L’Europe et la crise balkanique

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L’Europe et la crise balkanique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 48 (p. 863-894).
L’EUROPE ET LA CRISE BALKANIQUE

Metternich écrivait à l’empereur François, le 17 avril 1817 : « La base de la politique contemporaine est et doit être le repos ; or l’idée fondamentale du repos, c’est la sécurité dans la possession. » L’Autriche, depuis un siècle, semblait avoir fait, de cette maxime de son grand ministre, la règle de sa politique. Il lui arriva de pâtir des crises européennes ; on ne la vit jamais les déchaîner. Elle évitait les initiatives téméraires, comme si elle avait conscience d’être, en Europe, l’un des élémens les plus nécessaires à l’équilibre. Exclue, par la force, des affaires allemandes, elle semblait convaincue, avec Metternich, que « la sécurité dans la possession » pouvait suffire à une si vénérable monarchie en un temps où s’effondraient tant de dynasties et où les forces révolutionnaires menaient l’assaut des vieux principes et des vieilles institutions. S’il lui arrivait de réaliser un bénéfice, il était le prix d’une habile abstention : en 1878, le droit d’occuper et d’administrer la Bosnie et l’Herzégovine fut le salaire de sa neutralité. Elle subit, docile et passive, l’impulsion de Bismarck et s’engagea dans la direction de l’Archipel ; depuis lors, elle poursuit dans les Balkans, patiemment et sans éclat, une politique de pénétration et d’influence. Ses préférences sont toujours pour la réserve et la prudence ; elle n’apparaît jamais à l’avant-garde : elle ne précède pas, elle suit.

Le comte Goluchowski, qui dirigea le ministère des Affaires étrangères jusqu’à l’automne 1906, était l’homme de cette méthode ; il ne croyait pas le moment venu pour son pays, parmi les crises intérieures qui l’agitaient, de se départir d’une attitude de vigilante expectative ; son rôle fut tout de modération, de pondération : « brillant second, » dira Guillaume II après Algésiras, mais « second. » L’entente avec la Russie, en 1897, pour une politique de statu quo et de « réformes » en Macédoine, est son œuvre ; au moment où la guerre de Mandchourie lui offrait des occasions d’agir, il reste fidèle à sa parole ; il s’en tient, dans les Balkans, à un système d’abstention commune dont on jugeait, avec raison, que ce n’était pas la Russie qui y gagnait. Il redoutait l’imprévu des combinaisons hasardées : « Je ne suis pas Bismarck, » disait-il parfois, et il préférait, à l’audace qui précipite les événemens, la patience qui les laisse mûrir.

Le baron d’Æhrenthal a délibérément rompu avec cette tradition ; deux fois, en moins d’un an, ses initiatives ont étonné et alarmé l’Europe. On n’a pas oublié comment, le 27 janvier dernier, le discours où il annonçait l’accord du gouvernement austro-hongrois avec la Sublime Porte, pour la construction du chemin de fer de Serajevo à Mitrovitza, pensa mettre le feu à l’Europe, rompit l’entente entre la Russie et l’Autriche-Hongrie et mit fin brusquement à l’ère du statu quo dans les Balkans[1]. Le 6 octobre dernier, nouvelle alerte, plus grave : l’empereur François-Joseph fait connaître, par des lettres adressées aux chefs d’Etats, qu’il juge nécessaire de mettre fin à une situation indécise et mal définie en étendant son pouvoir souverain sur la Bosnie et l’Herzégovine, et de renoncer, dans le sandjak de Novi-Bazar, aux droits que lui confère le traité de Berlin. On apprit en même temps que la principauté de Bulgarie, de sa propre autorité, rompait tout lien de vassalité avec la Turquie et s’érigeait en royaume indépendant. Ainsi une double initiative, ébranlant l’autorité du traité de Berlin, mettait en question les fondemens mêmes du droit public et modifiait les conditions de l’équilibre européen. Ce coup d’audace a ouvert une crise de la question d’Orient ; il est à craindre qu’on n’en ait encore vu que les premières et les moins dangereuses péripéties.

Dans l’état actuel de l’Europe, les conséquences d’un acte comme celui du baron d’Æhrenthal dépassent de beaucoup les intérêts matériels qui paraissaient d’abord être seuls en jeu. La stabilité de l’Europe résulte d’un mécanisme si compliqué de combinaisons d’Etats, d’un système de contrepoids si ingénieusement répartis, que le moindre déplacement de forces altère le caractère et compromet la solidité de l’ensemble. Dénoncer un traité, s’affranchir de ses stipulations, les modifier en les rendant plus favorables pour soi et plus désavantageuses pour d’autres, déplacer ses frontières, est toujours, de la part d’un grand pays, un acte grave ; non pas que les traités aient en eux-mêmes une valeur sacro-sainte et qu’ils engagent à perpétuité ; ils ne sont, en réalité, que la notation essentiellement provisoire d’un équilibre de forces ; mais ce qui est grave, c’est précisément le fait de la modification de cet équilibre des forces.

