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L’Esprit de révolte/Troisième partie

La bibliothèque libre.
C. Marpon et E. Flammarion (p. 290-305).
Troisième partie


III


Une étude serait à faire, — intéressante au plus haut degré, attrayante, et surtout instructive, — une étude sur les divers moyens d’agitation auxquels les révolutionnaires ont eu recours à diverses époques, pour accélérer l’éclosion de la révolution, pour donner aux masses la conscience des événements qui se préparaient, pour mieux désigner au peuple ses principaux ennemis, pour réveiller l’audace et l’esprit de révolte. Nous savons tous très bien pourquoi telle révolution est devenue nécessaire, mais ce n’est que par instinct et par tâtonnements que nous parvenons à deviner comment les révolutions ont germé.

L’état-major prussien a publié dernièrement un ouvrage à l’usage de l’armée, sur l’art de vaincre les insurrections populaires, et il enseigne, dans cet ouvrage, comment on désorganise une émeute, comment on démoralise, comment on éparpille ses forces. Aujourd’hui, on veut porter des coups sûrs, égorger le peuple selon toutes les règles. Eh bien, l’étude dont nous parlons serait une réponse à cette publication et à tant d’autres qui traitent le même sujet, quelquefois avec moins de cynisme. Elle montrerait comment on désorganise un gouvernement, comment s’éparpillent ses forces, comment on relève le moral d’un peuple, affaissé, déprimé par la misère et l’oppression qu’il a subies.

Jusqu’à présent, pareille étude n’a pas été faite. Les historiens nous ont bien raconté les grandes étapes, par lesquelles l’humanité a marché vers son affranchissement, mais ils ont peu prêté d’attention aux périodes qui précédèrent les révolutions. Absorbés par les grands drames qu’ils essayent d’esquisser, ils glissent d’une main rapide sur le prologue, et c’est ce prologue surtout qui nous intéresse.




Et cependant, quel tableau plus saisissant, plus sublime et plus beau que celui des efforts qui furent faits par les précurseurs des révolutions ! Quelle série incessante d’efforts de la part des paysans et des hommes d’action de la bourgeoisie avant 1789 ; quelle lutte persévérante de la part des républicains, depuis la restauration des Bourbons en 1815, jusqu’à leur chute en 1830 ; quelle activité de la part des sociétés secrètes pendant le règne du gros bourgeois Louis-Philippe ! Quel tableau poignant que celui des conspirations faites par les Italiens pour secouer le joug de l’Autriche, de leurs tentatives héroïques, des souffrances inénarrables de leurs martyrs ! Quelle tragédie, lugubre et grandiose, que celle qui raconterait toutes les péripéties du travail secret entrepris par la jeunesse russe, contre le gouvernement et le régime foncier et capitaliste, depuis 1860 jusqu’à nos jours ! Que de nobles figures surgiraient devant le socialiste moderne à la lecture de ces drames ; que de dévouement et d’abnégation sublimes et, en même temps, quelle instruction révolutionnaire, non plus théorique, mais pratique, dont la génération actuelle devrait faire son profit !

Ce n’est pas le lieu d’entreprendre une pareille étude. Nous devons donc nous borner à choisir quelques exemples, afin de montrer comment s’y prenaient nos pères pour faire de l’agitation révolutionnaire, et quel genre de conclusions peuvent être tirées des études en question.

Nous jetterons un coup d’œil sur une de ces périodes, sur celle qui précéda 1789 et, laissant de côté l’analyse des circonstances qui ont créé vers la fin du siècle passé une situation révolutionnaire, nous nous bornerons à relever quelques procédés d’agitation, employés par nos devanciers.




Deux grands faits se dégagent comme résultat de la Révolution de 1789-1793. D’une part, l’abolition de l’autocratie royale, et l’avènement de la bourgeoisie au pouvoir ; d’autre part, l’abolition définitive du servage et des redevances féodales dans les campagnes. Les deux sont intimement liés entre eux, l’un sans l’autre n’aurait pu réussir. Et ces deux courants se retrouvent déjà dans l’agitation qui précéda la révolution : l’agitation contre la royauté au sein de la bourgeoisie, l’agitation contre les droits des seigneurs au sein des paysans.

