L’Europe et l’Amérique en 1778 d’après l’histoire de Bancroft

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L’Europe et l’Amérique en 1778 d’après l’histoire de Bancroft
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 14 (p. 438-462).
L’EUROPE ET L’AMÉRIQUE
EN 1778
D’APRÈS L’HISTOIRE DE BANCROFT.

Histoire de l’action commune de la France et de l’Amérique pour l’indépendance des États-Unis, par George Bancroft, traduite et annotée par le comte Adolphe de Circourt, accompagnée de documens inédits. Paris 1870.

M. Bancroft est en Amérique un des hommes qui connaissent le mieux l’Europe, où il a longtemps résidé. Historien des États-Unis, ce n’est pas lui qui sacrifierait l’ancien monde au nouveau, et qui négligerait d’étudier l’action réciproque qu’ils ont toujours exercée l’un sur l’autre. Commencé depuis vingt ans, son ouvrage se divise en périodes, dont chacune pourrait presque former une histoire séparée. Quand il aborda le dixième volume, c’est-à-dire la période de l’alliance française qui s’ouvrit en 1778, il sentit le besoin de jeter un coup d’œil sur l’état de l’Europe et d’expliquer à sa manière certains reviremens très propres à troubler la sérénité d’un historien. En effet, n’était-il pas bizarre que dans cette Europe, où la nouvelle république avait puisé les germes de la liberté civile et religieuse, la cause de l’indépendance eût pour uniques soutiens les puissances les plus catholiques et les plus monarchiques, la France et l’Espagne? Et pour un savant moderne, très enclin à faire rouler l’histoire du monde sur la théorie des races, n’est-il pas humiliant de devoir la grandeur de son pays au concours des races latines avec lesquelles on rougirait de se voir confondu? Ainsi M. Bancroft rencontrait sur son chemin les problèmes historiques les plus graves, et au premier rang celui de l’éternel désaccord entre les idées et les faits : ici, un peuple qui a enfanté la réforme et qui ferme l’oreille à l’appel des colonies protestantes ; là, une mère patrie qui refuse aux enfans sortis de son sein l’usage de cette liberté dont elle leur a donné l’exemple, tandis qu’une nation frivole, généreuse et façonnée à la servitude, vient offrir son épée aux descendans de Penn. Quand on juge l’histoire en philosophe et qu’on distribue les siècles en périodes imposantes, il est assez facile de faire rentrer de gré ou de force les faits dans les idées : il n’en coûte rien de sacrifier quelques retardataires au triomphe définitif d’une loi providentielle; mais quand on pénètre dans le vif de l’histoire, il faut bien reconnaître que les événemens se combinent d’abord d’après les intérêts et les passions du moment. Il importe peu à l’Angleterre qu’elle serve de modèle à l’affranchissement des peuples; mais il lui importe beaucoup de faire respecter les décisions de son parlement et de conserver son empire colonial. Les princes allemands ne se demandent guère s’ils sont ici-bas les représentans de la liberté religieuse, à moins que ce rôle avantageux ne flatte leur vanité, ou ne remplisse leur trésor.

Toutefois M. Bancroft pense que les intérêts d’un jour ne gouvernent pas seuls le monde. Supposez que plusieurs personnes, dans une circonstance solennelle, vous aient rendu un service : en conclurez-vous qu’elles sont toutes également généreuses, également dévouées à votre cause? L’une vous oblige par intérêt, et, comme l’intérêt est changeant, elle sera demain contre vous : l’autre suit sa fantaisie, qui passera encore plus vite; mais la troisième agit sur un principe général qui subsistera. Si vous poussez plus avant, vous découvrirez peut-être dans l’homme qui vous a nui un principe caché qui vous le ramènera plus tard, ou dans cet indifférent des velléités de sympathie sévèrement réprimées. Ce petit examen vous donnera de la froideur pour la personne qui vous a obligé, et beaucoup de goût pour votre ennemi de la veille. S’il paraît peu conforme aux notions vulgaires de la reconnaissance, on sait que cette vertu tient peu de place dans la politique, et d’ailleurs il est permis à tout historien de faire sur les peuples une espèce d’analyse qui sépare les faits passagers des sentimens durables. M. Bancroft en a usé largement, non pas en humoriste, mais en érudit, avec documens à l’appui. Il a consulté les archives des chancelleries, interrogé les mobiles des principaux acteurs; il est vrai que les sympathies de l’Américain et les opinions du philosophe nuisent singulièrement à l’impartialité du savant; mais il a le bonheur d’être complété, commenté, et finalement présenté au public français par un homme dont l’impartialité est le trait dominant. M. le comte Adolphe de Circourt a traduit ce dixième volume, en y joignant ses propres conclusions et des documens inédits. On a de la sorte un exposé très complet des rapports de l’Europe avec l’Amérique pendant la dernière partie de la guerre d’indépendance. Doué d’une mémoire prodigieuse, dans laquelle les faits et les dates viennent s’ordonner sans effort, imbu de l’esprit historique et dégagé de l’esprit de système, jugeant les vivans comme s’ils étaient morts, et connaissant les morts comme s’ils étaient vivans, M. de Circourt sait par cœur les archives de l’Europe ainsi que le caractère des personnages qui contribuent à les enrichir. Il intervient donc à propos pour suivre les conséquences d’un événement sur l’échiquier du monde, et, tout en respectant les opinions de l’auteur, pour exposer les siennes de manière à redresser sans pédanterie les jugemens passionnés. Aidé de ses lumières, nous suivrons M. Bancroft dans son excursion à travers l’Europe.


I.

L’historien commence par l’Angleterre; à la vérité, il s’y arrête peu, car les affaires de la métropole sont tellement mêlées à celles des colonies qu’elles entrent dans le tissu même du récit. C’est par le cours naturel des événemens qu’on nous montrera le monde tout entier conjuré pour l’abaissement de la Grande-Bretagne : la France, sa rivale, toute prête à venger les humiliations de la guerre de sept ans, — l’Espagne, dépouillée de Gibraltar et des Baléares, — la maison d’Autriche, que l’Angleterre a combattue de concert avec la Prusse, et la Prusse, qui se plaint d’avoir été abandonnée trop tôt ; bientôt l’application arbitraire du droit de visite aux navires des puissances neutres lui aliénera son plus fidèle allié, la Hollande, et mettra sur la défensive le Danemark, la Suède et la Russie. Il lui faut alors faire face de tous les côtés à la fois : entretenir des troupes dans le Hanovre, garder ses possessions espagnoles, combattre dans les Antilles, en Floride, dans les Indes-Orientales, et, bien loin de chercher à concilier l’opinion, elle semble encore exaspérer les indifférens par des mesures brutales. En Amérique, la guerre, sous le commandement de Cornwallis et de Clinton, prend un caractère d’atrocité qui ne sied guère à la nation la plus libre de l’univers. Aux Antilles, l’avidité des amiraux livre au pillage les marchandises déposées dans les entrepôts hollandais, sans distinction de nationalité. A l’endroit des faibles, l’Angleterre agit avec un sans-façon révoltant : rien ne paraît plus odieux que les procédés employés contre la Hollande. Le trafic sur les nègres confisqués pendant la guerre empêche d’armer les populations noires et déshonore les officiers anglais. A l’intérieur, l’entêtement du roi pour conserver les colonies maintient au pouvoir des hommes incapables, mal informés de l’état réel de l’Amérique, livrés aux préjugés de caste et aux instincts dominateurs, sans esprit politique. À ce tableau un peu chargé, il convient d’opposer le jugement plus froid du traducteur : l’Europe était peut-être intéressée à l’abaissement de la Grande-Bretagne, mais elle avait tort de crier à la tyrannie quand celle-ci prétendait appliquer à ses colonies les règles du droit public en usage chez toutes les nations et qu’aucune d’elles ne songeait à réformer pour son compte. Le joug de la métropole avait pu sembler lourd aux fiers habitans de la Nouvelle-Angleterre, mais il était léger en comparaison des charges que la France ou l’Espagne imposaient à leurs propres colonies. Enfin, si les moyens employés par les généraux anglais en Amérique se ressentent de l’animosité d’une guerre civile, la plus parfaite courtoisie continuait à régler les rapports des belligérans dans les autres parties du monde, et notamment dans les Indes-Orientales.