Le baron d’Æhrenthal, pour des raisons diverses, dont quelques-unes tiennent à son caractère personnel et d’autres aux relations actuelles des Etats et des groupes d’Etats entre eux, a jugé que l’heure des réalisations était venue pour son pays. Comprenant que, dans les combinaisons européennes, l’appoint de l’Autriche-Hongrie a une valeur décisive, il en a conclu que, courtisée par tous, elle devait profiter avec audace des avantages de sa situation ; peut-être en a-t-elle abusé.

L’Autriche-Hongrie, plus que tout autre Etat, est le fondement indispensable de l’équilibre européen ; elle l’est non seulement par sa position géographique centrale et par sa situation politique, mais aussi par sa constitution interne. Seule, parmi les grandes puissances, elle n’est pas formée par une nationalité unique ou très dominante ; sous sa constitution dualiste vit un agrégat de peuples divers dont la dynastie des Habsbourg, comme la poutre maîtresse dans une charpente, maintient la cohésion. Il existe donc, dans la monarchie, un équilibre intérieur qui importe au maintien de l’équilibre extérieur ; de là encore, par l’entrée d’élémens nouveaux dans l’Empire, des conséquences d’un autre ordre.

Pour nous servir de la comparaison classique de l’échiquier, une pièce a été déplacée, la position de toutes les autres, par rapport à elle, se trouve modifiée ; les combinaisons possibles ne se présentent plus sous le même aspect. Pourquoi et comment l’Autriche-Hongrie et la Bulgarie ont bougé ; les conséquences et les répercussions de leur mouvement, c’est ce que nous voudrions essayer de dire ici.


I

Bismarck, Gortchakof et Beaconsfield ont introduit l’Autriche-Hongrie en Bosnie-Herzégovine : Bismarck par politique, pour éloigner le vaincu de Sadowa des frontières allemandes et l’engager dans les complications balkaniques ; Gortchakof par nécessité, pour rendre possible la guerre avec la Turquie ; Beaconsfield par aveuglement, parce qu’il n’était préoccupé que de parer au péril russe et de briser la Grande-Bulgarie. L’Autriche est entrée en Bosnie, de par l’article 25 du traité de Berlin, comme mandataire de l’Europe, pour occuper et administrer le pays, y maintenir l’ordre, améliorer le sort des paysans dont Andrassy, au Congrès, déplorait la condition misérable. Des troubles en Bosnie avaient, à maintes reprises, inquiété les puissances ; elles souhaitaient d’en empêcher le retour et c’est pourquoi elles y installèrent l’Autriche. En disposant d’elle, l’Europe n’a pas demandé à la Bosnie d’être heureuse, elle ne lui a demandé que d’être sage et de se faire oublier.

Comment le tsar Alexandre II et Gortchakof, par la convention de Reichstadt, dès le 8 juillet 1876, reconnurent à l’Autriche, en échange de sa neutralité, le droit d’occuper la Bosnie et l’Herzégovine, et comment, au Congrès, ce fut lord Beaconsfield, adroitement circonvenu par Bismarck, qui proposa de confier à l’Autriche l’administration des deux provinces, nous l’avons exposé ici en son temps (15 septembre 1906), et, tout récemment, M. Hanotaux, dans les deux articles si pleins de vie et de dramatique intérêt qu’il a publiés ici même, l’a montré mieux encore. Il a fait jouer devant nous les ressorts secrets des négociations et mis en scène les personnages : les Russes résignés, les Anglais dupés, le comte Corti, pour avoir esquissé une timide protestation, rabroué par Andrassy. Ces faits sont acquis à l’histoire, il n’est plus nécessaire d’y revenir ; mais il fallait les rappeler pour établir, avant tout débat, la responsabilité de l’Europe et, en même temps, son droit d’intervenir dès qu’il s’agit de modifier la nature ou d’accroître l’étendue des pouvoirs qu’elle-même a conférés à l’Autriche en Bosnie-Herzégovine.

Pour nous rendre compte des raisons qui ont donné à l’affaire de Bosnie une ampleur inattendue et inquiétante, il est nécessaire que nous écoutions successivement les explications de l’Autriche et la protestation des Serbes.

Pour l’Autriche, la question est purement « européenne. » Il s’agit de savoir si l’état de choses établi en Bosnie, en 1878, pouvait, sans inconvéniens, rester plus longtemps provisoire et s’il n’avait pas toujours été tacitement admis que la Bosnie entrait, pour n’en plus sortir, dans l’Empire austro-hongrois. L’Autriche ne nie pas ses engagemens, elle les explique. L’article 25 du traité de Berlin lui confère, dit-elle, le droit « d’occuper et d’administrer » la Bosnie et l’Herzégovine, il ne fixe pas de délai, il ne stipule pas le caractère provisoire de l’occupation ; il parle au contraire « d’assurer le maintien du nouvel état politique » créé par le traité. Sans doute il y a une clause secrète (celle dont M. Hanoteaux a publié ici pour la première fois le texte)[2] : elle dit que « l’occupation sera considérée comme provisoire, » et que « les droits de souveraineté du Sultan ne subiront aucune atteinte ; » mais il est constant que cette clause n’a été qu’un expédient pour donner une satisfaction platonique, de pure forme, à la Turquie. Personne, au Congrès ni en Europe, non pas même le Turc ou le Serbe, ne mit en doute qu’il s’agissait d’une annexion déguisée ; personne n’imagina que les deux provinces pourraient jamais faire retour à l’Empire ottoman.

