L’Esprit moderne dans l’histoire à propos du livre de M. Rosseew Saint-Hilaire

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L’Esprit moderne dans l’histoire à propos du livre de M. Rosseew Saint-Hilaire
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 60 (p. 1020-1044).
L'ESPRIT MODERNE
DANS L'HISTOIRE

Histoire d’Espagne depuis les premiers temps historiques jusqu’à la mort de Ferdinand VII, par M. Rosseew Saint-Hilaire.


I

Avant de me livrer à l’appréciation d’une composition historique considérable par les développemens comme par le sujet, il me semble à propos d’exposer quelques idées sur la manière d’écrire l’histoire et sur les divers systèmes auxquels elle a donné lieu de nos jours. Ces considérations prépareront et expliqueront le jugement que j’essaierai ensuite de porter sur le livre de M. Rosseew Saint-Hilaire.

On pourrait croire que l’état politique le plus favorable aux lettres et aux arts est celui où le pouvoir, concentré entre les mains d’un gouvernement fort et absolu, dispense en quelque sorte les citoyens, ou plutôt les sujets, du soin des affaires publiques, et les met en situation de se livrer sans trouble à ces nobles distractions de l’esprit. Cette manière de voir, qui semble justifiée par de grands exemples historiques, surtout par ceux que nous offrent le siècle d’Auguste et celui de Louis XIV, n’est pourtant qu’une erreur. Tout se tient dans le développement des facultés humaines, et ce n’est pas en énervant l’âme, en la mutilant, si l’on peut ainsi parler, dans quelques-unes de ses puissances, qu’on donne aux autres plus d’énergie. L’homme qui a cessé de prendre part aux affaires de son pays, à la direction de ses grands intérêts moraux, qui, par une conséquence forcée, y devient tôt ou tard indifférent, ne peut guère porter dans l’étude et la culture des lettres cette étendue d’esprit, cette élévation de sentimens sans lesquelles on ne dépasse pas une certaine médiocrité. Je ne veux pas dire que les lettres ne puissent fleurir que sous un régime de liberté régulière et garantie par de fortes et solides institutions. Les temps de guerres civiles, de luttes violentes entre les partis, où les talens, le courage, la fermeté d’âme, toutes les vertus politiques, ont l’occasion de se déployer, où les caractères sont naturellement provoqués à se manifester tout entiers, sont peut-être plus propices encore aux progrès de l’esprit humain que les époques de pleine liberté. L’oppression, la tyrannie, la persécution, aussi longtemps qu’on peut lutter contre elles et qu’elles n’ont pas complètement triomphé, sont, dans un certain sens, des épreuves salutaires, de puissans stimulans qui font qu’un peuple vaut tout ce qu’il peut valoir. C’est même d’ordinaire au sortir des agitations civiles, pourvu qu’elles ne se soient pas démesurément prolongées et n’aient pas dégénéré en une misérable anarchie, que l’histoire nous montre ces pléiades de grands hommes qui font la gloire de quelques siècles privilégiés.

Pour revenir aux exemples que je citais tout à l’heure et pour en mieux indiquer la véritable signification, je dirai que ce n’est ni à Auguste, ni à Louis XIV qu’il faut faire principalement honneur de l’éclat qu’ont jeté sur leur règne ces poètes immortels, ces grands écrivains dans tous les genres qu’on vit alors éclore en foule. Ils étaient le produit du mouvement imprimé aux esprits par les discordes civiles qui avaient frayé les voies au pouvoir absolu, et ce pouvoir absolu, malgré les encouragemens qu’il leur prodigua, ne réussit pas à leur susciter des successeurs. Lorsqu’Auguste mourut, la poésie était déjà descendue de Virgile à Ovide, et elle ne devait pas s’arrêter dans ce mouvement rétrograde. Avant la mort de Louis XIV, les La Motte et les Fontenelle avaient pris la place des Racine et des Molière. De même dans l’Italie moderne, lorsque, Charles-Quint eut courbé sous un despotisme uniforme les nombreux états qui jusqu’alors avaient joui soit de la liberté, soit tout au moins de l’autonomie, lorsque la paix d’une servitude régulière eut remplacé les agitations cruelles, mais fécondes, du moyen âge, il n’y eut plus de Dante, d’Arioste, de Machiavel, de Michel-Ange, de Raphaël ; dans les artistes, dans les poètes qui succédèrent immédiatement à ces hommes illustres, on peut déjà reconnaître un commencement de décadence, et un siècle plus tard tout était fini ou à peu près. Ce n’est pas que le despotisme exclue les amusemens de l’esprit : dans les classes riches et éclairées, le désœuvrement général, l’absence de grands intérêts publics y disposent même peut-être un plus grand nombre d’hommes qu’aux époques de liberté ; mais sous l’influence dominante tout se rétrécit, tout se raffine, La grâce affectée, la subtilité, la fausse délicatesse, prennent la place des inspirations puissantes et des grands sentimens ; les déclamations vides et ampoulées, les poésies galantes, les romans frivoles, les curiosités philologiques, les recherches d’une érudition oiseuse et puérile peuvent encore amuser les imaginations ; des œuvres vraiment fortes ne peuvent plus être conçues par des hommes que la servitude a privés de leur virilité intellectuelle, et si quelques-uns étaient encore en état d’en produire, ils auraient peu de chance d’être compris et goûtés par leurs contemporains, qui, devenus exclusivement sensibles à ce qui est piquant, inattendu, ingénieux, et ne trouvant rien de tel dans de semblables œuvres, les dédaigneraient comme des vestiges, respectables peut-être, mais insipides, de l’antique simplicité. J’ai la conviction qu’au temps de Sénèque les beaux esprits de Rome, sans peut-être oser le dire tout haut, trouvaient bien des lieux communs dans Cicéron, et surtout qu’au temps de Claudien Virgile paraissait trop simple, trop dénué de finesse et d’ornemens.

Il est un genre littéraire qui, tenant moins que beaucoup d’autres aux facultés de l’imagination et reposant principalement sur les faits, semble au premier aspect en dehors des conditions que je viens d’exposer : je veux parler de l’histoire. Ces conditions cependant existent aussi pour lui, et peut-être même y est-il soumis à un plus haut degré encore. Pour peu qu’on y réfléchisse, on le comprendra facilement. Pour écrire l’histoire, la véritable et grande histoire, celle qui ne consiste pas dans des recueils d’anecdotes ou dans le récit de quelque épisode extraordinaire, celle qui, pour employer l’heureuse expression de Voltaire, retrace les mœurs et l’esprit des nations, il faut connaître les hommes et les affaires publiques, il faut se rendre compte de la puissance de l’opinion, de l’influence des institutions, de leurs rapports avec le caractère et les antécédens des peuples, et rien de tout cela ne peut être bien compris à ces époques de gouvernement absolu où les populations restent entièrement étrangères à l’action politique. Il faut encore, surtout si l’on veut écrire l’histoire contemporaine ou seulement l’histoire moderne de son propre pays, jouir d’une certaine liberté qu’un gouvernement absolu accorde difficilement à l’égard de certains personnages et à l’endroit de certaines questions. Le grand historien de la Russie, Karamsin, a dû arrêter son travail au commencement du XVIIe siècle, c’est-à-dire au moment même où il serait sorti en quelque sorte du domaine des curiosités archéologiques pour raconter les faits qui ont élevé l’édifice de ce gigantesque empire. On sait qu’en France même, sous Louis XIV, Mézeray perdit sa pension pour avoir parlé avec quelque indépendance du droit qu’avaient jadis les états-généraux de voter les impôts.

