L’Esprit littéraire sous la Restauration et depuis 1830

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DE


L'ESPRIT LITTERAIRE


SOUS LA RESTAURATION ET DEPUIS 1830[1]




Les hommes ont toujours dans leur souvenir paré leurs jeunes années ; à mesure qu’on approche du déclin de l’âge, la mémoire devient flatteuse, on dirait qu’elle hérite de l’imagination, dont elle seule garde les vives couleurs. Ce ne sont pas seulement les événemens de notre vie individuelle qui, vus à distance, s’embellissent ou s’exagèrent ; il en arrive autant quelquefois aux faits d’un intérêt plus général, et il est rare que nous ne regrettions pas la société telle qu’elle s’est montrée à nos premiers regards. On lui prête volontiers tantôt plus d’agrément, tantôt plus de grandeur qu’elle n’en eut peut-être ; il semble que la patrie ait dégénéré uniquement parce qu’on a vieilli. Il faut donc se défier un peu de quiconque nous entretient du passé, car les souvenirs aussi peuvent être des illusions. C’est ce que je me répète toutes les fois que je compare les temps divers que j’ai traversés. Ce n’est pas seulement le spectacle qui change, c’est le spectateur, et Galilée marche pendant que la terre tourne.

Avec quelle rapidité le passé rentre dans la nuit ! A peine de ce côté de l’horizon historique, qui fut le levant pour nous, voit-on briller encore sur un fond obscur quelques points lumineux, quelques vagues lueurs ; l’ombre gagne, ou plutôt tout recule dans un lointain où rien, n’apparaît distinctement aux yeux de ceux qui sont venus après nous. Ne pourrait-on pas lever le voile qui leur dérobe ou leur assombrit tout, ce que nous voyons si clairement dans notre mémoire ? Ne pourrait-on pas, un moment encore, remettre le passé en pleine lumière, ou du moins ramener la pensée de tous au point d’où nous sommes partis, pour qu’elle refît avec nous la route que nous avons parcourue ? Essayons de revenir à nos premiers pas et de retracer le spectacle qui nous a frappés dès que nous avons commencé à ouvrir les yeux de l’esprit.

C’était dans ces jours remplis à la fois de douleur et d’espérance, où la France, succombant sans honte dans une lutte inégale, vit s’ouvrir pour elle un champ nouveau, heureuse, consolée du moins, si elle transportait à ses idées la puissance perdue par ses armes. Il me semble que la chute de l’empire clôt la seconde période de cette longue série d’événemens désignée sous le nom de révolution française, et que la restauration commence une période mémorable encore et qui paraît à peine finie ; car, après 1830, du moins dans les premières années, il ne s’est guère développé que les semences jetées en terre durant la restauration. L’ère de juillet nous trouva tels que nous avaient faits quinze ans d’un utile apprentissage ; mais, pour juger les effets, il faut connaître les causes ; il faut remonter à ce solennel moment où la France en deuil reçut comme par force la paix et même la liberté, deux grands biens achetés trop cher pour être d’abord estimés à leur prix. Il me semble que je vois encore l’aspect du monde tel qu’alors et pour la première fois il m’apparut. Je pourrais raconter une à une les sensations qui m’assaillirent, les idées qui s’éveillèrent en moi ; je retrouverais, empreints dans ma mémoire comme des pas sur la poudre d’un chemin, les vestiges de ma pensée ; et ce que je pensai, des milliers d’hommes le pensèrent comme moi. Je me tairais sur mes souvenirs, s’ils n’étaient ceux d’une génération tout entière. Vous tous qui n’avez guère plus que l’âge du siècle, dites, ne vous rappelez-vous pas bien vivement tout ce que vous avez senti, alors que, soumis à la plus rude épreuve, livrés en proie à des émotions bien diverses, combattus entre l’humiliation et l’orgueil, vous entendîtes, au bruit des clairons de l’ennemi, retentir quelques premiers mots de liberté ? Ne vous sembla-t-il pas que la France relevait un peu son front courbé par la fortune, en concevant quelque chose de meilleur encore que la gloire ?

La situation des esprits à la fin de l’empire est oubliée. Je ne sais si elle sera jamais fidèlement dépeinte. Il arrive à la mémoire de l’empereur une réaction qui lui était due, réaction de justice ou plutôt retour d’admiration qui permettrait difficilement à la vérité de se faire jour. Il le fallait ainsi ; pendant d’assez longues années, on a failli envers cette grande mémoire. Non-seulement la France l’a laissé insulter, mais elle s’est exagéré le mal mêlé au bien dans le régime impérial, peut-être pour diminuer dans ce mal sa part de responsabilité propre ; elle a mis une partie de ses torts sur le compte de son chef. Aujourd’hui, comme pour faire réparation à une gloire un instant méconnue, on lui prête un éclat plus vif et plus pur que l’éclat de la réalité. C’est le sort des grands hommes, de ceux surtout qui ont un génie original et des conceptions gigantesques ; ils s’emparent de l’esprit des peuples par l’imagination. Or, une fois que l’on a pris place dans l’imagination des hommes, c’en est fait, la gloire peut défier le temps. La succession des années, les rivalités que réserve l’avenir, la critique des historiens, ne lui font subir aucune vicissitude. Il serait aussi peu utile que peu digne de contester une renommée ainsi établie. Il faut la prendre telle qu’elle est et que l’acceptera la postérité. Il y a deux classes d’hommes supérieurs : les uns destinés à un nom seulement historique, les autres à un nom poétique. Ceux-ci, quoi qu’en puisse penser le philosophe, sont hors de toute atteinte, et, pour ainsi dire, au-dessus du jugement humain. Pour eux se reproduit, au milieu de nos sociétés mécréantes, cette transformation des héros des temps primitifs ; ils passent à ce qu’on pourrait appeler l’état fabuleux : on croit en eux, on ne les juge plus. Je doute que pour bien peu d’hommes cette apothéose par la poésie ait commencé aussi vite que pour l’empereur Napoléon.

Mais nous conservons le droit de juger la société française et ce qu’elle devint avec lui. Les dernières années de son règne avaient produit une disposition générale qui ne doit pas faire envie. Le temps de ces rapides et heureuses créations, bases de l’ordre administratif sous lequel nous vivons, était passé. Celles qui souvent encore attestaient la fécondité de cet infatigable esprit offraient quelque chose d’excessif, quelque chose d’ultra-monarchique, qui, s’il n’offensait le pays, l’étonnait sans le satisfaire, et le trouvait même incrédule et moqueur. La politique du dehors autorisait une double crainte, celle de l’excès de la victoire conduisant à l’abus de la grandeur, celle de l’inconstance inévitable d’une fortune épuisée jusque dans ses dernières complaisances. L’inquiétude de l’avenir s’alliait à une ignorance absolue de ce qui pouvait en conjurer les périls. La France attristée ne se détournait pas cependant du gouvernement pour chercher son salut en dehors de lui ; elle en était venue à manquer de l’illusion des souhaits. Son gouvernement l’alarmait et ne l’irritait pas. Elle n’en désirait pas la chute, elle n’en espérait pas la réforme, elle le regardait comme nécessaire et dangereux, et se sentait dans une égale impuissance de lui faire du mal ou du bien, de l’éclairer, de le contenir ou de le renverser ; elle n’avait pas de but. Ni dans les souvenirs de l’ancien régime ni dans ceux de la révolution, elle ne trouvait à se former même un mode imaginaire de gouvernement qu’elle pût opposer ou préférer à la réalité. Dès long-temps revenue des théories, elle conservait une aversion vague pour tous les systèmes pris hors des faits, et, quoique froide et peu dévouée, elle se défiait de toutes les oppositions ; elle ne croyait plus aux idées, mais aux événemens.

Cette disposition des esprits en politique répondait à une disposition analogue sur toutes les choses de l’ordre moral. La philosophie, la littérature, les arts, pour tout dire en un mot, les opinions, étaient resserrées dans d’étroites limites : on mettait la sagesse dans la contrainte. Peu de mouvement, point de nouveauté, beaucoup de prudence. On se défiait du raisonnement dans les choses de raisonnement, de l’imagination dans les choses d’imagination. Quelqu’un disait vers ce temps-là à M. Sieyès : — Que pensez-vous ? — Je ne pense pas, répondait le vieux métaphysicien dégoûté et intimidé, et il disait le mot de tout le monde. L’esprit humain a rarement été moins qu’alors fier de lui-même : c’est un temps où il fallait être soldat ou géomètre.

