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L’Esthétique de la vie

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L’ESTHÉTIQUE DE LA VIE[1]

Propter vitam vivendi perdere causas.
Juvenal



Dans l’art, si tout s’harmonisait parfaitement, du moins de manière à ne mécontenter que peu de monde, il y aurait sans doute pour vous quelque plaisir, peut-être même de l’utilité, à écouter les paroles d’un ancien, connaissant les habiletés du métier, les embûches qui entourent le succès, le chemin le plus droit qui y mène, vous entretenant de recettes d’atelier et d’autres choses semblables.

Ce serait assurément là un agréable sujet de causerie entre amis et compagnons de travail. Cependant il me semble que le temps de parler de ces choses n’est pas encore venu. Oui, nous vivrons peut-être longtemps encore sans trouver un moment convenable pour l’exposé si divertissant des espérances et des appréhensions qui naissent dans nos ateliers. Quoi qu’il en soit, je ne puis le faire maintenant. Cette fois-ci encore, les fidèles de l’art doivent être appelés à un combat plus grandiose, plus ardu que cette lutte aimable avec la nature, pour laquelle tous les vrais artistes se sentent nés, et qui est à la fois le but et l’objet de tous les instants de leur vie.

Lorsqu’on jette un regard autour de soi et que l’on songe à tout ce qu’une réunion comme celle-ci représente, on se sent ému, involontairement, jusqu’au fond de l’âme, en pensant aux inquiétudes de la vie de l’homme civilisé, et à ce sentiment d’espoir qui lui permet de la supporter. Je ne puis plus m’empêcher de vous faire part une fois encore de ce message que quelque destinée, dirait-on, m’a chargée d’apporter. Ce message, en quelques mots, c’est le devoir de vous rallier contre le dernier danger qui vient attaquer la civilisation et menacer de l’éteindre dans sa source même ; le danger que les hommes, en luttant pour la possession complète de tous les luxes de la vie avec la plus forte réserve de leur race, ne dépouillent la race entière de toute la beauté de la vie ; que les individus les plus forts et les plus intelligents, en cherchant à arriver à la domination absolue sur la nature, ne détruisent ses dons les plus simples et les plus répandus ; qu’ils n’asservissent à leur pouvoir les hommes les plus simples, les rendent esclaves à leur tour, et finissent par précipiter le monde dans une nouvelle barbarie, plus épouvantable et mille fois plus désespérée que la première.

Parmi ceux qui m’écoutent en ce moment, il y en a, j’en suis certain, qui ont entendu ce message, et l’ont compris, et qui, chaque jour, luttent pour le combat auquel il nous convie. À ceux-là, je ne puis dire autre chose que, si une seule de mes paroles pouvait les décourager, je souhaiterais de tout cœur de n’avoir jamais ouvert la bouche. Mais faire voir l’ennemi, la forteresse à qui il faut donner l’assaut, est-ce conseiller la fuite ? Il ne faut pas rester dans le désert, assis et inactifs, parce qu’entre vous et la Terre Promise il y a bien des peines, des souffrances et peut-être la mort même. L’espoir qui vous sert de guide, vous le connaissez, et rien de ce que je puis dire ne vous l’enlèvera. Dans la bataille, on peut rendre service en criant à un ami qu’un coup arrive de ce côté-ci ou de celui-là. Prenez dans ce sens mes paroles un peu vives, je vous en prie.

Chez d’autres il y a un vague mécontentement. La vie qui les entoure leur cause un sentiment d’oppression qui les confond et les inquiète. Ils voudraient trouver un remède et ne savent de quel côté le chercher. Eh bien, nous qui avons pénétré plus loin dans l’analyse de ces tourments, nous croyons être à même de les aider. Naturellement, on ne peut à l’instant les délivrer ; peut-être même qu’au début nous ne ferons qu’augmenter le mal. Mais nous vous dirons ce que nous pensons du moyen de le guérir, et alors, au milieu de tout ce que vous aurez à faire pour trouver, vous et les autres, le droit chemin, souvent, presque toujours même, vous oublierez ces inquiétudes à la pensée du bonheur qui se trouve au bout et pour la réalisation duquel vous travaillez.

Il y en est enfin (et pour dire vrai, je crois qu’ils forment la majorité) qui ne se sentent ni troublés par l’incertitude du chemin dans lequel le monde marche, ni animés par le désir de rendre cette route plus aisée. Pour eux la cause de la civilisation est quelque chose de simple et même de naturel. Il n’y a pas là place pour l’étonnement, ni l’espoir ni la crainte. Elle est comme le lever et le coucher du soleil : elle ne peut errer et personne n’a mission d’intervenir dans son évolution soit pour déplacer son cours, soit pour chercher à le diriger.

Il y a un fond de raison et de vérité dans cette façon de voir les choses. Le monde certainement suivra sa route, entraîné par des forces que nous ne pouvons ni comprendre ni régir. Mais à mesure que ce mouvement se développe, la vie et les aspirations de tous en forment de plus en plus les éléments indispensables. Et nous, les hommes de combat, qu’afflige ce qui apparaît par moments comme un vertige de la civilisation, non moins que ceux qui n’y voient qu’un progrès lent et continu, nous sommes les fils de cette civilisation et nous sommes destinés à la diriger dans un sens ou dans l’autre. Et ce sera pour leur bonheur peut-être que ceux qui se croient les seuls et loyaux sujets du progrès, apprendront notre existence, puisque celle-ci ne cesserait pas pour être ignorée d’eux. Ce leur inspirerait peut-être des pensées profitables que d’entendre parler de fardeaux qu’ils n’aidèrent pas transporter, mais qui n’en furent pas moins réels et pesèrent lourdement sur certains de leurs semblables, travaillant, comme ils le purent, à former la civilisation à venir.

Le danger que la marche actuelle de la civilisation ne détruise le côté esthétique de la vie, voilà de graves paroles que je voudrais atténuer, mais je ne le puis, car je dis ce que je crois être la vérité.

Que la beauté de la vie n’ait aucune importance, peu d’hommes, je pense, oseraient le soutenir, et cependant des gens d’une éducation supérieure agissent comme si elle n’en avait pas. En cela ils font tort, non seulement à eux-mêmes, mais encore à ceux qui viendront après eux. Car cette beauté, que nous appelons art, en prenant le mot dans son sens le plus général, n’est pas un fait purement accidentel de la vie, quelque chose que nous pouvons prendre ou abandonner à notre guise. C’est une nécessité positive de la vie, si nous voulons vivre comme la nature nous l’ordonne, c’est-à-dire si nous ne voulons pas être moins que des hommes.

Maintenant, je vous le demande, comme je me le suis longtemps demandé moi-même, dans quelle proportion le peuple, dans les pays civilisés, jouit-il de cette chose nécessaire de la vie ?

La réponse à cette question justifie la crainte que la civilisation moderne ne soit en voie de faire disparaître tout le côté esthétique de l’existence et de faire de nous moins que des hommes.

Et si quelqu’un venait dire : Il en a toujours été ainsi ; il y eut toujours une masse vouée à une ignorance grossière, sans aucune connaissance ni souci de l’art, on lui répondrait que si tel a été le cas, ce fut toujours un mal et le devoir s’impose, dès que nous avons conscience de ce mal, de le réparer si cela se peut.

Mais au contraire, chose étrange, en dépit des souffrances que le monde s’est créées de gaieté de cœur, et auxquelles, durant tous les âges, il s’attachait avec tant de persistance, comme à des choses bonnes et sacrées, cette situation fâcheuse d’un peuple indifférent à l’art n’a pas toujours existé.

Aujourd’hui nous connaissons suffisamment les périodes d’art qui ont laissé un assez grand nombre de produits de leur travail, pour pouvoir, en les comparant avec les vestiges des temps dont il subsiste moins d’éléments, nous former un jugement sur l’art de tous les siècles. Nous ne pouvons échapper à la conclusion que, jusqu’à ces derniers temps, tout ce que la main de l’homme touchait, était plus ou moins beau. De sorte qu’alors tout homme qui travaillait faisait de l’art, aussi bien que celui qui se servait de l’objet ainsi créé, c’est-à-dire, tout le monde faisait de l’art.

On objectera peut-être : Faut-il le souhaiter ? Cette universelle diffusion de l’art ne sera-t-elle pas un obstacle au progrès dans d’autres domaines, une entrave au travail de l’humanité ? Ne fera-t-elle pas de nous des êtres efféminés ? Et si cela n’est pas, ne sera-t-elle pas encombrante et n’occupera-t-elle pas la place d’autres études nécessaires ?

