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L’Eté du Nord - Du golfe de Bothnie aux îles Lofoten

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L’Eté du Nord - Du golfe de Bothnie aux îles Lofoten
Revue des Deux Mondes5e période, tome 47 (p. 800-832).
L’ÉTÉ DU NORD
DU GOLFE DE BOTHNIE AUX ÎLES LOFOTEN

Tout le jour et toute la nuit, j’avais vu passer des bois et des taillis et des lacs et des collines aussi bleues que des lacs ; de temps en temps, une chaumine au toit de tourbe, enclose d’un mur de pierres sèches ; une maison rouge ; des granges solitaires pour les moissons qui attendent le traînage hivernal ; une immense campagne sauvage, à l’âme résineuse, où les rares habitations humaines font comme des taches de sang. La forêt de sapins luisans et minces s’avançait jusqu’à la clôture des fermes comme une foule massée aux barrières d’un champ de courses. Les fossés regorgeaient de fleurs. L’air nous arrivait embaumé du parfum des sorbiers et des lilas qui ne faisaient qu’éclore, et de l’odeur plus âpre des bouleaux. Les vallées étaient vertes, mais d’une verdure dont ne se décorent ni les printemps ni les étés du Sud, la verdure d’un monde nouvellement créé ou qui sort de la nuit d’hiver ainsi que du déluge. La basse d’un torrent grondait. Sur les rapides où les trains de bois avaient dévalé, des troncs d’arbres restaient accrochés à la pointe des rocs. Une zone de buée qu’irisait le soleil du matin dessinait entre la terre et le ciel la courbe lointaine d’une rivière ; et la lisière des forêts respirait une haleine bleue…

Nous descendîmes à une petite station pour couper le long voyage de Stockholm en Laponie. L’hôtel, en face de la gare, avait, comme beaucoup d’hôtels suédois, l’aspect engageant d’une bonne maison bourgeoise et paraissait supérieur à l’importance du village. Un autre voyageur y entrait avec nous, et, pendant qu’on nous servait, nous entendîmes la conversation suivante. Il s’était approché de la maîtresse du logis assise à son comptoir.

— Vous ne me reconnaissez pas ? fit-il.

Elle interrogeait le visage grisonnant de l’étranger, et, tout à coup, elle se leva.

— Oui, je vous reconnais. Je reconnais Monsieur l’Ingénieur… Il y a longtemps qu’on ne vous avait vu !

— Dix-huit ans, soupira l’étranger.

Ils se regardèrent un instant et sourirent ; puis il détourna les yeux sur la route où s’échelonnaient quelques maisons rouges.

— On a construit depuis…

— Oui, dit-elle : le pays a bien changé.

— Oh ! je le retrouve encore tel qu’autrefois, répondit-il. Voilà le chemin qui conduit au bois de bouleaux ; voilà le grand pré vert où j’ai cueilli tant d’orchidées sauvages…

À ce moment, la porte s’ouvrit, et une grande jeune fille apparut, éclatante de fraîcheur, sous le lin doré et si suédois de sa chevelure.

— Et voici votre fille ! s’écria-t-il. Je retrouve le pays et sa plus belle fleur…

Rayonnant, la main tendue, il avait fait un pas vers elle ; mais la jeune fille s’était arrêtée, et son sourire indécis errait de la vieille dame à l’inconnu.

— Ce n’est pas ma fille, dit l’hôtesse d’une voix un peu tremblante : c’est ma petite-fille… Ma fille est morte depuis neuf ans, et Monsieur l’Ingénieur a devant lui l’aînée de ses sept enfans…

Je ne pouvais détacher mes regards de la belle fille qui ressemblait si parfaitement à sa mère qu’en la voyant cet ingénieur s’était cru de dix-huit ans plus jeune. Et je pensais que si, dans vingt ans, je refaisais ce voyage, sa fille aux mêmes yeux d’un bleu lacustre, aux mêmes cheveux d’écume ensoleillée, rencontrée sans doute à la même place, me donnerait un instant la même illusion. Sa blonde et robuste jeunesse, qui, à peine éclose, touchait à sa maturité, s’harmonisait avec cette nature du Nord, dont le printemps et l’été se confondent dans un rapide épanouissement. Elle n’en était, pour mieux dire, qu’une végétation luxuriante, presque aussi impersonnelle que les bouleaux et les grandes herbes. Dans ces vastes solitudes, la beauté des êtres éphémères semble participer de ce qu’elles ont d’immuable…

Nous avions quitté le port de Luleå, ville neuve et difforme, où, grâce à l’incendie, la brique a remplacé le bois, et qui, entourée d’usines, embarque sur les flots du golfe de Bothnie les minerais lapons. Le navire allait cheminer toute la nuit par une mer plate, au milieu d’îles basses, dans un paysage d’inondation. Derrière nous, la terre s’étendait uniforme, immense, avec de très lointaines collines allongées en vapeurs sur la cime des bois.

La cloche de quatre heures sonna le dîner. « Vous voyez, me dit le capitaine, qu’on ne se tue pas au Norrland ! » Et, du doigt, il m’indiquait, parmi les voyageurs, deux nouveaux mariés, lui en redingote noire, elle en robe de soie, tous deux également grands, gros et gras. Ils s’assirent l’un à côté de l’autre avec la même gravité que s’ils étaient encore au temple. La table disparaissait sous les victuailles, car les bateaux suédois sont renommés pour l’abondance de leur cuisine. Ils commencèrent à manger lentement, posément, comme des gens sûrs de leur capacité. Anchois, sardines, harengs, saumon fumé, caviar, saucisses, jambon, viandes froides et chaudes, poulet, riz, gâteaux, rien ne leur échappa. Ils se passaient silencieusement les plats, et chacun d’eux, sans s’occuper de l’autre, s’enfonçait dans la délectation de son énorme appétit. Nous avions fini depuis longtemps qu’ils mangeaient toujours. Nous les vîmes enfin s’arrêter : ils se saluèrent d’un petit verre d’eau-de-vie, le burent d’un trait, et, pour la première fois, échangèrent un sourire. Puis ils descendirent dans leur cabine. Ce couple de commerçans à moitié campagnards exagérait jusqu’à la caricature l’amour de la chère copieuse qui alourdit souvent les bourgeois de la Suède, et surtout l’espèce de dignité ecclésiastique qui accompagne leurs jouissances matérielles. La veille ou l’avant-veille, le Pas leur avait certainement consacré une belle union d’estomacs.

Le navire continuait sa route. L’odeur des scieries traînait sur les eaux. La lumière du jour avait perdu son ardeur et prolongeait son éclat dans la fraîcheur du soir. Le disque du soleil, posé sur l’horizon du Nord, brûlait et flamboyait comme un grand incendie aux lueurs tendres. Tout le ciel septentrional s’était recouvert d’une patine d’or ; mais le Sud était bleu, d’un bleu profond et pensif. La mer, moirée de rose, se plissait à peine. Vers dix heures, on jeta l’ancre au fond d’une baie, près d’une scierie étincelante et devant une forêt de pins. Nous descendîmes à terre. Il me sembla que je prenais possession d’un pays enchanté. Le soleil qui brillait dans les hautes aiguilles rousses tissait au-dessus de nos têtes un réseau de fils ténus et scintillans. L’herbe passait en douceur le velours le plus lin. De petites fleurs l’étoilaient, qu’on ne trouve qu’en Laponie, blanches avec un cœur de pourpre sombre, et d’autres blanches et capiteuses, qui entraient jadis dans la préparation de l’hydromel, et que les sorcières brûlaient sur la pierre de leurs âtres. L’atmosphère en était parfumée. Comme ces fleurs avaient l’âme parlante dans le silence de cette nuit !

Mais ce n’était pas encore la nuit. Elle n’arriva qu’après la demie de onze heures ; ou, plus justement, le soleil descendit d’une ligne au-dessous de l’horizon. Une pâleur dorée, qui n’avait rien de crépusculaire, se répandit entre le ciel, la terre et les eaux. Nous étions parvenus au bord d’un lac dont la face d’insomnie se mit à luire comme si de la clarté en montait des profondeurs. Par delà les rives opposées, les pins, aux contours légèrement amollis, se profilaient à perte de vue sur une large bande d’azur ; on eût pu les compter ; jamais ils ne m’avaient paru plus verts. La mousse, les fleurs, les écorces, les cailloux baignaient dans leur propre lumière : Un subtil éclat émanait du brin d’herbe. Quand la dernière vibration des grandes fêtes carillonnées expire, c’est la même solennité. Il se mêlait à ce charme je ne sais quelle sensation presque angoissante de sur prendre des secrets que le sommeil de la nature ensevelit dans l’ombre. La nuit avait relevé son voile de ténèbres, et l’Isis mystérieuse était là qui dormait les yeux ouverts. Le bruit de nos pas nous semblait une profanation ; et pourtant, j’aurais souhaité que des sons harmonieux jaillissent d’un tel silence, et que leur harmonie, seule réalité de ce monde irréel, me délivrât de mon ensorcellement…

Tout à coup un chant s’éleva. Une voix humaine, une voix de femme, lança dans la nuit pure des notes aussi pures que la nuit. C’était, sur le pont du navire, attablée devant un verre de punsch, la jeune grosse mariée du Norrland. On faisait cercle autour d’elle. Les matelots, qui chargeaient des planches de sapin, s’y étaient accoudés pour mieux l’entendre. Personne ne bougeait. Tout restait immobile. Seule, une petite bouée rouge au milieu de la baie dansait comme une étoile.