Il y a trente ans que l’Autriche occupe et administre la Bosnie et l’Herzégovine. L’Angleterre, par la voix de Beaconsfield, avait déclaré « faire appel à une puissance voisine, forte et intéressée au maintien de la paix, » pour empêcher les deux provinces de redevenir le théâtre de luttes sanglantes. L’Autriche ne s’est-elle pcs acquittée de sa mission à la satisfaction de l’Europe ? L’ordre et la paix n’ont-ils pas régné dans le pays ? L’Autriche n’a-t-elle pas assuré la sécurité et le bien-être matériel des habitans, multiplié les écoles, les grands établissemens d’instruction, les voies de communication ? Les rivalités anciennes, entre musulmans et chrétiens, ne se sont-elles pas apaisées ? Il est temps, pour l’Autriche, de recueillir le fruit de ses travaux et de ses dépenses. L’annexion a été réalisée brusquement, mais elle était « dans l’air » depuis plusieurs années ; on l’avait discutée en 1906 quand l’Empereur forma le projet d’aller en Bosnie pour assister aux grandes manœuvres et qu’il en fut empêché au dernier moment. Enfin, l’été dernier, il avait été décidé à Vienne que la question serait débattue devant les Délégations ; c’est alors que les événemens précipitèrent une solution que, de toutes parts, on pressentait prochaine.

Ces événemens, ce furent, d’une part, la révolution « Jeune-Turque » et, d’autre part, la propagande serbe en Bosnie.

Depuis plusieurs années, le gouvernement de Vienne cherchait le moyen de donner à la Bosnie-Herzégovine des institutions constitutionnelles, un Landtag ; ce serait le couronnement de l’œuvre d’organisation accomplie par lui dans les deux provinces. Mais les juristes cherchaient en vain une formule ; ils ne pouvaient pas la trouver tant que subsistait la fiction créée par le traité de Berlin. Le moyen, en effet, pour l’Empereur et Roi, de donner une constitution à des sujets du Sultan ? L’urgence d’une solution devint plus que jamais évidente après le succès de la révolution « Jeune-Turque » et la remise en vigueur, dans l’Empire ottoman, de la Constitution de 1876. La Bosnie-Herzégovine allait-elle donc demeurer le seul pays européen privé de toute espèce de régime représentatif ? Ou bien allait-elle envoyer des députés à Constantinople ? Les musulmans de Bosnie, qui sont 600 000, gagnés par l’enthousiasme constitutionnel et libéral, le proposèrent. C’est ce que l’Autriche ne pouvait évidemment pas tolérer. Il fallait donc établir une situation nette, rompre tout lien avec l’Empire ottoman, annexer les deux provinces pour leur donner ensuite une constitution.

Le gouvernement de Vienne connaît depuis longtemps l’existence et l’organisation de la propagande serbe en Bosnie ; elle a son centre au ministère même des Affaires étrangères, à Belgrade ; elle forme une section spéciale organisée par un diplomate énergique et distingué, M. Spalaïkovitch ; elle rayonne sur tous les pays où l’on parle serbe : en Vieille-Serbie turque, dans le sandjak de Novi-Bazar, en Hongrie dans le banat de Temesvar, en Dalmatie, et surtout en Bosnie-Herzégovine. Des agens serbes parcourent la contrée, excitant les esprits contre l’Autriche, propageant l’idée d’une Grande-Serbie qui engloberait tous les pays serbes. M. Spalaïkovitch qui a, par ses alliances de famille, des relations dans toute la province, a fait, sous un faux nom, un long séjour en Bosnie. C’est le procès d’Agram qui, au cours de cet été, révéla l’imminence du péril, l’importance de l’organisation serbe et le succès de sa propagande : Une vaste conspiration s’étendait sur tout le territoire bosniaque ; elle avait des ramifications jusque dans le Monténégro où était préparé l’assassinat du prince Nicolas et le renversement de sa dynastie au profit des Karageorges ; le but suprême était de provoquer la réunion de la Bosnie, de la Serbie et du Monténégro et la constitution d’un large groupe jougo-slave dont la Serbie serait le centre. L’élite de la population orthodoxe était d’intelligence avec l’étranger ; chrétiens et musulmans, séparés, naguère encore, par de vieilles haines sociales accrues par les divergences religieuses, s’étaient réconciliés dans une commune opposition contre le régime autrichien.