Quoi qu’il en soit des fautes de l’Angleterre et de son obstination malencontreuse dans une guerre sans issue, M. Bancroft, pénétrant chez elle en 1778, se pose une question toute nouvelle : à qui incombe la responsabilité des événemens? Ne trouvai-je pas des frères dans nos ennemis? Ne peut-on rejeter sur une partie de la nation l’aveuglement, la colère, l’esprit de vengeance, toutes les furies déchaînées, et rencontrer dans l’autre des sympathies toujours vivaces, des sentimens de mansuétude et de paix? La vérité est qu’à cette époque la masse de la nation, fatiguée de la guerre et ne prévoyant qu’une longue suite de maux, commençait à revenir sur l’enthousiasme qu’elle avait d’abord marqué pour la conservation de l’empire, et s’avisait enfin que les Américains, comme ils réussissaient, pouvaient bien avoir raison. Dès lors on découvrait que l’on avait toujours formé des vœux secrets pour eux, que l’entêtement des ministres avait tout brouillé et prolongé ce triste malentendu. Cette découverte soulage évidemment M. Bancroft : jusque-là, il témoignait à l’Angleterre cette colère mêlée de regret qu’on éprouve pour les parens désagréables et qui est le fond des rapports entre John Bull et Jonathan. Une simple analyse politique lui permet de tout concilier, non sans profondeur : trois partis se disputent le gouvernement de l’Angleterre; celui du roi, représenté par les tories; celui du parlement, dominé par l’aristocratie des whigs, et un troisième, vaguement défini, le parti de l’avenir, celui du peuple : l’opinion publique. Le gouvernement des whigs a corrompu le régime parlementaire et faussé l’institution en la rendant moins libre au dedans, plus tyrannique au dehors. Il a soutenu contre les colonies la toute-puissance du parlement. Les fautes de celui-ci ayant rendu pendant quelques années le roi tout-puissant, il y eut un essai de gouvernement personnel qui échoua par l’incapacité des ministres, les scrupules du roi, la force de la constitution et les désastres militaires. Les tories, qui gouvernent en 1778 au profit de la prérogative royale, ne sont pas moins décidés contre l’indépendance de l’Amérique : le succès de la guerre est une espèce d’enjeu que se disputent les partis ; mais alors une troisième force apparaît, l’opinion publique, qui s’est dégoûtée la première de la lutte et qui trouve avec raison qu’elle n’est plus représentée dans le gouvernement. Elle y entrera de vive force, après trois ans d’efforts : tantôt elle se fait jour au parlement par la bouche un peu vénale des grands orateurs; tantôt elle prend de l’empire sur les amis du roi, qui, comme lord Shelburne, pensent que la prérogative royale, pour se maintenir contre l’aristocratie, doit s’appuyer sur l’opinion publique; cette alliance passagère de deux forces si différentes amènera la paix, parce qu’elle arrachera le consentement de George III. Mais ce monarque aura rendu un hommage solennel à l’opinion, seul souverain véritable de la Grande-Bretagne. On voit d’ici les conséquences du système, que l’historien ne dit pas : c’est dans le corps de la nation que résident les sympathies permanentes pour la république américaine, et la guerre de l’indépendance va renouveler les principes du gouvernement de l’Angleterre. Celle-ci, jusque-là, n’avait compris la liberté que dans un sens étroit, et la considérait plutôt comme une collection de privilèges. Elle ressemblait fort à la cité romaine. Hors de son île, le sénat britannique agissait à peu près comme les princes du continent et ne songeait guère à répandre autour de lui les principes libéraux dont il vivait; cela dura jusqu’au jour où ces Romains rencontrèrent dans leurs colons d’autres Romains aussi fiers qu’eux-mêmes, aussi jaloux de leur indépendance, et qui l’appuyaient sur des principes absolument nouveaux. Par là, on explique à la fois l’hostilité passagère des deux branches de la famille saxonne et, à défaut de tendresse, les liens durables qui les enchaînent sans les unir.

En revanche, lorsqu’il passe le détroit, l’historien des États-Unis est complètement dérouté par la physionomie mobile de ses amis improvisés. Qui donc, dans cette France monarchique, aime les Américains et la liberté? Est-ce le roi, le plus catholique des hommes, qui déteste presque également les protestans et les rebelles ? Il est entraîné, et le principal personnage de la pièce ne comprend pas le rôle qu’on lui fait jouer. Est-ce la jeune reine, capricieuse, fière, exigeante, n’entendant rien à la politique, quand elle ne touche pas à l’Autriche, et ne se mêlant des affaires que pour embrouiller tous les fils? Les sympathies américaines ne poussent guère de racines dans un tel caractère. Seraient-ce par hasard les ministres? mais aucun, dès le début, n’est porté pour la cause des colonies. Les ministres libéraux, comme Turgot et Necker, sont trop clairvoyans, trop alarmés de l’état des finances pour soutenir une campagne coûteuse et stérile. Ceux de l’ancienne école ne voient pas sans appréhension cette atteinte portée à la dignité royale. Le premier ministre, le vieux Maurepas, répugne à toute initiative. Celui de la guerre, Montbarrey, se prononce nettement contre l’alliance américaine. M. de Vergennes, qui leur est supérieur à tous, est bien sollicité de combattre contre l’Angleterre, mais aucun penchant ne l’entraîne vers les insurgés. Si le cabinet se décide, ce sera par vengeance contre la Grande-Bretagne, par un intérêt bien ou mal entendu de la France, mais nullement par le principe arrêté des avantages d’un gouvernement libre. Au contraire, ils savent qu’un diplomate à la manière de Richelieu doit faire bon marché de ses principes et de ses préférences quand il s’agit de choisir un allié, et ils tendront la main aux rebelles d’Amérique comme jadis leurs devanciers aux protestans d’Allemagne. Il y a bien, derrière les ministres, une espèce d’opinion publique, ou soi-disant telle, qui pousse à aider les Américains. Mais est-ce là une force historique, ou simplement un engoûment de la mode? M. Bancroft paraît peu flatté de l’alliance des philosophes et de leur liberté spéculative. Il va dans les salons et dans les cafés, il y trouve des frondeurs qui censurent le gouvernement, des théoriciens qui attaquent l’église, une tourbe sans esprit politique et sans scrupule. Il est vrai que ces écrivains ont un pouvoir de généralisation, « dans laquelle la nation française excelle entre toutes. » Mais c’est une arme de luxe qui éclate dans les mains. D’ailleurs, comment se fier à une opinion aussi légère, qui fait une épigramme sur les Américains, le lendemain d’une bataille où le sang français a coulé pour eux? Ce qu’on remarque en France de bon et de solide, c’est la classe des petits propriétaires du sol, et voilà apparemment pourquoi nous sommes encore en vie. Or, de l’Amérique et de la guerre, les petits cultivateurs se soucient comme du Grand-Turc. Après mûre réflexion, M. Bancroft demeure convaincu qu’il est en présence d’une nation enthousiaste et folle, généreuse et légère, et, si son pays paraît lui avoir quelques obligations, il y a, dans le service rendu, un tel mélange de frivolité, d’intérêt ou de dépit contre l’Angleterre, qu’on ne peut faire aucun fonds sur cet ami d’un jour. Voilà tout ce que l’historien d’outre-mer a vu dans la grande agitation du XVIIIe siècle. Avant d’approfondir son opinion, n’est-il pas évident qu’il a été égaré par le désir d’être impartial, c’est-à-dire de ne pas trop accorder à l’entraînement de la sympathie? Autrement l’analyse lui eût montré dans la nation française, sinon des idées mûres et des principes établis, au moins des passions un peu plus énergiques que le simple engoûment. Bonnes ou mauvaises, ces passions ont eu plus de consistance et de durée que la mode, ou même que les combinaisons fortuites de l’intérêt, ou même que le désir bien innocent de naviguer sans recevoir la visite des officiers anglais. Les passions politiques qui animaient alors la France ont fait assez d’éclat dans le monde pour que l’attention qu’elle prêtait à l’Amérique parût un épisode d’une révolution beaucoup plus vaste. Il est permis de ne les point approuver, mais non pas de les oublier parmi les forces permanentes qui préparent l’avenir à travers le conflit des intérêts moins durables ou des passions plus légères.

On va voir d’ailleurs que chez M. Bancroft cette froideur est non pas l’effet d’une inadvertance, mais la conséquence d’un système. Il passe de France en Allemagne, et découvre là des principes si étonnans, bien que cachés, des sympathies si prodigieuses, bien qu’impuissantes, qu’il éprouve le besoin d’en rechercher l’origine dans la nuit des temps. C’est à propos de l’Allemagne qu’il embrasse d’un regard le passé de toute l’Europe : tentative curieuse, venant d’un esprit très américain, qui n’a point de penchant vers les idées générales, et qui trouve que les Français en ont trop. Nous allons essayer d’en dégager les conclusions, bien que l’auteur, fidèle à ses goûts germaniques, se garde de les formuler.