Jetons un coup d’œil sur les deux.

Le journal, à cette époque, n’avait pas l’importance qu’il a acquise aujourd’hui, c’est la brochure, le pamphlet, la feuille de trois ou quatre pages qui en tenaient lieu. En conséquence, le pamphlet, la brochure pullulent. La brochure met à la portée de la grande masse les idées des philosophes et économistes, précurseurs de la révolution ; le pamphlet et la feuille volante font de l’agitation, en attaquant les trois ennemis principaux : le roi et sa cour, l’aristocratie, le clergé. Ils ne font pas de théories, c’est par la dérision qu’ils procèdent.

Des milliers de feuilles volantes racontent les vices de la cour et surtout de la reine, ridiculisent cette cour, la dépouillent de ses décors trompeurs, la mettent à nu avec tous ses vices, sa dissipation, sa perversité, sa stupidité. Les amours royaux, les scandales de la cour, les dépenses folles, le Pacte de Famine — cette alliance des puissants avec les accapareurs de blé pour s’enrichir en affamant le peuple, — voilà le sujet de des pamphlets. Les folliculaires toujours sur la brèche et ne négligent aucune circonstance de la vie publique pour frapper l’ennemi. Pourvu qu’on parle en public de quelque fait, — le pamphlet et la feuille volante sont là pour le traiter sans gêne, à leur manière. Ils se prêtent mieux que le journal à ce genre d’agitation. Le journal est toute une entreprise, et l’on y regarde de près avant de le faire sombrer ; sa chute embarrasse souvent tout un parti. Le pamphlet et la feuille ne compromettent que l’auteur et l’imprimeur, — allez cherchez l’un et l’autre !…

Il est évident que les auteurs de ces écrits commencent, avant tout, par s’émanciper de la censure ; car, si on n’avait pas encore inventé ce joli petit instrument du jésuitisme contemporain, le procès de presse qui annihile toute liberté de l’écrivain révolutionnaire, — on avait, pour mettre en prison les auteurs et les imprimeurs, « la lettre de cachet », brutale, il est vrai, mais franche en tout cas.

C’est pourquoi les auteurs impriment leurs pamphlets, soit à Amsterdam, soit n’importe où, — « à cent lieues de la Bastille, sous l’arbre de la Liberté ». Aussi ne se gênent-ils pas pour frapper dur, et vilipender le roi, la reine et ses amants, les grands de la cour, les aristos. Avec la presse clandestine, la police avait beau perquisitionner chez les libraires, arrêter les colporteurs, — les auteurs inconnus échappaient aux poursuites et continuaient leur œuvre.




La chanson, — celle qui est trop franche pour être imprimée, mais qui fait le tour de la France en se transmettant de mémoire, — a toujours été un des moyens de propagande des plus efficaces. Elle tombait sur les autorités établies, elle bafouait les têtes couronnées, elle semait jusqu’au foyer de la famille le mépris de la royauté, la haine contre le clergé et l’aristocratie, l’espérance de voir bientôt venir le jour de la révolution.

Mais c’est surtout au placard que les agitateurs avaient recours. Le placard fait plus parler de lui, il fait plus d’agitation qu’un pamphlet ou une brochure. Aussi les placards, imprimés ou écrits à la main, paraissent chaque fois qu’il se produit un fait qui intéresse la masse du public. Arrachés aujourd’hui, ils reparaissent demain, faisant enrager les gouvernants et leurs sbires. « Nous avons manqué votre aïeul, nous ne vous manqueront pas ! » lit aujourd’hui le roi sur une feuille collée aux murs de son palais. Demain, c’est la reine qui pleure de rage en lisant comment on affiche sur les murs les détails de sa vie honteuse. C’est alors que se préparait déjà cette haine, vouée plus tard par le peuple à la femme qui aurait froidement exterminé Paris, pour rester reine et autocrate.