Elle chantait les plus belles chansons de la poésie Scandinave, des chansons qui sont nées en musique, plus intraduisibles que les lueurs de la nuit d’été. Elle chantait l’Irmeline Rose du poète danois Jacobsen : Il y avait une fois un Roi ; bien des trésors, il les nommait les siens ; mais le meilleur et chacun le savait, c’était Irmeline, Irmeline Rose, Irmeline Soleil, Irmeline tout ce qu’il a de plus délicieux… Du Jutland où repose dans sa gloire fauchée le pauvre Jacobsen, des forêts du Vermland où s’est brisé le violon de Fröding, des fjords de Norvège où Bjornson a secoué sa mélancolie sur l’écume des vagues, les chansons accouraient aux lèvres de la chanteuse qui les renvoyait vers le ciel polaire. Et elle chantait aussi de vieux airs rustiques qui souvent avec les jeunes filles ont gravi la pente des chalets : Je sais un garçon qui m’a promis son cœur et sa main… Sachez-le, bouleaux blancs ; sombres pins, sachez-le ! Mais personne ne le sait dans tout notre village… Ah ! je te pardonne ton vulgaire appétit, grosse fille du Norrland ! Tu es bien de ta Suède. Mange, digère, mange encore, bois du punsch, fais la sieste, engraisse : qu’importe ? Tu ne nous chanteras jamais la romance du café-concert dont plus d’une de mon pays, hélas ! offenserait les échos du tien. Ton instinct est aussi infaillible que celui du rossignol. Tu as été un instant la voix que nous rêvions d’entendre, et qui, sans déchirer le silence, en interprétait humainement la beauté…

Mais pourquoi, lorsque nous écoutions encore ce chant évanoui, un jeune homme, penché à l’avant du bateau, eut-il la fantaisie de pocher ? À chaque coup de ligne, un poisson sortait en se débattant de la rose clarté des eaux. Quelle inutile cruauté dans cette nuit exquise !

Il y a dix ou quinze ans, un homme de Kalix, nommé Bergmann, propriétaire de nombreuses scieries, qui avait réalisé une fortune considérable à l’époque où les paysans vendaient une forêt pour une bouteille d’eau-de-vie, voulut doter sa province d’une station thermale. Il choisit une petite île en face de l’embouchure du Kalix. Il y bâtit un grand hôtel surmonté de deux poivrières en fer-blanc, quelques pavillons, une maison de bains et un temple. Notre homme ne plaignit point la dépense. Elle monta, paraît-il, à quatre cent mille francs. Quand tout fut prêt à les recevoir, les Norrlandais descendirent vers le Sud ; les gens du Sud trouvèrent trop paradoxal de venir soigner leurs rhumatismes dans le golfe de Bothnie ; et cette petite station, la plus septentrionale du monde, demeura merveilleusement solitaire. Les bourgeois de Kalix, que leurs bateaux y amènent en une heure, s’y invitent parfois à déjeuner. Le reste du temps, la directrice de l’hôtel et ses servantes prennent des bains, se font masser par une vieille Finnoise au bec crochu, et jouissent en paix de la folie Bergmann.

L’île est basse comme une lagune, mais toute verte et plantée de pins et de sapins. De loin, sur cette nappe d’eau diluvienne, vous diriez, suivant l’heure et selon la teinte du ciel, le dernier sourire d’un monde qui s’abîme ou le premier d’un monde qui émerge. Elle n’est point sauvage, car on y a frayé des chemins et des sentiers ; mais ses deux ou trois chalets aux volets clos, avec leurs balcons qui regardent inutilement la mer, ses bancs où l’herbe grimpe, ses blocs de pierre moussus, son petit marécage traversé d’un pont de bois fléchissant, lui donnent l’air d’un parc abandonné. Elle est pauvre : il n’y pousse que des myrtilles et des airelles, et ces mêmes fleurs blanches au cœur sombre qui sentent si bon dans la nuit. Mais une innombrable vie d’insectes l’emplit d’un bourdonnement continu. Pas un arbrisseau, pas une touffe d’herbe qui ne vibre. Et les fourmis en marche noircissent les chemins déserts.

C’est dans cette pauvre île suédoise, inculte et basse, que j’ai vécu plus de trois semaines, l’âme uniquement tournée vers les heures de la nuit. Pendant la journée, nous n’entendions d’autres bruits que, parfois, la crécelle d’un canard sauvage ou la sirène d’un vapeur. Mais le silence du jour n’était rien, comparé à celui du soir. Il en différait comme un repos d’une élévation. Lorsque le soleil de neuf heures, encore assez haut à l’horizon, commençait de rougir, toute l’île nageait dans une atmosphère violette et rose. Les chevelures de lichen, enflammées aux branches des sapins malades, en faisaient, sous leurs cascades de fils dorés, des arbres de Noël fantastiques. Les pins, que reflétait la mer, prenaient dans sa transparence une couleur de lilas sombre. On distinguait au loin, par-dessus les eaux, les toits rouges de Karlsborg, qui est le port de Kalix, et la scierie, et les planches, déposées près du rivage, comme des barres d’or. Les gens de l’hôtel qui voulaient dormir fermaient leurs volets. Mais les insectes continuaient de bourdonner, les fourmis de courir, les fleurs de fleurir, les herbes de boire la lumière. Partout, sur ce radeau de verdure, un tranquille surmenage ; et là-bas, dans l’immobilité prodigieuse du monde polaire, l’œil flamboyant du soleil où s’agitaient des houles de feu. Peu à peu la splendeur se fondait en douceur brillante. Un redoublement de silence suivait l’effacement du soleil. La nature recueillie, transfigurée, devenait immatérielle comme un visage mystique que l’âme seule éclaire. Les plus humbles choses, une palissade, un banc de bois, un tronc d’arbre, la pierre plate au seuil d’un chalet, rayonnaient d’une beauté singulière et qui ne semblait que la réflexion de leur intime clarté. Jamais la courbe des rives n’avait été plus charmante. Je ne sais quelle nudité lumineuse se mirait sur les eaux. Le ciel et la mer, notre île et toute l’immensité n’étaient que de la lumière, plus condensée ou plus diaphane, une lumière indéfinissable, la lumière même. Sous les bois, aux replis des gazons, ce qui flottait encore de clair-obscur s’était évaporé. Il ne restait d’ombre qu’en nous.

À l’embouchure du Kalix, cinq cents ouvriers travaillent dans la scierie de Karlsborg. J’aime les petites scieries qui résonnent et qui crissent, comme de gros insectes, au cœur des bois. L’odeur de la forêt y est plus intime et plus forte, et même les eaux du torrent sentent la sève. Ici, j’ai l’impression d’une grande tuerie méthodique et administrative. De l’étang où ils trempent, les troncs d’arbres arrivent sous le hangar des scies, harponnés, enchaînés, traînés avec leur peau pendante d’animal écorché. L’espace d’un éclair, et la colonne encore vivante est découpée en planches uniformes. Des brouettes s’emplissent de ses lamentables dépouilles, rouges par endroits, et vont les verser dans un champ qu’on a gagné sur la mer, un champ de copeaux et d’écorces, recouvert d’herbe verte, le charnier des forêts du Nord. Tous les bois de la côte ayant été meurtris, les beaux arbres viennent de plus haut. Sous l’éternelle menace de la famine, les paysans ont vendu leur futaie, et souvent la compagnie qui la leur achète les embauche parmi ses ouvriers.

Pendant huit ou neuf mois de l’année, ils vivent dans la double blancheur de la neige et de la lumière électrique. Ce n’est qu’aux derniers jours de Mai que commence la débâcle des glaces, et durant près de trois mois ils ne connaissent plus de nuit. Alors les voiliers et les vapeurs touchent au rivage. On charge le bois à toute heure. On le chargeait ce matin vers deux heures, au moment où le soleil incendiait les fjells et où les sapins des îles se lapaient du sein pourpre de la mer en traînant leurs humides reflets.

Ce sont des gens taciturnes, de mouvemens lourds, d’apparence placide, mais d’âme violente, la plupart piétistes ou lœstadiens. Comme tant de Lapons, de Finnois, de Norvégiens, de cosmopolites du Norrland, ils ont fait de l’enseignement d’un brutal pasteur, nommé Lœstadius, une religion de sectaires et d’hallucinés, un christianisme dont les élancemens rappellent le délire fanatique des peuplades sauvages. Leur maison de prières retentit parfois de vociférations. L’effrayant silence d’une solitude abandonnée aux fantasmagories du ciel a engendré chez eux de mystiques hurleurs. C’est en vain que l’Église d’État, les Hautes Ecoles populaires, les instituteurs et les médecins essaient d’enrayer la contagion. Le socialisme parviendra peut-être, dans les colonies ouvrières, à substituer ses mirages aux extases des visionnaires et son tumulte à leurs convulsions. Mais qui guérira, sous le toit des formes affamées, les âmes malades d’isolement et dont une lumière toujours étrange enflamme la langueur ?

J’ai remonté le fleuve jusqu’à la ville de Kalix. Une brise printanière fouettait le » vagues ; et, le long des rives basses, les bouleaux, d’une blancheur lactée, bruissaient. Des maisons, posées sur les champs de seigle et d’orge, regardaient passer l’eau. Ça et là, un barrage indiquait une pêcherie de saumons, car les saumons sont l’unique richesse des riverains du Nord. Le vert tendre, dont se paraient les prés et les maigres collines, avait dans l’air léger la fragilité d’une teinte de pastel. Près d’une grande ferme, un petit jardin ressemblait à l’enclos d’une tombe. Sur le bord d’une route, l’enseigne d’une boulangerie, extraordinaire au milieu de la campagne suédoise, prouvait que le blé manque souvent par ici et qu’on est obligé d’acheter de la farine. Encore heureux qu’on puisse en acheter ! On m’a montré le pain d’orge des années de disette : une lame d’ardoise légèrement gaufrée. Les femmes, en robes du dimanche, groupées aux barrières de leurs champs, avaient perdu le vif éclat de leurs sœurs du Sud et portaient sur leur visage pâli raffinement des longs jeûnes.