Les deux idées dont il suit les traces incertaines à travers les âges, sont la liberté politique et la liberté religieuse; sur cette dernière vient se placer, comme une greffe plus récente, l’esprit philosophique, et les trois rameaux d’un développement inégal sont eux-mêmes greffés sur le vieux tronc de la race germanique. C’est dans les forêts allemandes qu’a grandi, comme chacun sait, le gouvernement constitutionnel, avec les assemblées d’hommes libres, et malgré d’assez longues éclipses. La civilisation latine nous a bien transmis le christianisme; mais un héros germain, Charles Martel, se fait l’apôtre armé de cette doctrine contre l’islam, et assure par là le triomphe du principe spiritualiste sur les appétits grossiers. Après lui, Charlemagne essaie de fondre ensemble la civilisation germanique et l’organisation romaine, et cette grande œuvre est cimentée par l’union du pape et de l’empereur. Toutefois l’instrument encore barbare qui a défendu sans le savoir les droits de la pensée humaine, les détruirait bientôt par le despotisme, si le chef spirituel de la chrétienté, le pape, devenait l’homme-lige de l’empereur. M. Bancroft indique avec beaucoup de sagacité que les papes, qui n’étaient pas Germains cependant, furent longtemps les champions de l’indépendance morale. Leur autorité dégénéra; en Allemagne, des principautés séculières sont remises aux mains des évêques, qui pèsent dans les conseils à la fois comme prélats et comme princes de l’empire. Tandis que le pouvoir universel de l’empereur n’est qu’une fiction, celui du pape s’étend sur toutes les consciences, et se joue des frontières que la force matérielle est tenue de respecter. Triste époque pour toutes les espèces de liberté, car les successeurs de Charlemagne ne sont plus que les représentans les plus avides de l’égoïsme féodal, et l’humanité allemande se trouve prise entre l’usurpation spirituelle des uns et le despotisme séculier des autres. Où se réfugie alors la liberté politique? Dans les montagnes, comme en Suisse, ou sur les bords des fleuves commerciaux, comme dans les villes de la Hanse, mais toujours sur la terre allemande. Pour la liberté religieuse, elle va prendre un essor autrement rapide.

C’est à la fin du moyen âge que l’Allemagne enfante la réforme, et, pour comprendre l’enthousiasme des Américains, il faut se rappeler que la liberté politique est, chez eux, fille de la liberté religieuse. Ils oublient trop facilement que Luther respectait beaucoup les pouvoirs établis. Quoi qu’il en soit, ce réformateur ne se gênait pas pour tracer aux princes leur devoir, et il donna à l’église une organisation indépendante. Embarrassée dans les liens du monde féodal, la jeune religion appelait de ses vœux un sol vierge, où l’expérience pût se poursuivre sans obstacle. L’Amérique le lui donna, et, chose bizarre, ce furent des huguenots français qui s’avisèrent les premiers d’aller planter en Nouvelle-Ecosse les principes de Calvin. D’où l’auteur conclut que « l’Allemagne, quoiqu’elle ne s’appropriât aucun territoire dans le Nouveau-Monde, a donné aux colonies la loi fondamentale de leur existence morale. »

Ne croyez pas cependant que M. Bancroft se contente d’une sympathie aussi vague que lointaine. Au moment même où des hommes hardis allaient chercher au delà des mers une liberté qui les fuyait, d’autres la demandaient tout simplement à une terre promise moins éloignée, et ce Chanaan, c’est, on le devine, l’électorat de Brandebourg. Ainsi la sécularisation intéressée de la Prusse, l’adhésion de l’électeur Sigismond aux principes des pèlerins, puis plus tard l’ordre admirable qui règne dans cette caserne protestante, sont présentés comme des gages donnés à la cause de la raison et de la liberté. En face de l’Autriche, Frédéric II devient une espèce d’apôtre chargé de conserver, dans un sanctuaire allemand, le dépôt sacré des vérités morales. Bientôt l’émancipation philosophique suit l’émancipation religieuse avec Kant, Lessing, Herder, Klopstock, Goethe, Schiller, et l’histoire de l’Amérique recueille avec empressement les velléités libérales de ces philosophes, qui ont presque tous témoigné de leur sympathie pour les Américains. Ainsi s’accomplit, sans sortir de l’Allemagne, la dernière évolution de l’esprit humain, à moins que les mécontens et les rêveurs, pour couronner l’œuvre, ne rappellent la liberté politique dans ces forêts où elle n’a pas beaucoup résidé depuis sa naissance.

Ne semble-t-il pas que M. Bancroft a écrit ces pages pendant son dernier séjour à Berlin, sous l’influence de savans remarquables, mais aveuglés par le patriotisme? On sait quel penchant les porte à refaire l’histoire de l’humanité sur un plan plus conforme aux bulletins des dernières victoires. Les théories sur les races rencontrent chez eux beaucoup de faveur, et la raison elle-même, dont la vieille école faisait l’attribut essentiel de tous les hommes, n’est maintenant qu’un produit du climat, une qualité infuse dans le sang, ou si l’on veut, un fruit naturel qui vient sur certains arbres, qui languit sur d’autres, et n’arrive point à maturité; d’où il suit que l’usage de cette raison, soit dans les affaires politiques, soit dans les questions religieuses, est inégal chez les différents peuples, et parfaitement inconnu à quelques-uns. Sans discuter cette grosse doctrine, deux ou trois objections suffisent à montrer combien l’application qu’on en fait ici est inexacte. La liberté religieuse n’est pas particulière à une race, car elle a été préparée en France, en Angleterre, aussi bien qu’en Allemagne, et quand elle s’est propagée en France, c’est parmi les méridionaux, c’est-à-dire parmi les populations les plus latines, qu’elle a recruté le plus d’adhérens. Il n’est pas vrai non plus que le plus court chemin de la liberté politique soit le protestantisme allemand, et si cette heureuse combinaison s’est accomplie de bonne heure en Amérique, il en a été autrement en Europe. Il peut y avoir, entre les protestans d’Allemagne et ceux d’Amérique, sympathie de religion, mais il y a divergence complète sur les principes politiques. La Prusse est protestante et n’est pas libérale. L’Amérique doit sans doute sa constance, sa fermeté et beaucoup de ses qualités actives à ses idées religieuses, mais elle doit ses institutions à la Grande-Bretagne : c’est à la chambre des communes, et non pas au prêche, qu’elle apprit à se taxer elle-même. Si la forme religieuse la plus répandue aux États-Unis est née en Allemagne, elle a dû passer par des cerveaux anglais ou même français avant de prendre le caractère colonisateur, et depuis, la variété des sectes a prouvé surabondamment que toutes les religions peuvent s’accommoder d’institutions libres, pourvu qu’elles se renferment dans le domaine spirituel. Est-il plus raisonnable de confondre, pour le plaisir de faire un système, des choses aussi différentes que la liberté toute féodale des cantons suisses, suzerains et oppresseurs de plusieurs pays, et la liberté mercantile, c’est-à-dire l’association pour le négoce, telle qu’elle a été pratiquée par les villes de la Hanse? Entre ces privilèges bourgeois et la démocratie américaine, il y a encore plus de distance qu’entre une ville libre du moyen âge et un petit tyran féodal. Liberté politique, religieuse, philosophique, liberté municipale ou civile, dans l’histoire, ne marchent pas toujours de compagnie et n’ont d’autres rapports entre elles que ceux qui existent entre les différentes manières d’exercer sa raison : il est incontestable que l’une mène à l’autre, mais par un long circuit dont l’Allemagne, la nation-mère de tous les Germains, n’a encore parcouru que la moitié.

