autres donnent le même nom à ce qui lui est diamétralement opposé. Une infortune en engendre une autre. La vie est une infortune, puisqu’elle nous expose à en éprouver ; et la mort en est également une, puisqu’elle met fin aux jouissances de la vie.

— Une véritable infortune, dit Lawton en emplissant de nouveau son verre, c’est que la cantine du corps ne soit pas remplie d’un vin semblable à celui-ci.

— Je suis ravi que vous le trouviez bon, dit M. Wharton, ne sachant trop encore où se termineraient toutes ces infortunes, et j’en boirai un verre avec vous, si vous voulez proposer un toast.

— En voici un, répliqua le capitaine en remplissant son verre jusqu’au bord, et les yeux fixés sur Wellmere : — un champ de bataille, égalité de nombre, et victoire au courage.

— De tout mon cœur, capitaine, dit le docteur en prenant aussi son verre, pourvu que vous me laissiez quelque chose à faire, et que votre compagnie n’approche jamais l’ennemi de plus près qu’à portée de pistolet.

— Monsieur Archibald Sitgreaves, s’écria Lawton avec vivacité, savez-vous bien que voilà le plus diabolique souhait que vous puissiez faire.

Miss Peyton crut qu’il était temps que les dames se retirassent de table ; elle leur fit un signe, et toutes se levèrent à l’instant. Lawton reconnaissant qu’un mouvement de chaleur involontaire l’avait emporté au-delà des bornes prescrites dans la société, fit sur-le-champ d’humbles excuses à Frances qui se trouvait près de lui, et qui les reçut avec un air de bonté par égard pour l’uniforme qu’il portait, quoiqu’elle sût fort bien que ce serait pour Sara un sujet de triomphe pendant plus d’un mois. Mais il était trop tard, et les dames se retirèrent avec beaucoup de dignité, au milieu des saluts respectueux de toute la compagnie, à l’exception du capitaine de dragons décontenancé, et dont toutes les idées se trouvaient dans un état de stagnation. M. Wharton, faisant une profusion d’excuses à ses hôtes, se leva aussi de table au même instant, et sortit de l’appartement avec son fils.

Dès que les dames furent parties, le docteur prit un cigare, et le plaça au coin de ses lèvres de manière à ne gêner en rien les organes de la prononciation.

— Si quelque chose peut adoucir la captivité et les souffrances, c’est le bonheur d’avoir à supporter ses malheurs dans la société des dames qui viennent de nous quitter, dit le colonel d’un ton de galanterie, soit qu’il fût sensible à l’hospitalité qu’il recevait, soit qu’il éprouvât un sentiment encore plus doux.

Sitgreaves jeta un coup d’œil sur la cravate de soie noire qui entourait le cou du colonel anglais, et secouant avec le petit doigt les cendres de son cigare, en véritable adepte :

— Sans contredit, colonel, dit-il, une tendre commisération, une bonté bienveillante, ont une influence naturelle sur le système de l’humanité. Il existe une connexion intime entre le moral et le physique. Mais pour accomplir une cure, pour rendre à la nature ce ton de santé que la maladie ou un accident lui a fait perdre, il faut autre chose que de la commisération et de la bonté. Les lumières de…

Le docteur rencontra en ce moment le regard moqueur du capitaine Lawton, qui commençait à se remettre de l’embarras que lui avait occasionné son lapsus linguæ, et il perdit le fil de son discours. Il voulut pourtant le continuer.

— Car en pareil cas, les… oui, les lumières de la science… c’est-à-dire les connaissances… qui découlent des lumières…

— Vous disiez, Monsieur ? dit Wellmere en buvant son vin à petites gorgées.

— Oui, Monsieur, dit Sitgreaves en tournant brusquement le dos à Lawton, je dis qu’un cataplasme de mie de pain et de lait ne guérira pas une jambe cassée.

— Tant pis, morbleu ! tant pis ! dit Lawton, recouvrant enfin l’usage de la parole.

— C’est à vous que j’en appelle, colonel Wellmere continua le docteur avec un grand sérieux, à vous qui avez reçu une éducation distinguée.

Le colonel inclina la tête avec un sourire de complaisance.

— Vous devez avoir remarqué le ravage qu’ont fait dans vos rangs les soldats de la compagnie dont monsieur est le capitaine.

Le colonel prit un air plus grave.

— Vous devez avoir remarqué qu’à chaque coup qu’ils portaient, la vie de leur adversaire se trouvait immédiatement et irrévocablement éteinte, éteinte sans laisser la moindre ressource à toutes les lumières de la science ; que les blessures qui résultaient de ces coups offraient de telles solutions de continuité, que l’art du praticien le plus expérimenté n’aurait pu y remédier. Maintenant, Monsieur, je m’en rapporte à vous, et votre décision va me faire triompher. Répondez-moi ; votre corps n’aurait-il pas été également défait si l’on se fût contenté, par exemple, d’abattre le bras droit à vos soldats au lieu de leur fendre la tête ?

— Votre triomphe est un peu prématuré, Monsieur, répondit le colonel offensé de la manière dont la question était posée.

— Une conduite si peu judicieuse sur le champ de bataille fait-elle avancer d’un pas la cause de la liberté ? continua Sitgreaves sans faire attention à l’embarras du colonel, et ne songeant qu’à soutenir son principe favori.

— Il me reste encore à apprendre, répliqua Wellmere avec vivacité, en quoi la conduite de ceux qui se trouvent dans les rangs des rebelles peut être utile à la cause de la liberté.

— À la cause de la liberté ! répéta le docteur avec le ton de la plus grande surprise ; juste Ciel ! et pour quoi donc combattons-nous ?

