L’Espion (Cooper)/Chapitre 7

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 2p. 82-97).


CHAPITRE VII.


Pendant la paix, il n’est rien qui convienne à l’homme autant que la tranquillité, la modestie et l’humilité. Mais quand la trompette de la guerre se fait entendre, imitez l’action du tigre : raidissez tous vos nerfs, armez-vous de toutes vos forces, cachez un heureux naturel sous une rage aveugle. Je vous vois comme des févriers accouplés cherchant à rompre leur laisse. Le cerf est lancé ; livrez-vous à toute votre ardeur, et, animés ainsi, poussez de grands cris.
Shakespeare.


La nature du pays, les bois dont il était couvert, la distance qui le séparait de l’Angleterre, la facilité que leur domination sur l’Océan donnait aux Anglais de transporter leurs forces par un mouvement rapide d’un point à l’autre sur le théâtre de la guerre, tout s’était réuni pour déterminer leurs chefs à n’employer que peu de cavalerie légère dans leurs efforts pour subjuguer les colonies soulevées.

Pendant tout le cours de la guerre, on n’avait envoyé de la Grande-Bretagne en Amérique qu’un seul régiment de cavalerie régulière ; mais, suivant les circonstances et les projets des commandants des forces royales, des légions et des corps indépendants se formaient en différents endroits. Ici on les composait d’hommes levés dans les colonies mêmes ; là on métamorphosait en cavaliers des soldats de régiments de ligne, et on leur faisait oublier l’exercice du mousquet et de la baïonnette pour leur apprendre le maniement du sabre et de la carabine. C’était ainsi qu’un corps d’infanterie subsidiaire, les chasseurs hessois, avait été transformé en un escadron de cavalerie pesante dont on n’avait pas encore tiré de grands services.

La cavalerie américaine, au contraire, était composée des meilleures troupes des colonies. Celle des provinces du sud se faisait surtout remarquer par la discipline et le courage, et elle avait pour chefs des patriotes zélés dont l’enthousiasme se communiquait à leurs soldats, qui étaient des hommes choisis avec soin et propres au service auquel on les destinait. Aussi, tandis que les Anglais se bornaient à se maintenir dans les ports de mer et dans les villes les plus considérables, les troupes légères des Américains étaient en possession des campagnes et de tout l’intérieur du pays.

Les troupes de ligne des Américains enduraient des souffrances sans exemple ; mais l’enthousiasme doublait leurs forces et leur résignation. Les cavaliers étaient bien montés, les chevaux bien nourris, et par conséquent les uns et les autres étaient en état de rendre de bons services. Le monde n’aurait peut-être pu fournir un corps de cavalerie légère plus brave, plus entreprenant et plus irrésistible que ne l’étaient quelques-uns de ceux de l’armée continentale à l’époque dont nous parlons.

Le régiment de Dunwoodie s’était déjà signalé plusieurs fois, et il attendait avec impatience le moment d’avancer contre des ennemis qu’il avait rarement chargés en vain. Ce vœu ne tarda pas à être exaucé ; car à peine leur commandant avait-il eu le temps de se remettre en selle, qu’on vit un corps ennemi déboucher dans la vallée, en tournant la base d’une montagne qui arrêtait la vue du côté du sud. Quelques minutes mirent le major en état de les distinguer.

Dans ceux qui marchaient les premiers, il reconnut l’uniforme vert des Vachers, et dans le second corps les casques de cuir et les selles de bois des Hessois. Leur nombre n’était guère plus considérable que celui des hommes qui étaient sous ses ordres. L’ennemi fit halte quand il fut arrivé en face de la chaumière de Birch, se mit en ligne, et fit ses dispositions pour une charge ; une colonne d’infanterie se montra au même instant au bout de la vallée, et se dirigea vers la petite rivière dont nous avons parlé.

Le major Dunwoodie n’était pas moins distingué par le sang froid et le jugement que par une intrépidité à toute épreuve quand l’occasion l’exigeait. Il vit sur-le-champ que l’avantage était pour lui, et il résolut d’en profiter. La colonne qu’il conduisait commença à se retirer lentement, et le jeune Allemand qui commandait la cavalerie ennemie, craignant de perdre une victoire facile, donna l’ordre de charger. Peu de troupes avaient plus d’impétuosité que les Vachers ; ils s’élancèrent avec une confiance que leur inspiraient la retraite de l’ennemi et la marche de la colonne qui formait l’arrière-garde. Les Hessois les suivaient plus lentement, mais en meilleur ordre. Les trompettes des Virginiens firent alors entendre des sons vifs et prolongés, et celles du détachement qui était en embuscade y répondirent avec une force qui porta la terreur dans le cœur des ennemis, la colonne de Dunwoodie fit volte-face au même instant, et lorsque l’ordre de charger fut donné, la troupe de Lawton se montra, le capitaine en tête, en faisant brandir son sabre, et en animant ses soldats par les accents d’une voix qui se faisait entendre au-dessus des sons d’une musique martiale.