L’Autriche, dans ces conditions, ne pouvait pas différer davantage ; elle ne pouvait pas admettre qu’une propagande étrangère travaillât à lui aliéner l’esprit des populations qu’elle est chargée d’administrer. Le baron d’Æhrenthal s’est décidé à annexer la Bosnie quand il a compris qu’il s’agissait, non seulement de mettre le sceau de l’irrévocable à l’œuvre commencée à Reichstadt et à Berlin, mais encore de sauvegarder l’intégrité de l’Empire et d’arrêter le travail de dislocation que les Serbes entreprenaient à leur profit. Leurs « espérances, » qu’ils ne se consolent pas de voir ruinées, ne comportaient rien moins que la désagrégation de l’empire austro-hongrois ; ils y travaillaient de toute leur énergie ; ils rêvaient de faire de leur petit royaume, qui n’a pas 3 millions d’habitans, le noyau de coagulation autour duquel serait venu s’agglomérer tout le groupe des Slaves du Sud, pour former une masse compacte de 7 ou 8 millions d’hommes et constituer un grand Etat. Mais cette « plus grande Serbie » impliquait une « plus petite Autriche : » il était nécessaire et il était temps que le Cabinet de Vienne intervînt pour mettre fin à de pareilles intrigues.

L’Autriche ne méconnaît pas la situation désavantageuse que les traités ont faite au royaume de Serbie ; elle est disposée à lui faciliter, dans la mesure où elle le pourra, le moyen de vivre : encore faut-il que ce ne soit pas à ses propres dépens. Si la Serbie est pauvre et malheureuse, l’Autriche en est-elle donc responsable ? Si la Serbie avait appliqué toutes ses énergies, comme l’ont fait d’autres Etats balkaniques, à améliorer sa situation économique et à fortifier son armée, au lieu de déchirer ses entrailles dans d’atroces tragédies dynastiques ou dans de stériles luttes de partis, sa situation serait moins désespérée. En tout cas, elle n’a aucun droit, pas plus que le Monténégro, à élever une protestation contre l’annexion de la Bosnie-Herzégovine ; ce n’est pas vis-à-vis d’elle, mais de la Turquie, que l’Autriche s’était engagée à une occupation « provisoire, » et ce sont les puissances signataires du traité de Berlin qui peuvent seules lui demander compte de sa violation. La parenté de race n’a jamais été considérée comme créant des droits à un Etat sur le territoire de son voisin. Qu’est-ce d’ailleurs que l’unité de la race serbe ? Elle n’existait pas hier ! Le Monténégro et la Serbie, aujourd’hui animés d’un égal ressentiment contre l’Autriche, ne s’avisaient guère, il y a quelques mois, de leur « fraternité, » quand on jugeait, à Cettigne, ce tragique procès où le roi Pierre était accusé d’avoir voulu faire assassiner son beau-frère le prince Nicolas ; encore aujourd’hui, malgré tant de bruyantes manifestations, les prisons de Cettigne gardent un ancien président du conseil, M. Radovitch, connu comme chef du parti démocrate et serbophile au Monténégro et impliqué dans l’affaire des bombes. Il a fallu les événemens actuels pour que Serbes et Monténégrins se découvrissent frères : leur fraternité n’est faite que d’une haine commune contre l’Autriche ; le danger passé, ils retourneront à leurs querelles. Cettigne et Belgrade menacent aujourd’hui, si elles n’obtiennent pas des « compensations, » de faire la guerre à l’Autriche ; ce ne peut être qu’un « bluff » dont l’Europe ne sera pas dupe ; mais si Serbes et Monténégrins étaient assez aveuglés sur leurs forces et sur leurs intérêts pour en venir à une pareille extrémité, ils recevraient une leçon qui les rendrait sages pour de longues années.

Dernièrement, à Londres, comme M. Milovanovitch, ministre des Affaires étrangères de Serbie, disait à sir Charles Hardinge : « L’annexion est la ruine de toutes nos espérances ! — Dites : « de toutes vos illusions ! » repartit l’Anglais. Ce sont ces illusions qu’il fallait se hâter de dissiper ; l’Autriche y a coupé court en établissant en Bosnie-Herzégovine un état de droit conforme à l’état de fait qui existait depuis trente ans.

Telle est la thèse autrichienne.


II

L’énergie désespérée de la protestation serbe et monténégrine contre l’annexion de la Bosnie-Herzégovine a étonné l’Europe. Elle se souvenait que, trente ans auparavant, ses diplomates avaient, à Berlin, tranché dans la chair vive des peuples sans soulever pareil tumulte ; et voici que maintenant, pour une annexion qui pourtant n’a pas enlevé, par la force, des hommes à une patrie, elle se trouve en présence de tout un peuple frémissant d’enthousiasme guerrier, peut-être à la veille d’un conflit sanglant. C’est aux Serbes eux-mêmes qu’il convient maintenant d’en demander les raisons.