J’ai réclamé pour l’art la place nécessaire et naturelle, et il serait conforme à son essence même qu’il puisse appliquer ses principes d’ordre et de goût aux diverses manifestations générales de la vie. Il semble que les gens redoutant que l’expression extérieure de la beauté ne prenne une trop grande place parmi les forces vitales, seraient les mêmes que ceux qui auraient craint, si la création du monde extérieur leur était échue, de donner de la beauté à un épi de blé, de peur qu’il ne soit plus bon à être mangé.

En réalité, il n’y a aucune apparence que l’art devienne universel, autrement que sous la condition d’être peu conscient et de se réaliser le plus souvent possible avec peu d’efforts grossiers. Les travaux difficiles seraient donc aussi peu entravés par la mise en pratique de l’art, que le travail de la nature extérieure ne l’est par la beauté de ses formes et de ses dispositions. C’est ce qui arriva aux époques dont j’ai parlé. Un art qui fut le produit d’efforts conscients, le résultat de tendances individuelles vers l’expression parfaite de la pensée chez des hommes spécialement doués, n’exista peut-être pas plus alors que maintenant, si l’on fait exception de certaines périodes merveilleuses et de courte durée. Néanmoins le travail chez ces hommes, pour réaliser le beau, était moins pénible que maintenant. Mais si le nombre des profonds penseurs n’était pas plus grand que de nos jours, il y eut une innombrable multitude de travailleurs heureux dont l’œuvre exprimait, et ne pouvait qu’exprimer quelque pensée originale et était, par conséquent, à la fois intéressante et belle. Maintenant il n’y a certes nulle apparence que l’art plus individuel puisse devenir trop vulgaire et, soit en nous lassant par une surproduction, soit par des manifestations bruyantes, n’empêche les intelligences supérieures de prendre la part qui leur revient dans les autres travaux du monde. Il est trop difficile à réaliser. Il ne sera jamais que la fleur de l’ensemble du travail néo-conscient inférieur, l’épanouissement des points demeurés faibles chez des esprits moins parfaits. Mais sa puissance serait beaucoup amoindrie, son influence moins considérable sur l’esprit humain, s’il ne se trouvait placé dans un milieu fertile en ces travaux plus communs, que jadis tous les hommes partageaient et qui, je le répète, après le réveil définitif de l’art, s’accompliront avec une facilité et une constance telles qu’ils n’empêcheront personne de faire ce qu’il veut, bien ou mal. Comme d’un côté l’art, œuvre du peuple et pour le peuple, expression du bonheur dans le travail et dans l’usage d’une chose, aurait une influence plutôt favorable que fâcheuse sur le progrès en d’autres domaines, on peut être également convaincu que l’art majeur, œuvre d’intelligences élevées, de facultés merveilleuses, ne peut exister sans lui. L’état dans lequel il se trouve présentement, alors que l’art populaire reste, disons-le, endormi ou malade, n’est qu’un état transitoire, qui doit aboutir soit à la défaite, soit à la victoire finale des arts.

Alors que jadis les œuvres des artisans avaient toutes un caractère esthétique, conscient ou non, elles sont divisées aujourd’hui en deux catégories : les œuvres avec art et les œuvres sans art. Or, rien de ce qui est fait par la main de l’homme ne peut être bien indifférent : ou ce sera beau, élevant l’esprit, ou ce sera laid et avilissant. Les objets dépourvus d’art sont tellement dangereux ; ils blessent par le seul fait de leur existence et aujourd’hui leur nombre prédomine tellement que pour trouver les œuvres d’art nous sommes obligés de nous mettre à leur recherche, car les choses privées de sentiment d’art sont chaque jour les compagnons ordinaires de notre vie. C’est si vrai que ceux qui cultivent les arts intellectuels ne pourraient le faire, s’ils n’avaient cette tendance si forte de s’isoler dans leur génie particulier, dans leur haut degré de culture, et de vivre ainsi heureux, à l’écart du reste de l’humanité qu’ils méprisent. Ils vivent comme en pays ennemi. À chaque pas, ils se heurtent à quelque objet qui offense et irrite leurs sens plus délicats, leurs yeux plus affinés. Ils doivent partager le malaise général — et je m’en félicite.

Voilà donc la situation : depuis la première aube de l’histoire jusqu’aux temps tout à fait modernes, l’art, dont le rôle naturel était d’égayer toute chose, a atteint son but. Tous les hommes y avaient leur part. C’est là ce qui rendait la vie romantique, comme on s’exprimait dans ce temps-là ; ce n’étaient pas les barons pillards, ni ces rois inaccessibles avec leur hiérarchie de nobles avilis et autres institutions ridicules. Mais l’art grandissait toujours ; des empires s’effondraient et il disparaissait avec eux ; il renaissait ensuite, reprenait vigueur, tant qu’à la fin il parut, en toute vérité, dominer tout et avoir placé le monde matériel à ses pieds. Puis vint un changement à une période, sous maints rapports, d’une intensité de vie et d’espérances telle que l’Europe n’en avait pas connus de semblable jusqu’alors : une époque d’espérances si grandes et si variées qu’on l’appelle l’époque de la Renaissance. En ce qui concerne les arts on doit lui contester ce titre. Il me semble plutôt que les grands hommes qui vécurent et glorifièrent alors la pratique des arts, étaient enfantés par le passé et ne portaient pas en eux le germe d’un nouvel ordre de choses. Mais ce fut un temps d’enthousiasme et d’espérance, et maintes choses y revirent le jour qui depuis portèrent des fruits abondants. Chose étrange et qui déconcerte, depuis lors et pendant tout ce laps de temps qui, malgré ses nombreux errements et ses fautes, a cherché cependant d’une façon générale et constante l’abolition des privilèges et de l’exclusivisme, l’art fut amené à être le privilège de quelques-uns et le peuple se vit dépouillé de son héritage. Les auteurs du mal, en même temps que ceux qui en étaient les victimes, restaient entièrement inconscients de ce qu’ils faisaient.

Entièrement inconscients, oui, mais nous ne le serons plus désormais : Là se trouve le point douloureux, là aussi gît l’espérance.

Lorsque l’éclat de la soi-disant Renaissance s’évanouit, et il s’évanouit très brusquement, un froid mortel passa sur les arts. Cette Renaissance exprimait surtout un retour en arrière, vers le passé, où les hommes du temps croyaient voir la perfection de l’art, et pour eux, il y avait une différence d’essence, et non de degré seulement, entre elle et l’art plus violemment suggestifs de leurs pères. Cette perfection, leur ambition était de l’imiter ; elle seule leur paraissait être l’art ; le reste n’était qu’enfantillage. Si admirable fut leur énergie, si grand leur succès, que pour la généralité des esprits, quoique non assurément pour les grands maîtres, cette perfection semblait avoir été atteinte. Et la perfection atteinte, que reste-t-il à faire ? Impossible d’aller plus loin ; il faut chercher à s’immobiliser — et cela ne se peut pas.

L’art ne s’immobilisa en aucune façon dans les derniers jours de la Renaissance. Il descendit le chemin de la décadence avec une rapidité effrayante et s’abîma au fond du précipice. Il y resta longtemps, comme aveuglé, pleinement satisfait, s’imaginant être l’art de Michel-Ange, alors qu’il n’était qu’un art dont personne ne s’occupe, excepté ceux qui cherchent à vendre leurs tableaux.

Voilà ce qu’il advint de l’art dans ses expressions plutôt individuelles. Quant à l’art du peuple, dans les pays, les villes où les arts majeurs avaient fleuri avec le plus d’éclat, il déclina pas à pas avec eux. En d’autres endroits plus écartés, par exemple en Angleterre, il ressentit encore l’influence de la vie d’une époque plus éloignée et heureuse, et d’une certaine façon subsista quelque temps. Mais sa vie était si faible et, pour ainsi dire, si illogique, qu’il ne put résister au moindre changement dans les conditions extérieures, et encore moins donner naissance à quelque chose de neuf ; et avant que ce siècle ne commençât, sa dernière lueur s’était éteinte. Mais pendant son existence, et quel que fût le degré de sénilité dans lequel il était tombé, il impliquait un certain intérêt pour ces objets d’un usage quotidien, dont nous avons parlé, et il n’est point douteux qu’il ne donnât satisfaction à certaines aspirations vers le beau. Et quand il fut mort, le peuple resta longtemps sans le connaître, aussi bien que la chose qui l’avait remplacé, en s’insinuant pour ainsi dire dans son cadavre, — ce faux art, qui est l’œuvre des machines, quoique parfois les machines soient appelées des hommes, et le soient aussi en dehors des heures de travail. Quoi qu’il en soit, longtemps avant la mort définitive, il était tombé tellement bas que dans son ensemble il ne rencontrait que le plus profond mépris chez quiconque avait quelque prétention au sentiment de l’art. En un mot, le monde civilisé avait oublié qu’il y eut jamais un art par le peuple et pour le peuple, expression du bonheur dans le travail et dans l’usage d’une chose.