Cependant l’université existait, et, quoiqu’elle eût sa part de ce découragement intellectuel, il suffisait qu’elle fût par état vouée aux intérêts de l’intelligence pour qu’elle la préparât sans le savoir, sans le vouloir, à des destinées toutes différentes. Sur toutes les questions, il fallait bien nous départir, avec l’instruction littéraire de tous les temps, les idées du nôtre. On nous les donnait avec réserve, avec froideur, mais on nous les donnait. D’ailleurs, on a beau faire, la littérature de tous les siècles, prise dans son ensemble, est libérale ; elle habitue l’esprit à se compter pour beaucoup. C’est assez pour qu’il subsiste un levier qui soulève le monde. Mais, si l’on donnait ainsi à nos facultés des besoins et des habitudes qui pouvaient un jour nous porter à faire d’elles-mêmes un emploi neuf et hardi, on ne songeait pas plus à les exciter qu’à les contenir par des croyances fortes, par des principes décidés. On nous préparait à l’action, à une action quelconque ; mais on ne déterminait pas le sens où il faudrait agir. Pour qui n’ambitionnait pas les honneurs de l’École polytechnique, bien comprendre Virgile et Cicéron, entendre un peu Homère et savoir la philosophie de Condillac, tel était le fond de l’éducation. Aussi, pour tous les élèves des lycées de l’empire, la France du passé n’avait pas existé.

Nous ne savions même pas la révolution, c’est la restauration qui nous l’apprit. Avec une rapidité singulière, la première vue de la restauration fit comprendre, même à ceux qui l’accueillaient sans vive inimitié, pourquoi l’ancien régime avait dû périr, pourquoi la révolution s’était faite. La France se reconnut elle-même, et pour ce qu’elle était, pour une nation renouvelée ; les jeunes générations comprirent le secret de leur temps ; elles sentirent à quelle fin elles étaient au monde, elles ne voulurent pour ancêtres que les hommes de 89. L’empire n’avait été qu’une halte brillante, nécessaire peut-être pour que la révolution rajeunît son armée. Voilà plus de trente ans que s’établit dans nos esprits cette idée qui ne devait plus nous quitter.

Cette idée de la révolution à continuer était d’abord purement politique. Suscitée par les événemens, elle répondait à des passions nationales, et pouvait devenir le principe d’une opposition active et puissante ; mais par ses conséquences elle devait dépasser la sphère de la politique, et peu à peu engendrer de fécondes controverses sur tous les objets. En effet, la révolution, après avoir été originairement le produit d’une certaine manière de penser sur les choses générales, a plus tard enfanté de nouvelles doctrines, de nouvelles théories, un nouveau mouvement de l’esprit humain.Nous tous qui avons pris part aux débats philosophiques des quinze années de la restauration, ce sont nos opinions, ou, si l’on veut, nos passions patriotiques, qui nous ont fait tout ce que nous avons été.. Elles ont contenu l’inspiration première qui nous a poussés ensuite dans toutes les voies où le talent a conduit la raison.

La politique de la révolution, même corrigée par l’expérience, trouvait d’abord dans la restauration un obstacle et une censure redoutable. Pour en triompher, pour ravir à la cause victorieuse ses plus forts argumens et ses plus spécieux prétextes, il fallait que cette politique s’épurât et s’assouplît, qu’en effaçant la rouille des préjugés révolutionnaires, elle achevât de se réconcilier avec l’humanité, la justice, la sagesse. On rétorquait contre elle le mal fait en son nom. Elle avait à prouver que le mal n’était pas nécessaire, qu’elle était capable de modération et compatible avec l’ordre. C’était un premier mérite pratique qu’elle devait acquérir ou revendiquer, et tout le monde sait par quel long travail la politique libérale s’est peu à peu convertie en une politique de gouvernement.

Ce n’est pas tout. La restauration n’était pas un fait seulement, mais une doctrine ; des publicistes ingénieux ou véhémens lui avaient après coup retrouvé des titres dans leurs officieuses théories, soutenues avec subtilité, avec force, même avec éloquence. M. de Maistre mettait au service de cette cause la verve d’un esprit brillant et paradoxal, fertile en aperçus originaux, en traits imprévus, possédant l’art des embûches et le talent des surprises, habile à donner une apparence d’élévation à d’assez vulgaires principes, et cachant sous l’éclat des détails et la hardiesse des sentences une petite philosophie de salon, qui, je crois, n’a pas eu raison une seule fois dans l’espace de ces cinquante années. M. de Bonald, plus grave, plus contenu, critique et moraliste pénétrant quand la passion ou la logique ne l’entraîne pas, raisonneur froid et méthodique, qui embarrasse l’esprit sans le convaincre, et argumente avec sévérité sur des principes gratuits et des faits inexacts, passait pour avoir découvert, dans l’intimité de ses méditations, les bases profondes de la plus superficielle des doctrines, l’absolutisme spéculatif. Enfin un élève, un émule, un adversaire de Rousseau, un écrivain du premier ordre, qui sait concilier avec un art suprême la dialectique et la passion, esprit excessif et misanthropique, qui a sondé avec complaisance les plaies les plus tristes de l’homme moral, prêtait aux traditions, aux préjugés même, l’autorité d’une argumentation pathétique, et donnait à l’église, contre la philosophie, l’arme d’une hautaine offensive. Il fallait donc suivre sur ce terrain ces nouveaux adversaires, démêler leurs sophismes, mettre à nu leurs côtés faibles, leur arracher leurs meilleures raisons, opposer enfin à ces doctrines de circonstance, qui, ayant fait défaut à la vieille monarchie en péril, venaient un peu tard la réhabiliter en théorie, une philosophie politique plus vraie sans être moins élevée, et tout à la fois plus pratique et plus profonde.

Comme ce fut une tactique des partis de lier, au moins en apparence, les intérêts de la religion à ceux du pouvoir absolu, de rendre à dessein le christianisme contre-révolutionnaire, il fallut bien que la philosophie politique devînt une philosophie religieuse. Et ainsi, de proche en proche, le débat s’étendit au domaine entier de la philosophie même. Une nouvelle métaphysique dut s’élever, appropriée aux besoins du temps. Excité, comme à l’ordinaire, par une nécessité ou par une émotion, l’esprit humain remonta ainsi par degrés dans cette sphère haute et pure où l’émotion devrait disparaître, et les nécessités d’un jour faire place à la puissance éternelle de la vérité.

Mais, en dehors de cet ordre d’idées où se plaisent certaines intelligences qui ont, pour ainsi parler, la spécialité de l’universel, l’esprit moderne avait dû se replier sur des questions non moins importantes, non moins difficiles, qu’il avait à résoudre sur nouveaux frais. La contre-révolution faisait au temps son procès, elle accusait ses mœurs, et avec elles ses lois. Elle entreprenait de prouver à la société nouvelle que la société nouvelle avait tort d’exister, et devait s’annuler par scrupule de conscience en confessant que c’était par fraude ou du moins par mégarde qu’elle était venue au monde. Sur ce point s’élevait nécessairement un débat historique. Les mœurs d’une nation viennent de son passé ; les institutions civiles naissent presque d’elles-mêmes, comme les veut l’état effectif de la société. Obligé à retrouver la raison d’être de la société moderne, on devait donc rechercher de nouveau les origines de ses mœurs et de ses lois, et rapprendre le passé aux champions du passé. Ainsi, pour expliquer ou justifier le présent, on rouvrait tout le champ de l’histoire. Le genre humain est un, et l’histoire des révolutions est celle de l’humanité. C’est un des résultats les plus certains des travaux contemporains que le renouvellement, total de la science historique.

Je ne sais point de pensée qui ait fait plus grande fortune que celle-ci : « La littérature est l’expression de la société. » Il était donc impossible de reprendre l’histoire de la société, celle de ses mœurs, de ses lois, de ses idées, sans toucher à l’histoire des lettres. L’histoire des lettres est inséparable de la critique littéraire, qui, sans elle, est abstraite et hypothétique, comme, sans la critique, l’histoire des lettres est une nomenclature bibliographique, le catalogue d’un musée. D’ailleurs, la politique, la religion, la philosophie, l’histoire, quand elles sont écrites, sont déjà de la littérature. Les auteurs que des vocations diverses entraînaient vers ces différens sujets ne pouvaient manquer, à la longue, d’engager dans la querelle l’art même qu’ils pratiquaient. La comparaison des sociétés ou des époques entre elles ne pouvait être complète sans celle des littératures. Institutions, lois, cultes, si tout est monument de l’esprit humain, comment ne pas étudier et décrire ce monument plus durable qu’il s’élève à lui-même ? Les livres sont la pierre du témoignage qu’il laisse, en passant, toute couverte de caractères ineffaçables ; le génie de quelques hommes y dépose pour tous et s’adresse à tous. Mais la critique seule n’était pas appelée à résoudre les questions d’art et de goût. Une société toute nouvelle dans ses formes et dans ses allures, agitée par de grands événemens, émancipée par des lois inouïes avant elle, devait produire à son tour une littérature qui lui fût propre. Comme le flambeau qui éclaire le monde semble apporter l’existence aux objets en ajoutant aux formes les couleurs, ainsi l’imagination prête le relief et l’éclat aux pures idées, formes invisibles de la société, qu’elle rend plus vivante en l’exprimant. L’ame de la société ne s’atteste que par l’éloquence ; c’est l’art qui donne vraiment au genre humain la conscience de lui-même. Il s’ignorerait s’il n’écrivait pas.