Les courtisans se proposent-ils de fêter la naissance du dauphin, les placards menacent de mettre le feu aux quatre coins de la ville, et ils sèment ainsi la panique, en préparant les esprits à quelque chose d’extraordinaire. Ou bien, ils annoncent qu’au jour des réjouissances, « le roi et la reine seront conduits sous bonne escorte en Place de Grève, puis iront à l’Hôtel-de-Ville confesser leurs crimes, et monteront sur un échafaud pour y être brûlés vifs ». — Le roi convoque-t-il l’Assemblée des Notables, immédiatement les placards annoncent que « la nouvelle troupe de comédiens, levée par le sieur de Calonne (premier ministre), commencera les représentations le 29 de ce mois et donnera un ballet allégorique intitulé Le Tonneau des Danaïdes. » Ou bien, devenant de plus en plus méchant, le placard pénètre jusque dans la loge de la reine, en lui annonçant que les tyrans vont bientôt être exécutés.

Mais c’est surtout contre les accapareurs de blé, contre les fermiers généraux, les intendants, que l’on fait usage des placards. Chaque fois qu’il y a effervescence dans le peuple, les placards annoncent la Saint-Barthélémy des intendants et des fermiers généraux. Tel marchand de blé, tel fabricant, tel intendant sont-ils détestés du peuple, — les placards les condamnent à mort « au nom du Conseil du peuple », au nom du « Parlement populaire » etc., et plus tard, lorsque l’occasion se présentera de faire une émeute, c’est contre ces exploiteurs, dont les noms ont été si souvent prononcés dans les placards, que se portera la fureur populaire.

Si l’on pouvait seulement réunir tous les innombrables placards qui furent affichés pendant les dix, quinze années qui précédèrent la Révolution, on comprendrait quel rôle immense ce genre d’agitation a joué, pour préparer la secousse révolutionnaire. Jovial et railleur au début, de plus en plus menaçant à mesure que l’on approche du dénouement, il est toujours alerte, toujours prêt à répondre à chaque fait de la politique courante et aux dispositions d’esprit des masses ; il excite la colère, le mépris, il nomme les vrais ennemis du peuple, il réveille au sein des paysans, des ouvriers et de la bourgeoisie la haine contre leurs ennemis, il annonce l’approche du jour de la libération et de la vengeance.




Pendre ou écarteler en effigie était un usage très répandu au siècle passé. Aussi était-ce un des moyens d’agitation les plus populaires. Chaque fois qu’il y avait effervescence des esprits, il se formait des attroupements qui portaient une poupée, représentant l’ennemi du moment, et pendaient, brûlaient ou écartelaient cette poupée. — « Enfantillage ! » diront les jeunes vieillards qui se croient si raisonnables. Eh bien, l’assaut du domicile de Réveillon pendant les élections de 1789, l’exécution de Foulon et de Bertier, qui changèrent complètement le caractère de la Révolution qu’on attendait, — n’ont été que l’accomplissement réel de ce qui avait été préparé de longue date, par l’exécution des poupées de paille.

Voici quelques exemples sur mille.

Le peuple de Paris n’aimait pas Maupéou, un des ministres bien chers à Louis XVI. Eh bien, on s’attroupe un jour ; des voix crient dans la foule : « Arrêt du Parlement qui condamne le sieur Maupéou, chancelier de France, à être brûlé vif et ses cendres jetées au vent ! » Après quoi, en effet, la foule marche vers la statue de Henri IV avec une poupée du chancelier, revêtue de tous ses insignes, et la poupée est brûlée aux acclamations de la foule. Un autre jour, on accroche à la lanterne la poupée de l’abbé Terray en costume ecclésiastique et en gants blancs. À Rouen, on écartèle en effigie le même Maupéou, et lorsque la gendarmerie empêche un attroupement de se former, on se borne à pendre par les pieds un simulacre de l’accapareur, du blé s’échappant en pluie du nez, de la bouche et des oreilles.