— Pour l’esclavage, répondit l’Anglais avec un air de confiance en son infaillibilité ; pour substituer la tyrannie de la populace au pouvoir légitime d’un monarque plein de bonté. Tâchez d’être du moins un peu d’accord avec vous-mêmes.

— D’accord avec nous-mêmes ! dit le docteur étourdi d’entendre parler ainsi d’une cause qu’il était habitué à regarder comme sacrée.

— Oui, Monsieur, d’accord avec vous-mêmes. Votre congrès de sages a publié un manifeste où il proclame l’égalité des droits politiques.

— Et un manifeste supérieurement rédigé.

— Je n’en attaque pas la rédaction. Mais si vos déclamations en faveur de l’égalité sont sincères, que ne rendez-vous la liberté à vos esclaves ? s’écria Wellmere d’un ton qui montrait clairement qu’il avait ramené la victoire sous ses bannières.

Tout Américain se trouve humilié quand il est obligé de justifier son pays d’un tel reproche. Ses émotions ressemblent à celles d’un homme forcé de répondre à une accusation honteuse, quoiqu’il sache qu’elle n’est pas fondée. Au fond le docteur avait beaucoup de bon sens, et, se trouvant ainsi interpellé, il prit l’argument au sérieux.

— La liberté consiste pour nous, répondit-il, à avoir une voix dans les conseils par lesquels nous sommes gouvernés. Nous regardons comme insupportable d’être soumis à un peuple qui vit à mille lieues de nous, et qui n’a ni ne peut avoir un seul intérêt politique commun avec les nôtres. Je ne parle pas de l’oppression ; l’enfant était majeur et avait droit aux privilèges de la majorité. Il n’existe qu’un seul tribunal auquel les nations puissent en appeler en pareil cas, celui de la force, et c’est celui auquel nous en appelons.

— Une telle doctrine peut convenir à vos projets, dit Wellmere en souriant dédaigneusement, mais est contraire aux opinions et aux principes de toutes les nations civilisées.

— Elle est conforme à leur pratique, répliqua avec force le docteur encouragé par un coup d’œil de Lawton, qui rendait justice au bon sens et au jugement de son camarade, tout en riant de ce qu’il appelait son jargon de médecin. Qui voudrait être esclave quand il peut être libre ? Le seul point raisonnable d’où l’on doive partir, c’est que toute société a le droit de se gouverner elle-même, pourvu qu’elle ne viole pas les lois de Dieu.

— Et vous croyez-vous conformer à ces lois en retenant vos semblables en esclavage ?

Sitgreaves but un verre de vin, toussa, et revint à la charge.

— Monsieur, dit-il, l’esclavage à une origine bien ancienne, et il est universellement répandu. Toutes les religions et toutes les formes de gouvernement passées ou présentes l’ont admis, et il n’existe pas une seule nation dans l’Europe civilisée qui n’en ait reconnu ou n’en reconnaisse encore le principe.

— J’espère que vous en excepterez la Grande-Bretagne, Monsieur ?

— Non certainement, je ne l’en excepterai pas, répondit le docteur avec force, sentant qu’il allait porter la guerre sur le territoire ennemi. Ce sont ses enfants, ses navires, ses lois qui ont introduit et naturalisé l’esclavage dans ce pays. C’est donc sur elle que la faute doit en retomber ; c’est elle seule qu’il faut en accuser. Nous ne faisons que suivre la route qu’elle nous a tracée. Mais pourquoi continuons-nous à la suivre ? C’est qu’on ne peut remédier aux abus que graduellement, de peur de faire naître des maux encore plus grands que ceux qu’ils causent. Avec le temps, nous affranchirons nos esclaves, et l’on ne trouvera plus dans cette belle contrée une seule image du Créateur réduite à cet état avilissant qui lui permet à peine de reconnaître ses célestes bienfaits.

On se rappellera qu’il y a quarante ans que le docteur Sitgreaves parlait ainsi, et par conséquent Wellmere ne pouvait s’inscrire en faux contre sa prophétie.

Trouvant le combat au-dessus de ses forces, le colonel anglais quitta la table et alla rejoindre les dames dans le salon. Là, assis entre miss Peyton et Sara, il se trouva plus agréablement occupé à leur rappeler tous les plaisirs qu’ils avaient goûtés à New-York, et mille petites anecdotes relatives à leur ancienne liaison. Miss Peyton écoutait avec plaisir ces détails, tout en préparant le thé avec sa grâce ordinaire, et Sara, les yeux baissés sur son ouvrage, rougissait et tressaillait en entendant les compliments flatteurs qu’il lui adressait dans le cours de l’entretien.

Le dialogue que nous avons rapporté avait rétabli la paix et l’harmonie entre le docteur et Lawton. Ils allèrent faire une visite à Singleton, revinrent faire leurs adieux aux dames, montèrent tous deux à cheval, et partirent ensemble pour le village des Quatre-Coins, le capitaine pour rejoindre son corps, et Sitgreaves pour aller visiter les blessés. Mais ils furent arrêtés à la porte par une circonstance dont nous rendrons compte dans le chapitre suivant.

  1. Usage anglais conservé en Amérique. On n’offre pas de vin au commencement du dîner ; mais chaque convive peut en inviter un autre, et le plus souvent une dame, à en boire un verre avec lui. L’usage ne permet pas de refuser cette invitation ; mais si, quand on la reçoit, on n’a pas envie de boire, on peut se borner à se mouiller les lèvres dans son verre, en adressant une inclination de tête à celui qui l’a faite, comme pour boire à sa santé.