Ainsi, le mouvement excité par une première impulsion politique se prolongea jusque dans la littérature, qui s’émut la dernière, parce qu’elle touche de moins près aux réalités, parce qu’elle se compose d’inspirations individuelles au moins autant que de sentimens généraux, parce qu’elle n’est pas la première affaire d’une société agissante, qui, faisant incessamment descendre l’idéal sur la terre, n’a pas le loisir de remonter de la terre à l’idéal.

Voilà l’esquisse de cette grande lutte intellectuelle qui, déterminée primitivement par la politique, devait aboutir encore à une révolution politique. C’est là, non la comédie, mais le drame des quinze ans. Il ne manqua ni de sérieux, ni de vivacité, ni d’attrait. Acteurs et spectateurs, il instruisit tout le monde. Quand se sont formés, si ce n’est alors, les plus grands esprits qui nous restent ? D’où nous vient le sel de la terre et la lumière du monde ? Si jamais on a pu abonder dans le sens de cet optimisme historique qui tient tous les événemens pour des nécessités et des progrès, c’est en voyant la chute de la France, la victoire de l’étranger, le triomphe du parti de l’absolu pouvoir, inaugurer une période d’affranchissement, de dignité, de conquête pour l’esprit humain. La charte de 1814, qu’on l’attribue à la prudence, à la faiblesse ou à la générosité, est un des accidens les plus heureux dont parlera l’histoire. La restauration a fait mieux qu’elle n’a voulu. Selon ce que dit l’Écriture, elle a recueilli ce qu’elle n’avait pas semé. Comme toutes les puissances destinées à périr, ce qui devait honorer son souvenir est ce qui l’a perdue ; elle n’a pu souffrir l’institution qui faisait son salut et sa gloire, et elle s’est précipitée dans les flots du haut de la digue qu’elle avait élevée pour s’en défendre.

D’autres résumeront la grande controverse dont je rappelle le souvenir. Bornons-nous à dire que l’esprit de l’ensemble fut profondément libéral. Il y eut alors comme un effort général de mettre d’accord la science humaine et la révolution française, sans que l’une y perdît son universalité, l’autre sa nationalité ; on voulut que celle-ci, dans tout ce qu’elle eut de nécessaire, c’est-à-dire de primitif et de définitif, fût démontrée conforme aux principes de celle-là, et qu’en somme le fait eût raison. Au moment où les révolutions vont éclater, au sein des orages de l’action, la science est nécessairement partiale, se faisant d’ordinaire agressive ; mais, lorsque le but principal est atteint, tout se modère et se rectifie, et la science, revenant à son impartialité naturelle, rétablit toutes les vérités défigurées ou sacrifiées par la brutalité des événemens. La science donc, ou la réflexion désintéressée, s’est, au temps de la restauration, proposé non pas de devenir neutre et indifférente, mais de poursuivre un but en restant équitable. Elle a fait une tentative assez singulière, celle d’être à la fois dévouée à une cause et à la vérité. Jamais l’esprit philosophique n’avait, avec une conscience aussi claire de son dessein, entrepris de consommer l’alliance du fait et du droit, de l’action et de l’idée, de l’abstraction et de la réalité ; jamais il n’avait ambitionné à ce point de réunir tous les caractères d’un pouvoir ensemble spirituel et temporel. A lui désormais les deux glaives, à lui les deux couronnes. Il rend la pareille à l’esprit du moyen-âge ; il aspire aussi à la domination universelle.

A-t-il réussi ? Est-il vrai qu’il ait obtenu un double succès ? A-t-il su en même temps expliquer un grand événement historique et en légitimer les résultats, démontrer et fonder des institutions, donner le mot d’une époque et d’une société réelles, et cependant conserver dans la sphère du vrai, du beau, de l’absolu, ce détachement de tout ce qui n’est qu’utile et passager, cette élévation désintéressée qui appartient à la science et à l’art lui-même ? Pour moi, je le crois. Je ne veux point flatter mon temps ; mais il me semble qu’à prendre les choses en masse, ce grand effort de l’intelligence n’a pas échoué. Tout dans son œuvre n’est pas également achevé ; il y a des lacunes, des défaillances, des écarts ; si la politique et l’histoire ont réussi, l’art n’a pas en tout égalé la critique ; la métaphysique n’a pas été poussée aussi loin que les autres parties de la philosophie. La science humaine restera toujours bien en-deçà de l’idéal qu’elle aspire à réaliser. Enfin, d’autres siècles ont été signalés par de plus frappantes découvertes, par des chefs-d’œuvre plus éclatans ; mais alors le génie, agissant dans son entière spontanéité, ignorait les causes secrètes auxquelles il servait d’instrument, le but caché vers lequel il conduisait le monde des choses et des esprits. L’homme marchait devant lui, pour ainsi dire, et n’avait point conscience de l’œuvre dont il était l’intelligent artisan. C’est dans ces momens que l’humanité est inspirée. D’autres fois la réflexion, prenant la place de ce merveilleux instinct, a suggéré et l’objet qu’il fallait atteindre et le plan qu’il fallait exécuter : l’homme a voulu tout ce qu’il a fait ; mais, dominé par la passion, emprisonné dans une idée exclusive, il n’a pas su lever les yeux au-dessus du sol ou regarder à ses côtés, pour voir le ciel ou embrasser du moins tout l’horizon. Il a sacrifié la vérité à l’intérêt, la science à l’action ; cherchant un bien relatif, il ne s’est point soucié de ce qui est universel et impérissable. Une préméditation intéressée a coupé les ailes de la pure pensée. De notre temps enfin, l’esprit humain s’est efforcé d’éviter les deux extrêmes, de combiner les deux manières, et il est parvenu, mieux qu’il ne l’avait fait encore, à maintenir son influence dans le monde des affaires, en exerçant tous ses droits dans le monde des idées. C’est, je crois, en l’envisageant sous ce point de vue qu’il faut juger, en bien comme en mal, le mouvement des intelligences entre 1815 et 1830.

La première forme que l’esprit libéral ait revêtue parmi nous est celle qu’il reçut du dernier siècle et qui domina dans la révolution. L’amour de l’humanité, la foi dans la civilisation, la confiance dans la raison, un sens pratique, une grande clarté d’idées et surtout d’expression, une haine de la tyrannie qui pouvait aller jusqu’à la licence, une indépendance du passé qui pouvait arriver au cynisme, une ardeur de prosélytisme qui pouvait descendre à l’injustice, un sentiment médiocre de l’antiquité qui donnait au goût littéraire une correction étroite et une élégance un peu factice, une sorte d’infatuation de soi-même qui rendait insensible à tout ce qui n’avait pas le cachet du temps et du pays, une puissance rapide de propagation, le don de se rendre aisément populaire : tout, dans cette première école libérale, se ressentait de l’ascendant d’un homme de génie sur le XVIIIe siècle.

Mais Voltaire ne fut pas tout son siècle. Le mouvement qui produisit, et Voltaire, et son école, et son siècle, fut un mouvement fécond ; il jeta à plus d’un germe dans le sillon que creuse l’humanité. Juge non moins superbe du passé, plus novateur encore, et cependant plus respectueux ; non moins hardi, mais moins prompt dans ses conclusions ; méditatif, recueilli, solitaire, plus souvent dominé par l’imagination ou la sensibilité, et soumettant parfois à l’une comme à l’autre la raison même, un des maîtres du XVIIIe siècle a créé une secte au sein de la grande secte qui envahissait tout, une philosophie à côté de la philosophie, une politique en avant de la politique. De là une école moins pratique, plus spéculative, plus sentimentale, et qu’on pourrait appeler l’école de Rousseau.