Cette double charge parut trop menaçante aux Vachers ; ils prirent la fuite sur-le-champ, et se dispersèrent de différents côtés avec toute la vitesse de leurs chevaux, l’élite de ceux de West-Chester. Un petit nombre d’entre eux seulement furent blessés, mais ceux que frappa le bras vengeur de leurs concitoyens ne vécurent pas assez longtemps pour dire quel était celui qui leur avait porté le coup fatal. Ce fut sur les pauvres vassaux d’un prince allemand que tomba le choc. Accoutumés à une discipline sévère et à une obéissance passive, ces malheureux soutinrent la charge avec intrépidité ; mais ils furent balayés par les chevaux pleins de feu et le bras nerveux de leurs antagonistes, comme des brins de paille enlevés par le vent. Plusieurs d’entre eux furent littéralement écrasés sous les pieds des chevaux, et le champ de bataille n’offrit bientôt plus un seul ennemi aux yeux de Dunwoodie. Le voisinage de l’infanterie anglaise empêcha de les poursuivre, et ce fut derrière ce corps que ceux des Hessois qui échappèrent en petit nombre sans blessure allèrent se rallier.

Les Vachers, plus adroits, se divisèrent en petites bandes ; et, prenant divers chemins détournés, ils regagnèrent leur ancienne position devant Harlaem. Plus d’un cultivateur paisible eut à souffrir de cette déroute dans sa personne, dans ses bestiaux et dans ses biens ; car la dispersion d’un corps de Vachers ne faisait qu’étendre leurs ravages sur un plus grand terrain.

On ne pouvait s’attendre qu’une pareille scène se passât si près des Sauterelles sans que les habitants de cette maison prissent un grand intérêt au résultat qu’elle aurait. Dans le fait, cet intérêt se faisait sentir dans tous les cœurs, depuis le salon jusqu’à la cuisine. La terreur et l’horreur avaient empêché les dames d’être spectatrices du combat. Frances continuait à rester dans l’attitude que nous avons décrite, offrant au ciel des prières pour la sûreté de ses concitoyens, quoique sa nation prît au fond de son cœur les traits gracieux du major Dunwoodie. La dévotion de sa tante et de sa sœur était moins exclusive mais le triomphe qu’espérait Sara lui causait moins de plaisir à mesure que le témoignage de ses sens lui faisait sentir les horreurs de la guerre.

Les habitants de la cuisine de M. Wharton étaient au nombre de quatre : César et sa femme, leur petite-fille, négresse âgée de vingt ans, et le jeune homme dont il a déjà été parlé. Les nègres étaient le reste d’une race d’esclaves importés sur le domaine par un des ancêtres maternels de M. Wharton, qui descendaient des premiers colons hollandais. Le temps, la dépravation des mœurs et la mort les avaient réduits à ce petit nombre ; et le jeune homme qui était blanc avait été ajouté à l’établissement par miss Peyton, pour aider à tous les ouvrages de la maison et remplir les fonctions ordinaires de laquais. César, après avoir pris la précaution de se placer à l’abri d’un angle de la muraille, pour se mettre en sûreté contre toute balle perdue qui pourrait arriver de ce côté, devint spectateur de l’action, et y prit intérêt. La sentinelle en faction sur la terrasse n’était qu’à quelques pas de lui, et il entrait dans l’esprit de la chasse avec toute l’ardeur d’un excellent limier. Tandis qu’il était tourné vers l’ennemi, offrant sa poitrine sans protection à tous les dangers qui pourraient le menacer, il vit avec un sourire de mépris la position judicieuse que le nègre avait choisie.

Après l’avoir regardé quelques instants avec un dédain inexprimable : — Monsieur Peau-Noire, lui dit-il, vous paraissez prendre grand soin de votre charmante personne.

— Moi supposer que balle percer peau de couleur aussi bien que peau blanche, répondit César avec un peu d’humeur, mais en regardant d’un air de satisfaction le mur qui lui servait de rempart.

— Mais ce n’est qu’une supposition ; si nous en faisions l’épreuve ? dit le dragon en prenant un pistolet à sa ceinture et en dirigeant le bout vers le nègre. Les dents de César claquèrent de frayeur, quoiqu’il ne crût pas que le dragon parlât sérieusement. Ce fut en ce moment que la colonne de Dunwodie commença son mouvement en arrière, et que la cavalerie royale fit une charge.