Cela explique suffisamment le petit nombre d’historiens vrai ment dignes de ce nom que la France avait comptés jusqu’à nos jours. Quelques mémoires écrits par des hommes tels que Commines et le cardinal de Retz, qui avaient pris une part importante aux affaires et aux troubles civils, la grande histoire du président de Thou, composée au sortir des déchiremens de la ligue et sous un prince aussi tolérant, aussi libéral, aussi éclairé que le temps le comportait, c’était là, à peu de chose près, sauf une grande exception que j’indiquerai tout à l’heure, tout ce que nous possédions dans ce genre de solide et de sérieux. Je ne parle pas du grand ouvrage de Bossuet sur les Variations de l’église protestante, qui est surtout et presque exclusivement un chef-d’œuvre de polémique, ni de son Histoire universelle, ni des Considérations de Montesquieu sur la Grandeur et la Décadence des Romains, que l’on doit plutôt ranger parmi les traités de philosophie politique que parmi les histoires proprement dites. Ce qui frappe surtout dans la plupart des écrits historiques publiés à la fin du XVIIe siècle et pendant le XVIIIe, c’est l’absence d’idées originales, de connaissance des hommes et des affaires. On sent, en les lisant, qu’il s’était établi une séparation complète entre la nation et son gouvernement, et que quiconque n’avait pas une participation officielle à l’administration publique, à la direction des affaires, était condamné à les ignorer complètement. Les auteurs de ces ouvrages, sans bien s’en rendre compte peut-être, partageaient l’humanité en deux classes absolument distinctes, les citoyens des antiques républiques, qu’ils douaient d’un patriotisme sans bornes, d’un courage, d’un désintéressement et aussi de talens prodigieux qui les rendaient dignes et capables de la liberté, et les sujets des monarchies modernes, qu’ils croyaient apparemment nés pour la servitude, et à qui ils faisaient un honneur, une vertu de s’y dévouer au besoin avec un héroïsme chevaleresque. À ces deux classes d’hommes si différentes, ils appliquaient des règles morales également diverses. Tel qui admirait les actes par lesquels les deux Brutus se sont immortalisés chez les Romains eût condamné comme un factieux, un criminel de lèse-majesté, quiconque en France et en Espagne aurait tenté de contenir les excès de l’autorité royale, et il fallut bien du temps, il fallut l’exemple de l’affranchissement des États-Unis pour faire naître ou du moins pour propager l’idée que les exemples de l’antique liberté pourraient trouver des imitateurs chez les modernes. Il est vrai qu’alors, comme l’esprit français va toujours d’un extrême à l’autre, on se prit à penser que ce que naguère on réputait impossible était la chose la plus facile du monde.

Ai-je besoin de dire que je ne comprends pas Voltaire dans le jugement que je viens de porter sur nos historiens du dernier siècle ? Si ce grand et rare esprit n’eût pas été avant tout un polémiste, si, engagé dans des controverses violentes, il n’y eût contracté des habitudes, des ressentimens, des partis-pris dont tous ses écrits portent plus ou moins la trace, sa pénétrante intelligence, l’étendue de ses vues, son amour de l’humanité, le sens critique dont il était éminemment doué, son talent d’exposition et l’élégante clarté de son style eussent fait de lui un historien presque accompli. Dans des genres bien divers, son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, son Siècle de Louis XIV malgré la disposition vicieuse des matières, son Histoire de Charles XII, sont de vrais chefs-d’œuvre. Personne avant lui n’avait su à ce point fondre le récit des événemens avec le tableau des mœurs et des usages, montrer la différence des temps, les progrès de la civilisation, peindre à grands traits, presque toujours avec vérité, la physionomie des personnages remarquables, faire comprendre les ressorts de la politique, les mobiles réels des révolutions les plus importantes, éviter les fables absurdes dont la passion et la crédulité encombrent l’histoire. Si parfois ses grandes facultés semblent l’abandonner, si le sentiment du beau, du vrai, du grand, lui manque en plus d’une rencontre, c’est parce qu’en lui les passions du polémiste, l’influence des luttes du jour et de celles qu’il prévoyait pour le lendemain, viennent troubler le calme et la sécurité où l’historien a besoin de se maintenir pour être à la hauteur de sa tâche.

Comment, dans la première moitié du XVIIIe siècle, à une époque où il existait un tel abîme entre la société et le pouvoir, entre les gouvernans et les gouvernés, où le public avait si peu de moyens d’agir sur la conduite des affaires et même de les connaître, où par conséquent la théorie et la pratique, absolument séparées, ne pouvaient ni s’éclairer, ni se contrôler réciproquement, comment Voltaire a-t-il pu écrire de manière à faire croire que ni l’une ni l’autre ne lui était étrangère ? Il faut sans doute chercher avant tout l’explication de ce phénomène dans la supériorité et le genre de supériorité de son esprit ; mais on ne doit pas oublier qu’il fut mêlé quelque temps aux négociations diplomatiques, bien que dans une forme indirecte et non officielle, qu’il eut des liaisons plus ou moins intimes avec presque tous les personnages principaux de son temps, avec les souverains, les ministres, les généraux, les gens de lettres, et que, constitué de bonne heure le chef du parti philosophique, il eut à déployer, pour le diriger et le contenir dans l’occasion, pour préparer ses succès, pour lui épargner des échecs, une grande partie des qualités qui servent à gouverner les états. On peut dire jusqu’à un certain point que, par sa grande influence morale, Voltaire n’était pas un simple particulier, mais un homme public avec qui les princes eux-mêmes traitaient souvent de puissance à puis sance. Dans une telle situation, il avait certainement, pour comprendre la marche des choses humaines et pour écrire l’histoire, des facilités et des ressources qui manquaient aux autres écrivains.

Il y avait d’ailleurs en lui, lorsque les passions ne l’aveuglaient pas, une supériorité de bon sens qui, à ce degré, est vraiment du génie. J’aime à me le figurer, plus jeune de quelques années, vivant assez pour assister à cette révolution de 1789 qu’il avait si clairement prédite, voyant tomber sous les premiers coups de cette révolution les abus qui lui étaient si odieux, l’intolérance et les persécutions religieuses, les iniquités, les cruautés des lois pénales et de la procédure criminelle, les privilèges outrageans pour les classes inférieures. Je me représente sa joie, bien autrement éclatante, bien autrement fondée que celle qu’il ressentit vers la fin de sa vie des réformes incomplètes de Turgot ; mais je vois bientôt son enthousiasme se refroidir et faire place à un sentiment d’inquiétude et d’anxiété en présence des folles exagérations qui signalèrent si promptement l’omnipotence de l’assemblée nationale victorieuse. On se laisserait volontiers entraîner hors de son sujet en parlant de Voltaire, dont le nom évêque tant d’idées, et des idées si complexes ; pour rentrer dans le mien, je dirai que dans tout le cours du XVIIIe siècle il me paraît être à peu près le seul historien véritable que la France ait produit. La révolution détruisit les obstacles qui rendaient presque impossible la culture de cette branche de la littérature, si florissante dans l’antiquité ; mais ce résultat ne pouvait se manifester d’une manière immédiate. Ce n’est pas au milieu des convulsions de la terreur ni sous le despotisme de l’empire, ce n’est pas sous l’impression des haines, des ressentimens, des préjugés, sortis de ces époques violentes, qu’il était possible d’écrire l’histoire avec quelque impartialité et quelque liberté, surtout en ce qui avait trait aux événemens contemporains et aux questions alors agitées. Il fallait du temps pour que les esprits, comprimés ou exaltés outre mesure par un long despotisme ou par l’impression de tant de contre-coups violens, pussent reprendre le calme et la sérénité nécessaires, pour que la connaissance des intérêts publics, renfermée dans un cercle étroit et privilégié, pût se répandre dans le pays. Aussi, sauf quelques essais heureux, mais superficiels, d’un homme à qui l’on ne rend pas aujourd’hui assez de justice, M. Lacretelle, les trente premières années qui suivirent 1789 furent-elles aussi stériles en historiens que celles qui les avaient précédées.

C’est après 1820, alors que le régime constitutionnel et monarchique inauguré par la restauration avait déjà pu se développer à travers de bien rudes épreuves et manifester même déjà son in fluence féconde, tant dans l’ordre politique et social que dans l’ordre purement intellectuel, c’est alors qu’on vit surgir presque simultanément les hommes éminens qui devaient renouveler en quelque sorte l’histoire. Entre leurs mains, elle ne fut plus, comme elle avait été trop longtemps parmi nous, soit un texte de déclamation, soit un objet d’amusement et de distraction frivole ; elle devint un grand enseignement. L’art de raconter avec clarté et agrément ne fut plus le seul talent exigé de ceux qui s’y appliquaient ; il fallait encore un jugement sain, de la sagacité, la connaissance du cœur humain, une certaine science, au moins théorique, des affaires, de la législation et de l’économie politique. Il ne suffit plus, pour s’aventurer sur ce terrain, de recueillir, dans un petit nombre de livres consacrés par l’opinion, des notions admises sans contrôle. On exigea de l’historien, sinon toujours des faits nouveaux, au moins une appréciation éclairée et l’explication, la saine intelligence de ceux qui étaient déjà connus ; on lui demanda de remonter aux sources, seul moyen de s’imprégner de ce qu’on appelle la couleur locale, c’est-à-dire de bien comprendre et de bien exprimer les époques dont on veut tracer le tableau.