Le bourg de Kalix compte un millier dames. Mais son église, au large toit de lattes et au clocher biscornu, est séparée du bourg par un village de trois cents cabanes qui l’enserrent, la bloquent, la veulent toute pour elles. Ces cabanes de bois, de vraies étables, appartiennent aux paysans de l’immense paroisse. Ils y viennent coucher du samedi au dimanche afin d’assister à l’office. J’ai jeté les yeux sur la carte du district : des lacs, des étangs, des marais, des forêts, peu ou point de routes. L’hiver, ils font leurs dix ou quinze ou vingt lieues en traîneau par-dessus les champs ensevelis et les marécages. Ils sont partis au tomber du soir, vers deux heures de relevée, souvent dans une atmosphère « aussi verte que des petits pois. » Le thermomètre marque trente degrés au-dessous de zéro. Quand la tempête de neige ne se déchaîne pas, cette tempête qui a mille mains et dans chaque main un voile étouffant, ils cheminent aux lueurs des aurores boréales. De grandes flammes montent derrière eux avec une crépitation très basse, électrique, et pointent sur le milieu du ciel des doigts énormes. « C’est la main de Dieu dont la puissance éclate même où rien ne vit. » Des gerbes de rayons rouges et de rayons verts jaillissent, et des étoiles, comme dans l’Apocalypse, pareilles à des flambeaux ardens. Le miroir de la glace s’allume sous les patins du traîneau. Seigneur Dieu, quelle splendeur est la vôtre ! Parfois, au milieu du brouillard, surgit la galopade d’un troupeau de rennes qui bondissent, les ramures serrées comme un taillis. Mais, à l’orée du bois, tous les pochés de la terre hurlent par la gueule des loups…

L’été, la route est plus longue. Les paysans que j’ai vus au sortir de l’office et qui, attablés dans leur hutte, se délassaient en mangeant, avaient dû marcher deux lieues, puis s’embarquer à une pointe de terre, traverser un lac, une île, d’autres lacs, d’autres îles ; et, par les petits fjells et les bois, ils étaient arrivés à Kalix sur les coups de trois heures du matin. Ils avaient voyagé toute la nuit, toute cette nuit sans ombre, à travers l’insomnie des forêts bleues et des eaux transparentes. Leur pauvre pays luisait comme la sainte Jérusalem qui apparut à l’homme de Pathmos et qui « n’a besoin d’être éclairée, ni du soleil, ni de la lune, parce que c’est la lumière de Dieu qui l’éclairé : » Quelques oiseaux émerveillés chantaient dans cette lumière « de pierre précieuse et de cristal. » Et « les quatre anges qui retiennent les quatre vents du monde » ne permettaient point que la brise soufflât sur la terre, ni sur les lacs, ni sur aucun arbre. Seuls dans l’infini les trembles frémissaient, comme on sait eu Suède qu’ils frémiront jusqu’au Jugement dernier pour avoir prêté leur bois à ceux qui firent la croix de Jésus-Christ.

Les prestiges de cette lumière qui, sur les nuits hivernales comme dans les nuits d’été, s’épanche d’une source qu’on ne voit pas, les visions pompeuses et terrifiantes de la Bible qui rôdent sans cesse aux frontières de leur pensée, une solitude où l’esprit inculte se repaît indéfiniment de lui-même, que faut-il de plus pour que les rêveurs deviennent des illuminés, les illuminés des fanatiques ? Toute âme tant soit peu supérieure, et que la torpeur ne maintient pas au niveau de la terre, est une proie désignée. Ces gens-là me donnent l’impression de camper sur les derniers confins du monde réel, : le moindre pas en avant les précipite dans l’épouvante ou l’enchantement. Ils ont des yeux d’hypocondre et des faces rigides que le feu même du fanatisme n’arrive pas à dégeler. Les écrivains suédois reviennent constamment sur la mélancolie qui déprime les hommes des fjells et qui s’attaque jusqu’aux enfans. Ils nous parlent de fermes solitairos où la femme est périodiquement folle. « Les ténèbres de l’hiver s’enroulent autour de l’âme. On essaie de voir ses pensées : on ne peut pas… Les yeux brûlent à la lueur des lampes incessantes… L’ombre continue est lourde d’insomnie. » Qu’une religion sage, un culte raisonnable sont donc insuffisans à satisfaire des nerfs si durement ébranlés ! Ils ont besoin d’excitans, de Révélations, d’un Dieu partial dont l’amour soit leur revanche et leur orgueil, d’une certitude de salut qui les soulève au-dessus des ténèbres et qui les porte sur les flots de lumière. Le médecin de Kalix me peignait leur allégresse aux enterremens, les danses des femmes lœstadiennes sur le chemin du cimetière, les cris barbares dont ils célèbrent l’entrée de leurs morts dans la gloire céleste, la damnation dont ils frappent tous ceux qui ne partagent pas leur démence. Les âmes courent à l’orgie mystique, et les corps accompagnent les âmes. Un ingénieur racontait qu’un jour, près du cercle polaire, pénétrant dans une ferme, d’où sortaient des clameurs déchirantes, il se crut au milieu d’aliénés. On hurlait, on bondissait, on s’étreignait, on retombait sur les bancs avec des torrens de larmes. Une femme lui tendit les lèvres et les bras, au nom de l’Esprit Saint dont elle était possédée…

Cette nature qui développe, chez les durs protestans, l’hystérie biblique entretient dans beaucoup d’âmes encore teintées de paganisme une poésie aussi fantasque que l’éclairage du soleil de minuit. Comme l’orchidée qu’on nomme ici « les deux mains du Seigneur, » la fantaisie suédoise a deux racines : l’une vieille et noire qu’alimente le sombre hiver ; l’autre neuve et blanche, tout imprégnée de la lumière d’été des nuits arctiques. Neuve en effet, s’il est vrai que l’entrée du Norrland dans la littérature de la Suède date du petit livre posthume de Pelle Molin publié en 1895. A l’apparition de ces trois ou quatre nouvelles accompagnées de courtes esquisses, les imaginations tressaillirent et s’élancèrent vers la province de songe et de désir dont la tombe d’un jeune homme inconnu leur marquait la conquête. Les écrivains Scandinaves n’avaient point attendu Pelle Molin pour nous peindre la beauté des nuits de la Saint-Jean, quand elles reflètent leur visage de rose thé sur les eaux du Sund, du Mœlar ou du Siliane. Mais ils n’étaient guère montés plus haut que la Dalécarlie. Le Norrland, dont les forêts et les montagnes aux moelles de fer commençaient à hanter la Suède industrielle, n’avait pas encore rencontré l’homme qui « avec deux mots » en fait plus, pour la gloire d’un pays, que tous les ingénieurs avec leurs coups de mine. On ne l’avait point aimé, ou du moins personne n’avait dit de quel amour il pouvait surexciter les âmes. Pelle Molin en vécut et en mourut. Son histoire est peut-être la plus étrange, sûrement la plus poignante de ses nouvelles.

C’était un fils de paysan d’une de ces vallées si âpres à la clarté du jour, si tendres aux lueurs de la nuit, brumeuses vers l’automne, et enfermées dans la ruche sonore des bruits de leur torrent. Son village, il nous l’a décrit, et je l’avais presque sous les yeux en parcourant la vallée du Kalix : des maisons grises pressées les unes contre les autres pour ne pas être amèrement seules lorsque le sombré hiver couve sur le pays. « Leurs fenêtres étincellent comme les yeux d’une bande de loups ; mais à la lumière des nuits d’été on dirait un troupeau de chèvres blotties dans l’attente du soleil. »

Le peuple y vivait d’une double vie : d’une vie de peine et de labeur autour de ses maisons grises, et d’une vie fantastique qui l’accompagnait sous la forêt, habitait le toit de ses petites scieries et de ses pauvres moulins, l’égarait au milieu des marécages, le hélait du haut des fjells et du fond des vallées. « Ah ! s’écriera un de ses personnages, quand on vivait de cette vie-là, on ne traversait jamais les hauteurs où dorment les marais lapons sans pressentir quelque aventure extraordinaire ; on ne mettait jamais le pied sur la pente du chalet sans guetter les deux jappemens du chien des Trolls et sans frissonner à l’idée qu’on allait entendre les enfans des Invisibles pleurer sous le plancher… »

Sa mère était, selon son expression, « une fille de poésie sous les hautes forêts de pins. » Il nous en a tracé l’inoubliable portrait dans sa nouvelle intitulée Le Fils de Gunnel. « Lorsqu’elle contait ses contes, Dieu sait où elle prenait les couleurs ! Telle de ses histoires était violette et mélancolique avec des figures voilées qui se remuaient dans le crépuscule. Telle autre, d’un gris bleu, évoquait par un matin d’automne le brouillard d’un étang que traverse l’aigre cri des plongeons. Souvent aussi, elle jetait son auditeur en plein soleil, dans une aventure d’un jaune d’or ; et tout à coup la grue lançait son appel, et les grelots des vaches tintaient dans les jeunes taillis. » Ainsi grandit Pelle Molin. Comme à l’enfant que la Dame du Lac emportait sous des eaux magiques, la vie réelle ne lui apparut qu’à travers un élément mystérieux qui n’est pas l’air que nous respirons et qui pourtant laissait filtrer jusqu’à lui les bruits de la terre et l’odeur des bois.

Sa mère avait-elle dans les veines un peu de sang lapon ou, comme il le croyait, de sang tsigane ? Mais pourquoi chercher une origine romantique à l’inquiétude essentiellement Scandinave dont il fut dévoré ? Il quitte son Norrland, vient à Stockholm, essaie de la peinture, s’en dégoûte, se dégoûte de la ville, des hommes, de tout. Il se fût embarqué pour l’Amérique, n’eût été la nostalgie de cette vallée du Nord, « son amour et sa terreur. » Sa famille le repousse comme il a repoussé toute la famille humaine. Il unit à la défiance du paysan l’indépendance du nomade et l’orgueil du réfractaire. Il vit seul. Au son d’un pas étranger sa solitude se hérisse. L’usage des longs patins de bois lui a donné des jarrets de Lapon. Du matin au soir il court sur la neige criante des fjells et saute furieusement pardessus des ravins qui sont des abîmes. Quand il se baigne au torrent, c’est à deux brasses de la chute. Il aime la face énigmatique du danger, ce camarade de jeux des solitaires. Dans une expédition au glacier du Sulitelma, surpris par une tempête de neige, il reste deux jours et demi, seul, sous une tente, obligé d’en retenir à chaque instant avec ses doigts meurtris la toile glacée. La conscience qu’il a de sa force s’ennoblit d’un très vif sentiment de sa dignité. Quand la neige lui monte jusqu’aux genoux et qu’enfin il se décide au retour dans l’obscurité aveuglante, sans autre indication que le vent qui le frappe au visage, il se demande s’il emportera son eau-de-vie pour se réchauffer en route. « J’y renonçai, dit-il, car je ne voulais point qu’on trouvât une bouteille à moitié vide auprès de mon cadavre. » Peu de traits me paraissent aussi beaux que celui de cet âpre misanthrope qui, seul, en péril de mort, à la merci des ténèbres et de la tempête, réfléchit à son honneur et témoigne d’un si touchant respect pour l’opinion des hommes. Et c’est dans ces deux jours d’agonie qu’il a écrit son Fils de Gunnel, « une étrange aventure de neige et de soleil. » Toute la poésie de sa vallée natale et de son enfance criait du fond de son âme pendant que ses yeux d’acier dévisageaient la mort.