Enfin il y eut, en plein XVIIIe siècle, un homme qui obtint plus d’admiration que d’influence, mais qui se distingua, au sein de la famille philosophique, par une brillante individualité. Celui-là n’a point de dédain pour ce qui est, il ne se fait point honneur d’ignorer le passé ; il le néglige si peu, qu’il emploie tout son génie à le comprendre et à l’expliquer. En se montrant çà et là capable de s’élever aux principes absolus, il s’abat constamment sur les faits, et s’efforce de pénétrer le sens caché des événemens et des institutions ; il se plaît au spectacle des choses humaines ; il le reproduit, mais il le juge, et c’est par un examen approfondi de ce qui est qu’il réussit à entrevoir ce qui doit être ; c’est des faits que sort pour lui la pensée, comme des ténèbres jaillit la lumière. L’école de Montesquieu est historique.

Dans le sein de la philosophie du XVIIIe siècle, la communauté des principes, le concert des efforts, la convergence des directions, n’empêchent point de distinguer trois écoles. Toutes trois marchent à la révolution. Elles peuvent invoquer ces noms immortels, Voltaire, Rousseau, Montesquieu.

De notre temps, on a pu retrouver des nuances analogues, et dans l’esprit libéral apercevoir plus d’un esprit. La grande école au sein de laquelle le siècle a été élevé, c’est celle qui a propagé plus puissamment, mais plus témérairement qu’aucune autre, le mouvement qui emporte les sociétés. Elle subsistait encore il y a trente ans, plutôt contenue que modifiée par les événemens, avant appris, de l’expérience à se défier de son pouvoir plus que de ses idées.

La liberté et la raison étaient aussi fidèlement, quoique autrement servies par une autre classe d’esprits éminens que l’empire des circonstances avait écartés davantage du grand courant des sentimens nationaux. Ils unissaient un élément exotique à ces principes dont Paris avait été depuis Voltaire la métropole toute-puissante. Les traditions de la réformation française, proscrite par le despotisme, avaient pu affaiblir chez eux le ressort du patriotisme en fortifiant celui de l’indépendance. Ceux-là possédaient moins l’art de se faire entendre de la foule, mais ils savaient ce qu’elle ignore, et leur curiosité voyageuse avait interrogé l’Europe entière. A la tendance rêveuse et pourtant philosophique, à l’originalité des aperçus, à une manière sérieuse et morale de juger les choses, à une élévation qui touchait à l’exaltation, on reconnaissait dans cette école encore française, bien que par momens genevoise, l’influence ou le souvenir de Rousseau. Si le bon sens prompt et pratique brillait d’un côté, de l’autre c’étaient la méditation et le sentiment. Au-dessus de tous les écrivains de cette nuance s’élevait le grand nom de Mme de Staël.

Enfin, au cœur de l’enseignement public, là où l’essor parfois capricieux de l’esprit est sans cesse contenu par l’étude des textes et la responsabilité du professorat, il s’était formé peu à peu, sagement, gravement, une école tout observatrice, qui, sans faire gloire d’obéir au mouvement de la révolution, quelquefois même en affichant la prétention contraire, devait avec le temps le rejoindre, et arriver par l’examen de tous les systèmes, par la critique de tous les faits, à ce qu’on pourrait appeler une édition revue des principes de l’esprit libéral. Là on faisait gloire de respecter l’expérience, de n’insulter aucune tradition ; mais on professait non moins haut la liberté absolue du jugement. Cet esprit, qui devait par degrés s’associer à l’esprit général, date certainement de M. Royer-Collard ; j’ai dit ailleurs comment il donna à la philosophie une impulsion qu’il n’eût pas voulu suivre jusqu’au bout, mais qu’il protégea toujours. Cette haute critique, M. Guizot la porta dans l’histoire avec une supériorité incomparable ; ce fut lui qui, le premier peut-être, eut une pleine conscience de ce qui manquait à l’esprit du temps, savoir : l’union d’une direction déterminée avec une étendue égale à la diversité des choses. Ce qu’il fit par l’histoire pour la politique, M. Cousin le fit pour la philosophie par l’histoire de la philosophie. Jamais avant eux la critique n’avait montré qu’elle pût être à ce point puissante et créatrice.

Serait-ce forcer les rapprochemens que de dire, en comparant ces trois écoles, que dans la première se reconnaît l’influence de Voltaire, dans la seconde celle de Rousseau, dans la troisième celle de Montesquieu ? Quoi qu’il en soit, toutes trois devaient peu à peu se confondre dans le grand mouvement libéral de la restauration, comme les affluens d’un grand fleuve, qui ne doit avoir sa force irrésistible qu’après qu’il les a tous réunis dans son cours. Ce fut l’ouvrage du temps, ce fut en quelque sorte l’apport de ces générations nouvelles qui, libres des entraves du passé, purent entendre toutes les leçons, accueillir des vérités d’origine différente, rallier dans une foi commune les variations d’une même créance, purifier séparément et fondre ensemble les divers métaux qui composeraient cet airain de Corinthe dont nous avons à notre tour essayé de former la statue de la Vérité.

Mes amis, mes contemporains, moi-même, nous fûmes les disciples de toutes ces écoles. On pourrait raconter comment il est advenu à chacun de nous de recevoir successivement l’inspiration commune, comment, partis de points différens, nous sommes arrivés au même rendez-vous. Ce serait un récit de quelque intérêt, et, comme on dit aujourd’hui, un roman psychologique, que de représenter un jeune homme

Ne pensant point encor, mais cherchant à penser,


qui se sentirait tout d’abord ; et uniquement pour avoir respiré l’air de son temps, envahi par les idées de ce coin du monde où les traditions nouvelles s’étaient fidèlement conservées, par exemple, de cette société d’Auteuil, le Port-Royal de la philosophie du XVIIIe siècle. Puis un jour viendrait où le noble esprit qui sur les bords du Léman émut lord Byron, en face des sites majestueux décrits par l’auteur d’Émile, lui apparaîtrait en quelque sorte, et par un charme puissant ferait pénétrer dans l’intelligence ces idées qui vont jusqu’au cœur et qui s’y gravent parmi les souvenirs ; car il peut y avoir dans la vie des momens qui font presque mentir le mot de Platon : ή φρόνησις όυΧ όραται. Il faudrait peindre alors quel transport s’empare de l’ame, le jour où elle découvre que nulle incompatibilité ne s’élève entre les joies de l’imagination et les exigences de la raison, entre les louables émotions et les idées exactes, alors qu’elle découvre que la lumière l’échauffe. Enfin, il faudrait montrer cet appui solide et nouveau que les recherches et les méthodes sévères de la critique appliquée à la philosophie, à l’histoire, à la politique, prêtent à l’esprit inquiet et curieux de la vérité. Du milieu des tempêtes de l’histoire et des orages des systèmes, il est beau de voir s’élever une raison calme qui semble contempler et dominer les flots. Rien ne remplace, et je dirai même rien ne rompt les fortes amitiés des intelligences qui ont été ainsi associées par la vérité. Les erreurs et les passions, tout ce qui passe, ne séparent que les personnes ; les intelligences restent unies par ce qui ne périt pas.

Cette histoire serait celle de beaucoup d’entre nous. Elle expliquerait la formation de certaines opinions, elle développerait la filiation de certains esprits. Elle ferait assister par le souvenir à cette fusion successive de sentimens et d’idées qui, vers le dernier tiers de la restauration, finit par réaliser la puissante unité de l’esprit libéral. Si c’était le lieu de citer des noms, des livres, des dates, on écrirait une histoire à la fois sérieuse et piquante, et plus elle serait vraie, moins peut-être on y voudrait croire.

Si maintenant un sceptique chagrin me demandait ce qu’a produit tout ce mouvement si complaisamment décrit, je n’hésiterais pas, et je répondrais : Il nous a rendus capables de la révolution de 1830, et je croirais assez dire. En effet, il est remarquable que tout ce grand mouvement intellectuel, provenu d’une impulsion politique, a de même abouti à la politique. Aussi ai-je toujours pensé que le meilleur côté de notre temps, c’est la politique ; sa force est là. Là est à mes yeux l’honneur de la France, et, pour le dire franchement, dès que je verrai se refroidir le sentiment politique, je tremblerai pour mon pays.

Voilà donc le résultat de quinze années, une révolution irréprochable ! Cela est beau sans doute ; mais enfin une révolution n’est qu’un moyen, et ceux qui l’ont faite sont responsables aussi de ce qu’elle a produit : Je n’écris pas dans un journal, je ne parle pas à la tribune : il ne peut donc être ici question des affaires de l’état ; mais il y aurait bien un mot à dire des affaires de l’esprit. C’est un difficile sujet qu’un plus prudent n’aborderait pas. Manquons un peu de prudence.