Une circonstance remarquable, et qui montre quelle était alors la richesse, la fécondité du mouvement intellectuel, c’est la diversité des tendances, des tours d’esprit, des procédés de ces illustres écrivains. On aurait pu dire que chacun d’eux fondait une école particulière qui n’avait de commun avec les autres que l’éminence du talent, l’étendue du savoir et l’élévation de l’esprit. Dans l’un, le trait caractéristique était un point de vue philosophique rattachant tous les effets à des causes générales et s’efforçant de faire découler de certains principes toute la série des événemens. Dans un autre, l’esprit politique dominait avec la forme sévère, la précision, le dédain des détails minutieux qui en sont l’accompagnement habituel. Dans un autre encore, le charme, la clarté des récits, la vivacité des tableaux, entraînaient le lecteur. Aucun d’entre eux ne saurait être considéré comme l’élève, comme l’imitateur de l’un de ses rivaux ; tous avaient leur originalité, leur caractère propre et bien distinct. Si l’on voulait pourtant chercher le point par lequel ils se ressemblaient en général, par lequel ils tenaient à leur temps, c’est, malgré des nuances bien marquées, le libéralisme de leurs opinions, c’est la confiance qu’ils y portaient et que doit difficilement comprendre la génération sceptique qui leur a succédé. Chacun croyait à la liberté, aux progrès de la civilisation, chacun pensait que la France était arrivée à une époque de lumières et d’améliorations dont il ne s’agissait plus que de recueillir et de compléter les bienfaits, et nul n’aurait supposé qu’il fût possible de ravir à la nation les conquêtes de 1789, consacrées par la charte de 1814. On ne voyait, pour ainsi dire, dans l’histoire des temps antérieurs que la préparation providentielle de l’époque dans laquelle on avait eu le bonheur de naître. Telle est l’illusion un peu naïve dont on trouve l’empreinte dans la plus grande partie des écrits publiés aux approches de la révolution de 1830 ou immédiatement après cette révolution. On croyait être pour ainsi dire arrivé au cinquième et dernier acte de la tragédie, et dans cette situation commode on se considérait comme en position de résumer, d’apprécier le plan providentiel dont le mot définitif semblait enfin avoir été dit. C’était là sans doute une illusion, mais une de ces illusions puissantes, généreuses, qui donnent à l’esprit humain la force de tenter de grandes choses, d’accomplir tout ce dont il est capable. Les événemens n’ont que trop prouvé depuis qu’il fallait beaucoup en rabattre pour rester dans le vrai, et, par une de ces réactions trop ordinaires en France, on est tombé dans l’extrême opposé : dans un grand nombre de compositions historiques ou philosophiques, les nobles théories du libéralisme ont fait place à ce qui leur est peut-être le plus contraire et le plus hostile, aux théories haineuses d’une démocratie absolue, exclusive, intolérante, fort peu soucieuse de la liberté. Grâce à Dieu cependant, après plus de quarante années, les illustres écrivains dont je parlais tout à l’heure existent encore presque tous, et on a vu ce phénomène, sans exemple, je crois, que lorsqu’une révolution est venue ravir à plusieurs d’entre eux le pouvoir qu’une autre révolution leur avait donné, lorsque, ne pouvant plus servir leur pays par l’action ou par la parole, ils ont repris des travaux littéraires interrompus si longtemps par les exigences de la vie politique, ils se sont trouvés n’avoir rien perdu des grandes facultés qui leur avaient jadis conquis un si haut rang.

A côté d’eux, ou, pour mieux dire, après eux, la génération actuelle a vu se former d’autres historiens dont quelques-uns ne sont pas indignes de marcher sur leurs traces. Dieu me garde de vouloir fixer d’avance les rangs que le temps finira par leur assigner ; mais, sans entrer à leur égard dans une appréciation détaillée, sans les comprendre tous, à beaucoup près, dans le jugement sévère que je vais exprimer, je crois devoir expliquer ce qui me fait craindre que le genre historique, si brillant encore dans les survivans de la génération précédente et même dans quelques-uns de leurs élèves, ne soit pourtant déjà en voie de décadence.

L’histoire est un art sans doute, mais c’est aussi, c’est surtout une science. Elle a des règles absolues auxquelles on ne manque pas impunément. Elle doit avant tout, par des procédés variables, mais tous tendant au même but, présenter les faits, non-seulement dans leur vérité matérielle, mais dans leur exacte proportion ; faire connaître l’impression qu’ils ont produite sur les contemporains, et en même temps en ramener l’appréciation aux principes éternels de la vérité et de la justice. Pour ne pas dévier de ces principes, l’historien doit veiller sur lui-même, se mettre en garde contre les passions et les préventions personnelles, je ne dirai pas s’interdire l’admiration et l’indignation là où elles sont méritées, car alors ces deux sentimens ne sont que l’expression de la justice, mais bien comprendre que, par leur nature même, ils sont rarement applicables, que l’on n’est fondé à admirer et à s’indigner qu’en présence de faits et de caractères exceptionnels, en dehors, pour ainsi parler, des proportions ordinaires de la nature humaine, que de tels faits, de tels caractères ne se produisent que rarement, et que, lorsqu’on croit les rencontrer à chaque pas dans une période quelconque de l’histoire, il est à peu près évident qu’on la voit sous un faux jour. La médiocrité, le mélange du bien et du mal, sont en effet la loi commune de l’humanité, et le génie comme la stupidité, la vertu héroïque comme le vice monstrueux, sont de pures exceptions. La médiocrité est ce qui domine dans le cours des choses humaines. L’historien, pour rester dans le vrai, pour être réellement instructif, a donc à raconter bien des faits peu saillans en eux-mêmes, à peindre bien des caractères indécis, faibles, également étrangers aux grands vices et aux grandes vertus, dépourvus de talens supérieurs, mais exempts de ce degré d’imbécillité ou d’extravagance qui constitue aussi une curieuse originalité. Il est même des époques qui ne présentent pour ainsi dire autre chose que des natures moyennes et vulgaires engagées dans une série d’événement aussi vulgaires qu’elles. Et ces époques, l’historien doit les exposer dans toute leur simplicité, ne fût-ce que pour y découvrir le germe des catastrophes qui suivent d’ordinaire ces temps d’engourdissement et de stagnation. Que si, pour animer son récit, pour lui donner plus d’intérêt, il cède à la tentation de grandir de petits hommes, d’attacher à des faits mesquins une importance qu’ils n’ont pas elle et d’essayer de prouver qu’avant lui on s’est trompé sur tout cela, il pourra bien, avec un peu de talent, amuser les esprits superficiels, enclins à considérer comme de méprisables lieux communs tout ce qui a obtenu pendant un certain temps l’assentiment du genre humain ; mais ses paradoxes, repoussés dès le premier moment par les esprits sensés et pourvus d’une solide instruction, perdront tout crédit, même auprès de ceux qui les auront d’abord accueillis, dès que le temps leur aura ravi cet attrait de la nouveauté qui faisait leur seul mérite. En histoire plus encore qu’en toute autre chose, la vérité est la première condition d’un succès légitime et durable. Rien n’est plus évident, et cependant combien ce principe est peu compris de ceux même qui n’oseraient pas ou ne voudraient pas le nier ! Combien peu de gens en conçoivent toute la portée ! Combien d’écrivains, sous prétexte de servir une certaine vérité générale qu’ils arrangent à leur façon, se permettent de falsifier les vérités de détail dont l’ensemble est pourtant la seule base de la vérité générale bien entendue ! C’est une chose étrange que l’infiniment petit nombre des hommes, même parmi les plus sensés, les plus désintéressés, je ne dis pas qui pratiquent, mais qui comprennent le respect complet, absolu de la vérité, qui s’en rendent un compte bien exact. Pour beaucoup d’entre eux, la vérité est un moyen fort respectable, une bonne et louable habileté plutôt qu’une obligation morale existante par elle-même : le mensonge leur fait sans doute horreur lorsqu’il se traduit en pratique par une calomnie ou par un manque de foi ; mais dans le domaine de l’intelligence, lorsqu’il a pour but de servir une cause que l’on croit bonne, les plus sévères y voient à peine une faute très vénielle.