— Eh bien ! vous de la cavalerie légère s’écria César, croyant que les Américains prenaient véritablement la fuite ; rebelles en déroute, troupe du roi George faire courir troupe du major Dunwoodie ; être un brave homme le major, mais pas se soucier de combattre les troupes régulières.

— Au diable les troupes régulières ! s’écria le dragon. Attends un moment, noiraud, et quand le capitaine Jack Lawton sortira de son embuscade, tu verras ces misérables Vachers s’éparpiller comme une troupe d’oies sauvages qui ont perdu leur chef de file.

César s’était imaginé que le détachement sous les ordres du capitaine Lawton s’était placé derrière une montagne par le même motif qui l’avait engagé lui-même à mettre l’angle d’une muraille entre lui et le champ de bataille ; mais le fait vérifia bientôt la prédiction de la sentinelle, et le nègre vit avec consternation la déroute complète de la cavalerie royale.

Le factionnaire avait manifesté sa joie du succès de ses camarades en poussant de grands cris qui attirèrent bientôt à la fenêtre du salon son compagnon, resté dans l’intérieur de la maison pour garder à vue le capitaine Wharton.

— Vois, Tom, lui cria la sentinelle avec transport, vois comme le capitaine Lawton fait sauter le bonnet de cuir de ce Hessois, et de quel coup le major vient de renverser le cheval de cet officier ! Morbleu ! pourquoi ne l’a-t-il pas tué lui-même au lieu de sa monture ?

Quelques coups de feu furent tirés contre les Vachers qui fuyaient de toutes parts, et une balle épuisée vint casser un carreau de vitre à quelques pieds de César. Imitant aussitôt la posture du grand tentateur de l’espèce humaine, le nègre alla chercher en rampant une protection plus assurée dans l’intérieur de la maison, et monta sur-le-champ dans le salon.

Une petite haie entourait un enclos situé presque en face des Sauterelles, et les chevaux des deux dragons y avaient été attachés au piquet pour y attendre le départ de leurs maîtres. Les Américains victorieux avaient poursuivi les Hessois en retraite jusqu’à l’endroit où ceux-ci se trouvaient sous la protection du feu de leur infanterie ; les deux guerriers pillards se trouvant cachés dans cet enclos à l’abri de tout danger immédiat, cédèrent à une tentation à laquelle peu de soldats de leurs corps étaient en état de résister : l’occasion de s’emparer de deux chevaux. Avec une hardiesse et une présence d’esprit qu’ils ne pouvaient devoir qu’à une longue pratique de pareils exploits, ils coururent vers leur proie par un mouvement presque spontané. Ils étaient occupés à dénouer les cordes qui attachaient les chevaux, quand le dragon qui était de garde sur la pelouse tira contre eux ses deux coups de pistolet, et courut dans l’enclos, le sabre à la main, pour s’opposer à l’enlèvement des chevaux.

Son compagnon qui était dans le salon avait redoublé de vigilance à l’égard de son prisonnier, en y voyant entrer César ; mais ce nouvel incident l’attira une seconde fois à la croisée ; et avançant la moitié du corps hors de la fenêtre, il chercha par sa présence, ses imprécations et ses menaces, à effrayer les maraudeurs et leur faire abandonner leur proie. Le moment était propice pour Henry, et la tentation était forte. Trois cents de ses camarades étaient à un mille de distance ; des chevaux sans maîtres couraient de toutes parts dans la vallée ; saisissant donc brusquement par les jambes son gardien surpris, il le jeta la tête la première sur la pelouse. César se précipita hors de l’appartement et alla fermer aux verrous la porte d’entrée de la maison.

La chute du soldat ne fut pas dangereuse, il se releva sur-le-champ, et sa fureur prit d’abord pour objet son prisonnier ; il trouva cependant impossible d’escalader la fenêtre en face de son ennemi ; et courant à la porte, il la trouva fermée.

Pendant ce temps son camarade l’appelait à grands cris à son secours, et bannissant toute autre pensée, le dragon déconcerté courut à son aide. Un de leurs chevaux était déjà en liberté, mais l’autre était attaché à la selle d’un des Vachers. Ceux-ci s’enfuirent derrière la maison, les dragons les poursuivirent, le combat s’engagea, et l’air retentit du cliquetis de leurs sabres et du bruit de leurs imprécations. César ouvrit la porte à la hâte et montrant à son jeune maître le second cheval qui paissait tranquillement l’herbe de l’enclos, il s’écria :

— Vous courir à présent, massa Harry ! courir, courir vite !

— Oui, s’écria le jeune Wharton en sautant légèrement sur la selle ; oui, mon vieil ami, c’est véritablement le moment de courir.