Toute une propagande dans cette poupée ! et une propagande bien autrement efficace pour se faire écouter, que la propagande abstraite, qui ne parle qu’au petit nombre des convaincus.




L’essentiel, pour préparer les émeutes qui précédèrent la grande révolution, c’était que le peuple s’habituât à descendre dans la rue, à manifester ses opinions sur la place publique, qu’il s’habituât à braver la police, la troupe, la cavalerie. C’est pourquoi les révolutionnaires de l’époque ne négligèrent aucun des moyens pour attirer la foule dans les rues, pour provoquer les attroupements.

Chaque circonstance de la vie publique à Paris et dans les provinces était utilisée de cette manière. L’opinion publique a-t-elle obtenu du roi le renvoi d’un ministre détesté, ce sont des réjouissances, des illuminations à n’en plus finir. Pour attirer le monde, on brûle des pétards, on lance des fusées « en telle quantité qu’à certains endroits on marchait sur le carton ». Et si l’argent manque pour en acheter, on arrête les passants bien mis et on leur demande, — « poliment mais avec fermeté, disent les contemporains, — quelques sous pour divertir le peuple ». Puis, lorsque la masse est bien compacte, des orateurs prennent la parole pour expliquer et commenter les événements, et des clubs s’organisent en plein air. Et, si la cavalerie ou la troupe arrivent pour disperser la foule, elles hésitent à employer la violence contre des hommes et des femmes paisibles, tandis que les fusées qui éclatent devant les chevaux et les fantassins, aux acclamations et aux rires du public, arrêtent la fougue de ceux qui s’avancent trop au milieu du peuple.

Dans les villes de province, ce sont quelquefois des ramoneurs qui s’en vont dans les rues, en parodiant le lit de justice du roi ; tous éclatent de rire en voyant l’homme à la face barbouillée parodiant le roi ou sa femme. Des acrobates, des jongleurs réunissent sur la place des milliers de spectateurs, tout en décochant, au milieu de récits drôlatiques, leurs flèches à l’adresse des puissants et des riches. Un attroupement se forme, les propos deviennent de plus en plus menaçants, et alors, gare au puissant dont la voiture ferait apparition sur le lieu de la scène : il sera certainement malmené par la foule.




Que l’esprit travaille seulement dans cette voie, — que d’occasions les hommes intelligents ne trouveront-ils pas pour provoquer des attroupements, de rieurs, d’abord, puis d’hommes prêts à agir, surtout si l’effervescence a été préparée d’avance par la situation et par les actes des hommes d’action.

Tout cela étant donné : d’une part, la situation révolutionnaire, le mécontentement général, et d’autre part, les placards, les pamphlets, les chansons, les exécutions en effigie, tout cela enhardissait la population et bientôt les attroupements devinrent de plus en plus menaçants. Aujourd’hui, c’est l’archevêque de Paris qui est assailli dans un carrefour ; demain, c’est un duc ou un comte qui a failli être jeté à l’eau ; un autre jour, la foule s’est amusée à huer sur leur passage les membres du gouvernement, etc. ; les faits de révolte varient à l’infini, en attendant le jour où il suffira d’une étincelle pour que l’attroupement se transforme en émeute, et l’émeute en révolution.

— « C’est la lie du peuple, ce sont les scélérats, les fainéants qui se sont ameutés », — disent aujourd’hui nos historiens prudhommesques. — Eh bien, oui, en effet, ce n’est pas parmi la gent aisée que les révolutionnaires bourgeois cherchaient des alliés. Puisque celle-ci se bornait à récriminer dans les salons, c’est bien dans les caboulots mal famés de la banlieue qu’ils allaient chercher des camarades armés de gourdins, lorsqu’il s’agissait de huer Monseigneur l’archevêque de Paris, — n’en déplaise aux Prud’hommes qui nient ces faits aujourd’hui.