Ce n’est point par la littérature seule que se témoigne l’esprit d’une nation. La religion, la politique, les institutions, la guerre, enfin le commerce lui-même, ont, aussi souvent pour le moins que la littérature, manifesté le rôle d’un peuple sur la terre, et fait connaître à tous comment il devait contribuer à l’éducation générale de l’humanité. Vers la naissance du christianisme, à l’époque de la réforme, on vit de grandes missions religieuses remplies même par de petits pays. La politique et la guerre ont été le partage de Rome et de toutes les nations, qu’on lui ose comparer. Les États-Unis d’Amérique ont instruit le monde par leurs institutions ; l’Angleterre, par les institutions, par la politique, par le commerce et l’industrie. La navigation fut jadis le principal moyen échu à l’Espagne pour montrer son génie et propager son influence. Aidée par des formes républicaines, elle a fait encore Gênes, Venise, la Hollande. Les arts ont été la douce part de l’Italie ; la guerre et puis la science ont grandi la Prusse. Le génie des sociétés revêt plus d’une forme, parle plus d’un langage. Sans parcourir toute la terre et toute l’histoire, venons à la France, et répétons, ce qui ne se conteste guère, que depuis soixante ans l’œuvre qui lui est assignée est de donner l’exemple d’une révolution sociale qui se constitue en gouvernement. Mais telle est de nos jours l’empire de la presse, que cette mission, lorsque la France ne l’accomplit point par les événemens, elle doit travailler à la remplir par sa littérature. En temps calme, l’activité pacifique étant la seule permise, la France n’a plus de rôle à jouer que dans le domaine de l’intelligence. Navigation, commerce, industrie, sous aucun de ces rapports, elle n’est la première ; sous tous ces rapports, elle a plus que des rivales. Quand la France n’est pas révolutionnaire ou guerrière, elle est peu de chose dans le monde, si elle ne se montre puissante par l’esprit :

Tu regere ingenio populos

Remplit-elle aujourd’hui sa mission ? exerce-t-elle l’empire intellectuel ? Un tel empire ne s’exerce que par des écrits. C’est donc étudier la situation de la France que d’observer sa littérature.

Ici l’on me pardonnerait d’être sévère. L’opinion commune n’est pas favorable à la littérature actuelle on la goûte sans l’estimer, et il est de mode d’en dire grand mal et de ne pouvoir s’en passer ; mais ce pessimisme critique me semble lui-même un des travers littéraires de notre époque, et, à ne considérer que le talent, je trouve que mon temps, prête plus à l’admiration qu’à la censure.

Gardons-nous de confondre, en effet, l’art et la pensée, ou, si l’on veut, la forme et le fond. On aimerait, je le sais, à supposer une éternelle alliance entre la vérité ou la moralité des idées et l’habileté de l’écrivain ou de l’artiste ; mais c’est là une illusion honnête à laquelle l’expérience de tous les temps ne permet pas de croire. Il est trop vrai que l’éloquence et la poésie ont mille fois consacré avec un merveilleux succès l’erreur ou la passion. Lucrèce est un grand poète apparemment, et il n’y a rien de pire pour le fond que son poème. Demandez à Platon, ce qu’il pense des tragiques d’Athènes, il en parle comme de pestes publiques, et le génie de Sophocle et d’Euripide a fait l’admiration de tous les âges- On absoudrait difficilement le comique Aristophane, quand même on l’innocenterait de la mort de Socrate, et c’est Platon encore qui dit que les Graces mêmes avaient pour temple l’ame d’Aristophane. Supprimons les exemples, ils s’offrent en foule, et prouvent qu’ainsi que la peinture fait peu dépendre du choix des sujets le mérite de ses œuvres, l’art d’écrire possède en lui-même sa beauté et sa vérité propres, qu’il peut prêter, parure éclatante et trompeuse, à des idées fausses et à des fictions dangereuses. On le regretterait vainement ; l’imagination n’est pas la raison, le goût n’est pas la conscience, et il y aurait plus de sûreté dans le monde de l’intelligence, si le bien-dire était l’attribut exclusif et le signe certain du bien-penser. Les hommes ont beau vouloir approuver ce qu’ils admirent, tantôt c’est l’admiration du talent qui suborne leur conviction, tantôt c’est la manière de penser qui leur fait admirer ce qu’ils aiment à croire. Souvent aussi on critique par hypocrisie, et l’on rougit d’avouer ce qui a su plaire. J’écarte donc bien des jugemens rigoureux prononcés contre la littérature contemporaine.

Je m’accuse d’un goût très vif pour le talent, et je trouve nombreux aujourd’hui ceux qui ont reçu le don de charmer ou d’émouvoir par la parole écrite ; mais, sans imiter cette sévérité banale et intolérante qui ne distingue pas dans ce qu’elle juge, j’avoue qu’en ce moment la mission des écrivains me paraît mal remplie : ils sont en faute envers leur temps, ils le flattent et ne le servent pas.

On reproche d’abord à la littérature actuelle d’être mercantile et d’être improvisatrice. Il y a du vrai dans le reproche ; seulement il ne retombe pas de tout son poids sur ceux auxquels il s’adresse.

Las de voir que tous les métiers enrichissaient, excepté le métier de l’esprit, il est trop certain que des écrivains ont voulu prendre leur revanche et faire leurs preuves de noblesse financière. En vérité, la tentation était forte. L’industrie, grace à la grandeur de ses opérations, à l’habileté de ses calculs, peut-être aussi à un certain art de se faire valoir elle-même aussi bien que sa marchandise, joue un premier rôle dans les sociétés modernes. Elle conduit maintenant à l’honneur. On a pu se demander pourquoi le talent ne mènerait pas à la fortune. Réellement la société est plaisante quand elle reproche à la littérature de se faire industrielle. Qu’est-elle donc elle-même ? et la politique n’a-t-elle pas fait exactement comme la littérature ?

On ajoute que la rapidité de la vapeur est enviée de nos écrivains : en s’appliquant à la presse qui imprime, elle semble avoir gagné jusqu’à l’esprit qui fait imprimer ; mais de tout temps l’improvisation a tenu une grande place dans les lettres ; elle a toujours régné dans la controverse ; elle est le seul procédé qui convienne et suffise à la polémique. Rarement aussi, bien rarement, ce qui était improvisé a été durable ; non que le talent manquât, il y a des œuvres du moment qui valent des productions lentement achevées. Comme dans certaines occasions de la vie la présence d’esprit sans la réflexion fait des merveilles, il y a une présence de talent qui enfante parfois des chefs-d’œuvre. Cependant les ouvrages ainsi faits n’offrent pas ordinairement un attrait durable à l’esprit ; ils n’ont presque jamais cette forme perfectionnée, ce fini d’exécution qui contente seul un goût difficile, qui place les compositions littéraires au rang des modèles et les fait admettre comme specimen approuvés dans l’enseignement de l’art. Difficilement ils peuvent devenir ce qu’on appelle classiques. Si les Lettres Provinciales n’avaient pas été recommandées par le patronage de la meilleure et de la plus puissante école littéraire, si Port-Royal enfin ne les eût protégées après les avoir dictées, je ne sais si elles auraient conservé dans la postérité l’admiration qui leur était due ; bien leur a pris que les maîtres du XVIIe siècle aient été pour la plupart jansénistes. L’esprit de parti cette fois, contre sa coutume, a puissamment servi la justice.

Mais, en général, tous les improvisateurs littéraires doivent se résigner à voir leurs œuvres périr avant eux ; sauf quelques exceptions heureuses, ils laissent un nom plus connu que leurs écrits. Que dis-je ? c’est le sort de ceux mêmes qui font du talent d’exprimer la pensée l’emploi le plus difficile et le plus éclatant, les orateurs. En vain parviennent-ils à la gloire, leurs discours restent peu dans la mémoire des hommes. Ceux de Cicéron lui-même sont les moins lus de ses ouvrages, et les oraisons imaginaires que les grands historiens prêtent à leurs personnages, compositions méditées avec art et calculées pour l’effet littéraire, produisent peut-être plus d’impression à la distance des siècles que les harangues vraies qu’inspirèrent l’émotion et la nécessité, et qui, du haut d’une tribune réelle, dominèrent les frémissemens d’une assemblée vivante.