Enfin des mouvements aussi vastes que la réforme de Luther ou que la naissance de la philosophie moderne appartiennent non pas à un pays, mais à l’humanité toute entière ; ce qui est local et spécial, c’est le mode d’application pratique, l’association lucrative des marchands de la Hanse, l’union militaire des Suisses, l’esprit de contrôle et de discipline volontaire qui sont propres à l’Anglo-Saxon. Voilà l’héritage national de chaque peuple. Quant à la civilisation générale, aucun ne peut en revendiquer le monopole ; tous ceux qui contribuèrent à l’émancipation de la pensée ont ajouté une pierre à l’édifice. Tel est probablement le secret de l’étrange méprise que M. Bancroft commet sur notre histoire. Il n’aperçoit pas que la liberté d’examen a grandi, depuis Descartes, à l’ombre de nos institutions monarchiques, qu’elle a passé du domaine philosophique dans celui de la science, et de là dans la politique. Quels qu’aient été les inconvéniens d’une doctrine fondée sur des spéculations de cabinet, encore est-il qu’elle occupe une grande place dans l’histoire de la civilisation, et qu’elle devait fournir la première à l’Amérique des sympathies actives. Sans doute, il y avait beaucoup d’illusions dans cette ferveur révolutionnaire qui se forgeait des Américains de fantaisie. Sans doute, l’esprit rationnel qui célébrait les droits de l’homme, était bien différent de ce rare esprit, nourri de faits, d’expérience et de lutte, qui est celui de la société américaine. Cependant il eût été intéressant et vraiment historique de montrer, dans l’alliance des deux peuples, le mélange de deux conceptions : ici, la liberté pratique, limitée, fondée sur l’union des intérêts, — là, la liberté théorique, pleine de dangers parce qu’elle néglige les faits, mais dégageant les qualités essentielles de l’homme par-dessus le chaos des différences individuelles, et embrassant dans sa logique prématurée tous les temps et tous les lieux. Si les suites d’une conception aussi démesurée devaient, avec la révolution de 1789, troubler profondément notre histoire, elle a eu trop d’écho pour devenir, sous la plume des historiens étrangers, une pure fantaisie de salon. D’ailleurs cet esprit philosophique dont le foyer était en France a contribué au succès de l’autre liberté, non-seulement en lui suscitant des défenseurs, mais en lui conciliant l’opinion de l’Europe. Les idées de droit n’étaient pas alors fort répandues, et celles qui étaient dans la circulation portaient l’estampille française; d’où l’on peut conclure que les Américains d’alors, un Washington, un Franklin, ne traitaient pas de si haut les philosophes qui leur expédiaient des armes, et, comme leur esprit politique n’avait d’autre introducteur auprès des souverains que cette raison pure si décriée, ils croyaient bonnement qu’elle n’était pas inconciliable avec la revendication pratique de l’indépendance.

Cette omission de l’historien produit des contrastes assez singuliers : après une préface aussi imposante sur le progrès des idées en Allemagne, quand il arrive aux faits, il ne peut recueillir, dans ce pays, que des sympathies stériles et quelquefois de l’hostilité à peine déguisée. Force lui est de s’en tenir au passé ou à l’avenir. Il est vrai qu’il ramasse avec joie une appréciation favorable, un bon conseil tombé de la bouche de Frédéric II ; mais il ne peut dissimuler que les meilleures troupes des Anglais sont fournies contre argent sonnant par les petits princes de l’empire, notamment par celui de Hesse : ô magnanime Frédéric, qui refuse à ces mercenaires le passage sur ses terres! ô grand Goethe, qui daigne leur témoigner du mépris! — Cependant il faut bien reconnaître que les commissaires américains sont à peu près mis à la porte par l’impératrice Marie-Thérèse. Aussi la maison d’Autriche, ce rameau flétri de l’arbre germanique, est voué à l’exécration du genre humain. Kaunitz, en résistant à la Prusse, n’a semé que des germes de mort, et l’historien, faisant un retour éloquent sur les chances de la fortune, nous montre cette maison d’Autriche humiliée par la Prusse, emportant avec elle la dépouille de la vieille Europe, c’est-à-dire « les blasons éteints, les trônes écroulés, la fiction du saint-empire romain... » En vérité, un habitant de Sirius, à cette lecture, pourrait s’imaginer que l’Allemagne forme aujourd’hui une confédération démocratique.

Malgré tous les efforts de l’historien pour donner à la figure de Frédéric vieilli je ne sais quelle grandeur mélancolique, ce prince reste à peu près tel qu’on le connaissait : clairvoyant, ferme, facile à irriter, exigeant l’obéissance passive, fort indifférent aux idées qui ne servent point ses desseins; l’esprit politique a envahi toutes ses facultés, et concentré son attention sur l’affermissement de la monarchie prussienne; mais les nouveaux documens publiés jettent une vive lumière sur ces différens traits de son caractère. On sent que l’entraînement philosophique a peu de prise sur ce véritable homme d’état. Quand il compare les avantages d’une république à ceux de la monarchie, ce qui le frappe, c’est la perpétuité des lois opposée à la succession des souverains : « la mort enlève les rois les meilleurs, tandis que les lois sages peuvent être immortelles. » Il pense toujours à l’instabilité de son œuvre, et il évoque par la pensée la suite de ses successeurs, « un ambitieux, un indolent, un dévot, puis un homme passionné pour la guerre,... » et il semble faire le compte des fautes qui peuvent compromettre ce qu’il a fondé. Le philosophe se trahit seulement quand il juge les autres par une certaine verve ironique, par des observations profondes, par une liberté d’esprit qui l’affranchit de l’horizon un peu étroit de son Brandebourg, et qui apprécie de haut les différentes maximes de gouvernement. C’est un trait de ce génie qu’il sût rester ouvert aux idées générales sans cesser d’être très particulier et très minutieux dans la pratique. Son attitude est dans une harmonie parfaite avec ses principes : avant l’ouverture de la succession de Bavière, il est dans une sécurité relative et contemple les événemens en spectateur; seulement, comme l’Angleterre l’a abandonné à la fin de la guerre de sept ans et l’a contrecarré depuis dans ses vues sur la Pologne, il se réjouit des embarras de cette puissance, il pousse tout doucement la France dans le conflit en flattant la vanité du vieux Maurepas, auquel il fait croire qu’il le considère comme un grand politique. Cela ne l’empêche pas, portes closes, de railler la France, « ce convalescent qui veut faire le vigoureux, » et de porter des jugemens très sûrs touchant le mauvais état de nos finances. Mais au mois de janvier 1778, quand les prétentions de l’Autriche sur la succession de Bavière vont compromettre le nouvel équilibre qu’il a su imposer à l’Allemagne, il sort de son repos et change de ton. Il écrit à son ministre en France : « C’est ici le moment de vous évertuer de toute force. Il faut que les sourds entendent, que les aveugles voient et que les léthargiques ressuscitent, » c’est-à-dire, en bon français, il faut empêcher à tout prix le retour de l’alliance entre le roi très chrétien et la maison d’Autriche, système préconisé naguère par le duc de Choiseul, mais répudié par M. de Maurepas; il faut surveiller les démarches de la jeune reine, et mesurer son influence; il faut écrire si elle s’est trouvée seule avec le roi, et combien de fois, et les circonstances. Enfin on met sur le tapis une alliance entre la France, la Prusse et la Russie. Au moment où le monde entier a les yeux sur les États-Unis, pendant qu’une guerre de principes fait oublier les guerres dynastiques, la main vigoureuse de Frédéric arrête la main sournoise de Joseph II, qui s’étendait timidement du côté de la Bavière. Le cabinet de Versailles se félicite d’avoir secondé par ses bons offices l’heureuse issue de la politique de Frédéric et fondé la grandeur de la Prusse.

Cependant ces dernières affaires ont entraîné Frédéric bien loin des Américains ; il se donne seulement le malin plaisir de faire des pronostics qui circulent dans les cours de l’Europe et vont exaspérer les Anglais. Le roi de Prusse a dit que nous serions battus! voilà ce que répètent les ambassadeurs de la Grande-Bretagne, et c’est quelque chose d’avoir contre soi le premier capitaine de l’Europe. La clairvoyance de Frédéric, la prédiction qu’il a faite dès le premier jour de la longueur de la lutte, les encouragemens prodigués à la cour de France pour la pousser dans une guerre qui affaiblira tout le monde, tels sont les seuls gages donnés par ce monarque à la cause américaine. Encore la confiance de l’oracle est-elle ébranlée chaque fois que cette cause paraît compromise. On dirait presque, écrit le roi en 1780, que les Anglais reprennent l’avantage... Aussi se garde-t-il de donner contre lui des griefs qu’on ferait valoir en cas de succès; il refuse aux insurgés l’entrée du port d’Embden, dont il ne pourrait, dit-il, protéger la neutralité. Il rassure l’Angleterre sur l’établissement d’un commerce direct entre la Prusse et les colonies, et, même après la déclaration d’indépendance, il tient bon contre les commissaires américains qui sollicitent ce faible avantage; tout au plus consent-il à nouer avec eux des relations commerciales par l’intermédiaire de la France. Au demeurant, il les éconduit avec de belles paroles, et si poliment qu’ils auraient tort de se plaindre. Personne ne réussit mieux à conserver son prestige sans le compromettre, à ménager les gens sans leur prêter main-forte, et pour un peu il se ferait remercier des services qu’il n’a pas rendus, tandis qu’avec la France les Américains sont impérieux, pressans, s’impatientent du retard de la flotte ou d’un débarquement qui a manqué. Cent ans ont passé sur les événemens et refroidi les passions : un historien américain prend enfin la plume et donne plus d’éloges à Frédéric pour avoir soigné ses propres intérêts qu’à la France pour avoir adopté ceux de la république : mémorable leçon qui nous guérira peut-être des accès de générosité !