Il me semble cependant que la rapidité même de ce changement doit nous rassurer et nous faire considérer cette solution de continuité dans la chaîne d’or comme un simple accident qui ne peut durer. Songez, en effet, combien de milliers d’années il y a depuis l’époque où l’homme préhistorique grava sur un os, au moyen d’un éclat de silex, l’histoire du mammouth aperçu, ou nous fit voir le renne, qu’il attendait à l’affût, relevant lentement la tête chargée de lourdes cornes ; songez, dis-je, au laps de temps écoulé depuis lors jusqu’au déclin de la Renaissance italienne ! Depuis ce temps jusqu’au moment où l’art populaire expira parmi nous, il y a à peine deux siècles.

Il n’est pas moins étrange que cette mort soit contemporaine d’un renouveau. Au milieu de cette désolation, en effet, un temps nouveau, plein d’espérances, se leva à la lueur de la torche de la Révolution française. Des choses qui avaient langui avec le dépérissement de l’art, se ranimèrent et proclamèrent son prochain réveil. La poésie ressuscita sérieusement et la langue anglaise qui, sous la plume de faiseurs de vers courtisans, avait été réduite à un misérable jargon, dont le sens, supposant qu’il en ait un, ne peut se comprendre sans traduction, trouva un style clair, pur et simple en même temps que cette harmonie musicale de Blake et de Coleridge. Prenez ces noms, les premiers en date parmi les nôtres, comme exemple du changement survenu depuis l’époque de Georges II.

Sous le règne de cette littérature, dans laquelle réapparaît le romantisme, c’est-à-dire l’humanitarisme, un sentiment vers le romantique de la nature extérieure s’épanouit également, et s’est puissamment développé depuis lors en s’unissant au désir de connaître quelque chose de positif sur la vie de ceux qui nous ont précédés. De l’union de ces sentiments, nous trouvons l’expression la plus large dans les pages de Walter Scott. Exemple curieux, montrant comment parfois dans une renaissance un art reste en-dessous des autres, l’auteur de ce naturalisme exquis et franc du Cœur de Midlothian, par exemple, se croyait continuellement tenu de paraître honteux et de s’excuser de son amour pour l’art gothique. Il sentait qu’il était romantique, il savait que cela lui procurait du plaisir, mais néanmoins il ne découvrit pas que c’était de l’art, ayant appris de tant de façons qu’il ne pouvait y avoir de l’art que dans ce qui avait été fait par un homme en renom et selon des règles académiques.

Inutile, je pense, d’insister longuement sur le changement survenu depuis lors. Vous savez que l’un des arts majeurs, l’art de la peinture, a été révolutionné. J’éprouve une difficulté réelle à vous parler d’hommes qui sont mes amis personnels ou même mes maîtres. Cependant, comme je ne puis les passer sous silence, je dois dire la vérité entière, que voici :

Jamais, pendant toute l’histoire de l’art, une génération d’hommes ne réalisa plus complètement l’œuvre de créer une chose de rien, que ce petit groupe de peintres, qui ont élevé l’art anglais de ce qu’il était, lorsque, tout enfant, je visitais l’Exposition de l’Académie royale, au rang qu’il occupe aujourd’hui.

Ce serait ingrat de ma part, moi qui doit tant à ses leçons, au point qu’en parlant je ne puis éviter de me faire l’écho de ses paroles, d’omettre ici le nom de John Ruskin, en rendant compte de ce qui s’est fait depuis que le courant intellectuel commença, nous aimons à le croire, à prendre la direction de l’art. Certainement, son style sans pareil, son admirable éloquence auraient attiré l’attention, quel qu’en fût le sujet, à une époque qui n’a pas perdu le goût de la littérature. Mais assurément, l’influence qu’il exerça sur la partie éclairée de la nation a été le résultat de ce style et de cette éloquence, qui exprimaient ce qui s’agitait déjà dans tous les esprits. Il n’aurait pu écrire, comme il l’a fait, si le monde n’y avait pas été en quelque sorte préparé ; pas plus que ces peintres n’auraient pu entreprendre leur croisade contre la lourdeur et l’impuissance qui étaient la règle dans leur art, il y a une trentaine d’années, s’ils n’avaient avec quelque raison l’espoir qu’ils amèneraient un jour le monde à les comprendre.

Depuis ce changement dans le cours des idées, nous trouvons que les gains ont été les suivants : quelques rares artistes ont renoué la chaîne d’or, rompue depuis deux siècles ; un petit nombre de gens, d’une haute culture intellectuelle, savent les comprendre ; en plus est né un vague et même sentiment de dégoût pour l’ignoble laideur qui nous entoure.

Voilà ce qui me semble marquer le chemin parcouru depuis le moment où l’art populaire prit fin parmi nous, et en considérant où nous en étions alors, je puis dire que le progrès n’a pas été considérable. Il signifie, en effet, que quoique la bataille soit encore à gagner, il y a des hommes prêts à entrer en lutte.

Il y aurait, en vérité, une honte extraordinaire pour notre époque, s’il n’en était pas ainsi. En effet, de même que chaque âge du monde a ses peines à souffrir, ses folies à endurer, il a aussi son œuvre à accomplir, indiquée par les signes infaillibles du temps. Il serait puéril et absurde de la part des fils d’une époque de dire : Nous ne mettrons pas la main à l’ouvrage ; nous ne sommes pas la cause du mal et nous ne nous tourmenterons pas à en rechercher le remède. Ils amasseront de telle sorte pour leurs fils un fardeau trop lourd à supporter et qui les écrasera. Ce n’est pas de cette façon que nos pères ont agi pour nous. Travaillant tôt et tard, ils ont fini par nous laisser ce monde en ébullition, plein de vie et d’ardeur et qui a nom d’Europe moderne. Ce n’est pas ainsi qu’ont agi ceux qui nous ont préparé les jours présents, si féconds en changements et en espoirs merveilleux.

Le siècle qui s’approche de sa fin, si on donnait des surnoms aux siècles, mériterait celui de siècle du commerce. Je ne pense pas à méconnaître l’œuvre qu’il a accomplie. Il a aboli mainte chose malfaisante ; il a infligé bien des leçons que, jusqu’à ce jour, le monde a été lent à retenir. Il a rendu possible la vie en homme libre à celui qui, en d’autres temps, eût été esclave de corps ou d’esprit, ou des deux à la fois. S’il n’a pas absolument répandu la paix et la justice dans le monde, comme on pouvait l’espérer à la fin de sa première moitié, il a suscité du moins de nouveaux efforts pour la paix et la justice. Son œuvre a été bonne et féconde, quoique une grande partie en ait été grossièrement exécutée. Souvent son énergie n’allait pas sans imprévoyance, et trop souvent son zèle non sans aveuglement. Il donnera peut-être assez d’ouvrage au prochain siècle pour réparer les fautes de cette imprévoyance, pour faire table rase de toute la malfaçon empilée par ce travail précipité. Même nous autres, dès maintenant, nous pouvons déjà faire quelque chose pour remettre la maison en ordre.

Vous, par exemple, habitants de cette grande et célèbre cité, si intimement liée à ce siècle de commerce, les avantages que vous avez obtenus sont connus de tout le monde ; mais le prix que vous les avez payés, quelques-uns le savent et vous, mieux que tous autres. Je ne dis pas qu’ils ne valent pas ce prix. Je sais que l’Angleterre, le monde échangerait difficilement le Birmingham d’aujourd’hui contre celui de l’an 1700. Mais en tout cas, si ce que vous avez gagné n’est pas une chose vaine, vous ne pouvez vous borner à ces acquisitions ou même continuer seulement à en amasser de semblables. Rien ne peut nous faire croire que l’état actuel où se trouve votre Pays Noir là-bas soit une nécessité irrémédiable de votre vie et de votre situation. De telles misères commencent et continuent par pure insouciance et la centième partie de l’énergie dépensée à les créer suffirait pour nous en débarrasser. Je crois que si nous n’étions pas tous trop portés à acquiescer à ce vil proverbe « Après moi le déluge », bientôt ce ne serait plus un vain songe que d’espérer que votre pittoresque pays, vos collines et vos champs puissent redevenir agréables d’une manière ou de l’autre, sans qu’il faille les dépeupler ; ou bien que ces vallées, jadis si aimables de l’Yorkshire, dans le « district aux laines pesantes, » avec ses vastes coteaux, ses nobles rivières, puissent offrir de nouveau, sans être frappées de ruine, un séjour délicieux aux hommes, au lieu de ces trous de chien qui sont l’œuvre du Siècle du Commerce.