Il est des écrivains qui semblent avoir compris l’histoire comme on pourrait concevoir le roman historique. S’emparant de faits et de personnages dont le caractère général leur paraît rentrer dans le point de vue qu’il leur convient de mettre en relief, ils ne se font aucun scrupule de les y accommoder par des procédés souvent fort étranges. Ils donnent aux caractères de ces personnages une consistance logique, une perfection en bien ou en mal qui n’est pas dans la nature. Ils font marcher les événemens dans un ordre régulier et constamment progressif, comme ceux d’un drame, c’est-à-dire de la manière la plus contraire à la réalité telle que l’expérience nous la montre. On dirait, à lire ces historiens systématiques, qu’à telle époque les hommes n’avaient qu’une seule pensée, qu’un seul but, qu’ils l’apercevaient clairement, que tout s’y rapportait. Rien en général n’est moins exact que cette manière de présenter les choses. Il suffit d’avoir observé avec quelque attention le cours des événemens pour reconnaître combien l’esprit humain est ondoyant, comme dit Montaigne, même au milieu de ses préoccupations les plus ardentes et en apparence les plus exclusives, combien de fois il semble se décourager et perdre toute espérance au moment même où il va accomplir quelque progrès décisif. La peinture de ces contradictions, de ces hésitations, est, il est vrai, une œuvre laborieuse, difficile, ingrate, qui exige de longs développemens, qu’il est par conséquent malaisé de rendre supportable à l’impatience frivole de la masse des lecteurs, toujours pressés d’arriver au but. Il est bien autrement facile de les intéresser en leur montrant, comme dans les tragédies, les événemens marchant sans cesse vers ce but, et des personnages tout d’une pièce formant dès le premier moment, par une sorte de divina tion, des projets complets, détaillés, dont ils poursuivent ensuite sans relâche l’accomplissement. Pour tracer de tels tableaux, il faut, il est vrai, se débarrasser de ce que j’appellerai le bagage, les impedimenta de l’histoire. Il faut écarter une multitude de faits et de considérations dont l’exposé dérangerait l’ordonnance romanesque et la forme littéraire du récit. L’histoire ainsi comprise est positivement fausse, car ce que l’on y fait entrer, isolé de ce qu’on en retranche, perd ses proportions véritables et ne représente plus rien de réel. Malheureusement ce n’est guère qu’en se défigurant de la sorte que l’histoire, cette science sévère, faite pour un petit nombre d’esprits, peut devenir populaire, et pour se passer de ce moyen de succès, pour arriver jusqu’à la masse des lecteurs en restant fidèle à ses conditions, elle a besoin de s’appliquer à un sujet favorable traité avec un rare talent.

Il est une autre tentation qui rentre jusqu’à un certain point dans celle que je viens d’indiquer, et à laquelle cèdent trop souvent ceux qui se consacrent à ce genre de travail : la manie du dramatique. Le dramatique, de sa nature, est nécessairement rare. En quoi consiste-t-il dans ses rapports avec l’histoire ? Dans l’impression que fait sur les âmes le spectacle des grandes catastrophes, de celles qui renversent ce qui était élevé et relèvent ce qui était abattu, qui font triompher soudainement des causes et des opinions que l’on considérait naguère comme à jamais perdues, qui, mettant à nu le fond de la nature humaine et arrachant tous les masques, ouvrent une ample carrière aux grands talens, aux grandes vertus, aux grands dévouemens, comme aussi aux vices les plus odieux et aux plus honteuses bassesses. Or des situations semblables ne peuvent se reproduire qu’à de longs intervalles, et si dans un pays en proie à l’anarchie elles semblent se renouveler fréquemment, c’est en se dénaturant, en perdant ce qu’elles avaient de tragique. Une révolution qui détruit un gouvernement existant depuis des siècles, qui change les institutions antiques d’un peuple, est sans doute quelque chose de profondément dramatique ; mais, si elle est suivie d’une série d’autres révolutions suscitées par l’inquiétude aveugle de la multitude et l’ambition de quelques hommes, ces mouvemens n’offrent plus bientôt qu’un spectacle monotone et fatigant, et la lassitude, le dégoût ne tardent pas à prendre la place de la vive curiosité, de l’intérêt passionné qu’on éprouvait d’abord. La révolution de 1789 a exalté toutes les âmes, et les récits multipliés qu’on en publie depuis près de quatre-vingts ans suffisent à peine à l’avidité des lecteurs ; mais, parmi ceux même qui, de nos jours, suivent avec l’attention la plus sérieuse la marche des événemens contemporains, combien en est-il qui se préoccupent des révolutions incessantes auxquelles l’Amé rique espagnole est livrée depuis un demi-siècle ? Et, sans aller chercher si loin des exemples, ceux d’entre nous à qui leur âge a permis d’assister aux phases successives de nos longues perturbations ne se rappellent-ils pas combien la vive émotion produite par le début de chacune de ces phases, par les premières luttes auxquelles elle donnait lieu, était prompte à se transformer en un sentiment de tristesse, de fatigue, de découragement, lorsque ces luttes se renouvelaient à de courts intervalles ? L’âme humaine est ainsi faite qu’elle ne peut supporter longtemps la tension, l’exaltation où la jettent de tels spectacles. Ni l’enthousiasme ni l’admiration ne peuvent être, pour les individus non plus que pour les peuples, un état permanent. Que penser donc des historiens qui, cédant au désir de faire de l’effet ou de grandir la cause dont ils ont entrepris la glorification, nous offrent une succession de tableaux dramatiques non interrompus ? Non-seulement ils méconnaissent la nature humaine, mais, pour tracer de semblables tableaux, il faut, de toute nécessité, qu’ils dénaturent les faits.

Une autre école historique contre laquelle s’élèvent pour le moins autant d’objections, c’est ce qu’on peut appeler l’école pittoresque, celle qui, sous prétexte de donner une idée vraie et saisissante des mœurs, de l’esprit, des opinions d’un siècle ou d’une nation, accumule les anecdotes bizarres et les faits étranges en les isolant des circonstances qui souvent en expliqueraient l’apparente singularité, et transporte ainsi le lecteur dans un monde fantastique qui peut amuser la curiosité, mais dont aucun esprit sensé et réfléchi ne sera jamais dupe. C’est ainsi que certains écrivains, lorsqu’il leur convient de décrier une époque ou une nation, tracent le tableau monstrueux d’une espèce de pandœmonium, ou, lorsqu’ils sont animés d’une pensée plus bienveillante, celui d’un véritable paradis terrestre habité exclusivement par des héros et des sages. Pour arriver à de tels effets, il n’est pas même besoin de recourir à des inventions : il suffit de rapprocher, de colorer fortement les faits et les caractères qui se prêtent à de pareilles représentations et de supprimer tout ce qui peut y faire obstacle ; c’est le mensonge par prétention, mais c’est toujours un mensonge, puisqu’on donne ainsi une idée différente de la vérité.

Le vice principal de tous ces systèmes historiques, c’est d’omettre beaucoup de choses essentielles. Sans doute, en histoire, il ne faut pas tout dire, il faut laisser de côté les faits insignifians dont il n’y a aucun enseignement à tirer ; mais un choix judicieux doit présider à ces omissions. De ce que certains faits sont difficiles à exposer de manière à intéresser la grande majorité des lecteurs, il ne s’ensuit pas qu’il faille les passer sous silence, si la connaissance en est nécessaire pour bien apprécier une situation. L’art de l’historien doit s’employer à en déguiser autant que possible la sécheresse ; mais il doit les raconter. C’est là une des conditions laborieuses et pénibles de l’histoire des temps modernes, appelée à peindre des sociétés et une politique si compliquées. Écrite d’une manière complète et approfondie, elle n’est peut-être pas, dans toutes ses parties, à la portée de tous les lecteurs. Ce n’est pas seulement parce que la grande histoire du président de Thou est écrite en latin que, malgré sa juste réputation, elle est si peu lue ; en français, elle ne le serait guère davantage : le fond, comme la forme, en est trop sévère. Faut-il en conclure qu’elle est inférieure à tant d’autres compositions historiques auxquelles une forme légère et superficielle assure, une vogue plus ou moins durable ? Ce serait placer les dialogues de Fontenelle sur la Pluralité des mondes au-dessus de la Mécanique céleste de Laplace.

En résumé, l’histoire doit être une image fidèle des événemens qu’elle raconte et rendre exactement l’impression qu’ils produiraient sur un spectateur intelligent, éclairé, placé assez près des passions et des préjugés du temps pour les comprendre, pour en tenir compte, mais assez dégagé de ces passions et de ces intérêts pour ne pas y subordonner ses appréciations. C’est dire qu’avec du bon sens, de la sincérité, de l’étude, alors même qu’on n’aurait pas été doué par la nature des dons de l’éloquence et de l’imagination, on peut être un historien sérieux, bien qu’incomplet, tandis qu’avec ces dons éclatans un brillant écrivain à qui manqueraient le jugement, le sentiment, l’amour de la vérité et la faculté du travail lent et patient serait parfaitement impropre à écrire l’histoire. Je ne crois pas qu’on ait beaucoup à regretter, ni pour l’utilité publique, ni pour la gloire de M. de Chateaubriand, qu’il n’ait pas donné suite à ses velléités, à ses ébauches de compositions historiques.

