L’Espion (Cooper)/Chapitre 20

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 2p. 227-238).


CHAPITRE XX.


Flattez, louez, vantez, exaltez tours grâces eussent-elles la peau d’un nègre, dites qu’elles ont la figure d’un ange. L’homme qui à une langue n’est pas un homme, vous dis-je, si avec son secours il ne sait gagner une femme.
Shakespeare


En faisant l’arrangement par lequel le capitaine Lawton avait été laissé aux Quatre-Coins avec le sergent Hollister et douze hommes de sa compagnie pour garder les blessés et la plus grande partie des bagages, Dunwoodie avait eu égard, non seulement aux informations contenues dans la lettre qu’il avait reçue du colonel Singleton, mais encore aux meurtrissures, suite de la chute du capitaine, et dont le major le supposait encore souffrant. Ce fut en vain que Lawton lui protesta qu’il était en état de faire un service actif aussi bien qu’aucun officier du corps, et lui déclara même assez clairement que ses dragons ne feraient jamais une charge sous les ordres du lieutenant Mason avec la même ardeur et la même confiance que s’il était à leur tête, le major fut inflexible, et le capitaine fat obligé de céder d’aussi bonne grâce qu’il lui fut possible de le faire. Avant de partir, Dunwoodie lui recommanda de nouveau de veiller avec attention à la sûreté des habitants des Sauterelles, et lui enjoignit même spécialement de changer de position et de s’établir dans les domaines de M. Wharton, s’il survenait dans les environs quelques mouvements d’une nature suspecte. Les discours du colporteur avaient fait naître dans son esprit une crainte vague de quelque danger menaçant une famille à laquelle il était si attaché, quoiqu’il ne conçût pas quel pouvait être ce danger ni pourquoi on en aurait à craindre.

Quelque temps après le départ du corps, le capitaine se promenait en long et en large devant l’hôtel Flanagan, maudissant intérieurement son destin, qui le condamnait à l’inaction et qui le privait de la gloire qu’il aurait pu obtenir dans un moment où l’on devait s’attendre à une rencontre avec l’ennemi. Il répondait de temps en temps aux questions que la vivandière lui faisait en criant, sans quitter l’intérieur de la maison, sur divers détails de l’évasion du colporteur, qu’elle ne comprenait pas encore bien. En ce moment il fut joint par le chirurgien, qui avait été occupé à visiter et à panser les blessés réunis dans un bâtiment assez éloigné, et qui ignorait complètement tout ce qui était arrivé, et même le départ du corps.

— Où sont donc les sentinelles, Jack ? demanda-t-il en regardant de tous côtés ; pourquoi êtes-vous seul ici ?

— Tout est parti…, parti avec Dunwoodie…, on est en marche vers l’Hudson. On n’a laissé ici que vous et moi en qualité de garde-malades.

— Quoi qu’il en soit, je suis charmé que le major ait eu assez de considération pour ne pas ordonner le transport des blessés. Allons, mistress Élisabeth Flanagan, dépêchez-vous de me servir de quoi déjeuner, car j’ai bon appétit, et je suis pressé ; j’ai un corps à disséquer ce matin.

— Et vous, monsieur le docteur Archibald Sitgreaves, répondit Betty en montrant son visage rubicond par le vide que laissait un carreau de vitre cassé à la fenêtre de la cuisine, vous arrivez toujours trop tard. Il n’y a plus rien à manger ici, si ce n’est la peau de Jenny ou le corps dont vous parlez.

— Femme ! s’écria le docteur courroucé ; je vous demande une nourriture propre à corroborer un estomac à jeun. Me prenez vous pour un cannibale, pour me tenir de si mauvais propos ?

— Je vous prendrais pour une canule plutôt que pour un canon à balles, dit Betty en regardant le capitaine du coin de l’œil, et je vous dis que c’est jour de jeûne pour vous, à moins que vous ne vouliez que je vous fasse griller une tranche de la peau de Jenny. Les dragons m’ont dévorée jusqu’aux os avant de partir.