Eh bien, on ne s’imposera aucun effort, aucune dépense nécessaire pour des réformes de ce genre, parce qu’on ne sent pas les maux dans lesquels nous vivons, parce qu’on est descendu au-dessous de la dignité humaine. Les hommes se sont rendus indignes de leur nom, parce qu’ils ont cessé d’avoir la portion d’art qui leur est due.

En cela, je le répète, les riches se sont fait tort autant à eux-mêmes qu’aux pauvres. Vous pourrez voir de nos jours des personnes ayant du goût, de l’éducation, qui ont été en Italie, en Égypte, et Dieu sait où encore, qui savent parler d’art avec assez d’érudition (et parfois avec assez de fantaisie) qui possèdent jusqu’au bout des doigts la connaissance de l’art et de la littérature du passé, et qui iront s’asseoir, sans marquer le moindre malaise, dans une maison d’une vulgarité et d’une laideur avec tout ce qui l’entoure qui sont tout bonnement brutales. Toute l’éducation de cet homme n’aura pas fait plus que cela pour lui.

La vérité est qu’en art, comme en toutes choses, l’éducation laborieuse d’un petit nombre n’élèvera pas même ces quelques-uns au-dessus des maux qui assiègent l’ignorance de la grande masse de la population. La brutalité, dont une grande réserve a été accumulée dans les bas-fonds de la société, percera souvent, sans grand effort, à travers le raffinement égoïste de ceux qui l’ont laissé s’accumuler. Le manque d’art, ou plutôt la suppression de l’art, qui afflige nos rues avec entourage sordide des classes inférieures, a son exacte contre-partie dans la sottise et la vulgarité des classes moyennes, la sottise doublement prétentieuse et d’une vulgarité à peine moins grande des classes supérieures.

Je dis qu’il doit en être ainsi. Aussi loin que cela aille, c’est juste et bien. En outre, les riches, au milieu de leurs loisirs, seront plus vite disposés à agir, lorsqu’ils se sentiront eux-mêmes atteints par cet état de choses.

Mais comment eux, vous, nous tous, devons-nous agir ? Où est le remède ?

Peut-il y avoir un autre remède pour les erreurs de la civilisation qu’une civilisation plus large ? Vous ne supposez pas, par hasard, que nous avons été dans cette voie aussi loin qu’il est possible d’allër — en Angleterre du moins ?

Lorsque certains changements seront accomplis, et ce sera peut-être plus tôt que la plupart des gens ne le pensent, il n’est pas douteux que l’éducation ne se développe, tant en qualité qu’en quantité. Il arrivera, peut-être, que si le XIXe siècle s’appelle le Siècle du Commerce ; le XXe sera celui de l’Éducation. Dire que l’éducation n’est pas terminée en quittant l’école, c’est devenu aujourd’hui un lieu commun. Comment parler alors de l’éducation d’hommes qui mènent une vie de machines, qui ne pensent que pendant les quelques heures qu’ils ne sont pas au travail, qui, en un mot, passent presque leur vie entière à un labeur nullement propre à leur développer utilement le corps et l’esprit ? Vous ne pouvez donner de l’éducation, de la civilisation aux hommes sans leur donner en même temps une part dans l’art.

Oui, de la façon dont les choses se passent, il est difficile, effectivement, de donner cette part de la vie à la plupart des hommes. Ils n’en éprouvent ni le besoin, ni le désir et il est impossible, dans les conditions actuelles, que jamais ils en éprouvent la nécessité ou l’envie. Quoi qu’il en soit, toute chose a un commencement, et mainte grande chose eut un bien petit début et puisque, comme je l’ai dit, ces idées se sont fait jour sous plus d’une forme, nous ne devons pas trop nous décourager en considérant le fardeau apparemment impossible à transporter.

Après tout, nous ne sommes tenus qu’à jouer notre rôle, qu’à porter notre contingent dans la charge.

Ce concours ne sera nulle part considérable, mais partout où il est réclamé, il est indispensable. Travaillons donc sans faiblesse. Souvenons-nous que si, en des temps incertains, il est naturel, et par conséquent excusable, de sentir par moments le doute nous envahir, que cependant refuser de chasser ce doute et de travailler comme s’il n’existait pas, serait simplement de la lâcheté : ce qui est impardonnable. Personne n’a le droit de dire que tout a été fait en vain, que toute cette lutte fidèle et opiniâtre de ceux qui nous ont précédés n’aboutira pas, que l’humanité tournera toujours dans le même cercle. Personne n’a le droit de tenir pareil langage et, en même temps, de se lever chaque matin, de se bourrer d’aliments et de dormir la nuit, pendant que le reste de l’humanité peinera pour entretenir sa vie inutile.

Soyez certains, il se trouvera quelque chemin pour sortir des difficultés, même quand elles seront le plus inextricables. Soyez certains également qu’alors notre travail trouvera son profit, pourvu qu’il ait été fidèle et par conséquent soigneux et réfléchi.

Je le répète donc, si en quelque matière la civilisation a fait fausse route, le remède n’est pas dans l’immobilité, mais dans une civilisation plus complète.

Or, quelles que soient les discussions que suscite ce terme, souvent employé et souvent mal employé, tous ceux qui m’écoutent m’approuveront, je pense, de tout cœur et sans se borner à le répéter dans une phrasede convention, quand j’affirme que la civilisation qui n’embrasse pas le peuple tout entier est condamnée à déchoir et à faire place à une autre, qui au moins tend à le faire.

Nous parlons de la civilisation des anciens peuples, des temps classiques. Sans doute, ils étaient civilisés, une partie du moins. Le citoyen athénien, par exemple, menait une vie simple, digne, presque parfaite. Mais il y eut peut-être des réserves au bonheur dans la vie des esclaves, et la civilisation des anciens était basée sur l’esclavage.

Cette ancienne société a laissé, en effet, un exemple au monde. Elle a montré à l’évidence les bienfaits qu’engendre la liberté de la vie et de la pensée, une éducation sobre et généreuse. Mais tous ces bienfaits, les anciens peuples les ont révélés au monde et les ont retenus pour eux.

Et c’est pourquoi nul tyran ne fut trop vil, nul prétexte trop vain pour asservir les petits-fils des hommes de Salamine et des Thermopyles. C’est pour cela aussi que les descendants de ces Romains austères et sobres, prêts à sacrifier tout pour la gloire de la République, leur vie aussi facilement que le dernier de leurs biens, donnèrent naissance à des monstres de libertinage et de folle imbécillité. C’est pourquoi une poignée de paysans galiléens renversèrent l’empire romain.

La civilisation antique était enchaînée à l’esclavage et à l’exclusivisme, et elle tomba. La barbarie, qui prit sa place, nous a délivrés de l’esclavage et aboutit à la civilisation moderne. À son tour celle-ci a le choix entre se développer indéfiniment ou être anéantie par ce qui porte en soi le germe d’un développement plus élevé.


Il y a un mot très clair pour un fait affreux, et dont je dois me permettre l’emploi : le résidu. Ce mot, depuis le moment où je le vis employé pour la première fois, prit pour moi une signification terrible. J’ai eu l’intime conviction que si ce résidu faisait nécessairement partie de la civilisation moderne, comme le pensent les uns ouvertement, la plupart implicitement, alors cette civilisation porte en elle le poison qui un jour lui donnera la mort, comme il causa celle de sa sœur aînée. Si la civilisation ne devait pas aller au delà, il eût mieux valu pour elle de n’avoir pas été si loin. Si elle ne cherche pas à se débarrasser de cette misère et à procurer une certaine part de bonheur et de dignité à tous les êtres humains auxquels elle a donné le jour et pour la procréation desquels elle dépense une si indomptable énergie, alors elle est simplement l’injustice organisée, un instrument d’oppression d’autant plus funeste que celle qui l’a précédée, que ses prétentions sont plus hautes, son asservissement plus subtil, sa domination plus difficile à renverser, basée comme elle l’est sur une masse compacte de bien-être et de confort banal.