Cet exemple, le plus frappant de tous, peut servir à justifier une appréciation plus indulgente de la littérature, ou, pour mieux parler, des talens littéraires de ce temps-ci. Avant toute autre improvisation, en effet, il faut placer celle de la tribune politique. C’est un talent littéraire, en ce sens que les plus rares et les plus précieux dons de l’écrivain y sont nécessaires, hormis l’art d’écrire lui-même, mais avec un surcroît d’autres énergiques qualités de l’ame que ne réclame nullement la composition d’un ouvrage. Et cependant ces œuvres d’esprit, où il entre tant d’autres choses que de l’esprit, ne sont pas estimées dans les lettres pour ce qu’elles valent ; elles y figurent à peine, et l’on ne fait pas compte à une époque de ce qui se dépense à la tribune de pensées et d’expressions, d’imagination, de mouvement, de fécondité, d’habileté dans l’exposition, de vigueur dans les déductions, toutes qualités cependant fort prisées dans les livres. Il m’a été donné d’entendre, depuis trente ans, mais surtout depuis seize, des choses qui, je n’en doute pas, égalent ou surpassent en mérite ce qu’aucune assemblée publique a pu entendre. Qui ne croit pourtant que les éloges immodérés dont la presse salue les orateurs qui lui sont chers ne soient des hyperboles de parti ? Qui met sérieusement dans son esprit nos grands orateurs au rang des maîtres classiques de la pensée ? On ne l’ose pas, et pourquoi ? C’est une première injustice envers notre temps.

Après l’improvisation de la tribune vient, à une grande distance, l’improvisation du journal. La presse périodique aussi consomme beaucoup d’esprit et ne produit pas de renommée. Dans un pays où tout se discute en public, où l’art d’écrire est devenu l’instrument universel des intérêts et des affaires, combien ne doit-il pas se montrer de talent, et du meilleur, en des occasions où l’on n’ira pas le chercher ! Qui pourrait garantir que, sur la rédaction d’un article de loi, le sens des dispositions d’un traité, la direction d’un chemin de fer, il ne se sera pas souvent publié un mémoire comparable, pour l’élégance ou la clarté, pour la force ou la méthode, pour la verve ou le raisonnement, à quelque chapitre d’un ouvrage immortel ? J’ai lu sur les haras telle brochure qui attestait un écrivain.

Tout ce qu’on peut dire contre l’improvisation s’adresse donc en partie aux institutions et aux mœurs, et ne préjuge rien contre l’existence et la qualité du talent. La tribune et la presse politique peuvent donner une richesse intellectuelle qui ne compte pas ; mais ce n’en est pas moins une richesse intellectuelle. Enfin, de la harangue et du pamphlet si nous passions à la poésie, à la critique, à la philosophie, à l’histoire, nous dresserions aisément à notre siècle un brillant inventaire, en ayant soin de ne pas faire, comme tant d’autres, abstraction des défauts pour les livres du passé, abstraction des beautés pour les ouvrages contemporains.

Ce n’est donc pas l’art qui me paraît en déclin, ce n’est point par la forme que la littérature périclite ; mais le fond m’inquiète, et l’esprit qui peu à peu s’introduit dans le monde littéraire ne me rassure pas. Ici, il est vrai, il faudrait s’en prendre moins aux auteurs qu’à ceux qui les jugent et accuser d’abord le public.

On peut remarquer que les gens qui traitent le plus sévèrement nos écrivains sont de ceux qui donnent au talent et à l’intelligence le moins de place dans les choses humaines. La critique dénigrante se rencontre surtout chez qui ne fait nul cas des livres. C’est depuis qu’on s’est épris de la matière qu’on est le plus exigeant pour l’esprit. On commence par le trouver inutile, puis on nie qu’il existe. Les utilitaires qui nous font aujourd’hui la loi sont parfaitement convaincus qu’il ne se pense ni ne s’écrit rien qui vaille la peine qu’on y regarde. S’ils trouvaient le manuscrit dont parle La Fontaine, ils préféreraient bien le moindre ducaton, mais je ne sais s’ils accorderaient que le manuscrit fût bon. Voilà les gens qui ont forcé les faiseurs de manuscrits à leur prouver qu’on en pouvait tirer des ducats.

Si donc la littérature est loin d’être irréprochable, c’est qu’elle a trop suivi le courant. A quelques années d’une révolution, à la suite de ce premier déchaînement d’idées et de passions qui ne pouvait rien produire de bon ni de vrai, et dont le résultat naturel devait être une période d’humiliation pour la raison humaine, une réaction vient d’éclater, enfantée par la peur et le dégoût, réaction de défiance, d’incrédulité, d’aversion pour tout ce qui peut à la fois ennoblir et égarer l’humanité. La société a jugé à propos d’opposer ses intérêts à ses idées ; elle a mis en suspicion tous les principes de croyance et d’action qui l’avaient animée et recommandée à l’histoire. Elle a forcé ceux-là mêmes qui ont l’ambition de la gouverner à dissimuler leur grandeur native pour se faire bien venir d’elle, à épouser non-seulement la cause des biens matériels, mais celle des sentimens vulgaires, à s’abaisser pour régner, Cette déroute d’une société intimidée, qui fuit devant le fantôme de l’esprit humain pour se retrancher derrière ses intérêts, qui même essaie de relever comme une redoute supplémentaire les préjugés détruits, qui, au lieu de penser pour mieux croire, feint de croire pour éviter de penser, qui n’adopte des traditions saintes que comme des garanties de tranquillité, et qui rebâtirait le temple de Salomon pour y mettre en sûreté le veau d’or, c’est un spectacle corrupteur dont peut-être les hommes d’intelligence et d’étude n’ont pas bien compris la sévère leçon ; la contagion quelquefois a paru les gagner ou les effrayer ; tous n’ont pas vu quel grave devoir naissait pour eux dans cette dispersion funeste des forces morales de la société.

Les plus sages se sont retirés de la lice pour attendre de meilleurs jours ; mais d’autres, ou plus faibles ou plus ardens, se sont d’abord abandonnés à l’entraînement universel. Que, dans les premières années après 1830, livré aux excès de la pensée, l’esprit humain ait affiché l’insensée prétention de refaire l’essence même de la société, de créer de toutes pièces une morale et une religion, d’abolir la propriété, la famille et le mariage, de retrancher de ce monde la liberté de l’individu, tolérée jusqu’ici par la divine toute-puissance : ces preuves de folie spéculative, ces puérilités menaçantes d’une science superficielle et d’une philosophie irréfléchie devaient faire à l’esprit humain une obligation de se contenir et de se dominer, c’est-à-dire de reconnaître ses limites et de respecter ses propres lois ; mais plus tard, mais aujourd’hui, à l’aspect de cette panique sociale, produite à la fois par l’émeute des intelligences et par l’émeute des factions, il fallait se découvrir un autre devoir, celui de résister encore. La résistance, voilà aujourd’hui la mission de l’esprit humain ; en veillant sur lui-même, en s’attachant intimement à la vérité, en s’unissant aux nobles passions qui peuvent l’animer, il fallait tout à la fois qu’il luttât contre le matérialisme quand il attaque sous les formes de l’anarchie, et quand il se défend par les armes d’une réaction. Mais non ; la pensée troublée ou séduite a cédé au temps ; elle s’est rendue la complaisante ou l’interprète de cette inimitié craintive de la raison, de cette misologie que raillait Socrate, et, poursuivre la mode, elle a voulu faire des affaires. Se regardant comme une branche du travail national, elle a demandé pour ses produits un prix rémunérateur, et, par voie de conséquence, elle a fait chœur avec le mercantilisme pour prôner à l’envi l’incertitude de la raison et les illusions de l’intelligence. Des artistes ont laissé soupçonner que le talent n’était, après tout, qu’un moyen neutre de réussir, que la pensée écrite était une denrée dont la production pouvait se régler par l’offre et la demande, et qui devait être servie au goût des consommateurs. Les uns ont fourni les paroles, et les autres la musique à cette marseillaise de l’industrialisme qui retentit dans tous les rangs de la société.