Les lettres du roi de Prusse ont un style rapide, caustique, qui fait disparate avec le ton compassé des diplomates; elles trahissent, chez cet esprit lucide et impérieux, plus d’un point de ressemblance avec Napoléon. Dans ses relations avec la Grande-Bretagne, il apporte un singulier mélange de calcul et de passion, de colère et de sagacité, de vues profondes et de petites rancunes. Le roi nourrit contre cette puissance une sourde irritation, d’autant plus vive qu’elle ne peut éclater. S’il combat, dans la maison d’Autriche, un rival dangereux, il déteste dans l’Angleterre une puissance prépondérante qui prétend tenir à sa solde les petits princes allemands. C’est presque la seule nation qui n’ait point connu à ses dépens la supériorité du grand capitaine et que la différence des institutions mette à l’abri du prestige exercé par le génie militaire. N’est-ce pas aussi le secret de la haine que Napoléon lui voua plus tard? Frédéric parle sans cesse de la morgue et de l’orgueil de la Grande-Bretagne ; en réalité, c’est son orgueil qui souffre : « Fière sur sa prépondérance imaginaire, elle traite les autres puissances en subalternes, jusqu’à les brutaliser, et, à moins de lui montrer les dents, elle ne descend point de ses hauts chevaux. » Son dépit éclate d’une façon plaisante lorsque l’Angleterre lui envoie, comme chargé d’affaires, un homme qu’il ne connaît pas et dont la naissance lui paraît obscure. Il écrit de sa main à son ambassadeur : « Si l’on nous envoie ici des polissons, je serai obligé de vous faire relever par quelqu’un de la même trempe. » La susceptibilité ombrageuse du parvenu qui perce dans ces lignes est accompagnée d’une bonne dose d’envie, telle que pouvait la ressentir un prince pauvre, économe et faisant maigre chère, en face d’une puissance prodigue, opulente, qui, par ses subsides, tenait table ouverte pour la famélique Allemagne. Aussi Frédéric goûte le plaisir des dieux chaque fois qu’elle écorne son patrimoine et que la guerre « fait une bonne saignée au trésor de la mère patrie. »

Toutefois la passion aiguise les esprits pénétrans, elle ne les aveugle pas. Frédéric juge la conduite de l’Angleterre avec une rare sagacité. Homme d’exécution, mais nullement tracassier, et plus libéral dans ses vues que scrupuleux sur le choix des moyens, il est frappé de l’ascendant que la royauté anglaise a pris pendant la guerre et du danger qu’il y aurait pour la Grande-Bretagne à dégénérer de ses institutions. Il a tort de prédire le déclin de l’astre britannique, mais il a raison de croire que la défaite des colonies amènerait à l’intérieur celle de la liberté, et montre, en cette occasion, une haute intelligence de l’histoire. Il indique enfin le défaut capital de la politique anglaise, qui est « d’agir selon ses intérêts, sans les combiner avec ceux des autres puissances. » Cette formule paraît bonne à retenir, car elle résume le vrai principe de la politique extérieure. Se faire dans le monde le champion d’une idée et poursuivre sa logique aux dépens de qui il appartiendra, prétendre régler le sort des peuples et travailler malgré eux à leur félicité, c’est un rôle présomptueux, impossible à soutenir. Le fondement de toute politique est l’intérêt bien entendu, mais à la condition de le combiner avec l’intérêt des autres et de ne point agir isolément, ce qui marque un défaut de prévoyance. En effet, la solitude se fait bientôt autour d’une pareille politique, et « il n’existe aucune puissance humaine qui ait les reins assez forts pour se défendre seule contre tous les revers possibles. » C’est encore Frédéric qui tire cette conséquence contre l’Angleterre. Le cas où elle s’était mise de ne pouvoir compter sur aucune puissance et d’en avoir indisposé plusieurs fut sans contredit l’obstacle invincible contre lequel échouèrent tous ses efforts pour ressaisir la suprématie des mers, « tant il est vrai, conclut Frédéric, qu’en politique il y a certains principes fondamentaux qu’on ne néglige jamais sans s’exposer à des pertes immanquables. » Même aujourd’hui l’Angleterre pourrait méditer cet avis d’un prince qui connaissait les retours imprévus de la fortune.

II.

M. Bancroft, après s’être attardé en Allemagne, rend visite aux cours du nord, et particulièrement à celle de la grande Catherine. Il est probable qu’il laisse derrière lui ses idées sur la liberté religieuse et politique, sur les avantages du protestantisme et sur la race germanique : tout ce bagage ne ferait que l’embarrasser auprès de cette princesse. Il lui rend d’ailleurs le même tribut d’éloges qu’à Frédéric et il use en cela des droits de l’historien, que l’habileté, la force et le génie séduisent toujours. L’attitude de Catherine a été irréprochable à l’égard des Américains, car elle a refusé son appui à la politique anglaise. Cependant, puisqu’on cherchait à discerner dans chaque peuple les causes permanentes de sympathie qui devaient régler ses rapports avec l’Amérique, il eût été bon de montrer ici, comme on faisait en France ou en Espagne, que la sympathie reposait non pas sur la conformité des principes, mais tout au plus sur la coïncidence des intérêts. M. Bancroft n’a pas cru devoir insister sur la différence des institutions, tant il se montre jaloux de ranger une si grande reine parmi les amis des Américains. C’est une maxime de sagesse pratique de ne point juger trop sévèrement ceux dont on peut avoir besoin, et l’historien-philosophe, en ressuscitant l’Europe de 1778, écrit visiblement sous l’influence des faits contemporains. Il est peu de ses compatriotes, à cette époque, qui missent à très haut prix l’alliance ou la connivence de la Moscovie, sortant à peine de ses glaces; mais aujourd’hui il n’en est plus de même : la Russie et l’Amérique ont beaucoup d’intérêts communs, mêmes ennemis, mêmes ambitions, mêmes difficultés à vaincre, au moins pour l’étendue des territoires. De plus, depuis que les États-Unis ont acheté à beaux deniers l’Amérique russe, les deux nations peuvent s’étendre à l’aise, chacune dans son hémisphère, sans trouver l’autre sur son chemin : autant de causes de rapprochement entre deux puissances dont les origines et les maximes offrent un si parfait contraste. La politique forme ainsi d’étranges amitiés, mais elle abuserait de ses droits, si elle défigurait l’histoire pour témoigner à de nouveaux alliés une sorte de tendresse rétrospective. On peut rechercher l’alliance de la Russie et pourtant condamner en principe le partage de la Pologne; or M. Bancroft, qui se donne carrière sur la politique européenne, ne touche pas un seul instant ce point délicat, qui l’obligerait à exprimer quelques réserves sur les nobles sentimens d’un Frédéric ou d’une Catherine. On ne peut donc pas dire que le portrait qu’il trace des deux cours soit faux, mais il est incomplet.

Il ressort du récit que Catherine resta très indifférente au sort des Américains ; mais le hasard tira de ce conflit l’une des plus belles occasions qui se soient offertes à la Russie de jouer un rôle dans le monde et l’impératrice sut mettre à profit le hasard, ce qui est le principal rôle d’un grand souverain. Parla, les destinées de la Russie se lièrent indirectement à celles de la république naissante. Elle était intéressée, comme toutes les puissances neutres, à entretenir des relations pacifiques avec les belligérans et à continuer le commerce qu’elle faisait soit avec la France, soit avec l’Espagne. Cependant il n’était pas encore bien établi que le pavillon couvrît la marchandise, et l’Angleterre s’arrogeait le droit d’examiner si les navires marchands ne portaient pas soit de la contrebande de guerre, soit même toute espèce de matériaux pouvant servir aux constructions navales. Cette prétention menaçait tout le commerce du nord, qui consiste principalement en bois de construction, en chanvre et matières brutes. Ce fut alors que les puissances, blessées dans leurs intérêts, songèrent à former une alliance pour défendre, même par les armes, leur neutralité. On inaugurait ainsi l’un des grands principes du droit public, qui est peut-être, dans notre partie du monde, l’aurore troublée d’une ère nouvelle. Comme il arrive souvent, cette importante conquête sortit d’une intrigue de cour et d’un mouvement de colère transformé par la réflexion. L’impératrice Catherine, toute occupée de ses vues sur la Crimée, avait montré peu de dispositions à se mêler de la guerre, malgré les efforts de l’ambassadeur anglais pour l’attirer dans l’alliance de la Grande-Bretagne. Celui-ci, que Frédéric appelle ironiquement « le cher Harris, » et qui devint plus tard lord Malmesbury, s’étant vainement adressé au ministre comte Panin, essaya d’atteindre l’oreille de l’impératrice par l’intermédiaire du favori, le prince Potemkin. Une lutte sourde s’engagea entre le parti anglais et celui du ministère, livré aux inspirations de la Prusse. Panin réussit d’abord à contre-balancer les influences qui pouvaient engager la Russie dans une alliance stérile ; mais les calculs du ministre faillirent être déjoués par la maladresse de l’Espagne, qui mit la main sur deux vaisseaux russes, au mépris du droit des gens. La nouvelle, habilement exploitée par Harris, excita le courroux de l’impératrice contre toute la maison de Bourbon et l’aurait peut-être déterminée à entrer dans les vues de l’Angleterre, si l’habileté de Panin n’avait détourné le coup et donné à l’incident un dénoûment beaucoup plus digne d’un grand règne. Il représenta à sa souveraine qu’il serait glorieux d’intervenir comme arbitre de l’Europe pour la protection du commerce et la sauvegarde des états faibles ; il approuva les mesures vigoureuses qu’elle avait prises pour mettre la flotte en état de guerre, mais, au lieu d’exiger par la force une réparation facile à obtenir, il lui conseilla d’employer cet armement à protéger les puissances neutres contre toute espèce d’agression, de quelque part qu’elle vînt. Dès lors les manœuvres de l’Angleterre n’avaient abouti qu’à ruiner la suprématie maritime qu’elle s’attribuait. Le Danemark, la Suède, la Prusse, se hâtèrent d’adhérer à la ligue des neutres; la Hollande se débattit tant qu’elle put pour en partager les bienfaits. L’Angleterre dut renoncer à faire toute seule la police des mers et la Russie, dans cette circonstance, prit la plus belle initiative qui convienne à une nation civilisée. L’Europe enfin s’engagea dans un système d’assurances mutuelles dont l’avenir tirera peut-être les conséquences, et elle apprit tout au moins à circonscrire l’incendie qu’elle ne pouvait éteindre.