Certes, cela ne peut être. Un sentiment marqué se fait jour contre cette injustice. Si le résidu neutralisé énerve tous les efforts de la civilisation moderne pour s’élever au-dessus d’un simple art d’alimentation des hommes et de production de monnaie, cette difficulté est un legs, en premier lieu, des âges de violence et d’injustice brutale et presque consciente, ensuite des âges d’imprévoyance, de précipitation et d’aveuglement. Tous ceux qui songent d’une façon quelconque à l’avenir du monde, contribuent d’une manière ou de l’autre à le débarrasser de cette honte.

Voilà, dans ma pensée, la portée de ce que nous appelons une éducation nationale, que nous avons commencée, qui donne déjà ses fruits et en fera naître plus encore, lorsque chacun jouira d’une éducation ne dépendant pas de le somme d’argent que lui ou ses parents possèdent, mais de ses capacités intellectuelles.

Quel en sera l’effet sur l’avenir des arts, je ne puis le dire. Mais il est certainement permis de le croire très considérable. En effet, il fera voir aux hommes bien des choses qui leur échappent aussi complètement aujourd’hui que si leur corps était frappé de cécité et leur esprit d’idiotisme. Cette action se fera sentir, non seulement sur ceux qui souffrent directement des maux de l’ignorance, mais encore sur ceux qui en souffrent indirectement, nous, les intellectuels. La grande vague de l’intelligence qui monte, grosse de tant de désirs et d’aspirations légitimes, emportera dans son mouvement toutes les classes de la société. Elle nous fera comprendre à chacun que beaucoup de choses, que l’habitude nous faisait regarder comme des maux nécessaires et éternels, ne sont que les produits accidentels et temporaires de la stupidité du passé et peuvent être évités par des efforts sérieux, en faisant preuve de courage, de bonne volonté et de prévoyance.

Parmi ces maux, je rangerai toujours celui, dont je vous disais l’année dernière, que je le considérais comme le plus grand de tous les maux, le plus accablant de tous les esclavages. Ce mal, c’est le fait que la majeure partie des hommes sont voués pendant leur vie presque entière à un travail qui, au mieux, ne peut les intéresser ni développer leurs facultés supérieures, et qui, au pis (et c’est le cas le plus fréquent), n’est qu’un labeur purement servile, arraché par une contrainte implacable, et qu’ils fuient autant que possible, que personne ne les blâme. Et ce labeur en fait moins que des hommes ; et un jour viendra où ils s’en rendront compte, où ils demanderont à grands cris à redevenir des hommes ; et l’art seul pourra le faire et les racheter de leur esclavage ; car voilà, je le répète, sa fin et son but le plus haut et le plus glorieux. C’est dans sa lutte pour y atteindre qu’il se purifiera sûrement et élèvera de plus en plus ses aspirations vers la perfection.

Mais nous, dans l’entre-temps, nous ne devons pas rester inactifs et attendre l’apparition, sur terre et dans les cieux, des signes précurseurs de ces jours futurs et glorieux. Notre devoir est de nous appliquer au travail vulgaire et souvent fastidieux peut-être, de bien nous préparer nous-mêmes pour participer, si nous vivons jusque-là, et sinon, si nous devons mourir plus tôt, de faire notre possible pour aplanir le chemin d’arrivée.

Que pouvons-nous donc faire pour garder les traditions du passé, afin qu’un jour nous n’ayons pas à recommencer dès l’origine sans personne pour nous guider ? Que pouvons-nous faire pour nous appliquer à la diffusion des élégances de la vie, pour former au moins un champ où l’art puisse grandir, lorsque la pensée des hommes commencera à s’y porter ? Que pouvons-nous faire enfin, chacun de nous, pour conserver quelque germe d’art, afin qu’il puisse s’unir à d’autres, s’étendre et prendre peu à peu le développement que nous désirons ?

Je ne puis soutenir que le premier de ces devoirs vous laisse indifférent, quand j’ai été moi-même témoin de cette réunion enthousiaste où, l’automne dernier, j’eus l’honneur de nous entretenir de la (prétendue) restauration de Saint-Marc à Venise. Vous étiez d’avis, et avec raison, me semble-t-il, que le sujet était d’une telle importance pour l’art en général, qu’il devait paraître simple et naturel à ceux qui s’y intéressaient, de s’adresser à ceux qui devaient décider de la chose, quand même les premiers s’appelleraient des Anglais et les seconds des Italiens. Vous sentiez que la qualité d’amoureux d’art ferait disparaître ces différences. Et s’il vous restait quelque doute, vous vous représentiez qu’il n’y avait qu’un édifice comme celui-là sur la terre et qu’une violation de l’étiquette importait peu, si vos paroles pouvaient quelque chose pour le sauver. Eh bien, il y eut des Italiens qui naturellement, quoique mal à propos, se fâchèrent pendant quelque temps et dans certains de leurs journaux nous invitèrent à nous occuper de ce qui se passait chez nous. Ce n’était pas un argument en faveur de la science de rebâtir la façade de Saint-Marc d’une façon fantaisiste. Mais ceux qui n’ont pas encore jeté un regard sur ce qui se passe chez nous en cette matière, feraient bien de se hâter, bien qu’il soit tard et plus que tard. Car si nous n’avons pas des monuments couverts à l’intérieur de fresques d’or, comme l’église de Saint-Marc, nous possédons cependant des édifices qui sont à la fois des œuvres d’art ancien et des constructions historiques. Songez à la façon dont on les traite et remarquez, puisque nous prétendons en apprécier le mérite, combien l’art est impuissant en ce siècle du commerce.

D’abord, on livre à la destruction bien des édifices, beaux et anciens, dans toute l’Europe civilisée aussi bien qu’en Angleterre, par le motif qu’on les suppose être un obstacle à ce qui est utile aux citoyens, alors qu’un peu de prévoyance suffirait pour les sauver, sans porter atteinte à cette utilité[2]

Mais même à part cela, si nous ne pouvons supporter un léger désagrément dans la vie pour conserver un monument d’art, qui élèvera et cultivera l’esprit, non seulement de nous-mêmes, mais encore de nos fils, et des fils de nos fils, il devient oiseux et vain de parler d’art, et même d’éducation. D’une telle grossièreté il ne peut sortir que de la brutalité.

La même chose peut se dire des agrandissements et autres transformations, pour cause d’appropriation, d’anciens édifices, servant encore à quelque chose de comparable à leur destination originale. Dans presque tous ces cas, il ne s’agit en réalité que d’une question d’un peu d’argent pour l’acquisition d’un nouvel emplacement. Et puis, un nouveau bâtiment peut être construit et approprié exactement à l’usage auquel il est destiné, avec tout l’art que notre époque peut y appliquer. Ainsi le vieux monument reste pour nous dire son histoire, les changements et les progrès, pour nous servir d’exemple et d’enseignement dans la pratique des arts ; et l’avantage du public, le progrès de l’art moderne et la cause de l’éducation se trouvent favorisés à la fois à peu de frais.

S’il importe que nous nous occupions des œuvres d’art de notre temps, dont le nombre peut s’accroître indéfiniment, tant que nous serons en vie, il importe évidemment que nous consacrions un peu de soin, de prévoyance et d’argent à la préservation de l’art des âges passés. De celui-là (si précieux cependant) il nous reste bien peu d’éléments, et jamais, quelle que soit la fortune où le monde puisse arriver, nous n’en aurons davantage.

Celui qui consent à la destruction ou à la mutilation d’un vieil édifice n’a pas le droit de prétendre qu’il a le souci de l’art. Il n’a d’autre excuse à faire valoir pour son crime contre la civilisation et contre le progrès, qu’une ignorance absolument épaisse.

Avant de quitter ce sujet, il est nécessaire de dire quelques mots de cette curieuse invention de nos jours, appelée restauration, méthode d’arranger les œuvres du passé. Quoiqu’elle ne soit pas d’un caractère aussi dégradant que la destruction pure et simple, elle ne vaut cependant pas mieux dans ses effets sur l’état des œuvres d’art. Il est clair que je n’ai pas le temps de développer cette question ce soir. Je me bornerai donc aux quelques propositions qui suivent :

Que les anciens édifices, qui sont à la fois des œuvres d’art et des monuments historiques, doivent toujours être traités avec le plus grand soin et la plus grande délicatesse ; que l’art imitatif de notre temps est, et ne peut être la même chose que l’art ancien et ne peut le remplacer ; qu’en superposant, par conséquent, ce travail à l’ancien, ce dernier disparaît et comme œuvre d’art et comme souvenir historique ; enfin, qu’une surface de bâtiment, effritée sous l’action du temps, est belle, et sa perte un fait regrettable.