Il porte en lui un monde de réalités merveilleuses. Mais il est pauvre, et les amis qui l’arrachent à son isolement sont aussi pauvres que lui. Il ne saurait ni travailler aux champs ni besogner dans les villes. Paysan déraciné par le rêve, aventurier du soleil de minuit, chasseur d’échos prodigieux et de lueurs fantastiques, et qui, la gorge sèche, pâlit d’amour « sous les nuits de cristal altérantes à voir, » il traînera jusqu’au dernier jour à travers sa pauvre terre féerique la peur de mourir de faim. Ses lettres suent l’angoisse. Comment rendre les vingt couronnes empruntées ? D’où tirer la petite somme dont il subsisterait jusqu’à l’hiver ? Qui lui prêtera la valeur de cent francs ? S’il a passé, comme on l’a dit, la robe laponne sur ses années de civilisation, le besoin d’argent qui étreint l’homme civilisé l’a talonné jusqu’au désert. Du cap Nord, de Hammarfest, de l’archipel des Lofoten, de toute la côte septentrionale où la mer ne gèle jamais et où le soleil brûle durant des mois, il s’est acharné sur le même problème qui torture les déclassés de nos grandes villes ; car, sous la tente des Lapons, parmi les forestiers du Norrland, les paysans du Finmark, les pêcheurs de morues, ce jeune homme aussi hardi que les plus hardis d’entre eux, trop artiste pour vivre de leur labeur, et trop passionné d’aventures pour se retrancher et se perfectionner dans son art, n’était qu’un déclassé. Tour à tour, il a voulu sauver le trésor de sagas paysannes qui se rouille et s’effrite chaque jour aux profondes vallées du Norrland ; il a rêvé de pousser un cri de guerre, en faveur des Lapons opprimés, dans le livre « le plus original et le plus sauvage qui ait jamais été écrit en suédois ; » il a conçu un roman où nous verrions le vieux Norrland poétique et le jeune Norrland industriel s’entre-choquer au milieu des forêts dévastées, et toute la vie de songe des paysans vaincus aspirée par les vampires des grandes compagnies. De ces projets que reste-t-il ? A peine quelques ébauches. Je n’en accuse ni son pays, ni la pauvreté. Arrivé au tournant de la trentaine, à deux pas de sa tombe, il douta lui-même qu’il eût assez de génie pour vivifier de vastes œuvres. Mais les femmes norvégiennes qui tressèrent à ce Suédois des couronnes funèbres n’en eurent pas moins raison de pleurer en lui un admirable artiste. D’ailleurs je crois qu’il fut beaucoup aimé et qu’il aima rudement.

Il avait de l’humour comme en ont souvent les paysans du Nord. « Le soleil de minuit est-il beau ? Sa beauté, c’est qu’on le voit à minuit, qu’il ne fait pas mal aux yeux et qu’il coûte cher aux Anglais et à l’Empereur d’Allemagne. » Cet humour, brusque et tranchant dans ses lettres intimes où il surveille son émotion, se marque dans ses nouvelles d’une façon plus discrète et plus fine : « Cependant l’hiver était venu. Ce n’était point qu’il fût en avance ; mais comme d’anciennes prédictions avaient annoncé qu’il n’y aurait point de neige avant la Saint-Paul, tout le monde en fut surpris. » Ses images sont presque toujours d’un homme qui a fait de la peinture. Il dira en parlant des fermes écartées dont les habitans demeurent à plus de cent kilomètres du médecin : « Une petite lumière solitaire, c’est un homme qui se meurt ou qui traîne une longue maladie, la mâchoire inférieure pendante et une patte de squelette. » C’est bien avec des yeux de peintre qu’il note les gestes et les couleurs ; et sa phrase s’organise souvent comme un tableau : « Le soleil déclinait… Ses dernières lueurs s’attardaient aux manches de chemise des femmes qui traversaient la cour, une écuelle de bois entre leurs mains. »

Il choisit des sujets dramatiques et simples : un Lapon, son troupeau de rennes perdu, se lance à la poursuite des loups et venge sa ruine sur le plus grand de la bande ; — un jeune homme, pour conquérir sa bien-aimée, affronte un torrent au moment où les eaux méchantes charrient leurs premiers glaçons ; — un paysan, dont la femme est prise des douleurs de l’enfantement et qui, avant d’arriver au village de l’accoucheuse, rencontre un ours, se bat toute la nuit, autour d’un pin, contre cette canaille poilue ; — une jeune fille eu son chalet des fjells, ensorcelée par des êtres invisibles, se donne à un inconnu qui survient par hasard, et qu’elle croit son sauveur. Mais dans ces contes rapides, violens, resserrés, la sauvage poésie du Norrland se reflète et passe. Immédiatement au-dessous des grandes œuvres qui attestent chez leur auteur autant de puissance que de fécondité, rien, dans la littérature d’imagination, ne me semble supérieur à ces rares petits livres où se condense l’essentiel d’une vie d’homme et d’artiste.

J’ignore ce qu’eût été son roman lapon ; mais la courte scène où Anders, au milieu d’une assemblée joyeuse et à moitié ivre, raconte sa chasse effrénée, me fait entrevoir, avec une intensité fulgurante, les misères et les ripailles, l’innocence et la barbarie de la pauvre race laponne. Accroupis, les jambes croisées, les Lapons plongeaient leurs doigts dans des marmites ronflantes où nageaient des viandes et des boyaux qu’ils happaient d’un coup brusque, quand Anders se jette tête baissée dans son récit. Et quel récit ! D’abord l’arrivée des loups du côté où les rennes ne pouvaient les éventer ; puis les bêtes affolées dévalant vers le précipice. « Les mille claquemens de leurs mille sabots cessèrent sur le roc qui surplombait l’abîme ; et rien, plus rien que le bruit de leurs corps dans la profondeur comme des mottes de terre renversées d’un chariot. » L’assemblée sacrait et tempêtait. « Mais les loups, les loups, tu les as laissés ? » Deux jours entiers, sur des pentes vertigineuses, par des casse-cou effroyables, il avait relancé le plus grand de la bande qui fuyait ventre à terre et rasait la neige comme une courroie… Les dents grinçaient ; les gorges poussaient des cris rauques… Tous les corps imitaient ses mouvemens… Toutes les mains tâtonnaient vers leur couteau… Sans le clair de lune, le loup eût échappé ! Lorsque Anders le joignit enfin, l’animal éreinté se redressa et sa gueule grimaça de toutes ses dents pointues. « Il n’y avait pas près des marmites un seul œil qui n’exigeât du sang. » L’homme s’était rué : d’un coup d’épieu il l’avait étendu sur la neige, puis, de son petit couteau, il l’avait tailladé, charcuté, étripé, haché. » C’est toi qui m’as fait un pauvre Lapon, toi, toi, Satan !… » « Anders promena les yeux autour de lui comme pour chercher une place où se laisser choir… A travers une pluie de larmes, il vit sa mère et se blottit contre elle en hurlant… Tous avaient bondi sur leurs pieds ; tous parlaient et criaient… »

J’ignore ce qu’eût été son roman des paysans du Norrland ; mais ses trois nouvelles, Le Torrent, La Ronde de l’Ours, Le Fils de Gunnel, nous découvrent, sous une forme pathétique, leur existence, leur caractère, le plus secret de leur âme.

Leur existence est dure, routinière, dominée par d’énormes forces qui exaspèrent leur énergie jusqu’à la témérité, quand elles ne les immobilisent pas dans l’insouciance et l’inertie. Les fermes, recouvertes d’écaillés de bois, ont toujours l’air pauvre, même les fermes des moins pauvres. Mais la plus humble commune réserve des honneurs à ses notables. A défaut de sociabilité, on y garde le sentiment de la hiérarchie. Les villages ont leur chef appuyé sur une forte tradition de confiance et de respect ; et souvent le propriétaire d’un fjell en est appelé le roi.

L’isolement les a rompus aux longues courses. Il leur faut des jarrets souples et fermes dont le jeu régulier laisse aux poumons leur souffle égal, à la tête ses pensées libres. Salmon devra courir pendant des lieues pour ramener la sage-femme. « Et toujours lente, cette femme ! Quel sommeil lourd ! Combien de maris hors d’haleine avaient heurté à sa porte et cogné contre les murs, tandis que la sueur coulait en lignes claires sur leur visage si rarement lavé ! » De terribles imprévus leur barrent la route. C’est un ours monstrueux ; c’est un torrent dont les blocs de glace craquent, crépitent, s’escaladent et ragent. L’homme n’a pas de meilleures armes que sa décision et son sang-froid. Salmon, le pied sûr, abrité derrière le pin où il a posé sa main sans trembler, fixe ses yeux plus bleus qu’un ciel de gelée sur le camarade velu, et la ronde commence ! Ollé lâche sa barque et bondit, en s’aidant de sa rame, sur les glaçons qui roulent. « Là où il mettait le pied, une crevasse ouvrait son œil clignant et noir… La glace lui renvoyait des lueurs phosphorescentes ; le sifflement tempétueux du torrent prenait dans son cerveau surexcité une teinte verte… Parfois il faisait un faux pas, disparaissait à demi, et, l’instant d’après, reparaissait debout, grand et droit comme un pin. » Mais les nerfs trop tendus se brisent. La panique se lève du fond des âmes surmenées par l’horreur. Lorsque, au pied du large pin, Salmon vainqueur s’écroule près de l’ours tué, un petit ourson descend de l’arbre et lui tombe sur la poitrine. La voilà donc expliquée, l’extraordinaire fureur du monstre ! Devant la bête inoffensive Salmon, rejeté sur ses pieds, détale éperdument. « Du héros de la nuit il ne reste qu’un paysan affamé, dépouillé, ébranché, ivre de peur, et qui court, court pour sauver sa pauvre chienne de vie. » Quelquefois aussi la douleur les chasse devant elle. Ils ne se sentent pas assez solitaires dans leurs maisons isolées d’où ils peuvent apercevoir une autre maison. Ils rapportent leur désespoir comme un don de son hospitalité, à la sauvage nature qui s’est jouée d’eux. Gunnel, la fille-mère, est incapable d’attendre sur place son heure d’épreuve. Elle lace ses patins, s’enfuit, atteint vers le soir le dos du mont Tjala avec des loups derrière elle. Son enfant naît où elle tombe. « Un Lapon survint qui suivait la piste des loups ou la trace des patins. Il baigna l’enfant dans la neige, l’enveloppa dans sa robe et redescendit le fjell en courant. Quelques heures plus tard, au crépuscule, Gunnel descendit, elle aussi, épuisée, silencieuse, les yeux secs… Il y avait deux lieues du village à l’endroit ensanglanté… » Ces fiers paysans ont la même endurance que leurs ancêtres des Sagas ; et la face de leur vie n’a guère plus changé que la forme des fjells.