Lawton interrompit la conversation pour conserver la paix, et assura le docteur qu’il avait déjà pris des mesures pour se procurer les vivres nécessaires à sa petite troupe. Un peu apaisé par cette explication, le chirurgien oublia bientôt son appétit, et déclara qu’en attendant il commencerait par faire sa dissection.

— Et où est votre sujet ? demanda gravement le capitaine.

— C’est le colporteur, répondit Sitgreaves en examinant le poteau qu’on avait arrangé pour servir de potence. Vous voyez qu’Hollister s’est conformé aux instructions que je lui avais données pour que le gibet fût construit de manière que la chute ne disloquât point les vertèbres du cou. Je prétends en faire le plus beau squelette qui soit dans les États de l’Amérique septentrionale. Le drôle était assez bien bâti, et j’en ferai un miracle de beauté. Il y a longtemps que je cherchais l’occasion d’envoyer quelque joli cadeau à ma vieille tante, qui a eu tant de bontés pour moi pendant mon enfance.

— Comment diable, docteur Archibald ! vous enverriez un squelette à une vieille femme !

— Pourquoi non ? L’homme est ce qu’il y a de plus noble dans la nature, et les os en forment les parties élémentaires. Mais où a-t-on mis le corps ?

— Parti aussi.

— Comment ? parti ! s’écria le docteur consterné. Et qui a osé s’en emparer sans ma permission ?

— Le diable, répondit Betty ; et il vous emportera de même quelque jour sans plus de cérémonie.

— Silence ! s’écria Lawton, triomphant avec peine d’une envie de rire ; osez-vous parler ainsi à un officier, vieille sorcière ?

— Ne m’a-t-il pas appelée salope ? dit la vivandière en faisant craquer ses doigts d’un air de mépris. Je me souviens d’un ami pendant un an, et il me faut un mois pour oublier un ennemi.

L’amitié ou l’inimitié de mistress Flanagan était ce dont le docteur s’inquiétait fort peu en ce moment, car il ne pouvait songer qu’à la perte qu’il avait faite. Lawton fut obligé de donner à son ami tous les détails de cet événement.

— Et vous pouvez vous vanter de l’avoir échappé belle, mon bijou de docteur, dit Betty quand le capitaine eut terminé son explication. Le sergent Hollister, qui l’a vu face à face, comme on pourrait dire, prétend que c’était Belzébut en personne et non un colporteur, sauf son petit trafic en mensonges, en vols et autres marchandises de son métier. Or vous auriez fait une belle figure en dissectant Belzébut. Je voudrais bien savoir si votre scarpel aurait trouvé facile de lui entamer la peau.

Trompé dans sa double attente d’un déjeuner et d’une dissection, Sitgreaves annonça tout à coup son intention d’aller faire une visite aux Sauterelles pour voir comment se trouvait le capitaine Singleton. Lawton se décida à l’accompagner dans cette excursion, et montant à cheval, ils furent bientôt en route ; cependant le docteur fut obligé d’entendre encore quelques quolibets de la vivandière avant d’être hors de la portée de sa voix. Pendant quelque temps ils marchèrent en silence. Enfin Lawton, remarquant que son compagnon avait de l’humeur par suite de son désappointement et des sarcasmes de Betty, fit un effort pour lui rendre le calme, en lui disant :

— C’était une charmante chanson, Archibald, que celle que vous aviez commencée l’autre soir, quand nous fûmes interrompus par les honnêtes gens qui nous amenaient le colporteur. L’allusion à Galien était délicieuse.

— Je savais qu’elle vous plairait, Jack, quand vos yeux se seraient ouverts sur ses beautés, répondit le chirurgien, souffrant que ses muscles se relâchassent au point de sourire. Mais vers la fin d’un repas il arrive quelquefois que les fumées du vin se portant de l’estomac au cerveau, introduisent une sorte de confusion dans les idées, et ne permettent plus à l’esprit de bien juger en matière de goût et de science.