Or, les restaurateurs font exactement le contraire de tout cela. Ils croient qu’aujourd’hui il est possible à tout architecte, quelque peu habile, de s’occuper avec succès d’ouvrages anciens, sans préparation, qu’alors que tout s’est transformé, autour de nous, depuis le XIIIe siècle par exemple, l’art seul n’a pas changé et que nos artisans peuvent façonner un travail identique à celui du XIIIe siècle ; enfin que la surface effritée, sous l’action du temps, d’un vieux bâtiment, n’a aucun mérite et qu’il faut la faire disparaître partout où cela est possible.

Vous voyez, le problème est difficile à discuter, car il semble qu’il n’y ait aucune base commune entre restaurateurs et anti-restaurateurs. J’en appelle donc au public et je le prie de remarquer que, quoique notre opinion puisse être fausse, les faits que nous signalons ne présentent aucune urgence. Laissons la question encore dormir quelque temps. Si, comme nous le réclamons toujours, on prend convenablement soin de ces monuments pour qu’ils ne tombent pas en ruines, ils seront toujours là pour les « restaurer » lorsqu’on le jugera nécessaire et qu’on aura prouvé que nous avons tort. Mais s’il se faisait que nous avons raison, comment « restaurer » alors les bâtiments restaurés ? Il vaut mieux ne pas discuter la chose, jusqu’au jour où l’art sera assez développé parmi nous pour que nous puissions nous en occuper en connaissance de cause, lorsqu’il n’y aura plus aucun doute à cet égard.

À coup sûr ces monuments de notre art et de notre histoire qui, quoi qu’en disent les hommes de loi, n’appartiennent ni à une coterie, ni çà et là à quelque riche, mais à la nation en général, méritent qu’on leur accorde cet ajournement. À coup sûr les derniers vestiges de la vie « des hommes fameux et de nos pères qui nous ont engendrés » peuvent, à juste titre, revendiquer ce peu de patience.

Tous ces soins pour nos possessions nous causeront incontestablement des embarras Mais d’autres, plus graves, nous attendent. Je dois, en effet, parler maintenant d’autres choses, de biens qui devraient nous être communs à tous, de l’herbe verte, des feuillages et des eaux, de la lumière et de l’air même du ciel. Le siècle du commerce a été trop affairé pour y prendre garde Et d’abord, permettez-moi de vous rappeler que je suppose que chacun de vous ici présent professe le respect de l’art.

Eh bien, il y a parmi vous des hommes riches, que nous appelons, assez mal à propos, des manufacturiers, entendant par là des capitalistes qui payent d’autres hommes pour s’établir manufacturiers. Ces messieurs, dont beaucoup achètent des tableaux et se réclament de l’art, brûlent des quantités de charbons. Il existe un acte, voté en vue d’empêcher en certain temps et en certains endroits de couvrir le pays d’un épais nuage de fumée. C’est, à mon avis, un acte très boiteux et pas assez général. Mais rien n’empêche ces amoureux de l’art de se donner à eux-mêmes une loi, et de se faire un point d’honneur de réduire à son minimum cette nuisance de la fumée, en ce qui concerne leurs propres usines. Et s’ils ne le font pas, parce que cela leur coûterait simplement de l’argent, et encore si peu, je dis que leur amour pour l’art n’est qu’un masque. Comment pourriez-vous vous intéresser à la peinture d’un paysage, lorsque par vos actions vous montrez que le paysage lui-même ne vous intéresse pas ! Ou bien, quel droit avez-vous de vous enfermer dans un milieu où s’épanouit la beauté de la forme et des couleurs, lorsque vous rendez impossible aux autres d’y avoir quelque part ?

Et quant à l’acte même sur la fumée, j’ignore de quelle façon vous l’appliquez à Birmingham[3], mais j’ai constaté moi-même le soin qu’on y apporte en d’autres localités, à Bradford notamment, quoiqu’il y ait tout près à Saltaire un exemple qui devrait faire honte. L’énorme cheminée qui y dessert des acres de tissages et de filatures, appartenant à Sir Titus Salt et à ses frères, est, pour la fumée, aussi inoffensive qu’une cheminée de cuisine. Ou encore à Manchester : un habitant de cette ville m’a affirmé que l’acte sur la fumée y reste littéralement lettre morte. Eh bien, on achète des tableaux à Manchester ; on s’y vante de favoriser les arts ; mais, comme vous le voyez, ce ne peut être qu’une vaine ostentation, en ce qui concerne les riches du moins. Ils veulent seulement en parler, mais leur conduite même en parle assez.

J’ignore la façon dont vous agissez ici en cette matière. Mais permettez-moi de vous le dire, si vous ne songez pas à vous en occuper d’une façon quelconque, vous n’en êtes pas encore au commencement du chemin que vous devez vous frayer pour arriver au succès dans les arts.

Ces choses constituent une nuisance absolue, qui est un exemple des pires fléaux et qui excuseraient un homme, dans un accès de mauvaise humeur, d’appeler ce siècle celui des nocuités plutôt que celui du commerce. Je laisserai maintenant ce point à la conscience des personnes riches et influentes parmi vous, et je parlerai d’une incommodité moindre et qu’il est dans le pouvoir de chacun de nous de faire cesser. Quelque petite qu’elle soit, elle est tellement irritante, que si mes paroles pouvaient seulement convaincre une vingtaine de personnes parmi vous pour s’en occuper sérieusement, je considérerais comme excellent le résultat de ma soirée. Je veux parler des papiers de sandwiches, — vous riez, naturellement. Mais n’allez-vous pas, civilisés comme vous l’êtes à Birmingham, les semer autour des collines de Lickey, de vos parcs publics et autres lieux semblables ? Et si vous ne le faites pas, je ne puis trouver en vérité assez de mots pour vous en féliciter. Quand nous autres, Londoniens, nous faisons une partie de plaisir à Hampton Court, par exemple, nous prenons un soin spécial à montrer à tout le monde que nous avons de quoi manger. De sorte que le parc, juste devant le grillage (et c’est un endroit charmant) donne l’impression comme s’il avait neigé de sales papiers. Je compte que vous tous qui êtes ici présents, vous vous efforcerez d’en finir avec cette vilaine habitude, qui est un exemple pris au milieu de maint autre du même genre, tout comme le mauvais effet de la fumée. J’entends parler de faits tels que griffonner des noms sur les monuments, arracher des branches d’arbres et autres choses semblables.

Je suppose que le moment n’est pas encore venu dans le réveil des arts pour exprimer le dégoût qu’inspire la façon horrible, empirant chaque jour, dont les afficheurs vont barbouiller toutes nos villes. Nous devrions néanmoins ressentir de l’aversion pour ces horreurs et prendre la résolution de ne jamais rien acheter des objets recommandés par une pareille publicité.

Je me refuse à croire qu’ils puissent valoir grand’chose, s’ils ont besoin de toute cette réclame pour se vendre.

Je dois vous demander encore : Que faites-vous des arbres qui croissent du côté du chemin où l’on va bâtir ? Chercherez-vous à les épargner, à y adapter vos maisons ? Comprenez-vous quel trésor ils sont dans une ville ou dans un faubourg ? Quelle compensation pour ces affreux trous de chien que, Dieu le pardonne, vous allez peut-être édifier à leur place ? Je vous le demande non sans appréhension et tristesse, car à Londres et dans ses faubourgs, nous commençons toujours par raser toute végétation jusqu’à ce que la route soit aussi nue que le pavé[4]. Je suis persuadé que tout homme aurait été révolté si j’avais pu lui montrer quelques-uns de ces arbres, assassinés sans raison dans le faubourg que j’habite (Hammersmith), et entre autres quelques-uns de ces cèdres magnifiques qui, nous autres riverains, nous ont rendus longtemps célèbres.

Voyez encore combien sont impuissants ceux qui ont le souci de l’art et de la nature au milieu de la précipitation de ce siècle du commerce.

N’oubliez pas, je vous prie, que celui qui coupe un arbre, inutilement ou à la légère, surtout dans une grande ville ou dans ses faubourgs, celui-là ne peut prétendre à l’art.

Que pourrons-nous de plus, qu’aider à faire notre éducation à nous et celle des autres, dans le sens de l’art, afin de mettre les hommes sur la voie d’un Art pour le peuple et par le peuple, expression du bonheur dans le travail et dans l’usage d’une chose.

Maintenant que nous avons conquis quelque élément de ce que fut l’art ; que nous avons appris à considérer ses anciens monuments comme des amis, pourrons nous dire quelque chose du passé, et dont nous ne voulons pas altérer la face, fût-elle rongée par le temps et les soucis ; que nous avons du temps et de l’argent à sacrifier aux choses de goût, petits ou grands ; que nous avons montré que réellement nous avons eu souci de la nature, jusque dans les faubourgs d’une grande ville. Après avoir été si loin, nous allons songer aux maisons que nous habitons.