IV


Si l’action s’était bornée à attaquer les hommes et les institutions du gouvernement, sans toucher aux institutions économiques, la grande Révolution eût-elle jamais été ce qu’elle fût en réalité, c’est-à-dire un soulèvement général de la masse populaire, — paysans et ouvriers, contre les classes privilégiées ? La Révolution eût-elle duré quatre ans ? eût-elle remué la France jusqu’aux entrailles ? eût-elle trouvé ce souffle invincible qui lui a donné la force de résister aux « rois conjurés ? »

Certainement non ! Que les historiens chantent tant qu’ils voudront les gloires des « messieurs du Tiers », de la Constituante ou de la Convention, — nous savons ce qu’il en est. Nous savons que la Révolution n’eût abouti qu’à une limitation microscopiquement constitutionnelle du pouvoir royal, sans toucher au régime féodal, si la France paysanne ne se fût soulevée et n’eût maintenu, — quatre années durant, l’anarchie, — l’action révolutionnaire spontanée des groupes et des individus, affranchis de toute tutelle gouvernementale. Nous savons que le paysan serait resté la bête de somme du seigneur, si la jacquerie n’eût sévi depuis 1788 jusqu’à 1793, — jusqu’à l’époque où la Convention fut forcée de consacrer par une loi ce que les paysans venaient d’accomplir en fait : l’abolition sans rachat de toutes les redevances féodales et la restitution aux Communes des biens qui leur avaient été jadis volés par les riches sous l’ancien régime. Vainement on eût attendu la justice des Assemblées, si les va-nu-pieds et les sans-culottes n’avaient jeté dans la bascule parlementaire le poids de leurs gourdins et de leurs piques !




Mais ce n’est ni par l’agitation dirigée contre les ministres, ni par l’affichage dans Paris des placards dirigés contre la reine, que le soulèvement des petits villages pouvait être amené. Ce soulèvement, résultat de la situation générale du pays, fut préparé aussi par l’agitation que faisaient au sein du peuple, des hommes qui en sortaient et qui s’attaquaient à ces ennemis immédiats : le seigneur, le prêtre-propriétaire, l’accapareur du blé, le gros bourgeois.

Ce genre d’agitation est bien moins connu que le précédent. L’histoire de Paris est faite, celle du village n’a jamais été commencée sérieusement : l’histoire ignore encore le paysan ; et cependant, le peu que nous en savons suffit déjà pour nous en donner une idée.

Le pamphlet, la feuille volante, ne pénétraient pas dans le village : le paysan à cette époque ne lisait presque pas. Eh bien, c’est par l’image imprimée, souvent barbouillée à la main, simple et compréhensible, que se faisait la propagande. Quelques mots tracés à côté d’images grossièrement faites, répandues dans les villages, — et tout un roman se forgeait dans l’imagination populaire, concernant le roi, la reine, le comte d’Artois, Madame de Lamballe, le pacte de famine, les seigneurs, « vampires suçant le sang du peuple » ; il courait les villages et préparait les esprits.

Là, c’était un placard, fait à la main, affiché sur un arbre, qui excitait à la révolte, promettant l’approche des temps meilleurs, et racontant les émeutes qui avaient éclaté dans des provinces à l’autre bout de la France.

Sous le nom des « Jacques », il se constituait des groupes secrets dans les villages, soit pour mettre le feu à la grange du seigneur, soit pour détruire ses récoltes ou son gibier, soit pour l’exécuter ; et que de fois ne trouvait-on pas dans le château un cadavre percé d’un couteau, qui portait cette inscription : De la part des Jacques !

Un lourd équipage descendait le long d’une côte ravinée, amenant le seigneur dans son domaine. Mais deux passants, aidés du postillon, le garrottaient et le roulaient au fond du ravin, et dans sa poche on trouvait un papier disant : De la part des Jacques ! et ainsi de suite.