On trouve des raisons pour tout, et la théorie se soumet en esclave au despotisme des passions humaines. Le fatalisme historique est là tout prêt à justifier, comme des transitions nécessaires, les erreurs de chaque époque, et à faire un progrès de la décadence même. Il vous dira qu’il faut une compensation à tout, il ira chercher dans les principes de Newton une règle de mécanique sur l’égalité de la réaction à l’action, découverte fort à propos pour expliquer tous les excès et ajourner sans terme le moment de l’équilibre véritable ; mais enfin, métaphore pour métaphore, c’est une autre idée qu’on devrait emprunter à la mécanique, celle de la résultante des forces. Ainsi que deux forces en s’opposant l’une à l’autre déterminent une direction moyenne, loi merveilleuse qui fait à la fois marcher les planètes dans l’espace et les navires sur les flots, il peut y avoir, dans la société moderne, non pas deux limites extrêmes entre lesquelles elle oscillerait éternellement, mais deux forces qui semblent opposées et doivent s’unir en une commune et puissante impulsion. Oui, je le reconnais, l’activité sociale prend deux grandes formes que nous appellerons l’industrie et la pensée, l’une qui sert plus l’intérêt, l’autre la vérité ; l’une qui a plus besoin de l’ordre, l’autre de la liberté. L’une ne doit pas être sacrifiée à l’autre, chacune ne doit pas tour à tour prévaloir et tout emporter. La lutte éternelle n’est pas leur position définitive ; mais, en se résistant jusqu’à un certain point, elles peuvent engendrer une force commune, un mouvement commun, le vrai progrès, celui dont profite et se glorifie la société tout entière, celui qui ne s’accomplit pas aux dépens de la dignité ou du bonheur de l’humanité. Pour réaliser un tel progrès, il faut sans doute que le travail de l’homme sur la matière, ce travail qui a pour but, non, comme on l’a dit, de la réhabiliter, mais de l’asservir en la transformant et d’assurer à l’esprit un triomphe de plus, soit prospère et protégé ; mais il faut aussi que le travail de l’esprit pour lui-même, de l’esprit cherchant à s’éclairer par le vrai, à s’enchanter par le beau, soit pratiqué et récompensé comme il doit l’être, c’est-à-dire tout autrement que les œuvres destinées au bien-être des hommes. Il faut qu’un certain accord, qu’une mutuelle entente s’établisse entre ceux qui enrichissent et ceux qui illustrent la société, et que l’estime, l’influence, la gloire même, ne passent point tout d’un côté. Et ici se révèle dans sa grandeur la mission de quiconque se dévoue, même en un rang obscur, à la cause de l’esprit. Ce n’est pas des travailleurs qu’il faut attendre qu’une juste part soit faite aux écrivains, c’est à ceux-ci, qui sont obligés de tout comprendre, à régler la part de tous, à révéler à l’industrie ses propres destinées, à lui marquer dans l’estime des peuples la place qui lui est due, à revendiquer pour tout ce qui n’est pas elle une inviolable prérogative. L’intelligence pure ne relève que des lois qu’elle tient de Dieu ; mais on n’apprendra ce qu’elle vaut que si elle le sait elle-même. L’amour désintéressé de la vérité, l’enthousiasme de la beauté dans tous les genres, un sentiment de l’idéal enfin qui est nécessaire dans tous les arts, dans la poésie, dans la philosophie, dans la politique elle-même, voilà ce qui doit perpétuellement animer les hommes du parti de l’intelligence, Voilà les intérêts sacrés commis à leurs faibles mains.

J’ai prononcé ce mot, le sentiment de l’idéal. L’expression n’est pas très usitée, et l’on pourrait bien accuser tout ceci de métaphysique ou de poésie. Ce seraient deux grands crimes dont il m’importe de me défendre.

Il y a sans doute un monde idéal où un esprit métaphysique peut seul porter le regard. Il y a une beauté idéale qui ne se révèle que par inspiration à l’ame du grand artiste. Ce n’est pas de cet idéal suprême que je veux parler : il n’apparaît, si l’on ose dire, qu’à des intelligences divinement élues ; mais un idéal plus accessible, plus familier pour ainsi parler, ou plutôt le même sous des formes plus saisissables, est ou doit être présent à toutes les intelligences capables de quelque réflexion. C’est celui-là qu’il importe que la littérature ne laisse jamais s’effacer et se perdre, en cessant d’en épurer, d’en aviver l’image dans le miroir de l’intelligence.

Il est difficile de contester que l’effort ou, si l’on veut, la tendance de l’esprit humain ait été, depuis l’âge de la renaissance, de se gouverner par la raison seule ; ce fut certainement sa prétention avouée, son entreprise manifeste, depuis la fin du dernier siècle. Les ennemis de la philosophie et de la révolution le lui ont assez reproché. A mesure que l’on renonce à se laisser doucement aller à l’empire absolu des traditions, on tombe dans l’obligation de se faire sur chaque chose que la tradition réglait une règle que dicte la raison, c’est-à-dire qu’on remplace insensiblement en tout un fait par une idée, œuvre délicate et dangereuse qui ne s’achève pas en un jour, et dont le cours est souvent interrompu par des déviations, par des réactions, suites nécessaires peut-être de l’infirmité mobile de l’esprit humain. Mais cependant que faire ? Le mouvement est donné, il faut le suivre. On est en route, il faut marcher. Je sais qu’on se lasse, je sais qu’on s’égare ; on trouve qu’il y a plus d’obstacles et de dangers qu’on ne l’avait cru. Alors vient le découragement, on s’arrête, et, comme l’immobilité est devenue impossible, on est tenté de retourner sur ses pas. Il y a des momens, dans les voyages, où l’on ne sait plus que deux choses, languir ou revenir. Nous sommes, je le crains un peu, dans un de ces momens-là.

Il faut citer quelques exemples. J’en prendrai deux, l’un dans l’ordre le plus élevé, l’autre touche à ce qu’il y a de moins sublime, le monde de la vanité.

La religion, malgré d’immutabilité de ses dogmes, ne peut entièrement échapper aux variations de l’esprit humain. Son essence éternelle est exposée, en passant dans l’entendement des hommes, à s’y envelopper des formes que lui prêtent leur imagination, leur faiblesse, leur passion. Comme vérité, elle est immuable ; comme croyance, elle ne l’est pas. Elle n’est pas nécessairement conçue comme elle est, ou bien les hommes seraient infaillibles. On doit donc distinguer en elle une partie essentielle ou invariable, ce que la philosophie recherche, une partie accessoire et changeante, ce que l’histoire raconte. Avec plus ou moins de sagesse et de liberté, l’esprit humain s’efforce, et c’est son devoir, de se rapprocher sans cesse de cette vérité religieuse, ou de cette religion vraie qui n’est pas exactement celle de la pensée populaire, qui n’est pas même toujours celle des hommes que le monde donne au ciel pour ministres. Atteindre ce point de perfection fut dans tous les temps l’ambition des meilleurs parmi les grands esprits. Les temps modernes croyaient en général que cet effort n’avait pas été tout-à-fait stérile, et qu’au sein des sociétés cultivées, il s’était, depuis un ou deux siècles accompli un progrès dans l’ordre religieux autant que dans l’ordre philosophique. Par exemple, il semblait jusqu’ici que la religion des sages du temps de Louis XIV était plus éclairée (ce qui en définitive signifie plus vraie) que celle des moines du Xe siècle. Les gens sensés croyaient et croient, j’espère, encore que, lorsqu’on est chrétien, il faut essayer de l’être dans le sens de ceux qui cherchent à dégager la foi de toute variation historique, de toute addition superstitieuse, et que, lorsqu’on est purement philosophe, il faut tâcher d’être animé à l’égard du christianisme des sentimens de Leibnitz, ou du moins de Kant, ou, pour citer deux noms plus familiers, des sentimens exprimés dans quelques pages de Rousseau ou dans les lettres de Turgot sur la tolérance. En un mot, la raison poursuivait constamment et elle doit continuer à poursuivre une foi religieuse dont elle a l’idée, qui ne doit coûter aux hommes la perte d’aucune espérance et d’aucune vertu, mais qui de plus en plus doit s’élever au-dessus des fictions passionnées de l’imagination, toujours accessible aux séductions des sens. C’est là ce que j’appelle l’idéal religieux. C’est ce qu’on appelait dès le XVIIe siècle une religion éclairée. C’est une manière sérieuse et pure d’être chrétien ; c’est une foi qui tend au vrai et qui dédaigne toutes ces fables, tous ces préjugés, tous ces intérêts de la terre, survenus dans la religion comme les abus dans un bon gouvernement. Mais il est arrivé que, pendant qu’on cherchait cet idéal, dépassant bientôt non-seulement la foi raisonnée, mais le pur rationalisme, l’esprit humain, si rarement maître de lui-même, a tantôt violemment attaqué les bases de toute religion, tantôt paisiblement mis en oubli ses antiques besoins de saintes espérances. L’impiété est venue, l’indifférence a fleuri. C’était un mal ; pour y remédier, que fallait-il faire ? Persister dans le bien. On ne guérit pas d’un excès par un autre. Aux esprits téméraires ou moqueurs il fallait rappeler sans cesse, rappeler avec force que l’intelligence qui conçoit l’union de la raison et de la foi doit continuellement travailler sur elle-même pour la réaliser. Mais c’est là un idéal ; en le poursuivant on a échoué, on s’est égaré. Que fait la littérature ? Vous le savez ; pour s’épargner des frais d’invention, elle essaie de l’archaïsme. Vous la connaissez, cette littérature sacrée de nom, profane de fait, qui de la religion ne semble comprendre que les légendes. On, lui parlait des abus de l’église, elle les place au-dessus de ses bienfaits. Ce qu’elle aime de l’institution, c’est l’inquisition et l’ultramontanisme. Les saints qu’elle recommande sont des saints douteux du moyen-âge, ou ces saints d’origine claustrale, dont la Sorbonne, il y a cent cinquante ans, aurait trouvé mauvais qu’on vînt l’entretenir. S’il y a quelque part des liturgies bizarres ou des symboles hasardés ; qui n’ont pas, même été admis par l’église, si surtout il se rencontre des croyances excessives, des allégories outrées, bien dépourvues, de tout caractère évangélique, bien empreintes du caractère des grossières imaginations humaines, c’est là dans le culte de nos pères ce qu’elle révère ou glorifie. Demandez-leur, à ces écrivains d’un goût corrompu et dont l’orthodoxie n’est qu’un long paradoxe, ce qui vaut mieux pour la religion du traité de l’existence de Dieu de Fénelon ou des fables des Bollandistes : ils n’hésiteront pas ; ce sont des gens qui trouvent Fleury suspect et Tillemont incrédule. Ils tiennent à mettre le christianisme en guerre avec le bon sens.