Il faut, en effet, vous rendre compte que si vous n’avez pas la ferme intention d’avoir une architecture bonne et rationnelle, il est encore une fois inutile de songer à l’art d’une façon quelconque.

J’ai parlé des arts populaires. Ils peuvent tous se comprendre dans ce seul mot d’architecture. Ils ne forment tous que des parties de ce grand tout, et l’art de bâtir en est le principe. Si nous ne savions ni teindre, ni tisser ; si nous n’avions ni or, ni argent, ni soie ; pas d’autres couleurs qu’une demi-douzaine d’ocres et d’ombres, nous pourrions cependant créer un art digne, conduisant à tout, pourvu que nous ayons du bois, des pierres, de la chaux et quelques instruments tranchants pour utiliser ces matériaux communs, non seulement à élever un abri contre le vent et la pluie, mais encore à donner une expression aux pensées et aux aspirations qui s’agitent en nous.

L’architecture nous mènerait à tous les arts, comme elle le fit chez les hommes primitifs. Mais si nous la méprisons et si nous ne nous soucions guère de la façon dont nous sommes logés, les autres arts en souffriront. Or, je ne pense pas que le plus grand optimiste contesterait que tous, indistinctement, nous sommes logés à l’heure présente d’une façon absolument honteuse. Mais comme pour la plupart nous sommes obligés d’habiter des maisons déjà bâties, il faut admettre qu’il est bien difficile de savoir quel parti prendre, si ce n’est attendre qu’elles s’écroulent au-dessus de nos têtes.

Seulement, nous ne devons pas en rejeter la faute sur les bâtisseurs, comme certains semblent vouloir le faire. Ils sont nos humbles serviteurs et construisent ce que nous leur demandons. Remarquez que les riches ne sont nullement obligés d’habiter de vilaines maisons et que cependant ils le font. Les bâtisseurs peuvent donc bien avoir pour excuse d’y voir un indice de ce qu’on désire.

L’essentiel est de faire ce qu’on peut, de faire comprendre aux gens ce que l’on veut d’eux, en leur montrant ce que nous faisons pour nous-mêmes.

Jusqu’à présent, nous appréciant d’après ce principe, les bâtisseurs pouvaient bien dire que nous recherchons l’apparence d’une chose plutôt que la chose elle-même ; qu’il nous faut un étalage de vain luxe, lorsque nous sommes peu fortunés, un étalage de stupidité insultante, lorsque nous sommes riches. Ils sont convaincus, qu’en règle générale, nous recherchons ce qui paraît coûter deux fois plus cher que cela ne coûte réellement.

Il ne peut exister une architecture dans ces conditions. La simplicité et la solidité en sont les premiers éléments. Voyez s’il n’en est pas ainsi. Quel plaisir ne nous cause pas une vieille maison à la pensée de toutes les générations d’hommes qui s’y sont succédé ! Ne rappelle-t-elle pas comment elle fut la confidente de leurs joies, le témoin de leurs douleurs, et il n’est jusqu’à leurs folies qui n’y aient laissé leur trace ? Elle nous semble encore aujourd’hui aussi belle qu’elle le parut à eux. Le sentiment réciproque devrait nous frapper à la vue d’une maison nouvellement bâtie, si elle est comme elle doit l’être Nous devrions éprouver un plaisir à penser comment celui qui l’a bâtie y a laissé une partie de son âme pour saluer les nouveaux venus, l’un après l’autre, longtemps après qu’il ne sera plus. Mais quel sentiment peut éveiller en nous une maison moderne ordinaire, quelle pensée — sinon l’espoir de pouvoir rapidement oublier son infâme laideur.

Mais, demandera-t-on, comment faire pour payer cette solidité et ces dépenses extraordinaires. La question me paraît raisonnable. Car il faut détromper une bonne fois cet espoir, qu’on caresse parfois, d’avoir un bâtiment qui serait une œuvre d’art, qui serait donc avant tout construit d’une façon parfaite, au même prix qu’un bâtiment qui n’aurait aucune prétention. En général, il ne faut jamais oublier lorsqu’on entend parler d’art à bon marché, que tout art exige du temps, du travail et des efforts d’intelligence et que l’argent est le seul signe représentatif de ces objets.

Il est nécessaire cependant d’essayer de répondre à la question que je suppose posée : Comment allons-nous payer pour bâtir des maisons convenables ?

Il semble que, par une coïncidence des plus heureuses, le moyen de les payer consiste précisément à faire ce qui peut seul nous donner un art populaire ; c’est, je pense, mener une vie simple. Je ne me lasse pas de le dire, le plus grand ennemi de l’art c’est le luxe ; l’art ne peut vivre dans cette atmosphère.

Lorsqu’on vous parle du luxe des anciens, vous devez tenir compte qu’il n’était pas le même que chez nous. C’était plutôt un penchant pour des actes de folie extravagante que ce que nous appelons luxe aujourd’hui, et ce que vous appellerez peut-être, avec plus de raison, confort. J’accepte le mot et je dis qu’un Grec ou un Romain des époques de luxe, resterait stupéfait, si on pouvait le ramener parmi nous et lui montrer le confort d’une maison aisée de la classe moyenne.

Il y a des gens qui pensent que la possession de ce confort constitue précisément la différence entre la civilisation et la barbarie, qu’il est l’essence même de la civilisation. En est-il réellement ainsi ? Adieu alors nos espérances ? Nous nous imaginions que la civilisation réalisait la paix, l’ordre et la liberté, la bienveillance pour le prochain, l’amour de la vérité et la haine de l’injustice, et par conséquent la vie de bonheur basée sur toutes ces choses, une vie libre de toute crainte vile, mais pleine de variété. Voilà ce qu’elle signifiait dans ma pensée et nullement des chaises rembourrées et des coussins en plus grand nombre, plus de tapis et de gaz, des boissons et des mets plus exquis — et avec tout cela, des différences plus nombreuses et plus tranchantes entre les diverses classes de la société.

Si c’était cela, pour ma part je préférerais ne pas en être et vivre sous une tente dans le désert de la Perse ou dans une hutte de terre sur la côte d’Islande. Quoi qu’il en soit, et je crois que ma manière de voir est la vraie, je vous assure que l’art a horreur de ce côté de la civilisation. Il ne peut respirer dans les maisons qui étouffent sous l’esclavage des coussins.

Croyez-moi, si nous voulons que l’art entre chez nous, comme il le doit, il faut débarrasser nos demeures des superfluités encombrantes, qui sont toujours dans le chemin. Un confort conventionnel n’est pas un confort réel et ne fait que procurer de l’ouvrage aux domestiques et aux docteurs. Si vous voulez une règle d’or, qui convienne à tout le monde, la voici :

« N’ayez chez vous rien que vous ne sachiez utile ou ne croyiez beau. »

Et si on applique cette règle strictement, on montrera d’abord aux bâtisseurs et autres serviteurs du public ce qu’on veut réellement. Un courant de demandes d’art sera créé, comme on dit. Et en second lieu, nous aurons certainement plus d’argent à donner pour établir des maisons convenables.

Peut-être ne mettrai-je pas votre patience trop à l’épreuve, si je vous exposais mes idées sur l’ameublement nécessaire au salon d’une personne bien portante. J’entends une chambre dans laquelle elle n’aurait pas à faire beaucoup de cuisine, ni généralement à dormir, et dans laquelle elle ne devrait pas se livrer à un travail manuel produisant de la poussière.

D’abord une étagère à livres, contenant une grande quantité de livres ; après, une table, bien assujettie lorsque vous y écrivez ou travaillez ; quelques chaises, que vous pouvez déplacer, et un banc pour s’asseoir ou se coucher ; une armoire munie de tiroirs. Vous aurez ensuite sur les murs, à moins que l’étagère ou l’armoire ne soient ornées de peintures et de sculptures, des tableaux ou des gravures, tels que vous pouvez vous en procurer ; seulement pas de bouche-trous, mais de véritables œuvres d’art. Sinon le mur devra être décoré de quelque belle et intéressante copie. Il faudra également un vase ou deux pour y placer des fleurs, qui parfois sont nécessaires, surtout si vous habitez la ville. Il y aura enfin le foyer qui, dans notre climat, est nécessairement le principal objet de la chambre.