Les nations occidentales, nous disent-ils, s’imaginent volontiers que la carte des nationalités recouvre à peu près exactement, sauf quelques bavures, la carte des États ; rien n’est moins exact quand il s’agit de l’Europe orientale où les races s’enchevêtrent et où les peuples ne font que commencer à prendre conscience de leur personnalité. Le petit royaume serbe est bien loin d’englober tous les hommes qui se savent et se disent Serbes et qui ont la volonté consciente de se rattacher à un centre commun. Un autre État indépendant, le Monténégro, est peuplé de Serbes ; ils y sont 230 000 ; beaucoup d’autres vivent sous des dominations étrangères, les uns en Turquie, dans le sandjak de Novi-Bazar et en Vieille-Serbie ; d’autres en Hongrie, dans le banat ; d’autres en Dalmatie ; d’autres en Bosnie et en Herzégovine. Les Serbes qui vivent hors du bercail sont plus nombreux que ceux auxquels l’Europe a permis d’y entrer. Il y a, autour de la petite Serbie, une large Serbie « non rachetée. » Tous ces Serbes, qui constituent depuis longtemps une race, ont pris conscience, depuis peu d’années, d’être un peuple.

La nation serbe a toujours été à l’avant-garde des Slaves dans leurs luttes contre le vainqueur ottoman et toujours elle a été sacrifiée. En 1875, les Serbes de Bosnie donnent le signal de l’insurrection d’où sortira la grande guerre ; c’est l’Autriche qui, secrètement, les pousse, tandis que, sous main, à Reichstadt, elle se fait promettre le vilayet de Bosnie comme son lot dans les dépouilles de l’Empire ottoman. L’Autriche ne se bat pas en 1877, mais c’est elle qui profite de la victoire ; poussée en avant par Bismarck, elle l’aide à dépouiller les Russes du fruit de leurs succès, à morceler la Grande-Bulgarie ; elle garde pour elle le meilleur morceau : elle tient la Bosnie, l’Herzégovine, elle a des garnisons dans le sandjak de Novi-Bazar, elle occupe, au-dessus d’Antivari, le village de Spizza, elle sépare la Serbie du Monténégro, elle les enserre l’un et l’autre entre les deux branches d’un double étau, elle prépare sa descente vers Salonique à travers la Macédoine où elle s’applique à perpétuer l’anarchie turque. Partout, d’Agram à Salonique, sa politique est de morceler pour mieux dominer et pour conquérir à son heure. En 1885, c’est elle qui oblige le roi Milan, que sa frivolité et ses vices faisaient son homme lige, à attaquer la Bulgarie : guerre à jamais déplorable où les armes serbes ont été humiliées, où un levain de haine a été jeté entre deux peuples frères dont l’Autriche redoute l’entente et que ses intrigues n’ont que trop réussi à séparer. Après Slivnitza, le Cabinet de Vienne se donne le rôle de sauveur ; il arrête la marche victorieuse des Bulgares et leur impose la paix ; mais il en profite pour étendre sur toute la Serbie le filet de ses intrigues. C’est le temps où l’on sait, au Ballplatz, le tarif de certaines consciences serbes ; le roi Milan signe une convention militaire qui fait de la Serbie un Etat vassal de Vienne (1882) ; dans chaque changement de ministère, dans chaque crise politique, on trouve l’Autriche ; le roi Milan n’a rien à lui refuser et le roi Alexandre n’est pas de taille à lui résister. Les patriotes serbes, réduits au désespoir, sont acculés, pour arracher leur pays aux mains des étrangers, à recourir à la violence. L’Autriche, dont la politique a été la véritable cause de la tragédie de 1903, est aujourd’hui la plus acharnée à rendre toute la nation responsable du crime de quelques hommes, pour la discréditer devant l’Europe. Des crimes moins explicables ont eu souvent, dans l’histoire, plus prompte absolution. En réalité, ce que l’Autriche ne pardonne pas aux Serbes, c’est de s’être dressés, en face d’elle, sur la route de la mer Egée, d’avoir ravivé les traditions de la race, et, lorsqu’il y a deux ans, le Cabinet de Vienne pensa les réduire à merci par la guerre économique, de lui avoir tenu tête[3].

Oui, disent les Serbes, nous avons fait une propagande nationale en Bosnie, ou plutôt est-ce bien « propagande » qu’il faudrait dire ? Nous avons cherché à établir des relations avec nos frères auxquels les Autrichiens veulent imposer les noms de Bosniaques ou d’Herzégoviniens, mais qui sont tout simplement des Serbes. Nous avions foi dans la sainteté des traités : nous regardions les deux provinces, « occupées et administrées » par l’Autriche, comme n’étant pas partie intégrante de l’Empire, et nous travaillions à préparer pour elles un avenir indépendant ; traqués par la police autrichienne, nous étions obligés de recourir à des moyens secrets ; de là, dans nos rapports avec la Bosnie, cette allure de complot ; nous aurions préféré agir au grand jour. Ni les Serbes, ni les Monténégrins ne pouvaient circuler en Bosnie ou y séjourner ; le régime était plus dur qu’il ne l’a jamais été, au lendemain de 1870, pour les Français en Alsace-Lorraine. Les voyageurs étrangers qui voulaient visiter la Bosnie, étaient, au contraire, entourés de prévenances si empressées qu’on ne leur laissait la faculté de voir que la façade officielle d’une administration plus préoccupée de germaniser le pays que d’assurer son développement. L’histoire serbe, les traditions serbes, jusqu’aux chansons serbes, étaient proscrites : jamais, au temps du régime ottoman, le pays n’avait subi pareille oppression. Tout ce qui rappelait les liens des habitans avec les Serbes était si rigoureusement pourchassé que M. de Kallay, devenu gouverneur des deux provinces, interdit son propre ouvrage où il avait jadis écrit : « En Bosnie et en Herzégovine, sous trois religions, il n’y a qu’un seul peuple serbe ! »