Le contraste de l’avarice du sol et de la magnificence du ciel se réfléchit dans leur caractère à la fois brutal et rêveur. Ollé rossera son futur beau-père à deux pas de la chambre où sa fiancée l’attend. Et, sous des apparences plus raffinées, le fils de Gunnel est plus brutal encore. Il rencontre sur un bateau « le Monsieur de Stockholm ou d’Upsal » dont sa mère jadis a crié le nom dans une heure de détresse et qu’il sait être son père. « Puisque cette sympathie soudaine que vous éprouvez, monsieur, demande qu’on l’explique, je suppose que je vous rappelle un cher souvenir de votre jeunesse… » Et, sans lâcher du regard son interlocuteur frissonnant et blême, avec une insistance de tortionnaire, il lui retourne dans le cœur l’histoire de sa mère Gunnel, si étrangement séduite et si lâchement abandonnée. « Quel emportement dans ses baisers ! Quels embrassemens ! Comme elle savait aimer ! Cela est indicible et doit être inoubliable, monsieur… » La scène, d’une violence inouïe, ne se sauve de la crudité que par l’émotion qui en jaillit et la poésie qui en déborde.

Mais ces paysans développent dans la solitude une puissance de rêve qui tempère et colore leur rudesse. Quand la volonté ou l’obstination ne noue pas leur intelligence, ils surmontent l’ingrate monotonie de leur tâche par leur amour du merveilleux et leur sens du mystère. C’est en quoi les héros de Pelle Molin, si peu chrétiens, ressemblent aux fanatiques des contrées lœstadiennes ; seulement, au lieu d’ériger leur orgueil en acte de foi et de s’y accrocher comme à un cippo funèbre, leur âme plus humble demeure encore prise dans les charmes païens d’un très ancien panthéisme.

Dès leur jeune âge, lorsqu’ils s’aplatissaient le nez aux vitres de leur chambre, les derniers rayons du soleil éclairaient pour eux, au-delà du fjell ou du torrent, des pays chimériques, des royaumes de Trolls. Ils vivent au confluent des superstitions Scandinaves et des sorcelleries laponnes. Leur esprit a la nostalgie du surnaturel ; leur imagination est pleine de féerie. Ni bonne ni mauvaise, mais inquiétante, mais incompréhensible et belle, la nature se plaît à dresser sous leurs pas des embûches de sortilèges. Toujours dans ses mains invisibles, ils s’y sentent parfois « plus misérables, plus dénués, qu’une petite pelote qui roulerait à l’infini sur un chemin mystérieux. » Ce qui fait l’originalité de Pelle Molin, c’est moins encore la richesse d’observation et de fantaisie qu’il a mise dans ses nouvelles que l’atmosphère fantastique et réelle dont il les a baignées. La ronde passionnée de l’ours et de Salmon tourne dans la splendeur des nuits arctiques. Le soleil la regarde de tous ses rais d’or, et, sous sa toison de mousse éraillée, la maigre terre sablonneuse ouvre enfin de longs yeux d’ocre vers le ciel de minuit limpide et rose. Cette limpidité, il a su nous la rendre, et, par un prodige d’art, il a su nous exprimer l’air du Norrland, sa lumière diaphane, et, dans son invraisemblable silence, la figure des sons que rien n’altère et, si j’ose dire, la sonorité des couleurs. Salmon entendait au creux de la vallée le clabaudage des chiens… « Le lugubre hurlement de la chienne du bedeau se prolongeait sur le ciel infini, comme un cordon noir sans nœuds ni bout. »

Et maintenant que la Gunnel des contes, seule avec son troupeau, monte à son chalet désert ! Que peut devenir une jeune fille dans cette magique-solitude ? Je n’oserais profaner ses ravissemens d’aucun terme emprunté à la science ; mais je comprends « le scintillement humide de ses grands yeux et leur regard si vague. » Le soleil brûle comme de la braise entre les noirs sapins, l’atmosphère est jaune, le merle siffle, les hiboux crient, les chansons et les contes carillonnent au cou des vaches. Des visions furtives s’évanouissent à tous les angles de la maison ou se glissent sous les taillis… « Un jour qu’elle s’était endormie au soleil, la tête sur le bras, elle fut réveillée par un cortège de Trolls. Ils se déployèrent autour délie et lui annoncèrent que leur prince l’avait choisie. Eblouie, fascinée, elle vit dans leurs mains les parures de noce, de l’argent et des ors curieusement travaillés. Ils lui mirent de beaux atours, des bagues aux doigts, des agrafes sur la poitrine, et, autour de la taille, un serpent d’or. Gunnel, les yeux grands ouverts, se laissait attifer. Le chien de garde hurlait, le soleil étincelait, les grues claquetaient, la forêt embaumait, l’air tremblait. La cime neigeuse du Yadmos brillait toute blanche à l’horizon comme une nuage d’été. C’était un temps splendide pour des noces. Et alors arriva l’étranger… »

Le fils de Gunnel s’arrête sur ces derniers mots. Et l’étranger qui l’écoute, l’étranger, son père, entraîné par la douceur poignante du souvenir, s’écrie dans une sorte d’inconscience : « Je n’ai rien vu de plus délicatement beau. » C’est ce que j’aurais voulu pouvoir dire au jeune homme qui écrivait cette page, la plus exquise expression qu’on ait encore donnée de l’enchantement des âmes du Nord.

Parmi les projets de Pelle Molin que son biographe, le romancier Gustaf af Geigerstam, a retrouvés dans ses papiers, il est une nouvelle ou un roman dont je regretterai toujours que la mort nous ait frustrés. C’est l’histoire d’un jeune Suédois qui, après ses années de collège, tombe dans les rêveries et, de dégoût, fuit la civilisation. Il disparaît. Huit ou dix ans plus tard, on rencontrait, à travers les communes de Laponie, un homme qui tirait un traîneau en compagnie d’une affreuse Laponne. La femme mendiait ; il la suivait silencieux, renfermé, étrange. Si on lui versait de l’eau-de-vie, il se grisait et alors se mettait à pleurer. Quand sa Laponne mourait, il en épousait une autre. Nul ne sut jamais ce qu’il pensait. Mais les gens comprenaient qu’un puissant maléfice l’enchaînait au peuple des fjells. La nouvelle qu’imaginait ainsi Pelle Molin était sans doute l’image cruellement déformée de sa propre vie. Mais il y symbolisait, dans sa manière dure, l’attirance de la terre laponne sur ses hôtes.

La première impression que j’aie reçue de cette terre fut d’une monotonie presque lugubre : des marais, des blocs erratiques, des hauteurs mornes, avec de maigres pins fichés comme des flèches, des taillis noirâtres, tout ce qui reste d’un bois incendié, et, sous un ciel d’été souvent pluvieux, des sapins en haillons. Il me souvient qu’en traversant le Cercle polaire, j’aperçus un homme qui achevait de construire sa maison près d’une mare où sa femme lavait du linge. L’idée qu’ils installaient un foyer là me serra le cœur. Insensiblement la monotonie se transforme en gravité. La couleur dominante des fjells est le violet sombre. Ils s’arrondissent ou se découpent les uns derrière les autres, à l’infini ; et du fond de l’horizon les crêtes d’un bleu noir se détachent si nettement qu’on en compterait les dentelures. Rien ne paraît vivre. Cependant, les déserts étendus à leurs pieds respirent. Ce sont les marécages qui recouvrent d’immenses espaces. Par intervalles, leur miroir brisé pétille au soleil de midi. Le soir, leurs flaques sanguinolentes luisent comme des yeux avides, et le grave paysage prend un air de folie. Tout à coup, dans une trouée de lumière, une vallée apparaît avec son lac ou son torrent et ses hautes fougères. Il ne manque à ce frais décor d’une vie pastorale que les troupeaux et les pasteurs. On y trouve parfois une cabane laponne ou une tanière d’ours. J’ai vu le lac de Torne-Träsk, la grande eau des Sagas. Les montagnes y tombent à pic ; les îlots sont des montagnes escarpées. Il semble presque inabordable. Les pierres, dont son lit de sable est nuancé, se distinguent à six brasses de profondeur. Les plus belles fleurs des fjells croissent dans les gorges des monts : l’aconit sauvage aussi large qu’un parasol, l’angélique, le géranium, l’azalée, le bouton d’or épanoui comme une petite rose, la renoncule qui grimpe et ne s’arrête qu’au bord des glaciers. Mais les pins et les sapins ne montent pas jusqu’à lui ; et les vaillans petits bouleaux, qui se pressent devant cette lumière liquide, font comme une forêt d’ossemens blanchis sous des feuilles vertes. Partout la même angoisse de silence.

Sur deux ou trois points seulement la vie éclate, à Malmberget, à Kiruna, où l’on éventre des montagnes de fer. Malmberget, un gros bourg dont les maisons, sauf quelques bâtisses neuves et le château du directeur, ne sont que des échoppes et les cabanes des chenils, se tapit au milieu des éboulemens de granit rose. Kiruna, qui vient de naitre et qui contient déjà quatre mille habitans, s’est réfugiée sur une hauteur en face de la colline retentissante dont un lac la sépare, et que ses mineurs finiront par rayer de la surface du désert. Ses chalets vernis, ses maisons résineuses recouvertes d’une feuille de bois goudronné, s’éparpillent dans les défrichemens et les fondrières. Les chevaux, la cloche au cou, galopent en liberté sous un bois de bouleaux rabougris dont toutes les feuilles métalliques semblent tinter. Les routes mal frayées sont semées de copeaux, et, au creux de leurs ravins, où les ruisseaux coulent, on entend, le soir, les brosses dont les laveuses raclent leur lessive. Trois fois par jour, à huit heures, à midi, à quatre heures, la dynamite déchire les flancs de la colline : on règle sa montre et on prend ses repas à ces coups de foudre.