— Et votre ode était aussi savante que spirituelle, dit Lawton, dont on ne pouvait apercevoir le sourire que dans ses yeux.

— Ode n’est pas le nom qui convient pour cette sorte de composition. Je lui donnerais plutôt le nom de ballade classique.

— Très-probablement. N’en ayant entendu que le premier couplet, il m’était difficile de lui donner un nom convenable.

Le docteur toussa deux ou trois fois, comme pour se débarrasser le gosier des humeurs qui pourraient nuire à sa voix, quoique sans penser lui-même à quoi tendaient ces préparatifs. Mais le capitaine, tournant vers lui ses grands yeux noirs, et voyant qu’il éprouvait sur sa selle une sorte de malaise, lui dit :

— Nous sommes ici loin du bruit et des importuns, pourquoi ne m’en chanteriez-vous pas le reste ? cela servirait peut-être à rectifier le mauvais goût que vous me reprochez.

— Ah ! mon cher Jack, si je croyais que cela pût corriger les erreurs dans lesquelles vous entraînent l’habitude et le trop de confiance en vous-même, rien ne me ferait plus de plaisir.

— Essayez. Nous approchons de quelques rochers sur la gauche ; il doit s’y trouver des échos délicieux.

Pressé de cette manière, et convaincu d’ailleurs qu’il composait des vers et qu’il chantait avec un goût exquis, Sitgreaves se prépara sérieusement à satisfaire à la demande de son ami. Après avoir ôté ses lunettes et en avoir essuyé les verres avec soin, il les replaça avec exactitude et précision, ajusta sa perruque sur sa tête avec une symétrie mathématique, et après plusieurs hem ! il préluda jusqu’à ce que la délicatesse de son oreille ne trouvât rien à critiquer dans la mélodie de sa voix ; après quoi, au grand plaisir du capitaine, il commença sa chanson. Mais soit que son coursier fût excité par le son de sa voix, soit que sa monture voulût imiter le trot de celle de Lawton, il arriva qu’avant qu’il eût fini le second couplet, la voix du docteur formait des cadences qui suivaient régulièrement les mouvements de bascule de son corps.

Malgré cette circonstance peu favorable à l’harmonie, Sitgreaves n’en continua pas moins sa chanson, et il chanta sans interruption les trois couplets suivants :


« La flèche de l’Amour t’a-t-elle jamais blessée, ma chère  ? As-tu exhalé son soupir tremblant ? As-tu songé à celui qui était bien loin et qui était toujours présent à tes yeux brillants ? Alors tu sais ce que c’est que d’éprouver un mal que l’art de Galien ne peut guérir.

« Ton front s’est-il jamais couvert d’une rougeur pudique, ma chère ? As-tu jamais senti une chaleur soudaine se répandre sur tes joues blanches comme le marbre, quand Damond lisait dans ton cœur ? En ce cas, jeune insensée, tu as rougi d’éprouver un mal dont Harvey lui-même a été attaqué.

« Mais à chacun de tes maux, ma chère, à chaque douleur causée par les flèches de l’Amour, follette, à tout ce que tu peux craindre, en un mot, il existe un antidote. L’art tout-puissant de l’hymen peut guérir les blessures des jeunes amants.

« As-tu jamais… »


— Chut ! s’écria Lawton. Quel bruit entends-je sur ces rochers ?

— C’est l’écho.


« As-tu jamais… »


— Écoutez dit Lawton en faisant arrêter son cheval. À peine avait-il prononcé ce mot, qu’une pierre tomba à ses pieds, et roula près de lui sans lui faire aucun mal.

— C’est un coup de feu tiré en ami, ajouta le capitaine ; ni la balle, ni la main qui l’a fait partir ne paraissent avoir des intentions bien hostiles contre nous.