L’Autriche invoque aujourd’hui, pour justifier l’annexion, l’œuvre qu’elle a accomplie et les dépenses qu’elle a faites. Elle a, en effet, construit des routes, des ponts, des hôpitaux, des écoles ; mais, dans tout cela, elle n’a jamais songé au bonheur du peuple qu’elle avait charge d’administrer ; elle a travaillé pour elle, non pour lui : son administration a été une entreprise de germanisation, ou, plutôt, de « déserbisation. »

Des trois élémens, inégaux en nombre, qui peuplent la Bosnie et l’Herzégovine, les Croates du Nord-Ouest, ou Serbes catholiques, qui sont à peu près 300 000, ont seuls bénéficié du régime autrichien ; depuis longtemps attirés vers Vienne et Zagreb par la communauté de religion, ils se sont mis au service de l’influence croate, autrichienne et catholique. Des missions, des églises, des écoles catholiques s’élevèrent partout ; les catholiques furent officiellement favorisés, tandis que les orthodoxes étaient systématiquement tenus à l’écart des faveurs et des fonctions publiques. Un concordat, conclu à prix d’argent par le gouvernement de Vienne avec le patriarche œcuménique grec de Constantinople, dont relève nominalement l’Eglise orthodoxe de Bosnie, donna à l’Empereur la nomination des évêques ; la présentation par le saint-synode ne fut plus qu’une formalité ; dans beaucoup de paroisses, le pope devint l’homme de Vienne : le peuple déserta ces églises. Quant aux musulmans, qui sont les anciens seigneurs serbes, passés à l’Islam pour garder leurs terres et leurs droits féodaux, les gouverneurs autrichiens s’attachèrent à les gagner par de bons procédés ; ils parurent, d’abord, y avoir réussi ; mais l’administration se fit si tracassière, ses tendances devinrent si nettement germaniques, que les anciens begs se souvinrent de leurs origines et qu’un rapprochement se fit entre les deux fractions si longtemps ennemies.

La minorité croate et catholique a préparé l’annexion ; l’archevêque de Serajevo, Mgr Stadler, qui a dirigé la propagande en Bosnie, en a été l’un des plus zélés promoteurs ; son rêve serait d’unir, dans la foi catholique et dans la monarchie habsbourgeoise, toute la famille des Slaves du Sud ; mais sa politique, se réclamant du patronage ostensible de Vienne, est suspecte aux Serbes pour qui la foi orthodoxe apparaît comme la sauvegarde et le lien de leur nationalité. Combien il était mieux inspiré, ce grand chrétien, ce patriote clairvoyant qu’était Mgr Strossmayer, quand il préconisait l’union des Slaves du Sud dans une confédération où chaque fraction de la famille conserverait sa religion et son individualité !

Le baron d’Æhrenthal allègue qu’il s’est résolu à l’annexion parce que, tant que les deux provinces ne faisaient pas partie intégrante de l’Empire, il était impossible de leur donner des institutions représentatives ; mais, en attendant, une véritable persécution sévit contre tous les Serbes, avec des procédés qui rappellent Metternich et le temps où les patriotes italiens remplissaient les cachots du Spielberg. Les patriotes serbes, les publicistes courageux qui ont osé blâmer l’annexion, sont enfermés dans la forteresse d’Arad : que l’Autriche prenne garde qu’il ne surgisse parmi eux un Silvio Pellico ! Le journal serbe de Serajevo, le Peuple, a cessé de paraître ; ses derniers numéros ne contenaient plus que le titre et les annonces, la police ayant supprimé les articles. Enfin le fameux procès du complot panserbe, à Agram, dont tout le scénario a été imaginé par un agent provocateur, nommé Nastitch, le même qui a machiné le procès de Cettigne, n’est pas terminé ; des accusés serbes ont tenté de se laisser mourir de faim parce que, depuis plusieurs mois, ils étaient détenus sans avoir été ni jugés ni interrogés. Un pareil régime ne semble pas de nature à concilier à l’Autriche les sympathies de ses nouveaux sujets.