Les idées que je viens de développer me paraissent avoir guidé M. Rosseew Saint-Hilaire dans son Histoire d’Espagne jusqu’à la mort de Ferdinand VII. Une connaissance approfondie du sujet, une exposition lucide, le sentiment intime du bien et du mal, la volonté souvent réalisée de la plus équitable impartialité, telles sont les principales qualités qui distinguent cette grave entreprise. Un style plus soutenu, plus exempt de certains tours trop familiers, les rendraient plus saillantes encore, mais on sait combien, dans une œuvre d’aussi longue haleine, il est malaisé d’éviter complètement ces taches légères qu’un travail de révision ferait facilement disparaître. Pour justifier au reste mes réserves comme mes éloges, il n’est point nécessaire d’apprécier ici l’ensemble de cet ouvrage. Je parlerai surtout des récens volumes (le huitième et le neuvième) qui contiennent, avec le tableau des dernières années du règne de Charles-Quint, la plus grande partie du règne de Philippe II.

II

L’époque de Charles-Quint et de Philippe II est, sans contredit, une des plus importantes de l’histoire de l’Espagne. C’est la transition, plus rapide, plus complète dans la Péninsule que partout ailleurs, du moyen âge, du temps des grandes existences féodales, à la royauté absolue des derniers siècles. Au moment où Charles-Quint monta sur le trône, l’Espagne venait de se compléter, d’achever de s’organiser en une grande et puissante monarchie. Elle abondait en hommes d’état, en grands capitaines, en génies hardis, vigoureux, entreprenans, tant dans la politique que dans la poésie et les lettres. Lorsque Philippe II mourut quatre-vingts ans après, la décadence avait déjà commencé ; le despotisme avait écrasé les institutions qui, pendant tant de siècles, avaient entretenu la vie publique dans ce beau pays ; l’inquisition, affermie, consolidée pour longtemps, y fermait tout accès au mouvement des idées, aux progrès de la civilisation. Tout était déjà en voie d’appauvrissement, de dépérissement ; ni la guerre, ni la politique ne produisaient plus d’hommes éminens, et si les arts et les lettres brillaient encore d’un assez grand éclat, moins d’un siècle devait suffire pour les abaisser au niveau des autres branches de l’activité humaine. On sait à quel degré d’anéantissement moral et presque matériel était tombée l’Espagne, lorsqu’un petit-fils de Louis XIV en reçut l’héritage des mains du dernier descendant de Charles-Quint.

Si, parmi les causes multiples d’une chute si complète et si terrible, il fallait en désigner une principale à laquelle toutes les autres pussent se rattacher, je n’hésiterais pas, au risque d’être accusé de répéter un lieu commun philosophique, à nommer l’inquisition. L’inquisition, telle qu’elle existait en Espagne, car nulle autre part on n’a rien vu de semblable, est peut-être le fléau le plus épouvantable dont l’histoire ait gardé le souvenir. Les proscriptions de Marius, de Sylla, des triumvirs, la terreur de 1793, ont été sans doute plus meurtrières encore ; mais c’étaient des crises passagères, ceux même qui y présidaient ne présentaient un tel état de choses que comme un état d’exception pendant lequel les lois et les règles ordinaires étaient suspendues ; tous les honnêtes gens les maudissaient, et après un court intervalle une réaction universelle en faisait justice. Rien de semblable en ce qui concerne l’inquisition. Son règne a duré près de quatre siècles, et, sauf les quarante dernières années où les progrès de l’esprit philosophique. commençaient à l’ébranler, elle n’a pas changé de caractère, elle n’a subi aucune modification pendant ce long espace de temps. Si à certains momens elle s’est montrée un peu moins oppressive qu’à d’autres, si elle a versé moins de sang, c’est uniquement parce qu’elle avait moins d’occasions de le faire, parce que son action continue avait fini par éclaircir les rangs d’où elle prenait ses victimes. Au XVIIIe siècle encore, sous un prince français, sous Philippe V, elle a pu envoyer au bûcher quinze cents infortunés. En trois cents ans, elle a fait brûler plus de trente mille personnes, sans compter ceux qui sont morts dans les prisons où elle retenait si longtemps ses justiciables avant de prononcer sur leur sort, sans compter non plus ceux qu’elle condamnait à des peines moins graves, mais terribles encore. On sait quelle abominable procédure précédait ses jugemens et l’obligation qu’elle imposait aux enfans de dénoncer leurs parens, aux serviteurs de dénoncer leurs maîtres lorsqu’ils les soupçonnaient d’hérésie. Si quelque chose peut étonner encore, c’est que, dans une nation si longtemps courbée sous cette immorale tyrannie, il ait pu subsister quelques restes de bon sens, d’humanité, de sentiment vrai du bien et du mal, d’énergie morale. Loin d’être surpris de l’abaissement où l’inquisition a réduit l’Espagne, on l’est plutôt de ce que son œuvre de destruction n’y ait pas été plus complète.

Il y avait d’ailleurs, dans le caractère personnel de Philippe II et dans la direction qu’il imprima à son gouvernement, une analogie frappante avec le système et les procédés de l’inquisition. Le goût, l’instinct du despotisme, l’horreur pour toute espèce, d’indépendance, la conviction que le plus grand des crimes est de résister à l’autorité, la ferme résolution de ne se refuser à aucune rigueur pour triompher des résistances, la croyance profondément enracinée que tout est permis pour atteindre ce but, qu’il y aurait une coupable faiblesse à s’arrêter devant les règles de la morale ordinaire et les inspirations de l’humanité, tels étaient les sentimens, les doctrines qui présidaient en Espagne au gouvernement temporel aussi bien qu’au gouvernement spirituel. Et comme personne n’aurait pu les contredire sans s’exposer aux plus terribles châtimens, ces doctrines, ces sentimens, finirent par prendre possession de tous les esprits. La littérature espagnole de ce temps en est fortement empreinte, et sans doute elle contribua elle-même à les propager, à leur donner un caractère de généralité. Pour s’en étonner, il faudrait ignorer combien les idées les plus étranges, les plus contraires aux instincts de l’humanité et à la nature des choses peuvent promptement et facilement arriver à dominer les esprits lorsque ceux qui les soutiennent ont seuls la parole et qu’aucune contradiction ne peut se produire. Dans les temps de liberté et de croyances incertaines, l’amour du paradoxe, c’est-à-dire l’entraînement qui porte à combattre les idées généralement admises, n’est pas une chose rare, c’est même l’amusement des esprits frivoles et vaniteux. Au XVIe siècle et à toutes les époques d’absolutisme politique ou religieux, il faut au contraire une grande force morale pour oser, même au fond du cœur et sans le manifester, être d’un avis différent de ce qui paraît être autour de vous l’opinion universelle.

Très certainement la plupart des contemporains de Philippe II, en comparant son pouvoir absolu et non contesté aux embarras, aux difficultés sans cesse renaissantes des autres gouvernemens, se disaient que la politique qu’il avait choisie, était la meilleure, et, sans rechercher si les circonstances intérieures du pays ne lui rendaient pas plus ou moins facile ce qui ailleurs eût été impossible, ils le proclamaient un grand roi, un grand homme d’état. Une des misères de l’esprit humain, c’est d’adorer le succès, de juger d’après l’événement immédiat, de se prosterner devant l’apparence de la force et de dédaigner profondément quiconque, en présence d’un grand péril à conjurer ou d’un grand intérêt à atteindre, s’arrête à des scrupules de droit, de légalité, de respect pour la liberté ou la conscience des autres. De nos jours même, qui ne se souvient d’avoir entendu célébrer le génie de M. de Metternich, l’inflexible fermeté de l’empereur Nicolas, préservant à tout prix l’Autriche et la Russie des atteintes de la révolution ? Si la mort les eût enlevés quelques années plus tôt, s’ils eussent cessé de vivre au milieu de leurs triomphes, leurs admirateurs auraient eu la ressource de rejeter sur ceux qui leur ont succédé la responsabilité des désastres qui ont, il y a peu d’années, accablé les deux empires longtemps gouvernés par eux ; mais, ces désastres les ayant atteints dans l’exercice même de leur pouvoir, l’événement les a irrévocablement condamnés dans l’esprit des hommes qui regardent le succès comme l’unique criterium de la justice et du talent. Aussi tel aujourd’hui qui se permettait de leur refuser son approbation alors que la fortune les comblait de ses faveurs est parfois amené, par un sentiment d’équité, à les défendre contre la sévérité excessive de ceux qui s’extasiaient, il y, a peu d’années, devant tous leurs actes.