Il fit à la hâte un signe d’adieu à son père, qui était à une croisée, mais que l’inquiétude rendait muet, quoiqu’il eût la main étendue vers son fils comme pour lui donner sa bénédiction. Que le ciel vous bénisse, César, ajouta Henry en s’adressant au nègre, et saluez mes sœurs pour moi. À ces mots, il partit avec la rapidité de l’éclair.

L’Africain le suivit des yeux avec inquiétude, et le vit gagner la grande route, se détourner sur la droite, courir à toute bride le long d’une chaîne de montagnes presque perpendiculaires qui formaient de ce côté les limites de la vallée, et disparaître derrière un des rochers qui s’y avançaient et qui le cacha à ses yeux.

César enchanté ferma la porte sans oublier un seul verrou, et tourna la clé dans la serrure, faisant en même temps un soliloque sur l’heureuse évasion de son jeune maître.

— Comme lui bien monter à cheval ! Moi le lui avoir appris. Saluer jeunes maîtresses[1] ! Moi douter si miss Fanny vouloir laisser un vieil homme de couleur baiser ses jolies joues rouges.

Quand la fortune du jour fut décidée, et que le moment fut arrivé de donner la sépulture aux morts, on trouva derrière les Sauterelles deux Vachers et un Virginien à ajouter à leur nombre. Heureusement pour le capitaine Wharton, les yeux clairvoyants de Lawton étaient alors occupés à examiner, à l’aide d’un télescope de poche, la colonne d’infanterie anglaise qui maintenait sa position sur le bord de la rivière, tandis que ce qui restait des chasseurs hessois continuait à se rallier en arrière. Son cheval était un des meilleurs de la Virginie, et il l’emportait le long de la vallée avec la rapidité du vent. Le cœur du jeune homme battait déjà du plaisir d’avoir recouvré sa liberté, quand il entendit une voix qu’il reconnut sur-le-champ s’écrier très-haut :

— Bravo, capitaine ! bravo ! N’épargnez pas le fouet, et tournez sur la gauche avant de traverser la rivière.

Wharton très-surpris jeta un regard du côté d’où partait la voix, et vit Harvey Birch assis sur la pointe d’un rocher avancé qui commandait sur toute la vallée. Sa balle, dont le volume était fort diminué, était à ses pieds, et il agita son chapeau en l’air, en signe de réjouissance, quand le capitaine anglais passa devant lui. Wharton suivit l’avis de cet être mystérieux, et trouvant un sentier qui conduisait à la grande route qui traversait la vallée, il se dirigea de ce côté, arriva bientôt en face de ses amis, et ayant passé le pont le moment d’après, il fit arrêter son coursier devant son ancienne connaissance le colonel Wellmere.

— Le capitaine Wharton ! s’écria le colonel ; en habit bleu ? et monté sur un cheval de dragon des rebelles ! Descendez-vous du ciel dans cet équipage ?

— Grâce à Dieu, répondit Henry encore hors d’haleine, me voici en sûreté et loin de mes ennemis ! Il n’y a pas plus de cinq minutes que j’étais prisonnier et menacé du gibet.

— Du gibet ! Ces traîtres à leur roi auraient-ils osé commettre encore un meurtre de sang-froid ? Ne leur suffit-il pas de s’être couverts du sang du malheureux André ? Et quel motif alléguaient-ils pour vous faire une pareille menace ?

— Le même qu’ils mirent en avant pour faire périr André, répondit le capitaine ; et il raconta au groupe d’officiers qui s’étaient rassemblés autour de lui la manière dont il avait été arrêté, ses motifs d’appréhension personnelle, et le moyen qu’il avait employé pour s’échapper. Comme il finissait sa narration, les Hessois fugitifs s’étaient réunis derrière la colonne d’infanterie, et le colonel Wellmere s’écria :

— Je vous félicite de toute mon âme, mon brave ami. La miséricorde est une vertu que ces traîtres ne connaissent pas, et vous êtes doublement heureux de vous être échappé de leurs mains et de n’avoir souffert aucune insulte personnelle. Préparez-vous maintenant à nous donner votre aide, et je vous fournirai bientôt de nobles moyens de vengeance.

— Je ne crois pas, colonel Wellmere, répondit Wharton, son visage prenant un coloris plus animé, que personne pût avoir des insultes personnelles à craindre de la part d’une troupe commandée par le major Dunwoodie. Son caractère le met au-dessus d’une telle imputation, et je pense qu’il ne serait pas très-prudent de traverser cette rivière pour entrer dans cette plaine découverte, en face de cette cavalerie virginienne dont l’ardeur doit être plus enflammée que jamais par le succès qu’elle vient d’obtenir.

— Appelez-vous un succès la déroute de ces Vachers indisciplinés, de ces automates hessois ? Vous parlez de cette affaire et de votre fameux Dunwoodie, car je ne lui accorde pas le titre de major, comme si les gardes du roi avaient été battus.