En revenant des cours du nord, M. Bancroft témoigne à la Hollande une sympathie moins suspecte, bien qu’elle mette trop de partialité dans ses jugemens. « Un intérêt douloureux, dit-il, s’attache au sort de cette puissance, qui, après avoir fourni le modèle de la liberté, devait perdre la sienne au moment où les États-Unis imitaient son exemple. » On sent qu’il est ici complètement à l’aise, entouré de protestans, de Germains, presque de compatriotes. Il s’écrierait volontiers, comme un des commissaires américains : « Dans nul pays je n’ai eu davantage l’illusion de la patrie! » II rappelle comment la Hollande a été, de gré ou de force, liée à la fortune de l’Angleterre, après avoir lutté longtemps pour ses avantages maritimes; comment depuis 1688, malgré l’insigne honneur d’avoir donné un roi à la Grande-Bretagne, le petit allié souffrit maintes fois d’un accouplement inégal. Peut-être charge-t-il un peu le tableau; il n’en est pas moins vrai que ce pauvre satellite, entraîné dans l’orbite de l’Angleterre, a marché plus vite qu’il n’aurait voulu et s’est trouvé rudement secoué dans des guerres qui n’étaient pas proportionnées à sa taille. Il a payé cher la protection de son ancien antagoniste. On apercevait encore de loin en loin dans la petite planète hollandaise des élémens réfractaires qui luttaient pour l’ancienne indépendance : par exemple, chez MM. les états, sur qui l’Amérique ou la France exerçaient une attraction inégale en raison des distances, tandis que le point d’appui de l’Angleterre était dans le stathoudérat. La république était de la sorte fort tiraillée. M. Bancroft juge sévèrement le rôle du stathouder et de son parti, comme vendus à l’Angleterre; cependant, prudence ou cupidité, l’événement leur donna raison. Quant aux états, ils n’étaient pas toujours d’accord, et l’attraction vers l’Amérique était bien combattue par l’influence plus proche de la Grande-Bretagne. Sortis depuis longtemps de leur période héroïque, ils éprouvaient peut-être un entraînement moins vif vers la liberté. Ils espéraient continuer tout doucement leur train de vie sans recevoir de commotion trop violente; ils tâchaient de se faire oublier. Cela ne fut pas possible. Leur commerce avec la France devint l’objet d’agressions multipliées. Ils voulaient se couvrir de leur neutralité; toutefois l’Angleterre comprenait à sa façon le droit des neutres, puis elle prétendait imposer à la Hollande l’exécution des traités d’alliance. Elle la somma de remplir ses obligations. Pour les autres puissances neutres qui se liguaient alors, elles ne poussèrent pas la magnanimité jusqu’à défendre un pays faible, mais glorieux, qu’on faisait mine d’attaquer sérieusement. De quelque côté que fussent la lettre et le droit, il est certain que la Hollande n’était pas en mesure de soutenir ce ton d’indépendance en face de son impérieux allié. L’Angleterre, assaillie de toutes parts et fort irritée, se retourna brutalement contre ce petit marchand qui voulait tirer son épingle du jeu, et vengea sur lui les mécomptes qu’elle éprouvait ailleurs. Elle canonna sa flotte, confisqua ses précieuses marchandises, pilla sans scrupule la colonie de Saint-Eustache, et de plus elle lui fit payer les frais de la guerre, car elle s’empara de tous les établissemens hollandais dans l’Amérique du Sud, au cap de Bonne-Espérance ou dans l’Inde. Certes le procédé n’était pas généreux; mais la résistance des Hollandais à des engagemens anciens, leur accès de fierté tardive, le rôle ambigu qu’ils essayaient de jouer, ou même la neutralité qu’ils réclamaient seulement au moment du péril, tout cela est peut-être moins intéressant que ne voudrait M. Bancroft, et à coup sûr ce n’était point d’une bonne politique. Il fallait choisir un autre moment pour braver l’orgueil anglais, déjà profondément blessé. John Bull n’a pas la main légère d’un revers de férule, il écrasa son ancien ami.

Si la défiance envers de faux amis est un sentiment légitime, M. Bancroft a le droit de se défier des Espagnols. Jamais puissance ne témoigna plus de répugnance aux alliés que la nécessité lui imposait et ne poursuivit plus ouvertement un but incompatible avec ses engagemens. Ni les maximes de cette nation, ni ses intérêts sagement compris ne la poussaient à soutenir les Américains; aucune entente loyale me pouvait se former entre elle et la France, malgré l’union apparente des souverains et la conformité trompeuse des institutions. L’Espagne possédait encore, au-delà de l’Océan, le vaste domaine qui avait fait sa grandeur d’un jour et son appauvrissement durable : elle devait craindre, en face des rebelles, la contagion de l’exemple. La France, descendue au dernier rang des puissances coloniales, devait désirer la destruction d’un monopole où elle n’avait plus sa part. L’Espagne, vivant sur de vieilles erreurs économiques, exploitait le Nouveau-Monde et n’avait guère de commerce réglé. La France développait le sien et gagnait beaucoup par l’établissement de relations directes avec les États-Unis. La différence des institutions n’était pas moindre que l’opposition des intérêts. Sans doute les deux pays étaient gouvernés par des princes absolus appartenant à la maison de Bourbon; mais les rois de France, avec toutes leurs fautes, ne séparaient pas la politique extérieure des intérêts de la nation, bien ou mal compris, et sur chaque entreprise, même au XVIIe siècle, il se faisait une espèce d’opinion publique dont le murmure arrivait jusqu’à la cour. Depuis quelques années, cette opinion envahissait tout, jugeait les plans des ministres, se faisait écouter, non-seulement à la cour, mais dans toute l’Europe. En Espagne, la monarchie n’était ni inquiétée par la turbulence des uns, ni servie par la docilité des autres. Elle était héritière d’une maison qui avait poursuivi ses vues ambitieuses au détriment de la nation espagnole, étendu démesurément sa puissance au dehors, et qui en avait tari les sources par un despotisme mesquin. Ne trouvant dans l’opinion publique ni appui ni contradiction, cette monarchie dépérissait par l’isolement. Livrée aux inspirations d’un premier ministre plus ambitieux qu’habile et plus remuant qu’actif, accoutumée à mesurer sa grandeur par l’étendue de ses possessions, incapable de discerner entre plusieurs maux celui qui réclamait le remède le plus prompt, elle portait une main tremblante sur toutes les parties de son vaste domaine et s’épuisait à conserver des conquêtes lointaines et précaires.