— Le coup d’une pierre ne peut guère produire qu’une contusion, dit le docteur en regardant inutilement de tous côtés pour chercher celui qui voulait les lapider ainsi. Il n’y a pas un seul être vivant dans les environs, il faut que ce soit un aérolithe.

— Un régiment tout entier se cacherait aisément derrière ces rochers, répondit le capitaine en mettant pied à terre pour ramasser la pierre. Oh ! oh ! ajouta-t-il, voici l’explication du mystère. Et en même temps prenant un papier ingénieusement attaché au petit fragment de rocher qui venait de tomber à ses pieds si singulièrement, et l’ayant déplié, il lut les mots suivants, dont l’écriture était à peine lisible :

« Une balle de mousquet fait plus de chemin qu’une pierre, et les rochers de West-Chester cachent des choses plus dangereuses que les herbes pour les blessés. Le cheval peut être bon, mais est-il en état d’escalader un rocher ?

— Tu dis la vérité, homme étrange, s’écria Lawton. Dans un endroit comme celui-ci le courage et l’activité sont une faible ressource contre l’assassinat. Remontant à cheval, il cria à haute voix :

— Grand merci, mon ami inconnu ; je me souviendrai de votre avis, et je n’oublierai jamais que tous mes ennemis ne sont pas sans pitié.

Une main maigre s’éleva un instant au-dessus des broussailles qui couvraient les rochers, s’agita en l’air, et les deux amis ne virent ni n’entendirent plus rien.

— Voilà une aventure tout à fait extraordinaire, dit le chirurgien étonné, et le sens de ce billet est tout à fait mystérieux.

— Bon ! dit le capitaine en mettant le billet dans sa poche, c’est quelque mauvais plaisant qui s’imagine effrayer ainsi deux officiers des dragons de Virginie. Mais à propos, monsieur le docteur Archibald Sitgreaves, permettez-moi de vous dire que vous aviez formé le projet de disséquer un bien honnête garçon.

— Quoi ! le colporteur ! un espion au service de l’ennemi ! Je crois que j’aurais fait trop d’honneur à un pareil homme en faisant servir ses restes à propager les lumières de la science.

— Il peut être espion, il l’est sans doute, dit Lawton d’un air distrait ; mais il a un cœur élevé au-dessus de tout ressentiment, une âme qui ferait honneur à un brave soldat.

Sitgreaves, pendant que son compagnon faisait ce soliloque, le regardait d’un air qui semblait lui en demander l’explication, mais les yeux du capitaine étaient fixés sur un autre rocher qui s’avançant considérablement dans la vallée, semblait obstruer la route qui tournait autour de sa base.

— Ce que le cheval ne peut escalader, le pied de l’homme peut le gravir, s’écria le prudent partisan. Se jetant de nouveau à bas de son cheval, et sautant par-dessus un petit mur de pierres il commença à gravir le rocher pour arriver à un endroit d’où il aurait pu découvrir à vol d’oiseau toutes les hauteurs de la vallée et voir toutes les fentes et toutes les crevasses des montagnes. À peine avait-il fait ce mouvement qu’il vit un homme fuir rapidement devant lui et disparaître de l’autre côté du rocher.

— Au galop ! Sitgreaves, au galop ! s’écria-t-il en poursuivant le fuyard et en sautant légèrement par-dessus tous les obstacles qui s’opposaient à sa course ; sabrez ce brigand s’il fuit de votre côté.

Le docteur piqua des deux, et au bout de quelques instants il aperçut un homme armé d’un mousquet, traversant la route et cherchant évidemment à gagner un bois épais qui était de l’autre côté.