Ces cités minières n’ont point la tumultueuse barbarie des campemens américains. La Suède y acclimate son esprit de méthode, ses règlemens, sa tranquillité pesante et ses goûts pédagogiques. Non seulement Kiruna possède une école, mais, dans cette école, un petit musée de peinture. Si les hommes du Sud, importateurs de nouveautés, y forment des comités socialistes, le Nord y introduit la variété de ses sectes religieuses, méthodistes, anabaptistes, salutistes, mormons ; et ici, comme à Karlsborg, les lœstadiens hurlent. La plupart des ouvriers sont Suédois. Le Norvégien, joueur dans l’âme, lâche le travail régulier de la mine et retourne jeter l’enjeu de sa vie sur la houle de l’Océan. Le Finnois, mince, au visage asiatiquement plat et aux fortes mâchoires, tenace, mais impatient de toute discipline, prend et quitte sa tâche, au gré de ses lunes.

Et le Lapon ? « De quel Lapon me parlez-vous ? me disait M. Lundbohm, administrateur de Kiruna. Est-ce de l’unique Lapon que nous employons dans notre mine ? Un brave homme, mais que je crois un peu dégénéré. Est-ce du peuple ? Les Lapons n’entrent point à notre service. » Et il ajoutait : « Ce sont les aristocrates du pôle. La saleté qui enduit leur visage ne les empêche pas d’avoir des politesses et des délicatesses inconnues aux paysans suédois. Et d’autre part, ils demeurent convaincus, malgré nos lois sacrilèges, que Dieu leur a réservé, et pour l’éternité, la possession des fjells. Du temps où l’on construisait la ligne de Kiruna, comme leurs troupeaux de rennes nous causaient des difficultés journalières, j’en réunis un très grand nombre, et, paternellement, je leur conseillai de choisir d’autres routes. Ils m’écoutèrent en silence ; puis un vieillard se leva et me dit : « Vous êtes bien aimable et nous vous remercions de vos conseils ; mais je voudrais savoir de quel droit vous nous les donnez, car cette terre est à nous. » Et je leur répondis : « Il se peut que vous ayez raison, mais il y a le chemin de fer ! »

M. Lundbohm avait trouvé l’argument sans réplique de la justice humaine.

Cependant la race laponne ne subira point le sort des Peaux-Rouges. La civilisation garde ce qu’elle ne saurait remplacer. Heureusement à ses yeux le Lapon est plus qu’un homme : c’est un moyen de transport. Supprimez son renne et son traîneau ; les routes de poste se ferment sur de vastes étendues. Il continuera donc de vivre, le petit peuple des fjells qui tache de points noirs la blancheur de l’hiver boréal. Tous les voyageurs, depuis notre Regnard, ont noté sa crasse et sa laideur, ses gentillesses puériles, la bienveillance nauséabonde de son hospitalité, son ivrognerie qui dépasse encore celle de ses maîtres ; et, parmi les groupes ethniques que nous qualifions de sauvages, il n’en est pas dont l’image nous soit devenue plus familière, car les Lapons s’exhibent de bon cœur en pays étranger. Mais ceux qui les ont connus, — pasteurs, artistes et romanciers Scandinaves, — ont surtout insisté sur ce qu’on devine chez eux d’insaisissable et de « derrière la tête. »

Contre les empiétemens et les rapines des Suédois et des Norvégiens, ils se sont défendus en répandant autour d’eux une frayeur mystique d’autant plus efficace qu’ils la ressentaient eux-mêmes. Ils se faisaient de leurs propres épouvantes des armes sournoises et ils aiguisaient leurs superstitions en ruses de guerre. Les aspects de leur existence servaient à leur sorcellerie. L’hiver, sur les plateaux neigeux que lèchent les rayons de l’aurore boréale, des ombres rapides, des bruits étranges, des aboiemens de chiens, des bondissemens de bêtes aux fantasques ramures, quelle apparition qu’une tente laponne ! Les ombres qui glissent sont de petits hommes sur de longs patins de bois, des espèces de Trolls : jambes torses, large face, des yeux bridés d’Asiatiques, et, quand ils parlent, une étonnante douceur de voix. L’été, dans un cercle de jappemens et d’échos sonores, les sombres jeunes filles traient leurs rennes au soleil de minuit.

Ils sont braves ; mais leurs impressions de joie et de douleur se jouent sur un vieux fond d’angoisse nerveuse avec la mobilité d’un reflet de lumière. Ils ont des visions ; ils entendent des voix. Les éveils religieux, « qui gagnent de cime en cime comme les feux de mai, » les saisissent par toutes leurs fibres encore vibrantes de païens idolâtres. Les versets de la Bible font à leurs oreilles un bruit d’incantation ; la psalmodie d’un lœstadien les jette dans les mêmes extases que jadis leur tambour ensorcelé.

Pêcheurs, cultivateurs ou nomades, pourvu qu’ils demeurent indépendans et cramponnés à leurs fjells, ils s’unissent volontiers aux races étrangères, surtout aux Finnois et aux colons de la Suède. La Norvège, qui peut tout, a réussi le Lapon grand et blond. Dans le mélange des sangs d’où l’homme du Norrland tire sa fantaisie et sa chaude couleur, le sang lapon a même infiltré un singulier pouvoir de séduction érotique. Un des meilleurs peintres de la vie du Nord, le romancier norvégien Jonas Lie, nous montre des filles de commerçant ou de pasteur enlevées par le métis lapon qui, venu à patins chez le marchand de l’endroit, leur dépeignit, avec sa richesse d’images et ses expressions enfantines, la splendeur aventureuse des espaces libres. Et il en fut ainsi de tout temps, du temps de Pelle Molin aussi bien que du temps des Sagas où le roi Harald restait pendant trois ans penché, — et comme envoûté, — sur sa petite Laponne morte.

Au pied du Malmberget repose la ville suédoise de Gellivara, habitée par de pauvres agriculteurs, des commerçans et des fonctionnaires. Un lac d’où sort une rivière occupe le milieu de la vallée. Sur la rive gauche, le fameux Bergmann a bâti un château. C’est au moins le second que je rencontre depuis mon départ de Kalix. Cet homme avait la rage de posséder des châteaux en Laponie. On aperçoit à cinq kilomètres environ une colline surmontée d’un chalet pour les touristes qui veulent contempler le soleil à l’instant où leur montre marque minuit. Plus près, une vieille chapelle, éloquente au XVIIIe siècle, aujourd’hui muette, mais toujours vénérable, s’entoure de bouleaux très blancs, d’herbes très hautes, de croix aux inscriptions laponnes et du ronflement des moustiques. Sur la rive droite, la gare, et, derrière la gare, l’hôtel et la ville. La plupart des maisons s’espacent dans des enclos bordés de palissades. Il y en a une de style vraiment distingué : le ting, mairie et palais de justice. Il y en a une autre qui ressemble de profil à une forteresse : la pharmacie. La plus modeste, c’est la librairie. La plus jolie, c’est l’hôpital. Et comme, d’espace en espace, les routes sont fermées de barrières avec tourniquet, on a l’impression d’errer dans une exposition d’architecture. Le champ de foire, où se dressaient des tentes de soldats, me parut plutôt un champ de Mars. Mais j’appris qu’elles appartenaient aux paisibles notables qui venaient y manger pour se donner l’illusion d’une villégiature. J’aurais préféré le voir, au mois d’avril, bruyant et bariolé des caravanes de Lapons.

Les trois classes des habitans, fonctionnaires, commerçans et cultivateurs, n’acceptent de se sentir les coudes qu’au passage du Grand Express de Laponie dont l’attente, trois fois par semaine, ébranle les imaginations. Que va-t-il en sortir ? Le soir où j’y fus, le Grand Express s’arrêta devant les yeux écarquillés d’un public en habits d’église. Son wagon-restaurant, vide, étincelait de nappes blanches et de petits vases fleuris. Les cinq autres voitures luisaient, diamantées de poussière, sous les rais obliques du soleil de dix heures. Personne aux fenêtres. Personne dans les sleeping. Enfin on en tira une valise, suivie d’un portemanteau, suivi d’un sac de nuit, suivi d’une vieille Anglaise cacochyme, en lunettes bleues, dont la jupe verte se relevait par derrière jusqu’à ses épaules. La société de Gellivara la contempla avec le silencieux humour qui caractérise les gens des fjells. Le Lapon, casaque de rouge et botté, qui, de planton à la gare, représente la Laponie, ne jugea même pas à propos de lui offrir un couteau de Manchester ou des bois de renne. Pendant qu’on la menait à l’hôtel aussi prudemment que si elle eût risqué de se casser en route, un ingénieur bavarois prit sa place. Il emportait à sa femme un bouquet de duvets cueillis aux marécages, et, debout à la portière, il le tenait pressé contre sa poitrine pour nous bien montrer que les Allemands ont du cœur.

Le train siffla. Toutes ses vitres brillant comme des étoiles défilèrent dans la nuit lumineuse. Derrière lui, les deux fils noirs des rails se déroulaient liquides sur le sable rose. Les rives du lac, éclairées par en dessous, étaient plus transparentes que l’émeraude. La passerelle de poteaux et de planches grossièrement clouées semblait faite d’un bois précieux. Le soleil sans chaleur, qui caressait la cime des fjells, couronnait la vallée d’un halo rouge. Les habitans de Gellivara s’étaient dispersés ; les tourniquets de la ville grincèrent. Un indéfinissable parfum, dont tous les pores du silence étaient comme imprégnés, montait des marécages. Les paysans prétendent qu’il y croît sous la mousse une petite plante d’où s’exhale cet air fort et salubre. Nul n’en a dit le nom. J’ignore même si elle est visible. Mais il me plaît de respirer dans ces nuits laponnes l’âme errante d’une herbe inconnue…

Passé le Torne-Träsk, on entre en Laponie norvégienne. Le chemin de fer, qui traversait des eaux dormantes et un désert pierreux, s’engage brusquement sur la paroi d’un fjord. En bas, tout en bas, au-dessus de la vague glauque, des hameaux s’accrochent à la montagne verdoyante. Le paysage est grand, abrupt, touché çà et là de douceur humaine, et, jusque dans sa raideur, d’une jeunesse impétueuse. On débouche sur le port de Nawick, petite ville que la Norvège vient de jeter là comme un appeau brillant aux minerais de la Suède, et on s’embarque pour les îles Lofoten.