Plus heureux que les représentans de l’absolutisme russe et autrichien, Philippe II ne vit pas s’écrouler l’édifice de la puissance gigantesque dont il avait tant abusé. Cependant, par l’effet de cet abus même, il le laissa bien ébranlé. Au prix des plus énormes sacrifices en hommes et en argent, il n’avait guère réussi, pendant un règne de quarante années, qu’à troubler l’Europe et à lui infliger des souffrances dont l’Espagne n’avait recueilli d’autre fruit que la haine universelle. La réunion du Portugal à la monarchie espagnole est la seule entreprise qui ait réussi à son ambition, et l’avantage de cette réunion, qui ne devait être que passagère parce que le cabinet de Madrid n’avait ni l’habileté nécessaire pour se concilier l’affection de ses nouveaux sujets, ni la force qui l’eût mis en état de triompher de leur inimitié, fut plus que balancé par le tort moral et matériel que firent à l’Espagne la révolte et la séparation des Pays-Bas.

La révolution des Pays-Bas est peut-être l’événement le plus important du règne de Philippe II, celui qui en indique le mieux le caractère en établissant la ligne de séparation la plus exacte entre le mouvement ascendant de la puissance espagnole et l’ère de la décadence. Elle a été souvent racontée, et M. Rosseew Saint-Hilaire se complaît évidemment dans le récit qu’il en fait. On le comprend sans peine de la part d’un esprit si fortement attaché à la cause de la réforme religieuse. C’est en effet une des phases les plus glorieuses de l’histoire du protestantisme ; j’ajouterai, et cela explique l’intérêt qu’elle a inspiré à un si grand nombre d’écrivains, que c’est peut-être la révolution la plus légitime, la plus irréprochable que présentent les annales du genre humain.

Aux yeux des hommes qui ne séparent pas la politique de la morale, plusieurs conditions sont nécessaires pour légitimer ce qu’on appelle une révolution, c’est-à-dire la substitution d’un gouvernement nouveau au gouvernement établi et le renversement total ou partiel des institutions d’un pays opérés par des moyens violens et en dehors des voies régulières. Il faut que le gouvernement renversé se soit rendu intolérable à ses sujets en violant, ou les lois de la justice universelle, ou les engagemens particuliers qu’il avait contractés ; il faut qu’avant de recourir contre lui à la force, l’on ait épuisé tous les moyens pacifiques et réguliers de le ramener au droit et à la raison ; il faut enfin que les sujets n’aient pas provoqué par leurs propres excès ceux dans lesquels ils cherchent la justification de leur révolte, et que dans leur hostilité contre le gouvernement ils ne l’aient pas en quelque sorte poussé vers l’abîme par des provocations, gratuites. Ce ne sont pas là seulement les conditions de la légitimité d’une révolution ; on pourrait dire que ce sont les conditions de son succès. En y regardant de près, on reconnaîtrait que, sauf des exceptions plus apparentes que réelles, les révolutions qui ont réussi, j’entends par là celles qui ont porté d’heureux fruits, ont été commencées à contre-cœur, sous l’empire d’une sorte de nécessité, après de longs efforts pour les éviter. La révolution qui a délivré les États-Unis d’Amérique, celle qui, par l’expulsion définitive des Stuarts, a fondé en Angleterre la véritable monarchie constitutionnelle, présentent l’une et l’autre ce caractère. Il en est de même, à un plus haut degré encore, de celle des Pays-Bas, et cela est facile à expliquer. Les révolutions, même les plus heureuses, les plus exemptes d’excès et d’exagérations, entraînent nécessairement à leur suite de si effroya bles calamités, elles portent de telles atteintes, non-seulement à la prospérité publique, mais au caractère moral des peuples, elles ébranlent tellement les bases de l’ordre social, que, pour braver gratuitement de pareilles chances, il faut être, ou bien insensé, ou bien pervers. Les nations qui de gaîté de cœur se donnent de semblables passe-temps font preuve d’une ignorance, d’une absence de sentiment moral qui ne permettent pas de leur supposer les qualités nécessaires pour fonder un nouvel édifice, et les hommes qui les poussent à ces témérités ne peuvent guère posséder les vertus politiques qui les mettraient en état de présider utilement à la réorganisation d’un pays. Ce n’est pas un paradoxe de dire que, si Washington a pu fonder la république des États-Unis, c’est parce qu’il avait été des derniers à se déclarer pour l’insurrection, pour la séparation de la mère-patrie, parce qu’il ne l’avait fait qu’après s’être convaincu de l’impossibilité absolue d’une transaction. Son esprit froid et judicieux avait mesuré d’avance les difficultés et les périls.de la grande entreprise à laquelle il finit par s’associer. Aussi ne fut-il ni surpris, ni découragé par les innombrables obstacles qu’il rencontra sur sa route. Alors que d’autres, plus ardens que lui dans le premier moment, parce qu’ils étaient moins clairvoyans, faiblissaient à l’aspect de ces obstacles qu’ils n’avaient pas prévus, que les populations semblaient se refroidir pour la grande cause objet naguère de leur enthousiasme, et que de fâcheux dissentimens menaçaient de paralyser les efforts du patriotisme, lui seul restait ferme et inébranlable. C’est qu’il appartenait à cette classe d’hommes supérieurs par le caractère qui ne se décident à l’action qu’en connaissance de cause, après avoir mûrement délibéré avec eux-mêmes, mais qui, une fois décidés, ne reculent plus et vont jusqu’au bout.

Tout ce que je viens de dire de la révolution d’Amérique s’applique à celle des Pays-Bas. Les provinces belges et néerlandaises, depuis longtemps réunies sous une même souveraineté, avaient manifesté à toutes les époques un grand attachement à leurs libertés, à leurs privilèges, à leurs institutions particulières ; elles s’étaient constamment montrées jalouses de les maintenir intacts, et cette jalousie n’avait pu que devenir plus inquiète et plus ombrageuse depuis que leurs souverains, maîtres de l’Espagne et de tant d’autres états où ils exerçaient le pouvoir absolu, pouvaient être tentés de se l’arroger dans les Pays-Bas à l’aide des ressources qu’ils puisaient dans leurs vastes possessions. Au moment toutefois où Philippe II monta sur le trône, il n’existait certainement dans ces provinces aucune intention, ni même aucun désir de se soustraire à son autorité. Charles-Quint, malgré la rigueur extrême avec laquelle il y avait réprimé toutes les tentatives de désordre, malgré les cruautés exercées en son nom et par ses ordres contre les novateurs en matière religieuse, avait su s’y rendre populaire. Il lui avait suffi pour cela de respecter habituellement les usages du pays, de témoigner à la haute noblesse, qui y possédait une très grande influence, des égards bienveillans, de la traiter dans l’occasion avec une sorte de familiarité noble qui ne portait aucune atteinte à sa dignité et au respect de son gouvernement. Il était né en Flandre, les Flamands le considéraient comme un compatriote ; il passait beaucoup de temps parmi eux, il comprenait leur langue, leurs coutumes. Philippe II au contraire, véritable Castillan, hautain, dédaigneux, ne se plaisait qu’en Espagne, où il ne tarda point à se retirer pour ne plus en sortir. D’un abord difficile et peu attrayant, aussi attaché aux formes qu’à l’essence du despotisme, il devait s’aliéner tôt ou tard une race d’hommes différente à tous égards de la race espagnole. Les efforts persevérans auxquels il se livra pour annuler les états-généraux des Pays-Bas et pour y implanter l’inquisition, qui répugnait plus encore peut-être à l’esprit de liberté de la population tout entière qu’aux opinions religieuses d’une partie de cette population, amenèrent le soulèvement qui lui enleva une si précieuse partie de son patrimoine ; mais il fallut bien du temps pour qu’on se décidât à lui résister autrement que par les voies légales, et même après que la résistance eut pris un caractère plus formel, pendant bien des années encore des concessions faites à propos eussent tout pacifié. La crainte qu’inspirait aux mécontens la puissance formidable de l’Espagne n’était sans doute pas étrangère à l’esprit de conciliation dont ils se montrèrent si longtemps animés, à leurs hésitations, à leurs incertitudes ; mais il y avait encore une autre cause. Les chefs du mouvement, presque tous de la plus haute noblesse, ne désiraient nullement une révolution dont ils n’osaient espérer le succès, et dont, même en ce cas, les conséquences possibles les effrayaient peut-être. C’est très sincèrement qu’en luttant contre les ordres impitoyables de la cour de Madrid ils protestaient de leur fidélité au roi, et la meilleure preuve de leur bonne foi, c’est la confiance avec laquelle la plupart d’entre eux, trompés par de fausses assurances, se livrèrent à la merci d’un tyran qui ne voyait que révolte et trahison dans tout ce qui n’était pas la soumission la plus servile. Plusieurs de ces infortunés, mis à mort comme rebelles, étaient très certainement de fidèles royalistes et même des catholiques zélés. Pas plus qu’Egmont, que Horn et que Montigny, le prince d’Orange, Guillaume le Taciturne, le glorieux fondateur de l’indépendance des Pays-Bas, n’aurait conçu sans une nécessité absolue la pensée de renverser la domination espagnole, qu’il avait fidèlement servie sous Charles-Quint. Comme eux, il s’efforça longtemps de concilier avec sa fidélité envers son souve rain ses devoirs envers son pays ; mais, plus éclairé, plus prévoyant, plus politique, il comprit à temps qu’il fallait opter, et par là il sauva les Pays-Bas en se sauvant lui-même.