— Arrêtez ! mon ami, arrêtez ! attendez que le capitaine Lawton soit arrivé ! s’écria Sitgreaves en le voyant fuir avec une rapidité qui lui laissait peu d’espoir de l’atteindre. Mais le piéton, comme si cette invitation lui eût inspiré une nouvelle terreur, redoubla d’efforts et ne s’arrêta même pour respirer qu’après être arrivé au bout de sa course. Se retournant alors tout à coup il tira son coup de fusil du côté du docteur et disparut dans le bois en un instant. Il ne fallut qu’un moment à Lawton pour regagner la route et remonter à cheval, et il arriva près de son compagnon justement comme le fugitif n’était plus visible.

— De quel côté s’est-il enfui ? s’écria-t-il.

— John, dit le docteur, ne suis-je pas un officier non combattant ?

— De quel côté s’est enfui le misérable ? répéta Lawton avec impatience.

— Où vous ne pouvez le suivre dans le bois, répondit le chirurgien. Mais, je vous le demande encore, John, ne suis-je pas un officier non combattant ?

Le capitaine désappointé, voyant que son ennemi était hors d’atteinte, tourna ses yeux encore animés de colère de dessous ses sourcils froncés vers son compagnon, et ses muscles perdirent peu à peu leur rigidité, les plis de son front s’effacèrent, et ses yeux perdant leur expression courroucée, prirent cet air de sourire ironique qu’ils exprimaient si bien et si souvent. Le docteur était en selle avec un air de dignité calme, sa taille maigre bien redressée, la tête levée et comme indigné qu’on ne lui rendît pas plus de justice ; la rapidité de sa course avait fait avancer ses lunettes jusqu’à l’extrémité du long membre qui les soutenait, et le rayon visuel qui passait par-dessus brillait d’indignation.

Un léger effort remit à leur place tous les muscles de la face du capitaine, et il rompit le silence en disant :

— Pourquoi avez-vous laissé échapper ce bandit ? Si vous l’aviez amené à portée de mon sabre, je vous aurais fourni un remplaçant pour le colporteur.

— Comment pouvais-je l’empêcher de fuir ? répondit Sitgreaves en lui montrant la barricade devant laquelle il s’était arrêté. Il a franchi cette barrière et m’a laissé où vous me trouvez. Il n’a pas même daigné faire attention à l’invitation que je lui ai faite de vous attendre, ni à l’avis que je lui ai donné que vous désiriez lui parler.

— En vérité ! s’écria Lawton en affectant un ton de surprise ; c’est un drôle bien peu poli ! Mais pourquoi n’avez-vous pas vous-même franchi cette barricade pour le forcer à s’arrêter ? Vous voyez qu’elle n’a que trois barres. Betty Flanagan montée sur sa vache aurait sauté par-dessus.

Pour la première fois les yeux du docteur s’éloignèrent de l’endroit où il avait vu le fuyard disparaître, et se tournèrent vers le capitaine ; mais sa tête ne baissa pas d’une ligne.

— Capitaine Lawton, dit-il, il me semble que mistress Flanagan et sa vache ne sont pas des modèles à citer au docteur Archibald Sitgreaves. Que dirait-on d’un docteur en chirurgie qui se serait fracturé les deux jambes en les frappant indiscrètement contre une pièce de bois formant la partie supérieure d’une barricade ?

Tout en parlant ainsi, le chirurgien étendit les membres en question dans une position presque horizontale, d’une manière qui lui aurait véritablement rendu plus que difficile de faire ce saut périlleux. Mais le capitaine, sans faire attention à l’impossibilité de ce mouvement, s’écria sur-le-champ :

— Une telle barrière ne pouvait vous arrêter ; je la ferais sauter par un escadron tout entier de cavalerie. J’ai, ma foi, rencontré bien souvent de plus grandes difficultés en chargeant une infanterie hérissée de baïonnettes.