Elles nous apparurent dans la nuit. Nous vîmes se dresser, barrant l’horizon, une chaîne ininterrompue de hautes montagnes crénelées, effilées, déchiquetées, sculptées, gothiques. Elles étaient d’un gris bleu avec des lueurs [de soleil ou de neige et de petits nuages ourlés de feu entre leurs dents aiguës. Tout l’archipel se mirait sur une mer d’un vert de métal, comme s’il eût été suspendu dans une clarté diaphane. Le navire se glissa par d’énormes brèches, longea des corridors, doubla des murailles de granit, nous promena toute la nuit dans un aquarium de pierre, d’écume, de mousses luisantes et d’algues d’or. Nous nous aperçûmes que le jour naissait aux plis d’ombre qui se creusaient sur les rochers. L’inégalité de la lumière nous avertissait que la nuit était passée. L’obscurité commençait à rétrécir les couloirs ; mais les crêtes et les rampes où frappait le soleil revêtaient le mensonge brillant de la vie.

Vers trois heures du matin, nous arrivâmes à Svolvœr : une baie toute rose, des récifs et un rempart formidable. Le gros bourg de pêche est là qui dort sous ses toits rouges et sous ses toits d’herbe piqués de pâquerettes et de fleurs jaunes. Ses maisons ne dépassent pas la hauteur des récifs, et le rempart où il s’adosse le réduit aux proportions d’une miniature. Autour des barques fraîchement peintes, et qui sont les joyaux de ces îles, les familles d’eiders s’ébattent dans le petit port dont elles font comme une mare splendide. La rue bigarrée est silencieuse et déserte. On y parle bas, de peur d’éveiller les gens. Tout de même, on voudrait bien trouver une chambre et dormir ! La porte de l’hôtel est ouverte. On entre. Personne. On monte. Aucune porte ne ferme à clef. On pénètre dans une chambre et on recule devant le candide sommeil du dormeur. On avance la tête dans la chambre voisine. Même sommeil. On était monté assez gaillardement ; on descend sur la pointe du pied. Et revoici la rue déserte où du haut des pignons, quand on passe, les goélands se détournent d’un gros air bête. Elle n’est pas longue. Encore quelques pas et l’on ira butter contre les pierres immobiles qui ruissellent éternellement de la montagne. Enfin on s’arrête devant une petite maison vieillotte avec un cœur sculpté sur sa porte et des géraniums à ses fenêtres. On frappe. La bonne femme qui s’est levée vous reçoit sans empressement. Elle sait ce que valent les étrangers ; elle en a déjà deux, de Bergen ou d’ailleurs ; et, vous montrant sur la table, où vous déposez vos couvertures, de très jolis coquillages : « Dire qu’ils ramassent de ces saletés-là tous les jours, soupire-t-elle, et qu’ils nous les apportent ici ! »

Les bateaux de poste voyagent surtout pendant la nuit. Nous avons recommencé de parcourir cette saga de pierre et d’eau que la nature semble avoir composée pour le divertissement et l’horreur des yeux humains, mais, cette fois, vent debout, sous une pluie pâle, à travers des îlots et des récifs funéraires où les mousses vertes luisaient étrangement. De temps en temps, le navire mouillait au fond d’un fjord et jetait à quelques maisons perdues des nouvelles du monde.

Il ne vient point d’étrangers à Balstad, et Balstad, au milieu des fjells marins, n’en est pas emprisonné comme Svolvœr. Dans les découpures et sous les redans de ces masses granitiques si bizarrement dentelées, dont les cimes se creusent en cratères ou lancent vers le ciel leurs aiguilles de clochers, des rangées de cabanes sur pilotis, les couleurs rouges déteintes, l’escalier bancal, le toit de tourbe verdoyant, aussi vides que des carapaces abandonnées, attendent leurs hôtes de l’hiver, les pêcheurs de morues.

Sonne la Noël : ils accourront des côtes du Norrland, sur les mêmes barques dont les Vikings écumaient les mers, tous, les Lapons, qui rament comme ils parlent, à coups rapides et menus, les Finnois à coups longs et tenaces, les Norvégiens à coups égaux et forts. Trente mille pêcheurs répandus aux Lofoten rafleront en trois mois plus de trente millions de morues. Les bateaux de sauvetage, qu’on appelle ici les bateaux de tempête, trépignent dans les ports. Médecins, télégraphistes, inspecteurs, juges, gendarmes, commissaires de police sont là, debout à leur poste ; et, derrière eux, pullulent, sortis on ne sait d’où, se faufilant dans l’ombre, flairant les filets lourds, attirés avec les mouettes et les goélands autour des riches entrailles qui empuantissent les vents du soir, des juifs chargés de pacotille, montreurs d’ours et contrebandiers d’eau-de-vie. Ces trognes disparaissent en même temps que les morues. J’en ai retrouvé qui se séchaient des rafales de l’hiver, au bord du golfe de Bothnie, sur la place du marché de Karlsborg.

Alors Balstad s’emplit de la rumeur qui, depuis plus de mille ans, éclate, par intervalles aussi réguliers que les courans de la mer et la marche des poissons, sur les rocs acérés des Lofoten. On l’entend déjà gronder du fond des Sagas poissonneuses. Les mêmes cris : « La morue arrive ! » ont retenti à travers les âges, mais aujourd’hui précédés des sonneries du télégraphe. Pendant plus de trois mois, ces petits ports, éveillés dans les ténèbres à une vie tragique, enregistrent des clameurs de victoire, des imprécations, des silences funèbres. De la flottille partie le matin au signal du drapeau, lorsqu’un brouillard de neige s’élève au-dessus des fjells et que les heures d’avant midi jettent des lueurs fauves, la mer ne rendra que des coques renversées où le nombre des morts se compte à celui des couteaux que les naufragés y plantèrent, et quelques cadavres qui flottent la tête en bas à cause de l’air emprisonné dans leurs bottes.

Sur la terrasse granitique au pied de laquelle on aborde, se dresse, devant la poste, et l’auberge et deux ou trois maisons qui paraissent en dépendre, une vieille demeure haute et large dont la blanche façade regarde l’entrée du fjord. Chacune de ces îles norvégiennes forme un petit royaume. Une ancienne famille la possède, dont les chefs la gouvernent à la façon des rois d’Homère. Sa fortune relativement considérable, ses vertus, sa décence, en font une autorité sociale. Mais un jour vient où l’honneur d’assurer, par son exemple, la dignité d’un coin de terre ne suffit plus à l’ambitieux héritier. Le respect dont on entoure son beau vieux nom lui semble de peu de prix. Il s’embarque pour la grande ville continentale. Les plaisirs l’énervent ; les spéculations l’appauvrissent. C’est la fin de la dynastie, la vente de la demeure seigneuriale, à moins que l’intelligence et la volonté d’une mère ou d’une fille ne conjurent la ruine, car, souvent, dans les vieilles familles, la force renaît chez les femmes lorsqu’elle s’est éteinte chez les hommes. Ici, le chef est mort. La veuve s’est empressée d’aller vivre à Christiania. Ses trois fils se sont partagé le domaine. L’un d’eux y a même installé une fabrique de conserves. Mais les gens de Balstad hochent la tête quand ils en parlent. Ils se sentent diminués. L’histoire de ces familles consulaires a fourni bien des sujets aux romanciers Scandinaves.

Les autres maisons se disséminent au bord des lagunes rocheuses ou sur la rampe opposée du fjord, maisons de paysans et surtout de pêcheurs. Peu de vieillards. Le vieillard est une espèce anormale aux Lofoten, une espèce aussi rare que le millionnaire enrichi par le jeu. Chaque goutte de sang qui lui reste représente un hasard providentiel. Les quelques hommes qui touchent à la vieillesse, le gardien du phare, le forgeron, le cordonnier, me font l’effet d’amphibies estropiés. Tout ce qui ne vit pas sur le flot est indolent et paresseux. Derrière notre auberge, des journaliers coupent les foins, la grande récolte de Balstad, la seule importante et pour laquelle Dieu ne leur donne souvent « qu’un jour, qu’une heure, qu’un moment ! » Il faudrait aller sous l’Equateur pour trouver des hommes plus lents, plus mous, plus résignés à ne rien faire. La grosse dame de la maison blanche, dont le beau-père a défriché ces champs, et son amie, la mince demoiselle de la poste, sont obligées, par crainte des orages, de faucher et de faner elles-mêmes. Mais chaque jour les pêcheurs du pays partent sur leurs barques effilées. Les femmes et les jeunes filles épient leur retour et se hâtent au bruit des proues éclaboussées qui déchirent les goémons. Quand ils rapportent d’énormes poissons qu’on décapite, avant de les peser, sur le plancher de la fabrique, le contentement les raidit dans une gravité modeste et solennelle. Si leur pêche est médiocre : « C’est bien la peine, maugréent-ils, de venir voir quand on n’est pas capable de pêcher soi-même ! »

Le pasteur demeure à trois kilomètres. La route de la vallée qui conduit au presbytère longe des prairies, des lacs, des tourbières et une forêt de bouleaux, tordus comme des sarmens, hauts comme des myrtes, et d’où s’échappent des merles noirs. Moitié paysan, moitié homme d’Église, il regrette les plateaux du Finmark où il était l’an dernier à la tête d’une paroisse « aussi grande qu’un duché d’Allemagne. » Il y régnait par la terreur sur les loups, les outres, les renards, les phoques et les poules des fjells. Il pêchait, lui aussi, le hareng et la morue, et vendait sa pêche aux bateaux russes d’Archangel qui, de juin en septembre, viennent débiter du bois et de la farine… Sa femme l’interrompt :

— Là-haut, nous n’avions que trois vaches ; ici, nous en avons douze,

Il est vrai que le district de Balstad passe ; non sans raison, pour le plus riche des Lofoten, et les pâturages de ses fjells pour les plus gras ; mais l’hiver pluvieux et sombre, où le thermomètre ne tombe pas au-dessous de dix degrés, est plus dur que les quarante degrés de l’extrême Norrland. Et puis, au Finmark, on s’occupe de politique, on s’intéresse à la vie, on est continental enfin, tandis qu’aux Lofoten…

— Nous avons aussi, reprend sa femme, vingt-quatre brebis, deux chevaux, neuf domestiques ; et, comme l’ancienne église a brûlé, on va nous en rebâtir une avec de beaux dragons, dans le style d’autrefois.