Les vices d’une telle politique éclatèrent en 1779 : tandis que les ministres français, après de longues hésitations, se décidaient à soutenir les Américains sans arrière-pensée, le ministre espagnol, Florida Blanca, flottait encore entre des résolutions contraires : d’une part abaisser l’Angleterre, lui reprendre Gibraltar et Majorque; de l’autre étouffer ou contenir une insurrection dont il comprenait toute la portée. Ce n’était point assez que les intérêts de l’Espagne fussent douteux : il fallait encore satisfaire au pacte de famille, qui liait les deux branches de la maison de Bourbon; il fallait surtout que le ministre contentât sa propre ambition et choisît le rôle le plus fastueux, sinon le plus utile à son pays. Il essaya d’abord de se porter médiateur, soit entre les colonies et la métropole, soit entre l’Angleterre et la France; mais il manquait à cet arbitre la confiance ou le respect des parties en cause. Il offrit alors son alliance aux deux ennemis simultanément, et s’arrêta au dessein chimérique d’abaisser à la fois l’Angleterre et les colonies. Parmi toutes ces vaines finesses, qui sentaient l’ancien procureur n’ayant su se tracer aucune ligne de conduite, il s’abandonna à la routine du pacte de famille et subit l’ascendant de la France. Ce rôle effacé le servit mieux que n’avait fait l’intrigue. A la faveur d’une alliance dont il ne se soucia jamais d’exécuter les charges, sans avoir prêté aucun concours efficace aux belligérants, il put tirer de l’Angleterre la restitution de la Floride et des Baléares. Le premier de ces avantages n’était qu’un leurre et compensait mal l’échec des armes espagnoles au pied du rocher de Gibraltar; c’était une folle politique qui aspirait à rétablir la domination de l’Espagne sur tout le golfe du Mexique. Jamais la disproportion entre les moyens et le but n’a été si choquante : une puissance qui n’était pas maîtresse chez elle prétendait enchaîner à sa destinée celle de vastes territoires, et dominer, à l’aide d’un souvenir, des mers déjà sillonnées par tout le commerce de l’Occident.

Contraire aux vrais intérêts de l’Espagne, le pacte de famille fut un embarras pour la France. L’adhésion du roi d’Espagne se fit attendre et on laissa passer l’occasion favorable pour entrer en campagne. On fit contre les côtes d’Angleterre une espèce d’armada qui échoua misérablement. Les amiraux ne s’entendaient pas et le temps se consumait en récriminations. La guerre se poursuit pendant trois ans sur toutes les mers, en Amérique, dans l’Inde, et l’Espagne n’appuie son allié que par de vaines démonstrations, ou bien elle le compromet par une arrogance intempestive, comme dans l’affaire des vaisseaux russes. A la paix, elle se plaindra et se dira sacrifiée, si on ne lui rend encore Gibraltar, qu’elle n’a su prendre. A quoi donc a servi le fameux pacte de famille? Ne montre-t-il pas la vanité des alliances personnelles entre souverains? La France ressemble à une corvette, remorquant le lourd galion d’Espagne et toujours gênée dans ses évolutions par un compagnon avide, soupçonneux, impuissant. Ce qui fait les alliances solides, ce n’est ni le mariage des princes, ni le voisinage des peuples, ni même la conformité des races, ce sont des intérêts communs; c’est encore, s’il s’agit d’une guerre de principes, quelque ressemblance dans les mœurs politiques des alliés. Enfin, devant cette Espagne vacillante, cette France un moment ranimée, malgré les vices de sa constitution et cette Angleterre abattue, malgré la force de la sienne, osera-t-on tirer une conclusion nouvelle, inouïe, invraisemblable, à savoir que toute politique extérieure doit avoir son point d’appui dans l’opinion? La Grande-Bretagne ne succomba-t-elle pas devant le sentiment public avant de céder aux armes des alliés? Le gouvernement de la France ne dut-il pas à une conduite toute opposée une dernière lueur de popularité? Mais ceci touche au paradoxe dans notre heureux hémisphère, où le bonheur, l’activité, les sentimens, la vie de plusieurs millions d’hommes, sont encore à la merci de deux ou trois fortes têtes.

M. Bancroft a été plus équitable envers la France dans le récit des événemens militaires que dans l’examen des sentimens qui lui ont mis les armes à la main. Il rend justice au courage de nos officiers, au sang-froid de nos marins, à la persévérance de nos ministres. Nous ne savons pas trop pourquoi nous nous battons, cependant une fois lancés nous nous battons bien, et si nous engageons légèrement notre parole, un je ne sais quel honneur nous y rend fidèles. D’ailleurs les batailles gagnées, les villes prises, la flotte ennemie tenue à l’écart, ce sont des faits, des services rendus ; or un Américain peut avoir ses idées, mais il respecte les faits, et quand il en profite, il oublie de leur demander leur passeport. Il en résulte que l’historien change plusieurs fois de ton pendant le cours du récit : sévère au début pour le peuple et pour la cour, il rend ensuite à nos troupes un hommage un peu froid, et il se laisse tout à fait attendrir au siège de Yorktown. Lorsqu’on parle de l’appui donné par la France aux États-Unis, on distingue naturellement le concours volontaire des particuliers et l’alliance acceptée par le roi. Le premier, que le nom de Lafayette a immortalisé, remplit toute l’histoire de la guerre, et il égale, par la chaleur de l’enthousiasme, l’obstination des Américains. La seconde, conclue seulement en 1778, a été moins célébrée : cependant elle apportait à l’insurrection des avantages infiniment plus solides. On a discuté l’opportunité de cette alliance et M. de Circourt paraît croire que, née d’un mouvement de dépit contre l’Angleterre, elle fut désastreuse pour nos finances, funeste à la royauté ainsi qu’à l’esprit public qu’elle acheva d’égarer. On pourrait répondre que la royauté lui dut de se soutenir pendant quelques années, que l’état de nos finances tenait à des causes plus graves et plus anciennes; pour juger les résultats de la guerre, il faudrait se représenter quelle eût été la situation de la France et du monde, si l’Angleterre victorieuse avait réussi à faire prévaloir son autorité depuis la baie d’Hudson jusqu’aux Florides, envahi peu à peu les colonies espagnoles, imposé aux nations cette suprématie maritime dont elle se montrait si jalouse, et développé enfin son empire jusqu’à des proportions funestes sans doute à elle-même, mais à coup sûr menaçantes pour l’équilibre européen. Quoi qu’il en soit, la politique française, une fois engagée dans l’alliance américaine, présenta un mélange de générosité et de prudence qui doit rendre le nom de Vergennes également cher aux deux pays. M. Bancroft aurait mieux servi la vérité historique s’il avait mis en lumière le double bienfait qu’elle procura : au dehors, elle donnait aux états confédérés la consistance d’une nation et les introduisait sous son patronage dans le concert des puissances. Au dedans, elle aidait le congrès à resserrer les liens de l’Union sans cesse compromis. Si imparfaite et si troublée que fût la constitution de la France à cette époque, elle avait sur la confédération naissante un avantage décisif pour la guerre : elle pouvait concentrer rapidement des hommes et de l’argent. Au contraire, la jalousie des états confédérés refusait au congrès toute initiative et le laissait, au plus fort de la lutte, sans influence et sans moyen d’action. Il ne pouvait de son propre chef lever un homme ni un dollar. Quand l’armée était sans pain et sans souliers, il fallait prier humblement les treize états de vouloir bien s’imposer eux-mêmes. Les soldats regagnaient leurs foyers à l’échéance de leur engagement, fût-on sur le point de décider dans une bataille le sort de l’Union. Que d’efforts et de patience dut déployer Washington pour substituer au patriotisme étroit et local l’image d’une patrie collective ! La division n’était pas moindre dans les esprits que dans la distribution des pouvoirs publics : au sein du congrès, un parti actif avait gardé l’empreinte des affections anglaises et se refusait à rompre le dernier lien qui rattachait les colonies à la métropole. Ce n’est pas du premier coup qu’un pays, même accoutumé à se gouverner dans ses propres affaires, atteint le degré de conscience qui confère la nationalité.