Je ne veux voir dans tout cela que de la mauvaise littérature ; mais ne serai-je pas bien compris maintenant si je répète qu’il manque à la nouvelle école de littérature religieuse le sentiment de l’idéal chrétien ?

Venons à de moins graves sujets. Un principe passe pour avoir dominé ce pays-ci, et j’espère même qu’il y domine toujours ; quoi qu’il en semble : c’est l’égalité. On sait apparemment ce que je veux dire. Si on l’avait oublié, qu’on veuille bien relire une lettre, jadis assez fameuse, de Jean-Jacques Rousseau à Christophe de Beaumont ; on me comprendra. L’égalité, depuis un temps déjà long, avait pénétré et dans nos lois et dans nos mœurs ; mais, comme toutes les choses de ce monde, elle ne s’établit pas sans quelque dommage. Dans une société démocratique, non-seulement des distinctions jadis éclatantes ou agréables s’effacent, mais il se manifeste des goûts et des habitudes qui manquent d’élégance, surtout d’affectation d’élégance. L’uniformité d’éducation ne suit pas l’égalité des droits, même une instruction pareille n’amène pas des mœurs semblables. Des préjugés subversifs, des représailles grossières accompagnent souvent une émancipation sociale ; il peut enfin se répandre dans les classes nouvellement affranchies un esprit impatient de toute supériorité, et que tour à tour l’ignorance ou l’envie soulève contre les pouvoirs légitimes ou contre le mérite véritable ; mais c’est la faute des hommes, ce n’est pas celle de l’égalité, c’est-à-dire de la justice. Il demeure vrai que l’on petit concevoir une société où, sans qu’aucune classification, odieuse ou surannée soit maintenue, règne la seule subordination légitime, celle que la loi établit entre les magistrats et les individus, celle que la raison fonde sur l’inégalité du mérite ou de l’éducation. Ce n’est point un être chimérique qu’un citoyen soumis aux lois, respectant à la fois ses droits et l’autorité, rendant hommage de par la raison aux choses respectables, riant ides préjugés puérils, fuyant l’insolence, dédaignant l’envie. C’est là le vrai citoyen de la société moderne et d’un pays libre. A le former, à le rendre chaque jour plus commun et plus imitable, devrait incessamment travailler une littérature jalouse de répandre la lumière. Tout au rebours, la littérature, a subi une singulière métamorphose ; elle s’est faite aristocratique. Feuilletez les livres, elle affectionne les titres, les armoiries, le blason ; elle préconise, les manières de cour, l’impertinence, la frivolité. Si dans un roman à la mode s’il y a un bourgeois libéral, c’est’ à coup sûr un sot, probablement un fripon. On y parle doctement de naissance et de race ; on applique à l’espèce humaine des idées de studbook. Ce mot d’aristocratie, sans cesse employé dans les livres du jour, n’y est plus jamais pris qu’en bonne part. Chose étrange en vérité ! réaction ridicule ! littérature de parvenus !

On n’a pas su rester dans ce milieu si facile à tenir entre un retour fantasque à de vieilles niaiseries et une explosion de passions ou de préjugés niveleurs. On a cessé de fixer le regard, sur cet idéal de l’honnête homme et de l’homme sensé que, nos pères avaient dans l’esprit un certain jour qu’ils s’avisèrent d’une certaine déclaration des droits.

Ces exemples (on en pourrait donner mille) suffiront pour indiquer ce qui, suivant moi, manque à la littérature du moment. Ces vains efforts pour refaire de la raison avec des préjugés, de la religion avec des légendes, de la société avec des abus, de la vérité avec de l’erreur, ce n’est pas l’œuvre d’une fausse doctrine, comme celle des publicistes de l’émigration ; d’un fanatisme sincère, comme celui des hommes de 1815 ; d’une passion vindicative, comme vous pouviez l’éprouver, vous qui aviez senti le sang d’un père tomber goutte à goutte sur vos têtes à travers les fentes du plancher d’un échafaud. Non, c’est lassitude et prétention d’esprit, c’est artifice ou mode d’une littérature qui courtise les plus mesquines faiblesses d’un public blasé. Les écrivains ont cessé de se croire une cause à défendre, un but à atteindre. Ils s’appellent eux-mêmes de purs artistes et se comparent au musicien qui ne veut que plaire avec des sons. Ce qui n’est vrai que de quelques poésies destinées uniquement à produire de douces et vagues sensations, on l’applique à tous les emplois de la parole écrite, ne fût-ce que pour justifier la prétention si commune au nom tentant de poète. Romancier, critique, historien, philosophe, tout le monde l’accepte ou le brigue aujourd’hui, et, sous prétexte de poésie, la foi dans les idées s’éteint ou s’énerve, et la raison fait place à une sorte d’idolâtrie pour l’imagination, qui, malheureusement, s’accorde très bien avec les calculs de l’intérêt privé, et transforme aisément le goût du luxe en amour du beau.

Vous tous que le ciel a doués de la faculté merveilleuse de rendre la pensée émouvante ou pittoresque, vous encore qu’un peu d’étude a formés à l’art, au difficile art d’écrire, souvenez-vous que le talent oblige, et que vous êtes comptables envers l’esprit humain de l’usage des forces qui vous ont été données. Si autour de vous tout s’abaisse, si l’amour du bien-être devient le mobile universel des actions des hommes, si la société tend à ne plus estimer que des vertus économiques ou lucratives, ne vous laissez pas entraîner ni séduire ; luttez contre le torrent, et ne vous réduisez pas de gaieté de cœur au métier de donneurs de divertissemens ; songez à l’avenir qui, en grande partie, sera ce que vous le ferez ; souvenez-vous de cette noble cause de la dignité humaine que vos devanciers ont mise dans le monde, et dont ils ont, par d’immortels écrits, propagé autour d’eux l’intelligence et l’amour. Les œuvres de pure imagination, les fantaisies de l’art ne vous sont pas interdites ; mais que de temps à autre une page, un mot du moins, un mot vienne attester votre fidélité aux grandes pensées qui relèvent l’humanité. Ne vous faites pas une fausse gloire de mériter les arrêts sévères de Platon contre les poètes. Vous le savez bien, le génie, à suivre ses conseils, ne risque de perdre ni l’éclat, ni la grace. Son exemple est là pour nous apprendre que le culte de la pensée, que l’amour laborieux de la vérité ne fait pas tomber une seule fleur de la couronne de l’artiste, et que sur les lèvres des maîtres de la sagesse les abeilles de l’Hymette déposent leur miel le plus doux.


CHARLES DE RÉMUSAT.

  1. Dans un livre remarquable qui paraîtra prochainement sous le titre de Passé et Présent, chez l’éditeur Ladrange, M. de Rémusat a recueilli plusieurs sujets politiques ou littéraires, les uns inédits, les autres publiés à diverses époques et réunis pour la première fois. Parmi ces essais, il en est qui remontent à la restauration, il en est d’autres qui sont écrits d’hier. On peut ainsi comparer l’impression produite par deux époques bien différentes sur une intelligence qui unit dans une rare mesure l’élévation et la finesse. Dans les pages qu’on va lire, M. de Rémusat tire du contraste des deux époques une leçon bienveillante encore dans sa sévérité pour nos déviations et pour nos faiblesses. Il y a là mieux que les souvenirs d’un noble esprit, il y a un enseignement donné à notre génération avec l’autorité d’une conviction sincère et le charme d’une parole éloquente.