Voilà tout ce dont nous avons besoin, surtout si le plancher est bon. Sinon, comme c’est presque certainement le cas dans une maison moderne, j’admets un petit tapis qu’en deux minutes on puisse rouler hors de la chambre. Mais nous devons avoir soin qu’il soit beau, sinon il nous causera beaucoup d’ennuis.

Voilà, à moins d’être musicien et d’avoir encore besoin d’un piano, (en ce cas, sous le rapport de la beauté, nous sommes mal lotis), tout ce qu’il nous faut. Nous ne pouvons ajouter que peu de chose à ces objets nécessaires, sans nous incommoder, sans gêner notre travail, nos pensées, notre repos.

Si ces objets sont fournis au plus bas prix auquel on puisse les avoir bien et solidement faits, ils ne doivent pas coûter beaucoup. Ils sont si peu nombreux que ceux, en état de se les procurer, pourraient également s’imposer le sacrifice de les avoir convenables et beaux. Et tous ceux qui s’occupent d’art devraient faire leur possible pour qu’il en soit ainsi, et veiller à ce qu’il ne se glisse pas dans ces objets de faux art, rien qui avilisse l’homme, soit pour le faire, soit pour le vendre. Je suis persuadé que si tous ceux qui ont le respect de l’art prenaient cette peine, cela ferait une impression profonde sur le public.

D’autre part, vous pourrez rendre cette simplicité aussi coûteuse qu’il vous plaira ou sera possible. Vous pourrez pendre à vos murs des tapisseries au lieu de les blanchir à la chaux ou d’y coller du papier. Vous pourrez les couvrir de mosaïque ou y faire peindre des fresques par quelque peintre. Tout cela n’est pas du luxe, s’il est fait en vue du beau et non pour l’étalage. Il ne viole pas notre règle d’or : N’ayez rien chez vous que vous ne sachiez beau ou croyiez utile.

Tous les arts ont leur origine dans cette simplicité. Plus haut l’art s’élève, plus grande est la simplicité. J’ai parlé de l’ameublement d’une maison d’habitation, d’une chambre dans laquelle nous mangeons et buvons et passons des heures en famille. Mais s’il s’agit d’endroits qu’on désire embellir d’une façon toute spéciale, en raison de la solennité ou de la dignité de leur destination, ils seront encore plus simples et contiendront peu de choses, à part les murs, tout nus, rendus aussi beaux que possible. Saint-Marc à Venise contient très peu d’objets mobiliers, beaucoup moins que la plupart des églises catholiques. Son aimable et imposante mère, Sainte-Sophie, à Constantinople, en avait encore moins, même du temps où elle était une église catholique. Mais inutile d’aller à Venise ou à Stamboul pour le constater. Entrez dans l’une de nos puissantes nefs gothiques (vous rappelez-vous encore la première fois que vous le fîtes ?) et remarquez combien cet immense espace libre apaise et élève l’esprit, quand même les fenêtres et les murs seraient dépouillés de tout ornement. Songez alors au sens de la simplicité et à l’impression donnée par l’absence de futilités encombrantes.

En résumé, pour nous qui étudions l’art, le moyen le plus sûr pour en favoriser l’avancement, n’est pas difficile à trouver. Ce qui engendre l’art c’est l’art lui-même. Tout ouvrage que nous exécutons et qui est bien fait, sert pour autant sa cause. Tout ouvrage qui n’est que d’apparat, sans aucune sincérité, lui nuit autant. La plupart de vous qui vous destinez à la pratique des arts, vous trouverez assez rapidement, si vous avez des aptitudes pour cela ou non. Si vous n’en avez pas, abandonnez la partie, sinon cela vous apportera des jours nuisibles et vous ferez tort à la cause par de laborieuses prétentions. Mais si vous avez des dons quelconques, vous serez heureux plus que tous les autres hommes. Votre plaisir sera toujours en vous, vous ne pourrez en abuser, car la jouissance, au lieu de l’épuiser, le fait grandir. Si, par hasard, le soir vous vous couchez fatigués, le matin vous vous réveillerez pleins d’ardeur. Le matin vous croirez parfois que c’est de la folie, mais peu après, lorsque votre main aura repris son mouvement accoutumé, de nouvelles espérances surgiront sous elle et de nouveau vous serez heureux. Alors que d’autres trouvent que la vie est comme une plante jetée en terre et qui ne peut croître dans tel ou tel sens, mais seulement comme le vent la pousse, vous savez ce que vous voulez, votre volonté est décidée à le trouver et, quoi qu’il arrive, bonheur ou malheur, au moins vous vivez.

Lorsque l’année dernière j’ai parlé devant vous, je redoutais un peu, lorsque j’eus fini, d’en avoir trop dit sur certains points et de m’être prononcé, dans mon ardeur, avec trop d’amertume. Que quelque parole sévère puisse vous avoir découragés, j’étais certes loin d’une telle pensée. Ce que je voulais, ce que je veux encore ce soir, c’est vous présenter définitivement une grande cause à défendre.

Cette cause, c’est celle de la Démocratie de l’Art, l’ennoblissement du travail quotidien et vulgaire, ce qui un jour mettra l’espoir et le plaisir à la place de la crainte et de la douleur, comme forces excitant l’homme au travail et maintiendra le monde dans la voie du progrès.

Si j’ai convaincu un seul de la justice de cette cause, quelle qu’ait été la vivacité de mes paroles ou quelle qu’en ait été la faiblesse, elles auront causé plus de bien que de mal. Je ne puis croire qu’elles puissent décourager ceux qui y sont gagnés ou tout prêts à l’être. Leur chemin est trop clairement tracé, et quiconque de vous, grand ou petit, peut utilement apporter son aide.

Je sais bien que des hommes, lassés par la mesquinerie des détails de la lutte, leur patience mise à bout par leurs espérances différées, désirent à certains moments, d’ailleurs excusables, se retrouver en esprit vers d’autres temps où, si l’issue n’était pas plus apparente, les moyens d’y arriver étaient plus simples ; vers ces temps d’enthousiasme, où l’on pouvait racheter mainte erreur, maint recul, en mourant d’une façon ostensible pour sa cause. Avoir présenté la poitrine aux piques espagnoles, tiré le glaive avec Olivier, un tel sort peut nous paraître heureux au milieu de la confusion de notre temps. Pouvoir dire j’ai vécu comme un fou, mais maintenant je veux quitter la folie pour une heure et mourir comme un homme, c’est évidemment quelque chose. Et cependant, il est évident qu’il n’est donné qu’à peu d’hommes de mourir pour leur cause, si toute leur vie ils n’ont pas vécu pour elle. Et de même que c’est le plus complet sacrifice qu’on puisse exiger du plus grand des adeptes d’une cause, c’est aussi le moindre que puisse accomplir le plus petit d’entre eux.

Ainsi donc pour nous, qui avons une mission à cœur, notre plus haute ambition et notre devoir le plus simple sont une et la même chose. Le plus souvent nous serons trop occupés de l’ouvrage, prêt devant nous, pour nous laisser gagner par l’impatience de voir des progrès grands et visibles. À coup sûr, comme nous sommes les serviteurs d’une cause, l’espoir doit toujours être avec nous, et parfois, peut-être, il agrandira tellement notre vision, qu’elle dépassera la course lente du temps et nous montrera les jours de victoire, où les millions de ceux qui sont plongés maintenant dans l’ombre, seront éclairés par un art par le peuple et pour le peuple, expression de la joie dans le travail et dans l’usage d’une chose.

William Morris
  1. Conférence faite à la Society of Art and School of Design de Birmingham.
  2. Au moment de corriger ces feuilles pour l’impression, deux de ces cas de destruction se présentent à moi. Le premier a trait aux restes du réfectoire de l’abbaye de Westminster, avec la maison contiguë, Ashburnham House, une belle œuvre faite par Inigo Jones probablement. Le second est celui de Magdalen Bridge à Oxford. Ils paraissent évidemment en contradiction avec l’espoir que je fondais dans l’influence de l’éducation sur le côté esthétique de la vie. En effet, le plan de démolition du premier est poursuivi avec acharnement par les autorités de l’école de Westminster ; le second rencontre à peine de l’opposition chez les membres résidents de l’Université d’Oxford.
  3. Comme des personnes étrangères à Birmingham lisent ces lignes, je devrai ajouter qu’il a été établi par l’autorité même, à la réunion où j’ai prononcé ces paroles, qu’à Birmingham la loi est strictement observée.
  4. Pas absolument toujours : dans le petit quartier de Bedford Park, Chiswick, on a laissé autant d’arbres que possible pour le plus grand profit de son architecture habile et gracieuse.