Ou bien, un jour, au croisement de deux routes, on apercevait une potence portant cette inscription : Si le seigneur ose percevoir les redevances, il sera pendu à cette potence. Quiconque osera les payer au seigneur, aura le même sort ! Et le paysan ne payait plus sans y être contraint par la maréchaussée, heureux au fond d’avoir trouvé un prétexte pour ne rien payer. Il sentait qu’il y avait une force occulte qui le soutenait, il s’habituait à l’idée de ne rien payer, de se révolter contre le seigneur, et bientôt, en effet, il ne payait plus et il arrachait au seigneur, par la menace, le refus de toutes les redevances.

Continuellement, on voyait dans les villages des placards annonçant que désormais il n’y aurait plus de redevances à payer, qu’il fallait brûler les châteaux et les terriers (cahiers de redevances), que le Conseil du Peuple venait de lancer un arrêt dans ce sens, etc.

— « Du pain ! Plus de redevances ni de taxes ! » voilà le mot d’ordre que l’on faisait courir dans les campagnes. Mot d’ordre compréhensible pour tous, allant droit au cœur de la mère dont les enfants n’avaient pas mangé depuis trois jours, allant droit au cerveau du paysan harcelé par la maréchaussée qui lui arrachait les arriérés des taxes. « À bas l’accapareur ! » — et ses magasins étaient forcés, ses convois de blé arrêtés, et l’émeute se déchaînait en province. — « À bas l’octroi ! » et les barrières étaient brûlées, les commis assommés, et les villes, manquant d’argent, se révoltaient à leur tour contre le pouvoir central qui leur en demandait. — « Au feu les registres d’impôts, les livres de comptes, les archives des municipalités ! » et la paperasse brûlait en juillet 1789, le pouvoir se désorganisait, les seigneurs émigraient, et la Révolution étendait toujours davantage son cercle de feu.

Tout ce qui se jouait sur la grande scène de Paris n’était qu’un reflet de ce qui se passait en province, de la Révolution qui, pendant quatre ans, gronda dans chaque ville, dans chaque hameau, et dans laquelle le peuple s’intéressa bien moins aux ennemis du pouvoir central qu’à ses ennemis les plus proches : aux exploiteurs, aux sangsues de l’endroit.




Résumons-nous. — La Révolution de 1788-1793, qui nous présente sur une grande échelle la désorganisation de l’État par la révolution populaire (éminemment économique, comme toute révolution vraiment populaire), — nous sert ainsi d’enseignement précieux.

Bien avant 1789, la France présentait déjà une situation révolutionnaire. Mais l’esprit de révolte n’avait pas encore suffisamment mûri pour que la Révolution éclatât. C’est donc sur le développement de cet esprit d’insubordination, d’audace, de haine contre l’ordre social, que se dirigèrent les efforts des révolutionnaires.

Tandis que les révolutionnaires de la bourgeoisie dirigeaient leurs attaques contre le gouvernement, les révolutionnaires populaires, — ceux dont l’histoire ne nous a même pas conservé les noms, — les hommes du peuple préparaient leur soulèvement, leur révolution, par des actes de révolte dirigés contre les seigneurs, les agents du fisc et les exploiteurs de tout acabit.

En 1788, lorsque l’approche de la révolution s’annonça par des émeutes sérieuses de la masse du peuple, la royauté et la bourgeoisie cherchèrent à la maîtriser par quelques concessions ; mais pouvait-on apaiser la vague populaire par les États Généraux, par les concessions jésuitiques du 4 août, ou par les actes misérables de la Législative ? — On apaise ainsi une émeute politique, mais avec si peu de choses on n’a pas raison d’une révolte populaire. Et la vague montait toujours. Mais en s’attaquant à la propriété, en même temps elle désorganisait l’État. Elle rendait tout gouvernement absolument impossible, et la révolte du peuple, dirigée contre les seigneurs et les riches en général, a fini, comme on le sait, au bout de quatre ans, par balayer la royauté et l’absolutisme.

Cette marche, c’est la marche de toutes les grandes révolutions. Ce sera le développement et la marche de la prochaine révolution, si elle doit être, — comme nous en sommes persuadés, — non un simple changement de gouvernement, mais une vraie révolution populaire, un cataclysme qui transformera de fond en comble le régime de la propriété.