— Et vous me permettrez de vous dire, colonel, que si les gardes du roi se trouvaient en face de cette cavalerie, ils verraient qu’ils n’ont pas affaire à un ennemi si méprisable. Savez-vous que M. Dunwoodie est un des officiers les plus estimés de l’armée de Washington ?

— Dunwoodie répéta le colonel, je connais ce nom, et je crois avoir vu quelque part l’individu qui le porte.

— On m’a dit que vous l’aviez vu un instant dans la maison de mon père à New-York.

— Ah ! je me rappelle le jeune homme, dit Wellmere avec un sourire ironique ; et voilà à quels guerriers le tout-puissant congrès confie la conduite de ses troupes

— Demandez au commandant de vos Hessois s’il croit le major Dunwoodie digne de cette confiance, s’écria Henry mécontent d’entendre parler d’un ton si léger de son ancien ami, et dans un moment si peu convenable.

Wellmere était loin de manquer de cette espèce d’orgueil qui fait qu’un homme se conduit avec bravoure en face de l’ennemi. Il avait servi assez longtemps en Amérique, mais il n’avait jamais eu affaire qu’à de nouvelles recrues ou aux milices du pays. Ces troupes combattaient quelquefois et même avec courage ; mais il leur arrivait aussi souvent de prendre la fuite sans brûler une amorce. Il avait trop de penchant à juger des choses par l’extérieur, et il croyait impossible que des hommes dont les guêtres étaient si propres, qui marchaient avec tant de régularité, et qui faisaient un quart de conversion avec une précision si exacte, fussent jamais battus. Outre ces avantages, ils avaient celui d’être Anglais, et par conséquent leur triomphe était certain. Le colonel Wellmere avait vu peu de champs de bataille, sans quoi il aurait vu s’évanouir depuis longtemps ses idées qu’il avait apportées d’Angleterre et qu’avaient nourries et augmentées les préjugés d’une ville de garnison. Il écouta la réplique un peu vive du capitaine Wharton avec un sourire hautain, et lui dit ensuite :

— Vous ne voudriez sûrement pas, Monsieur, que nous fissions retraite devant cette fameuse cavalerie sans essayer de lui enlever une partie de la gloire dont vous croyez qu’elle vient de se couvrir ?

— Je voudrais, colonel, que vous fissiez quelque attention au danger auquel vous vous exposez.

— Le danger est un mot que ne connaît pas le soldat, dit le colonel en ricanant.

— Donnez l’ordre de marcher, s’écria Wharton, et l’on verra si un capitaine du 60e régiment craint plus le danger que qui que ce soit qui porte l’uniforme des gardes.

— Je reconnais mon ami à cette chaleur, dit le colonel d’un ton plus doux ; mais si vous avez quelque chose à nous dire qui puisse être utile pour l’attaque, nous vous écouterons volontiers. Vous connaissez probablement la force des rebelles. Y en a-t-il un plus grand nombre en embuscade ?

— Oui, répondit Henry encore échauffé par les sarcasmes du colonel ; il y a un détachement d’infanterie derrière la lisière de ces bois, sur notre droite ; mais vous voyez toute leur cavalerie.

— Et nous allons la déloger de sa position. — Messieurs, nous allons passer la rivière en colonne, et nous nous déploierons sur l’autre rive, sans quoi ces vaillants Yankees n’oseront s’approcher à portée du mousquet. — Capitaine Wharton, je réclame vos services comme aide-de-camp.

Henry secoua la tête comme pour désapprouver un mouvement dont son jugement lui démontrait l’imprudence et la témérité ; mais il se prépara avec promptitude à remplir les fonctions, qui venaient de lui être attribuées.

Pendant cette conversation qui avait lieu en pleine vue des Américains et à quelques pas en avant de la colonne anglaise, Dunwoodie réunissait ses troupes éparses, faisait conduire en lieu de sûreté le peu de prisonniers qu’il avait faits, et se retirait sur le terrain qu’il avait occupé lorsque l’ennemi s’était montré. Satisfait du succès qu’il avait déjà obtenu et croyant les Anglais trop prudents pour lui fournir l’occasion d’en remporter un autre, il songeait à rappeler ses guides, à laisser un fort détachement sur le lieu pour surveiller les mouvements des ennemis, et à se retirer à quelques milles dans un endroit convenable pour y passer la nuit. Le capitaine Lawton écoutait à contre-cœur les raisonnements de son commandant, et il se servait de son télescope favori pour chercher à découvrir quelque moyen d’attaquer l’infanterie anglaise avec avantage. Il s’écria tout à coup :

— Que veut dire ceci ? un habit bleu au milieu de tous ces messieurs en écarlate ! Et employant une seconde fois son télescope :

— Aussi vrai que j’espère revoir la Virginie, c’est mon ami à mascarade, le beau capitaine Wharton du 60e régiment d’infanterie, qui a échappé aux deux meilleurs dragons de ma compagnie !