Les gouvernemens de Vienne et de Budapest feignent d’ignorer la nationalité serbe ; en réalité, c’est parce qu’ils connaissent les progrès du sentiment national parmi les Sorbes, qu’ils se sont décidés à la mesure brutale de l’annexion. Le peuple serbe est divisé en deux grandes masses presque égales comptant chacune environ 3 millions et demi d’âmes ; l’une est en Autriche-Hongrie, l’autre constitue le royaume de Serbie et le Monténégro. Selon que les 1 700 000 Slaves de la Bosnie-Herzégovine s’adjoindraient à l’un ou à l’autre de ces deux groupes, la masse principale de la nationalité passerait d’un côté ou de l’autre : c’est ce que le Cabinet de Vienne a parfaitement compris ; en réalisant l’annexion d’un territoire aussi grand que la Serbie et le Monténégro réunis (57 000 kilom. carrés), il a placé dans l’empire austro-hongrois le centre de gravité de la nationalité serbe. Dès lors, l’union panserbe ne peut plus s’opérer que dans l’intérieur de la monarchie et sous ses auspices ; l’autre fraction de la nation, si elle ne veut pas rester éternellement disloquée, n’a plus qu’à se jeter dans les bras de l’Autriche et à implorer son admission dans l’Empire, ou bien à se ruer sur lui, les armes à la main, dans une attaque désespérée et à vaincre ou à subir une conquête qui, du moins, referait l’unité serbe. C’est l’une ou l’autre solution que l’on espère à Vienne. L’annexion de la Bosnie n’est qu’une étape dans l’absorption de toute la race serbe : or, il y a des Serbes jusqu’à Uskub, jusqu’à Monastir. Un haut fonctionnaire autrichien disait dernièrement : « Connaissez-vous le traité de Passarowitz ? Nous tendrons, par l’annexion de la Bosnie, à la réalisation de ce traité du côté de la Serbie. Notre but est de créer dans les Balkans un Etat slave catholique assez puissant pour faire contrepoids à l’influence russe. La Serbie devra nécessairement rentrer dans les limites du traité de Passarowitz[4]. » Que l’Europe ne s’en laisse donc pas imposer par l’évacuation des trois petites garnisons que l’Autriche entretenait à l’extrême-Nord du sandjak de Novi-Bazar ; cette évacuation n’est qu’un trompe-l’œil ; la convention de janvier dernier, relative au chemin de fer, subsiste ; d’ailleurs, pour descendre en Macédoine, la route du sandjak est difficile ; la voie que l’état-major autrichien a depuis longtemps étudiée, choisie, ce sont les quatre grandes routes et la voie ferrée qui, à travers la Serbie, descendent tout droit sur Uskub. C’est le chemin de toutes les invasions ; les troupes autrichiennes le suivront un jour ou l’autre, si l’Europe n’intervient pas pour dresser un État indigène en face de la descente autrichienne, comme elle a dressé, en 1878, la Bulgarie en face de la poussée russe.

L’annexion de la Bosnie a été, parmi les Serbes, le signal d’un mouvement spontané, unanime. Les Autrichiens tirent argument contre nous, disent encore les Serbes, des démêlés récens de la Serbie et du Monténégro ; mais il ne faut pas s’y tromper : les divisions sont le fait des princes, l’union vient des peuples. En face du danger ils l’ont imposée sans difficulté ; ils ont marché et les dynasties ont suivi ; elles ont compris la force de toute une nation qui vibre à l’unisson d’un même sentiment. A la Skoupchtina serbe, où les querelles de partis étaient si acharnées et si stériles, une dignité, un calme jusqu’alors inconnus ont succédé aux folles agitations des jours passés ; une imposante unanimité s’est faite chaque fois qu’il s’est agi des grands intérêts de la patrie. On a senti passer sur la Serbie cette émotion solennelle, religieuse, qui sort de l’âme profonde des peuples aux heures décisives de leur existence.

Ce que nous demandons, ce ne sont pas des « compensations. » Ce mot, dans l’affolement des premiers jours, le Cabinet de Belgrade l’a prononcé dans sa note aux puissances, mais il n’y était pas à sa place : car si la Bosnie-Herzégovine doit rester incorporée à l’Autriche-Hongrie, ce sera pour nous une catastrophe nationale qu’aucune « compensation » ne pourrait atténuer. Nous demandons, avec confiance, à l’Europe que, du moins, elle nous assure le moyen de vivre en communiquant librement avec le Monténégro et avec la mer ; une bande de territoire qui relierait les deux pays par la haute vallée de la Drina aurait, pour l’Europe, l’avantage de fermer la porte de la mer Egée, cette route du sandjak que le traité de Berlin a ouverte devant la poussée autrichienne. Quant à nos frères de Bosnie, s’il nous faut rester séparés d’eux, nous demandons qu’ils ne soient pas traités en peuple conquis, mais qu’ils reçoivent promptement une organisation libérale et assez autonome pour qu’ils puissent développer en paix, à l’abri du drapeau des Habsbourg, leur civilisation originale et nationale. Si l’Europe nous refuse toute satisfaction, nous ferons la guerre : nous résisterons pied à pied, dans nos montagnes, derrière nos rochers, jusqu’à ce que tombe le dernier homme ou jusqu’à ce que les nations, émues de notre sacrifice, ou fatiguées d’une lutte sans fin, se décident à entendre le cri de notre détresse.