L’histoire ne présente peut-être pas un plus grand caractère, ni une nature morale plus élevée. Sous ce dernier rapport, ce n’est pas, je crois, aller au-delà de la vérité que de dire qu’il égale Washington, et très certainement il est supérieur à son illustre descendant Guillaume III, qui, un siècle après, devait joindre à la gloire de sauver à son tour la Hollande celle de délivrer l’Angleterre et de rétablir l’équilibre de l’Europe. Sans doute il ne fut pas donné à Guillaume le Taciturne d’accomplir d’aussi grandes choses. Simple particulier au début de sa carrière, longtemps errant comme un rebelle vaincu, comme un proscrit dont la tête était mise à prix et les biens confisqués, il fut exposé à de bien plus dures épreuves que son arrière-petit-fils, né dans une condition presque royale et placé dès sa première jeunesse à la tête d’un gouvernement régulier. Pour surmonter ces épreuves, pour ne pas se laisser abattre pendant une longue série d’années où la fortune parut se plaire à déjouer tous ses efforts, à donner de cruels démentis à ses espérances les mieux fondées, il eut besoin d’une force morale que le courage le plus héroïque et la plus ardente ambition ne lui auraient pas donnée, et dont on ne peut trouver le secret que dans le profond sentiment du devoir. Bien des fois il eût pu croire que sa grande entreprise avait définitivement échoué. Comme cela ne manque jamais d’arriver dans les crises révolutionnaires un peu prolongées, le découragement gagnait autour de lui ceux même qui s’étaient dans le principe montrés les plus dévoués. Les défections se multipliaient, des provinces entières se replaçaient sous le sceptre de Philippe II. En de telles conjonctures, combien d’autres auraient cru avoir assez largement payé leur dette à la patrie pour avoir le droit de cesser une lutte dans laquelle ils n’étaient plus soutenus ! Combien eussent accepté les propositions que le gouvernement espagnol lui fit parvenir à plusieurs reprises pour lui assurer hors de son pays une grande et honorable existence ! Il fut inébranlable. De même que dans les premiers temps il n’avait pas fondé une confiance exagérée sur l’enthousiasme des populations insurgées, de même plus tard, lorsque cet enthousiasme, amorti ou éteint par le temps, l’expérience et la mauvaise fortune, eut fait place à un désenchantement, à un découragement non moins excessifs, il ne désespéra pas, comprenant que la détestable politique des Espagnols, leur intolérance, leur incorrigible mauvaise foi, leur implacable cruauté, ranimeraient tôt ou tard dans les Pays-Bas le patriotisme et l’esprit d’indépendance. Et ce qui rend plus admirable encore cette invincible persévérance, c’est qu’elle ne lui était pas inspirée par des vues d’ambition, à moins qu’on n’appelle ainsi le désir de s’honorer par de grands services rendus à son pays. Loin d’aspirer à devenir le maître de ceux qu’il avait sauvés, il s’opposa constamment aux projets qui furent formés pour l’appeler à la souveraineté. Il pensait sans doute qu’en restant simple serviteur de l’état, en n’éveillant aucune jalousie, il conserverait plus d’empire sur l’opinion et aurait plus de moyens d’être utile à la grande cause à laquelle il s’était dévoué. Dans l’état de faiblesse où se trouvaient les Pays-Bas, un appui étranger lui semblait d’ailleurs nécessaire, et le moyen le plus assuré d’obtenir cet appui, c’était d’offrir à quelque prince, proche parent d’un des principaux monarques de l’Europe, la couronne enlevée à Philippe II. Aussi le vit-on provoquer successivement et patronner la candidature de l’archiduc Mathias et du duc d’Anjou, ne mettant d’autres restrictions, d’autres limites au zèle avec lequel il les servait que le respect des libertés nationales, leur demandant seulement de ne pas y porter atteinte, et, par une abnégation sans exemple, s’effaçant autant qu’il dépendait de lui pour les faire valoir, pour couvrir leurs fautes, pour transporter sur eux quelque chose de sa popularité.

De toutes les grandes qualités qui distinguaient Guillaume le Taciturne et qui font de lui un homme à part entre ses contemporains, la tolérance religieuse est peut-être la plus admirable, parce que c’était alors la plus rare, la plus difficile à pratiquer, surtout dans une lutte semblable. Il fut en cela le précurseur de Henri IV, mais il ne lui fut pas donné de faire prévaloir cette tolérance, et peut-être la pratique en était-elle impossible à ceux qui avaient à combattre l’inquisition espagnole.

M. Rosseew Saint-Hilaire a fort bien retracé cette noble physionomie. Il nous montre Guillaume le Taciturne aussi irréprochable dans sa vie privée que dans sa vie publique, conservant, au milieu de tant d’agitations, le besoin des affections de famille, du bonheur domestique, et, bien que cruellement éprouvé aussi sous ce rapport, gardant jusqu’à la fin cette tendresse d’âme qu’on aime à rencontrer chez un homme voué aux froids calculs de la politique et aux préoccupations d’une lutte sans trêve et sans pitié. Le contraste d’un tel caractère avec celui des adversaires qu’il avait à combattre et qui réunissaient, qui exagéraient tous les vices de leur temps, est singulièrement frappant. L’historien, pour le faire ressortir, n’a pas besoin de recourir à la déclamation, de forcer les couleurs. Lorsqu’on parle de Philippe II et de ses principaux auxiliaires, le seul récit des faits suffit pour former le tableau le plus complet de tout ce que peuvent enfanter d’odieux, de détestable, la passion du despotisme, la haine forcenée de toute liberté, l’intolérance, la perfidie érigées en système. Il faut même rendre cette justice à M. Rosseew Saint-Hilaire, que, tout en flétrissant comme il convient ces natures perverses, il ne néglige pas de faire ressortir le bien qui s’y trouvait mêlé, la sincérité du fanatisme de Philippe II, qui plus d’une fois lui fit sacrifier ses intérêts propres à ce qu’il croyait utile à la cause de la religion, le courage, l’activité, les talens militaires du duc d’Albe, l’héroïsme chevaleresque qui semblait faire de don Juan un paladin du moyen âge fourvoyé dans un état de société et dans une organisation politique auxquels ses qualités mêmes ne convenaient pas, dont son âme ardente et faible ne sut pas repousser la profonde immoralité. Un homme bien différent, le pape Pie V, cet inflexible protecteur de l’inquisition, si odieux à ce titre aux philosophes et aux protestans, trouve lui-même justice aux yeux de M. Rosseew Saint-Hilaire : sans dissimuler son aversion bien naturelle pour ce grand champion de l’intolérance, il l’admire franchement lorsqu’il le voit, en présence d’une formidable agression musulmane, — alors que tous les princes de l’Europe, frappés de terreur ou distraits par leurs affaires intérieures et leurs jalousies réciproques, se renfermaient dans une inaction qui laissait le champ libre aux conquêtes de l’islamisme, — se lever seul pour prêcher la plus légitime des croisades, une croisade défensive, et, à force de persévérance et d’énergie, organiser cette coalition qui devait à Lépante arrêter pour jamais les progrès des forces ottomanes, jusqu’alors irrésistibles.

De ce que M. Rosseew Saint-Hilaire fait preuve d’impartialité envers quelques-uns des plus ardens défenseurs de la cause catholique, doit-on conclure qu’il est complètement équitable dans ses appréciations du catholicisme ? Je regrette d’avoir à dire qu’il n’en est pas ainsi. En énonçant ce grief, je m’oblige à le justifier, et cela exige quelques développemens. On peut bien croire que je ne veux pas faire ici de la théologie, ni entrer dans l’examen des mérites respectifs des diverses communions chrétiennes ; mais, aux yeux mêmes des philosophes les moins croyans, il y a aujourd’hui un point bien acquis, si je ne me trompe : c’est que le catholicisme est une grande institution à laquelle l’humanité est redevable d’immenses bienfaits. Cela serait-il possible, si l’on devait le considérer du point de vue où M. Rosseew Saint-Hilaire se place pour le juger ? S’emparant du principe d’autorité, qui en est sans doute une des bases essentielles, mais qui pourtant ne le constitue pas tout entier, et interprétant ce principe dans un sens absolu que les plus fougueux ultramontains osent à peine lui prêter, il en induit que la seule règle de croyance et de conduite pour un vrai catholique, c’est la volonté du saint-siège, que celui qui, en un point quelconque, s’en écarte tant soit peu cesse d’être catholique, et, en cela d’accord avec l’ultramontanisme le plus exagéré, il accuse l’église gallicane de schisme et d’inconséquence, il ne parle des gallicans qu’avec dédain, comme de gens qui n’ont ni assez de bon sens pour repousser un principe faux, ni assez de logique et de résolution pour le suivre dans toutes ses conséquences après l’avoir accepté.