Il finissait à peine de parler quand celui de ces deux héros qui avait survécu à l’autre arriva, ramenant avec lui son cheval et ses deux Vachers. Il apprit à son capitaine la mort de son camarade et l’évasion du prisonnier. Comme le défunt était celui qui avait été spécialement chargé de veiller sur la personne du prisonnier, et que l’autre n’était pas à blâmer d’avoir défendu les chevaux qui étaient plus particulièrement sous sa garde, Lawton l’écouta avec dépit, mais sans colère.

Cette nouvelle opéra un changement complet dans les idées du major Dunwoodie : il vit sur-le-champ que l’évasion du prisonnier compromettait sa propre réputation. Il contremanda l’ordre qu’il venait de donner de rappeler les guides, et il chercha aussi ardemment que l’impétueux Lawton quelque moyen d’attaquer l’ennemi avec avantage.

Deux heures auparavant Dunwoodie avait regardé comme le plus grand malheur qui lui fût jamais arrivé le hasard qui avait rendu Henry Wharton son prisonnier. Maintenant il brûlait de trouver une occasion de remettre son ami dans les fers au risque de sa propre vie. Toute autre considération disparaissait de son esprit blessé, et il aurait bientôt imité la témérité de Lawton si Wellmere en ce moment n’eût traversé la rivière à la tête de ses troupes pour entrer dans la plaine.

— Le voilà ! s’écria le capitaine enchanté, en montrant du doigt le mouvement qui s’opérait ; voilà John Bull qui entre dans la souricière les yeux ouverts.

— Il est impossible, dit Dunwoodie, qu’il ait dessein de déployer sa colonne sur cette plaine. Wharton doit lui avoir fait connaître l’embuscade.

— Mais s’il y vient, ajouta Lawton en sautant sur son cheval, nous ne lui laisserons pas douze peaux entières dans tout son bataillon.

On ne resta pas longtemps dans le doute ; car les troupes anglaises, après s’être avancées à quelques pas dans la plaine, commencèrent à se déployer avec une régularité qui leur aurait fait beaucoup d’honneur un jour de revue dans Hyde-Park.

— À cheval ! à cheval ! s’écria Dunwoodie ; et cet ordre fut répété par Lawton d’une voix si forte, qu’elle retentit aux oreilles de César qui était à une fenêtre des Sauterelles. Le nègre avait perdu toute sa confiance dans la timidité supposée du capitaine Lawton, et il croyait encore le voir sortir de derrière son rocher en brandissant son sabre sur sa tête.

Tandis que la ligne anglaise avançait lentement dans le plus bel ordre, les guides commencèrent un feu meurtrier dont l’effet se fit cruellement sentir à la portion des troupes royales qui se trouvait de leur côté. Écoutant les avis du vétéran qui avait le commandement en second de son corps, Wellmere ordonna à deux compagnies de déloger les Américains de leur embuscade. Ce mouvement occasionna une légère confusion, et Dunwoodie saisit cette occasion pour faire une charge. Il aurait été difficile de trouver un terrain plus favorable pour les manœuvres de la cavalerie, et l’attaque des Virginiens fut irrésistible : elle fut dirigée principalement sur le flanc opposé du bois, afin de ne pas exposer les Américains au feu de leurs compagnons qui y étaient cachés. Wellmere était sur la gauche de sa ligne, et il fut renversé par l’impétuosité furieuse des assaillants. Dunwoodie arriva à temps pour lui sauver la vie en parant le coup qu’allait lui porter un de ses dragons, et l’ayant relevé, il le fit placer sur un cheval, et le mit sous la garde d’un sous-officier. L’officier anglais qui avait conseillé une attaque contre les guides avait été chargé de la diriger mais cette troupe irrégulière n’attendit pas l’exécution de cette menace. Dans le fait, elle avait accompli le service qu’on en attendait, et elle se retira le long de la lisière du bois pour aller reprendre les chevaux qu’on avait laissés sous la garde d’un piquet à l’autre extrémité de la vallée.