L’institutrice de leurs enfans, une rose et rieuse fille de Christiania, a vécu l’hiver dernier chez un autre pasteur à la pointe des Lofoten : « Vers la fin de novembre on aperçut encore le soleil. Ce fut pour la dernière fois jusqu’au trois janvier où une lueur jaune rasa le bord des flots. Puis les tempêtes nous prirent, et nous ne revîmes sa lumière qu’aux premiers jours de mars. Dehors, je ne distinguais pas ma main. Je ne pouvais me mettre à la fenêtre, tant l’odeur des poissons était épouvantable. Mais nous jouions du violon et de la guitare, et nous eûmes quelques clairs de lune d’une incroyable splendeur. »

Le dimanche, le pasteur arrive à Balstad dans sa haute carriole norvégienne qui, de loin, court sur la rampe des fjells comme un grand faucheux au pied d’un mur. Les gens l’attendent assis parmi les rochers devant leur pauvre maison de prières. Sa femme, l’institutrice et les enfans le suivent en calèche. Toutes les ferrailles de la vieille voiture sonnent, et les deux poulains qui trottent aux côtés des deux jumens font un bruit de cavalcade. Il entre dans la sacristie, son fouet à la main. La maison basse, où les guirlandes de la Saint-Jean tombent en poussière, se remplit d’enfans aussi délicats que les enfans de nos villes, de femmes au teint battu, souvent assez jolies, de paysans et de pêcheurs dont quelques-uns assurément descendent des mêmes aïeux celtes que nos Bretons.

Le jour où j’assistai à l’office, le pasteur fit un sermon contre le piétisme, « ce champignon qui s’attaque aux âmes comme la rouille au seigle. » Il ne le nomma pas, mais il détourna ses fidèles d’imiter les dévots qui se singularisent par leurs vêtemens et leur tenue et qui vont, les yeux toujours baissés vers la terre, en se félicitant d’être sauvés. Cela dit simplement sur un ton de réelle bonhomie. « Je vous parle comme un paysan à des paysans. ». Il remarqua que le Christ est un grand peintre et qu’en deux mots il sait peindre les gens dont il parle : « Ces orgueilleux pharisiens avec leur bandeau… » Nul n’ignorait qu’il visait les lœstadiens, car, même aux Lofoten, on hurle et on danse en Lœstadius ; et plus d’une fois l’office fut interrompu par des explosions d’alleluia sauvages.

Lorsque nous revînmes, notre hôtesse et sa bonne, du seuil de l’auberge, nous souhaitèrent « la bienvenue de l’église » et nous adressèrent le vœu que la Parole nous eût profité. Elle est étrange, cette femme : mince, émaciée, d’une politesse douce et glaciale, avec une sorte d’inquiétude qui apparaît et disparaît continuellement autour de sa bouche dans une mélancolie sans fin ; toujours en sombre, le tablier noir bordé d’une bande de broderie qui rehausse sa mise d’une austère richesse, on se demande de quel bonheur elle porte le deuil ou de quel remords elle traîne le poids. Le mot d’auberge ne convient guère à sa maison propre, discrète, dont le salon ressemble aux vieux salons des demoiselles de province. Des livres de prières et d’édification sont posés sur la table. Parmi les tableaux accrochés au mur, une grande photographie représente un orphéon d’absolutistes qui sont venus chanter dans ces rochers leur pieuse horreur du vin, et qu’on a pris au moment où leurs images se reflétaient sur l’eau, — ce qui doit être une satisfaction bien vive pour des absolutistes.

Le mari, un peu gêné devant sa femme, se plaint qu’elle soif trop religieuse et qu’elle se fasse des chagrins. Il est aubergiste, lui ; et les lois anti-alcooliques, nécessaires aux Lofoten, où les dimanches d’hiver deviendraient, sous l’excitation de l’eau-de-vie, des journées sanglantes, ont sans doute les mailles assez larges pour qu’un aubergiste avisé y introduise quelques bouteilles. Je n’en sais rien ; mais, si j’étais un romancier Scandinave et que je voulusse imaginer un drame intérieur dans un de ces petits ports de pêche, je choisirais une femme pareille à celle que j’ai sous les yeux, naturellement mystique, travaillée de cuisans scrupules, obligée de souffrir ce qu’elle n’empêcherait qu’en trahissant son mari, qui d’ailleurs se défie d’elle, et se consumant d’angoisse avec un éternel silence entre les dents. Mais ce ne serait là qu’un épisode dans l’œuvre émouvante qu’un Jonas Lie ou un Kielland pourrait tirer de cette pauvre île rocheuse. Que d’élémens divers ! Les pêcheries ; la décadence de la vieille famille dans l’opulence fanée de sa demeure seigneuriale ; l’existence laborieuse et souvent morose du pasteur, ancien petit garçon de ferme qu’un gros paysan poussa et dont il fit son gendre ; les paysans lœstadiens ; la jeune fille dont la guitare et les yeux rieurs demandent un fiancé tour à tour à la lune de midi et au soleil de minuit ; la révolte des adolescens qui ne veulent plus chavirer, comme leurs pères, dans les fines barques d’autrefois et qui ambitionnent aujourd’hui des bateaux solidement pontés ! Tous ceux qu’on interroge se voient dans leurs rêves capitaines de vapeurs.

Le fantastique ne se mêle pas à la vie réelle comme sur les fjells de Pelle Molin. C’est un fantastique pétrifié, mais si beau par les étés sans nuit, même quand les étés sont froids et entrecoupés de bourrasques ! Nous sommes entourés de lacs dont la forme est charmante. En face de nous, dans le repli herbeux de la montagne, j’en sais un qui dessine un fin croissant noir. Un autre, au creux de la vallée, figure un trèfle à quatre feuilles. Sur les eaux qui scintillent au soleil comme des glaces de Venise dans leur encadrement à facettes, des millions de mouettes tournoient, se pourchassent, inquiètes, les yeux ardens, le bec avide, insatiables oiseaux du désir. La mer fourmille de ces romantiques canards qu’on nomme les eiders. Pendant que les mâles à la calotte verte émigrent aux plus lointains écueils, les femelles pondent sous les perrons et sur les toits de tourbe. Elles se laissent caresser par les pêcheurs qui volent leurs œufs, qui pillent le duvet de leurs nids, mais qui n’en parlent qu’avec une tendresse quasi mystérieuse.

Une île de cristal ne serait pas plus sonore. Qu’un navire dans la nuit fasse crier sa sirène, c’est un son d’orgue qui enveloppe et soulève votre maison et dont la vague roule longtemps votre sommeil. Aux premières nuits d’automne, quand la chevrière appelle les chèvres qui ne veulent point descendre des fjells, les échos multiplient ses appels et Balstad résonne d’une tristesse dont les notes se répercutent jusqu’au fond des cœurs. L’atmosphère a une telle pureté qu’on sent l’odeur des forêts qui brûlent en Suède ; et je n’oublierai jamais ma stupeur sous l’averse, quand j’aperçus tout à coup, au-delà des régions de la pluie, à l’horizon de la mer lisse et pâle, des fjells d’un rouge de cuivre où, sur leurs crêtes de fou, j’aurais pu discerner des ombres humaines. On me dit qu’ils étaient éloignés de trente-cinq lieues.

Les nuits avaient moins de splendeur qu’au golfe de Bothnie, mais plus d’aménité. Le dimanche, les deux ou trois élégantes de Balstad s’y promenaient en gants blancs et en toilette multicolore. Notre bonne, habillée de ses beaux vêtemens, les cheveux blonds bien lissés, s’asseyait sur les marches du perron, et, les mains jointes, songeait à l’Amérique où l’attendait son fiancé, « car, disait-elle, on ne peut pas gagner d’argent ici. » Les eaux des petites criques hérissées d’oursins s’étoilaient d’astéries et de méduses, fleurs merveilleuses La mer calme était comme un jardin de rêve sous une onde transparente. Je travaillais souvent très tard. Minuit, une heure sonnaient. Il me semblait presque inconvenant d’aller dormir. Par ma fenêtre, je découvrais des rochers dont pas un n’avait la même couleur que l’autre. Ils l’avaient le jour, parce que la lumière du jour ne nuance pas ou ment. Mais le soir leur rendait leur vraie teinte, rose ou lilas, d’un bleu gris ou d’un vert pâle. Les pierres ressortaient sur la blancheur de la route. Les herbes glauques s’allongeaient des parois du fjord. Dans un champ voisin, la clarté, comme un doigt mystérieux, dépliait et séparait les fines découpures des trèfles endormis. De toutes les maisons suspendues à la montagne j’aurais dit quelle était la plus récemment peinte. Je ne voyais rien de noir que les carreaux des fenêtres : encore distinguais-je les rideaux blancs et les pots de fleurs…


Peu à peu les nuits se décolorèrent. Un soir, quelques personnes s’arrêtèrent au milieu de la route. Des enfans, des femmes, des pêcheurs, le cordonnier, le forgeron, même notre hôtesse, vinrent grossir le rassemblement. La dame de la maison blanche sortit sur sa terrasse et apparut le nez en l’air dans son jardin de groseilliers. Tous, la tête tournée vers le ciel, regardaient au-dessus des aiguilles de pierre une petite étoile. C’était la première qui se fût levée depuis plus de trois mois. Elle annonçait la fin des nuits claires, le retour de l’ombre, des tempêtes, des naufrages. Elle tremblait comme un diamant sur le front d’une inconnue voilée. Petite étoile orageuse ! Mais ils la contemplaient émerveillés, car notre cœur refait à chaque instant une beauté virginale aux plus vieux phénomènes de la nature…


ANDRE BELLESSORT.