A tous ces germes de dissolution, la France opposa des semences d’espoir et d’union. Quand les états succombaient sous un mal dont ils souffrent encore, l’abus du crédit et la dépréciation du papier-monnaie, elle les assista, malgré le délabrement de ses propres finances. On vit ce spectacle frappant d’un pays jeune, plein de ressources disponibles et de richesse acquise, qui vivait sur les subsides d’une nation déjà vieille, chez qui la mauvaise assiette de l’impôt devait produire une révolution. Les ministres du roi très chrétien eurent assez de suite dans leurs desseins pour acheter, même à ce prix, le succès de leur politique. La présence des troupes françaises sur le sol américain raffermit les volontés chancelantes et enflamma les deux armées d’une émulation qui ramena la victoire dans leur camp. Enfin, par un hommage involontaire rendu à l’influence française, le parti national fut qualifié de gallican, et combattit sous ce titre les sympathies anglaises. Quand on envisage, d’après la correspondance diplomatique, les rapports des deux pays, la France représente la maturité, l’esprit politique, la science exacte des relations entre les peuples, en un mot toutes les qualités qu’on lui refuse aujourd’hui, tandis que la confédération unit, à plus de sève et de vitalité cachée, des vues incohérentes et une certaine franchise d’égoïsme qui sied peut-être à la jeunesse. En se séparant de l’Angleterre, les Américains réclament tous les privilèges des sujets anglais dans les pêcheries de Terre-Neuve, et la France contient à grand’peine ces appétits contradictoires. En revanche, M. de Vergennes ne se laisse pas détourner un seul instant de son but par la tentation d’envahir le Canada. En se dérobant à une entreprise qui aurait compromis le succès de la guerre sans obtenir l’appui des Canadiens, le ministre a fait preuve d’une fermeté peu commune. Bien qu’il goûte médiocrement le projet conçu par les Américains de s’emparer des possessions anglaises au sud des grands lacs, il restera neutre et n’ira pas sacrifier la bonne entente des alliés à un mouvement de mauvaise humeur. Il recommande à l’agent français de rester au-dessus des partis qui divisent le congrès, de manière « à soutenir avec circonspection le courage des uns, et à ramener les autres dans la bonne voie par la persuasion. » Les erreurs que l’on peut reprocher à M. de Vergennes sont celles de son temps et de son pays. Serviteur dévoué du roi, il goûte peu les principes politiques que l’Amérique va faire fructifier. Ce qui le frappe, c’est l’impuissance du pouvoir central et l’inertie du congrès; accoutumé aux armées régulières et aux batailles rangées, il parle avec trop de dédain des hardis partisans qui ne cessèrent d’inquiéter l’armée anglaise; il ne sait pas voir, dans les opérations décousues des généraux américains, l’effort toujours renaissant d’un peuple opiniâtre, et il estime un peu trop haut la coopération militaire de la France. Les préjugés du grand seigneur ne lui permettent pas d’anticiper sur l’avenir et de mesurer la force d’expansion de l’esprit démocratique uni à l’énergie saxonne; aussi croit-il pouvoir tracer sur la carte la frontière de la nouvelle république. On sourit des digues que la diplomatie essaya d’opposer à l’essor de la confédération vers l’ouest; mais ces erreurs ne devinrent jamais des fautes: un homme d’action n’est tenu de peser que les forces qui se font contre-poids dans le moment où il agit; M. de Vergennes excella dans cette tâche et fit à chacun sa part sans prétendre commander au destin, qui refait à son gré l’œuvre des politiques.

Nous ne suivrons pas M. Bancroft sur les champs de bataille ou dans l’enceinte des assemblées américaines; mais il resterait à montrer quelle fut l’influence de l’Amérique sur les nations qui ont desservi ou favorisé sa cause. Ce sujet est parfaitement traité dans les conclusions historiques que M. de Circourt ajoute à sa traduction, et en lisant ces pages si pleines, si fermes, si claires, où l’écrivain embrasse sans effort les causes et les suites d’un événement considérable, on ne peut s’empêcher de faire un retour sur cette érudition surchargée, laborieuse, emphatique et obscure que certains écrits contemporains ont mise à la mode. On se demande si la science de l’histoire consiste à énumérer les détails les plus insignifians de la vie sociale, à donner des chiffres sur le revenu d’un prince, sur de nombre de ses serviteurs, sur le prix des plats servis à sa table ou la qualité des vêtemens qu’il porte, à peindre la physionomie extérieure, l’allure, les manies, les tics d’un certain nombre d’hommes pris au hasard dans les différentes classes, — si au contraire le véritable savoir ne doit pas négliger ces recherches puériles ou tout au moins les subordonner, comme des accessoires, à l’étude des intérêts, des sentimens, des principes et des œuvres qui marquent le vrai caractère d’une époque. M. de Circourt, conduit par son sujet jusqu’au seuil de la révolution française, trop savant pour faire étalage de science et trop bien informé pour altérer l’importance relative des faits, a su, dans le cercle qu’il s’était tracé, esquisser à grands traits la marche des idées et l’influence de la politique générale sur notre destinée particulière. Il a envisagé celle-ci, non comme un produit fatal de certains élémens chimiques, mais comme un enchaînement où les résolutions libres des hommes se marient sans cesse à la nécessité des lois historiques, et laissent à un peuple la responsabilité de ses actes.

Loin de se renfermer en France, il montre dans toute l’Europe les transformations profondes qui ont suivi la guerre d’Amérique : le système colonial ruiné et la partie méridionale du nouveau continent échappant au sceptre débile de l’Espagne ; la Hollande vouée pour quelque temps à des discussions intestines qui finiront dans le calme plat d’une monarchie constitutionnelle; la Russie entrant dans la politique européenne par la formation honorable de la ligue des neutres; l’Autriche elle-même essayant, avec Joseph II, de renouveler les principes de son gouvernement, mais avec incohérence et brutalité. M. de Circourt suit jusqu’en Pologne et en Grèce l’écho de la révolution américaine ; il s’arrête de préférence sur les deux nations qui en ont subi le contre-coup immédiat. Grâce aux traditions de son esprit politique, l’Angleterre, une fois le dépit apaisé, est la première à profiter des enseignemens de la guerre, et la fortune lui donne un homme qui vient juste à point pour recueillir ces enseignemens : cet homme est William Pitt, qui entre à la chambre des communes au moment où celle des lords retentit encore des belles paroles de son père mourant. Après les concessions qui, dès le début des hostilités, assurent la neutralité du Canada, l’Angleterre signe en 1786 le premier traité favorable au libre-échange commercial, et change adroitement de tactique en remplaçant partout le monopole par la liberté. L’émancipation de l’Irlande protestante en 1782 et celle de l’Irlande catholique en 1801 sont des conséquences indirectes de la guerre. La Jamaïque, les Antilles, Terre-Neuve, reçoivent des assemblées représentatives. Les violences de la compagnie des Indes-Orientales excitent l’indignation publique. Enfin une campagne opiniâtre ouverte en faveur des noirs sous la protection du ministère aboutira en 1807 à l’abolition de la traite.

En France, l’état des esprits et le soulèvement des passions font de l’indépendance des États-Unis une machine de guerre contre l’ancienne société, et ne laissent apercevoir de la liberté que la forme républicaine et démocratique, indépendamment des sages tempéramens dont les Américains l’entourent. Depuis Fénelon et Vauban jusqu’à Quesnay, les réformateurs n’avaient jamais pensé à porter la main sur la prérogative royale que pour en faire l’instrument indispensable de leurs desseins. La révolution d’Amérique donna une force immense à la politique spéculative et prouva qu’on pouvait se passer de monarque. M. de Circourt fait observer que cette manière de raisonner reposait sur une illusion, puisqu’en France la séparation des ordres et des classes, l’absence d’esprit politique et l’inégalité du caractère national ouvraient un champ d’expérience tout différent aux théories américaines. Ce qu’il fallait emprunter à nos alliés, c’est leur esprit de contrôle et de modération, la rare circonspection dont ils avaient fait preuve, le dédain des théories abstraites et le goût des solutions tempérées. Ces dernières influences persistèrent parmi les hommes qui avaient combattu à côté des Américains au lieu de les applaudir de loin, et formèrent dans la noblesse française une école américaine qui aurait pu à la longue en modifier les principes. Cette école fut emportée par le flot révolutionnaire, dont il était déjà presque impossible de changer la direction, et il ne resta aux La Fayette, aux Rochambeau, aux D’Estaing que le très grand honneur d’avoir compris et servi la cause de la liberté malgré la clairvoyance et le dégoût qui les tenaient éloignés des excès de la révolution.

Il manque à ce tableau de montrer en quelques traits la grandeur réelle qui se mêlait à tant d’illusions et l’influence durable que l’Amérique, plus ou moins transfigurée, conserva sur la France révolutionnaire. Inférieure sur le terrain politique et vouée à de longs déchiremens, la France pouvait se méprendre sur ses véritables intérêts, mais elle reprenait à ses dépens, dans l’histoire de la civilisation, cette propagande des idées que M. Bancroft voudrait réserver à l’Allemagne. On peut penser avec Tocqueville que la démocratie, dont elle tient la tête en Europe, est un fait providentiel, universel, durable et qui échappe à la puissance humaine. Les hommes sont souvent les instrumens d’une loi supérieure, et les Français particulièrement, s’ils ne savent guère adapter leurs intérêts à cette loi, sont du moins les premiers à la signaler. Il y a ainsi deux parties de l’histoire, l’une générale et abstraite, celle des idées, l’autre vivante, celle des faits. La seconde mérite d’absorber les hommes d’état ; mais les historiens, qui embrassent de vastes périodes, doivent tenir compte de la première, et distinguer dans les prétendues chimères les vérités du lendemain. Il leur appartient donc de montrer que la guerre d’Amérique, si elle a suggéré aux Anglais de sages réflexions qui n’ont profité qu’à eux-mêmes, a semé chez les Français des principes généreux qui ont modifié le cours de la civilisation.


RENE MILLET.