Les Américains avaient tourné le flanc gauche de la ligne anglaise, l’avaient attaquée sur son derrière, et avaient rendu complète la déroute de ce côté. Mais l’officier qui commandait en second le corps des troupes royales, voyant ce qui s’y passait, fit un quart de conversion avec son détachement, et commença un feu bien nourri sur les dragons. Henry Wharton, qui l’avait accompagné en qualité de volontaire pour aider à déloger les guides du bois, reçut un coup de feu dans le bras droit, ce qui l’obligea à prendre la bride de la main gauche. Tandis que les dragons passaient en faisant retentir l’air de leurs cris, leurs trompettes sonnant en même temps des airs guerriers, le coursier virginien que montait le jeune capitaine devint ingouvernable : il s’emporta, se cabra, et la blessure qu’il avait reçue empêchant Henry de le maîtriser, il se trouva bien malgré lui, en moins d’une minute, galopant à côté du capitaine Lawton. Celui-ci comprit d’un seul coup d’œil la situation fâcheuse de son nouveau camarade ; mais étant à l’instant de fondre sur la ligne anglaise, il n’eut que le temps de s’écrier :

— Le cheval connaît la bonne cause mieux que le cavalier. Capitaine Wharton, vous êtes bienvenu dans les rangs des amis de la liberté.

Cependant, dès que la charge fut terminée, Lawton ne perdit pas un instant pour s’assurer de nouveau de son prisonnier, et voyant qu’il était blessé, il ordonna qu’on le conduisît à l’arrière-garde.

Les cavaliers virginiens ne ménagèrent pas cette partie de l’infanterie royale qui se trouvait en quelque sorte à leur merci. Dunwoodie voyant que ceux des Hessois qui avaient échappé au premier combat venaient de reparaître sur la plaine, les fit attaquer de nouveau, et leurs chevaux fatigués et mal nourris ne pouvant résister au choc de la cavalerie virginienne, les restes de ce corps furent bientôt détruits ou dispersés.

Pendant ce temps, une partie des soldats anglais, profitant de la fumée et de la confusion qui régnait sur le champ de bataille avaient réussi à passer derrière leurs camarades, et s’étaient rangés en bon ordre sur une ligne parallèle au bois ; mais ils n’avaient osé faire feu, de crainte de blesser leurs amis. Ils reçurent ordre d’entrer dans le bois, et de se former en seconde ligne à l’abri des troncs d’arbres. À peine cette manœuvre fut-elle exécutée, que le capitaine Lawton, appelant un jeune homme qui commandait une seconde compagnie restée avec la sienne, lui proposa de charger cette ligne afin de la rompre. Cette proposition fut acceptée avec la même ardeur qu’elle avait été faite, et les ordres pour l’attaque furent donnés à l’instant même. L’impétuosité de leur chef l’empêcha de prendre les précautions nécessaires pour assurer le succès ; la cavalerie fut repoussée en désordre, Lawton et son jeune compagnon tombèrent ; heureusement pour les Virginiens, le major Dunwoodie arriva de ce côté en ce moment critique. Il vit ses troupes en désordre, le jeune Singleton, officier que ses excellentes qualités lui rendaient cher, étendu à ses pieds et nageant dans son sang, et Lawton renversé de cheval et privé de toute connaissance. Les yeux du jeune guerrier brillèrent d’un feu plus qu’ordinaire ; il s’élança entre ses dragons et l’ennemi, et les rappela à leur devoir. Sa présence et ses discours firent miracle : les clameurs cessèrent, la ligne se reforma avec vitesse et précision, la charge sonna ; et, conduits par leur commandant, les Virginiens partirent avec une impétuosité à laquelle rien ne put résister. En un instant la plaine fut balayée de tous les Anglais qui s’y trouvaient, et ce qui ne tomba pas sous le sabre du vainqueur chercha un asile dans le bois. Dunwoodie s’en tint à quelque distance pour ne pas exposer sa troupe au feu des Anglais qui s’y étaient réfugiés, et l’on commença à s’occuper du pénible devoir de recueillir les morts et les blessés.

Le sergent chargé de conduire le capitaine Wbarton à l’arrière-garde et de lui faire donner des secours s’acquitta de cet ordre avec promptitude, afin de pouvoir retourner le plus promptement possible sur le champ de bataille. Ils n’avaient pas encore parcouru la moitié de la plaine quand le capitaine remarqua un homme dont l’extérieur et l’occupation attirèrent fortement son attention. Sa tête chauve était nue, mais d’un gousset de ses culottes on voyait sortir quelques mèches d’une perruque bien poudrée. Il avait ôté son habit ; les manches de sa chemise étaient retroussées jusqu’au coude. Ses mains, ses bras, ses vêtements et même son visage étaient couverts de sang. À sa bouche était un cigare ; il tenait de la main droite quelques instruments d’une forme étrange, et de la gauche le reste d’une pomme qui de temps en temps remplaçait le cigare ; il était debout, comme en contemplation devant le corps d’un Hessois étendu mort à ses pieds. À quelque distance étaient trois ou quatre guides appuyés sur leurs mousquets, et dont les yeux étaient dirigés du côté des combattants. À son côté était un homme qui, d’après les instruments qu’il tenait en main, le sang dont il était également couvert, paraissait l’aider dans ses travaux.