Que dirait M. Rosseew Saint-Hilaire ou plutôt que dit-il, car il ne s’agit pas d’une hypothèse, mais d’un fait qui se passe journellement sous nos yeux, que dit-il lorsqu’un écrivain ou un prédicateur catholique, rappelant que le libre examen est la base du protestantisme et que chaque protestant est autorisé à interpréter les Écritures d’après ses propres lumières, en conclut que ce libre examen ne comporte pas de limites, que prétendre lui en imposer, c’est le détruire, que l’esprit humain, dès qu’on l’affranchit du joug d’une autorité suprême et décisive, doit avoir le droit de tout mettre en question, qu’il n’appartient à personne de proclamer des dogmes fondamentaux devant lesquels on soit tenu de s’arrêter, et qu’à celui même qui prétend trouver dans les livres saints la preuve que Jésus-Christ n’est qu’un homme un protestant ne saurait sans inconséquence contester la qualité de chrétien ? M. Rosseew Saint-Hilaire répond sans doute que la liberté d’interprétation admise pour son église ne peut aller jusque-là, et qu’aucun principe ne doit être poussé à bout sous peine de tomber dans l’absurde. Je suis de son avis, mais comment ne comprend-il pas que cet argument peut être invoqué, avec la même force pour le moins, par le catholique qui prétend rester tel sans être ultramontain, qui, tout en proclamant l’autorité du pape, est d’accord avec Gerson, avec Bossuet, avec tant d’autres grands esprits, pour lui poser des limites ? Comment ne voit-il pas que la méthode qui consiste à ruiner un principe par l’exagération de ses conséquences est la méthode favorite des sceptiques, ou, pour mieux dire, des pyrrhoniens, et que, le jour où la légitimité en serait admise, les plus grandes vérités courraient risque d’être bientôt réduites à l’état de problèmes ?

Cette puissance destructive d’une fausse logique est un des plus terribles écueils de l’esprit humain. Sauf tout au plus les vérités mathématiques, on peut dire qu’elle a prise sur tout, et que, si on ne la repousse pas de prime abord, rien ne peut lui échapper. C’est par de tels argumens que dans l’ordre politique les amis excessifs de la liberté transforment en partisans du despotisme ceux qui veulent qu’un gouvernement ne soit pas à la merci du premier caprice de la multitude, et que par contre les amis exclusifs de l’ordre voient un anarchiste dans quiconque ose dire qu’il peut être permis quelquefois de résister par la force aux injustices d’un pouvoir même légitime, les uns démontrent avec une apparente évidence que reconnaître à la multitude le droit d’apprécier les cas où elle peut sans crime s’insurger contre un gouvernement oppresseur, c’est lui attribuer en effet la décision suprême et laisser le pouvoir sans garantie. Les autres disent qu’interdire la résistance à la tyrannie, c’est encourager le tyran à multiplier ses attentats et proclamer qu’il n’existe pas de droits en dehors des siens. Pressé entre ces argumens contradictoires, l’esprit humain, l’esprit de ceux qui cherchent sincèrement la vérité, se trouve livré à une véritable torture, et pour les jeunes gens surtout, lorsqu’ils sont enclins aux recherches spéculatives, c’est là une cruelle épreuve, une source d’angoisses auxquelles ils n’échappent trop souvent qu’en se jetant les yeux fermés dans les distractions de la vie pratique, avec l’espérance vague que ses enseignemens leur révéleront plus tard la vérité que la pure théorie n’a pu leur faire découvrir.

On ne saurait trop se dire, pour échapper à ces dangereux entraînemens, que toutes les idées absolues sont fausses, parce qu’elles sont incomplètes, ou, ce qui revient au même, parce que l’esprit humain n’est pas constitué de manière à en comprendre la véritable portée, en sorte qu’il en tire nécessairement de fausses conséquences. Ce qu’il faut en conclure, c’est que, dans cet état de demi-obscurité où nous sommes condamnés à vivre, le bon sens nous interdit de supposer, entre les croyances et les doctrines des hommes, lorsqu’elles nous paraissent erronées, et leurs intentions, leurs actes, leur moralité, une liaison qui pourrait bien n’être de notre part que le résultat d’un vice de raisonnement. Il nous appartient sans doute de juger à notre point de vue les idées des autres, mais nous n’avons pas le droit d’affirmer qu’elles ont dans leur esprit des conséquences contre lesquelles ils protestent, ni de prétendre qu’elles ne sont pas sincères. C’est là le principe de la tolérance, en d’autres termes de la justice, et c’est pour s’en être involontairement départi que M. Rosseew Saint-Hilaire me semble avoir manqué d’équité envers le catholicisme. Je reconnais d’ailleurs que l’entraînement auquel il a cédé quelquefois est bien difficile à éviter pour quiconque professe, comme lui, de fortes croyances, que la tactique qui consiste à opposer à un système les absurdités dans lesquelles on tombe infailliblement en le poussant à l’extrême est trop commode, trop spécieuse, pour ne pas séduire presque tous les esprits, qu’il n’est guère de polémique où tout le monde n’y ait successivement recouru, et je serais bien étonné si moi-même, qui la combats ici, je ne l’avais plus d’une fois mise en pratique ; mais plus elle offre de tentations, plus il importe d’en signaler l’injustice et les périls.

Le règne de Philippe II, raconté dans les derniers volumes de M. Rosseew Saint-Hilaire, clôt en quelque sorte ce qu’on peut appeler l’âge héroïque de l’Espagne. La défaite de la grande armada et les échecs définitifs de la guerre des Pays-Bas marquent le terme de l’époque où il lui fut donné de figurer parmi les grandes puissances de l’Europe, et peut-être au premier rang. A partir de ce moment, son histoire est moins connue, moins éclatante ; mais pour ceux qui cherchent d’utiles enseignemens dans le spectacle des choses humaines, j’ose affirmer qu’elle offre un intérêt au moins égal. La rapide et complète décadence de ce vaste empire sous les successeurs de Charles-Quint, sa résurrection, si l’on peut ainsi parler, après l’avènement de la maison de Bourbon, et surtout sous Charles III, alors que la perte d’une grande partie de ses possessions semblait devoir l’affaiblir encore ; le caractère de cette espèce de restauration, très réelle à certains égards, mais à d’autres tellement incomplète et superficielle que vingt années d’un mauvais gouvernement sous Charles IV devaient suffire pour en effacer presque entièrement les traces ; la résistance opposée à l’usurpation de Napoléon, qui jeta sur le pays une grande gloire extérieure, mais compléta sa ruine, sa désorganisation intérieure, et y créa de funestes habitudes d’anarchie, — ces résultats déplorables aggravés encore par l’absurde et odieuse tyrannie de Ferdinand VII et par la non moins absurde révolution démocratique de 1820, si peu assortie à l’état moral de la nation ; l’intervention française rétablissant un peu d’ordre dans la Péninsule, mais au prix du retour d’un monstrueux despotisme ; puis une autre révolution, accomplie avec le concours de la royauté et faisant enfin pénétrer en Espagne, à travers bien des secousses, quelques-unes des idées, quelques-uns des résultats de la civilisation européenne ; au milieu de ces reviremens et de ces catastrophes multipliées, la population conservant, dans la grande majorité, le sentiment monarchique, et surtout ses croyances, l’intolérance même du plus ardent catholicisme, à tel point qu’en 1854 une chambre très révolutionnaire a refusé d’autoriser l’exercice, même privé, des cultes dissidens : — tel est, en résumé, le tableau historique de cette étrange contrée depuis près de trois siècles. Cette histoire présente bien des traits qu’on ne trouve dans aucune autre, elle offre bien des problèmes à résoudre. Je n’en indiquerai qu’un seul. Comment se fait-il qu’un grand peuple qui a maintenu son existence indépendante et à qui l’on ne saurait contester ni le courage, ni l’énergie, ni l’intelligence, ni l’originalité du sentiment et de la pensée, n’ait pas, depuis trois cents ans, produit un grand homme d’état, un grand capitaine, ni, depuis deux cents ans, un écrivain, un artiste d’un ordre vraiment supérieur ? La réponse à ces questions, c’est l’histoire de l’Espagne soumise au contrôle de la critique moderne qui seule peut la donner.


L. DE VIEL-CASTEL.