— Capitaine John Lawton, dit le docteur avec un air de dignité offensée, il vous plaira de vous souvenir que je ne suis ni le maître d’équitation du régiment, ni le sergent chargé de montrer l’exercice, ni un jeune cornette sans cervelle, ni (et je le dis avec tout le respect dû à une commission émanée du congrès) un capitaine qui ne fait pas plus de cas de sa vie que de celle de ses ennemis. Je ne suis, Monsieur, qu’un pauvre homme de lettres, un simple docteur en chirurgie, un humble gradué de l’université d’Édimbourg, un chirurgien-major d’un régiment de dragons ; rien de plus, je vous l’assure. À ces mots il tourna la tête de son cheval du côté des Sauterelles et se remit en marche.

— Et c’est bien la vérité, murmura Lawton à voix basse ; si j’avais eu avec moi le moins brave de mes dragons, le coquin aurait reçu le châtiment qu’il mérite, et j’aurais du moins donné une victime aux lois offensées de mon pays. Mais, Archibald, on ne peut prétendre savoir monter à cheval en s’y tenant ainsi les jambes écartées comme le colosse de Rhodes. Il faut moins appuyer sur les étriers, et serrer davantage les genoux contre les flancs du coursier.

— Avec toute la déférence possible pour votre expérience, capitaine Lawton, je crois que je suis juge assez compétent de l’action des muscles du genou et de toutes les autres parties du corps humain et quoique je n’aie reçu qu’une éducation bien ordinaire, je sais pourtant fort bien que plus la base a d’étendue, plus l’édifice a de solidité.

— Mais, que diable ! en suivant de tels principes vous occuperez avec deux jambes l’espace qui suffirait pour une demi-douzaine. Vos jambes ressemblent aux faux dont les chevaux des anciens étaient armés.

Cette allusion classique adoucit un peu l’indignation du docteur, et il répondit avec moins de hauteur :

— Il faut toujours parler avec respect des usages adoptés par ceux qui ont vécu avant nous ; car quoiqu’ils ne fussent pas éclairés par les lumières de la science et notamment de la chirurgie, on y trouve des exceptions brillantes aux superstitions de nos jours. Je ne doute pourtant pas que Galien n’ait eu à traiter des blessures occasionnées par les faux dont vous parlez, quoique aucun des auteurs contemporains n’en ait fait mention, et je ne doute pas qu’il n’en soit résulté des accidents très-graves qui devaient cruellement embarrasser les praticiens de ce temps.

— Il n’y avait pas en cela beaucoup de science, dit Lawton avec le plus grand sérieux ; ces malheureuses faux pouvaient d’un seul coup trancher le corps d’un homme, après quoi il ne s’agissait plus que de réunir les deux parties ; et je ne doute point que ces messieurs n’en vinssent à bout.

— Quoi ! s’écria Sitgreaves, réunir deux parties du corps humain séparées par un instrument tranchant, et les rendre susceptibles de remplir les fonctions de la vie animale !

— Oui, dit Lawton, réunir deux parties séparées par une faux, et les mettre en état de s’acquitter de leurs devoirs militaires.

— Impossible mon cher capitaine ! tout à fait impossible ! Tous les efforts de l’art ne peuvent l’emporter sur la nature. Songez donc qu’en pareil cas vous opérez une solution de continuité dans les artères, dans les nerfs, dans les muscles, dans les intestins, et ce qui est encore de plus grande conséquence, vous…

— Assez ! assez ! docteur Sitgreaves ; je suis convaincu. Je vous assure que je n’ai pas la moindre envie d’éprouver cette solution de continuité qui, d’après ce que vous me dites, met en défaut l’art de la chirurgie.

— C’est la vérité, mon cher Lawton ; et quel plaisir peut-on trouver à panser une blessure, quand on voit que toutes les lumières de la science sont insuffisantes pour la guérir ?

— Aucun, sans doute.

— Que regardez-vous comme le plus grand plaisir de la vie ? demanda tout à coup le docteur, dont cette nouvelle discussion avait complètement dissipé le mécontentement.

— C’est une question à laquelle il peut être difficile de répondre.