— Voici le docteur, Monsieur, dit le sergent à Henry avec le plus grand sang-froid. En un clin d’œil il vous aura raccommodé le bras ; et faisant signe aux guides de s’approcher, il leur dit quelques mots à voix basse en leur montrant le prisonnier, et partit au grand galop pour aller rejoindre ses compagnons.

Wharton s’approcha de cet étrange personnage, et voyant qu’il ne faisait aucune attention à lui, il allait lui adresser la parole pour le prier de lui panser le bras, quand il l’entendit faire le soliloque suivant :

— Je suis aussi sûr que cet homme a été tué par le capitaine Lawton que si j’avais vu porter le coup moi-même. Et cependant combien de fois lui ai-je indiqué les moyens de mettre un adversaire hors de combat sans détruire le principe de la vie ! C’est une cruauté que d’en agir ainsi avec la race humaine, et d’ailleurs c’est traiter la science avec peu de respect ; c’est vouloir ne lui rien laisser à faire.

— Monsieur, dit Henry, si vous en avez le temps, voulez-vous examiner une légère blessure ?

— Ah ! dit le docteur en l’examinant de la tête aux pieds, vous venez de là-bas ? Eh bien ! comment vont les choses ?

— Je puis vous répondre qu’il y fait chaud, répondit Henry pendant que le chirurgien l’aidait à ôter son habit.

— Chaud ! répéta le docteur, tout en continuant ses opérations, tant mieux ! Tant qu’il y a de la chaleur, il y a de la vie, il y a de l’espoir, comme vous savez. Mais ici mon art est sans utilité. J’ai fait rentrer la cervelle dans la tête d’un patient, mais je crois qu’il était mort sans que j’y touchasse. C’est un cas très curieux, Monsieur, et je vais vous le faire voir. Ce n’est que derrière cette haie où vous voyez tant de corps accumulés. — Ah ! la balle n’a fait que passer dans les chairs ; elle n’a pas touché l’os. Vous êtes heureux d’être tombé dans les mains d’un vieux praticien, sans quoi vous auriez pu perdre le bras.

— Vraiment ! dit Henry avec une légère inquiétude je ne croyais pas la blessure si sérieuse.

— Oh ! la blessure n’est rien, répondit le chirurgien fort tranquillement mais le plaisir de couper un pareil bras aurait pu tenter un novice.

— Comment diable ! s’écria le capitaine saisi d’horreur ; quel plaisir peut-on trouver à mutiler un de ses semblables ?

— Monsieur, répondit le chirurgien avec beaucoup de gravité, une amputation scientifique est une fort jolie opération ; et sans contredit, dans la presse du moment, un apprenti pourrait fort bien être tenté de ne pas y regarder de très près.

La conversation fut interrompue par l’arrivée des dragons, et plusieurs soldats légèrement blessés vinrent réclamer à leur tour les soins du docteur.

Les guides se chargèrent de la personne de Henry, et le jeune homme, dont le cœur ne battait pas de plaisir, fut reconduit dans la maison de son père.

Les Anglais avaient perdu dans cette affaire environ le tiers de leur infanterie, mais le reste s’était rallié dans le bois, et Dunwoodie, jugeant qu’il serait imprudent de l’y attaquer, avait laissé dans les environs un fort détachement commandé par le capitaine Lawton, avec ordre d’en surveiller les mouvements, et de saisir toutes les occasions de harceler les ennemis avant qu’ils se rembarquassent.

Le major avait appris qu’un autre corps anglais arrivait du côte de l’Hudson, et son devoir exigeait qu’il se tint prêt à le recevoir, pour en déjouer aussi les intentions. En donnant ses ordres au capitaine Lawton, il lui recommanda fortement de n’attaquer l’ennemi qu’au tant qu’il en trouverait une occasion favorable. Cet officier n’avait été qu’étourdi par une balle qui lui avait effleuré le sommet de la tête, et le major, en le quittant, lui ayant dit en riant que, s’il s’oubliait encore, on le croirait blessé dans cette partie importante du corps humain, ils marchèrent chacun de leur côté.

Ce détachement anglais n’avait avec lui aucuns bagages n’ayant été chargé que de détruire certains approvisionnements qu’on avait appris se faire alors pour l’armée américaine. Il traversa le bois, gagna les hauteurs, et continuant à suivre une route inaccessible à la cavalerie, il se mit en retraite pour rejoindre les barques qui l’avaient amené.

  1. Le verbe anglais to salute signifie également saluer et embrasser.