— Point du tout. C’est de voir… non ; c’est de sentir les ravages occasionnés par une blessure, réparés par les lumières de la science agissant de concert avec la nature. Je me suis une fois cassé le petit doigt de la main gauche avec intention, afin de réduire la fracture et d’en suivre la guérison. C’était une expérience faite en petit ; et cependant, mon cher Lawton, je me souviens encore avec transport de la sensation délicieuse que j’éprouvai quand les deux os se rejoignirent, et que je contemplai les effets admirables de l’art aidant ainsi la nature. Jamais, dans toute ma vie, je ne goûtai un si grand plaisir. Il aurait donc été encore bien plus vif s’il se fût agi d’un membre plus important, comme par exemple le bras ou la jambe.

— Ou le cou ! ajouta le capitaine ; et comme ils arrivaient chez M. Wharton, la conversation en resta là. Personne ne se présentant pour les annoncer, le capitaine prit le chemin du salon, en ouvrit la porte, et s’arrêta surpris de la scène qui s’offrit à ses yeux. Le colonel Wellmere était penché vers Sara, dont les joues étaient couvertes de rougeur, et il lui parlait avec un feu qui fit que ni l’un ni l’autre ne s’aperçurent de l’arrivée des deux étrangers. Certains signes significatifs qui n’échappèrent pas à l’œil clairvoyant du capitaine le rendirent maître de leur secret, et il allait sortir de l’appartement aussi silencieusement qu’il y était entré, quand son compagnon, qui le suivait, avança brusquement, s’approcha de la chaise du colonel, lui saisit le bras comme par instinct, et s’écria :

— Juste ciel ! un pouls vif et irrégulier… des joues pourpres… des yeux enflammés… ce sont de graves symptômes de fièvre, et l’on ne peut trop se hâter d’y porter remède. Et tout en parlant ainsi, le docteur, habitué à une manière sommaire d’opérer, prenait sa lancette, et faisait d’autres préparatifs qui annonçaient des intentions très-sérieuses. Mais le colonel Wellmere, se remettant de sa confusion et de sa surprise, se leva sur-le-champ, et lui dit avec un peu de hauteur :

— Monsieur, c’est la chaleur de cet appartement qui m’a donné ces couleurs, et j’ai déjà trop d’obligation à vos talents pour vous causer un nouvel embarras. Miss Wharton sait que je me porte bien. Jamais je ne me suis trouvé si bien portant, jamais si heureux.

Il prononça ces derniers mots d’un ton qui put être satisfaisant pour Sara, mais qui ajouta encore à l’incarnat de ses joues ; et Sitgreaves, dont les yeux suivirent la même direction que ceux de son malade, ne manqua pas de s’en apercevoir.

— Votre bras, s’il vous plaît, miss Wharton, lui dit-il en s’avançant vers elle à la hâte, avec un salut respectueux ; les inquiétudes et les veilles ont produit leur effet sur votre santé délicate, et je remarque en vous des symptômes qu’il ne faut pas négliger.

— Pardon, Monsieur, répondit Sara en se levant à son tour avec un air de dignité, la chaleur de cette chambre est étouffante ; je vais me retirer, et avertir miss Peyton de votre présence.

Il n’était pas très-difficile d’en imposer à la simplicité du docteur mais Sara fut obligée de lever les yeux pour rendre à Lawton le salut qu’il lui fit en baissant la tête jusqu’au niveau de la main dont il tenait la porte ouverte pour la laisser passer. Ce seul regard lui suffit : elle put conserver assez d’empire sur elle-même pour se retirer avec dignité ; mais dès qu’elle se trouva à l’abri de tous les yeux observateurs, elle se laissa tomber sur une chaise, et s’abandonna à une émotion mêlée de honte et de plaisir.

Un peu mécontent de l’humeur opiniâtre du colonel anglais, le docteur, après lui avoir de nouveau offert ses services et avoir essuyé encore un refus monta dans la chambre du capitaine Singleton, où Lawton l’avait déjà précédé.