La nation serbe sort à peine de cinq siècles de servitude ; elle a tant souffert que son âme en a gardé une mélancolie profonde dont on retrouve l’accent dans ces chants plaintifs que le paysan serbe accompagne sur sa guzla, — cette guzla que la police autrichienne proscrit en Bosnie. — Si, à peine échappée au joug turc, il lui faut subir l’oppression autrichienne, son courage ne survivra pas à tant d’épreuves ; elle ira s’émiettant, se dissolvant ; elle perdra peu à peu son individualité nationale ; elle sera mangée par le germanisme triomphant. — Vous n’avez rien perdu de votre chair, nous crient certaines voix, vous avez perdu vos espérances qui n’étaient que des illusions. — Illusions peut-être, mais de ces illusions vivait notre idéal national, l’âme de notre peuple ; direz-vous donc que nous n’avons rien perdu, si nous avons perdu notre âme ?


III

L’émotion jaillit ici, d’elle-même, de la contradiction flagrante des deux points de vue. Le conflit n’est pas seulement dans les faits et dans les intérêts, il se prolonge dans l’intimité des consciences, consciences d’hommes d’Etat responsables, consciences d’écrivains. La marche en avant des Autrichiens et la protestation des Serbes procèdent, à leur insu peut-être, de deux conceptions opposées des droits des peuples et des droits des gouvernemens, de deux philosophies antagonistes : c’est leur choc qui prête aux événemens actuels leur sens dramatique et leur caractère menaçant. Comme les dieux du vieil Homère, les idées diffuses dans l’âme des peuples prennent corps et descendent dans l’arène, et c’est elles, en définitive, qui décident de la victoire.

Le gouvernement de l’Empereur, en étendant ses droits de souveraineté sur la Bosnie et l’Herzégovine, a cru simplement tirer les conséquences logiques et nécessaires des prémisses posées par l’Europe au Congrès de Berlin et réaliser une annexion implicitement consentie depuis trente ans ; le trouble qui en est résulté en Europe a été pour lui une surprise ; il ne s’était rendu compte ni des circonstances, ni du moment ; il suivait les erremens anciens de la politique des convenances. « Les convenances de l’Europe sont le droit, » disait le tsar Alexandre dans sa fameuse conversation avec Talleyrand le 1er octobre 1814, à Vienne. Malgré les partis « libéraux » qui invoquent les droits des peuples, ce sont, jusqu’au milieu du XIXe siècle, « les convenances de l’Europe, » c’est-à-dire l’accord des souverains et des ministres des cinq grandes puissances ou de la majorité d’entre elles, qui décident souverainement du sort des peuples. Metternich, enfoncé dans ses principes, inspire cette harmonie des rois. La république de 1848, par la voix de Lamartine, s’adresse aux peuples ; ‘elle n’a le temps que d’alarmer les princes. Napoléon III déteste tout ce qui rappelle la Sainte-Alliance et poursuit l’abolition des traités de 1815 ; mais l’idée précise et concrète, fondement réel du concept de nationalité, que les peuples ont un droit imprescriptible à disposer d’eux-mêmes, devient, dans le cerveau chimérique de l’Empereur, un principe vague et abstrait, le « principe des nationalités, » où la notion mal définie de la « race » et de la communauté du langage vient fausser la conception démocratique du droit des peuples. Du moins Napoléon III eut-il le mérite de donner, le premier, l’exemple en faisant, pour la Savoie et Nice réunies à la France, une heureuse application du principe. Bismarck, à l’idée démocratique de la volonté des peuples, substitue l’idée historique des droits de la race que la science allemande accommode au service de la force prussienne ; ce lui est un prétexte pour arracher, par les armes, des hommes à leur patrie. La guerre de 1877 est entreprise par les Russes pour délivrer les « frères slaves » opprimés par les Turcs ; mais, avant même de la commencer, Alexandre M, à l’entrevue de Reichstadt (8 juillet 1876), sacrifie des intérêts slaves en permettant à l’Autriche d’occuper la Bosnie et l’Herzégovine. La Convention anglo-russe du 30 mai 1878 décide que le peuple bulgare sera morcelé en trois tronçons. Au Congrès de Berlin, les grandes puissances procèdent souverainement au découpage des territoires et à la répartition des âmes ; les petits Etats ne sont pas représentés au Congrès ; la Roumanie elle-même, qui avait pris une part active à la guerre et à la victoire, n’est entendue qu’à titre consultatif, par une condescendance de pure forme. A aucun moment, les droits des populations n’entrent en ligne de compte ; une commission est chargée d’étudier la valeur économique des diverses catégories d’habitans, aucune d’écouler leurs vœux ; les hommes sont échangés ou vendus comme bétail en foire par les hauts maquignons de la diplomatie européenne. Sous la présidence de Bismarck, c’est le système Metternich qui triomphe ; « les convenances de l’Europe sont le droit ! »

Quand on étudie l’histoire du Congres de Berlin et des négociations qui l’ont précédé ou suivi, on est amené à reconnaître qu’en dépit des formules contraires, l’intention des grandes puissances a bien été d’attribuer la Bosnie et l’Herzégovine à l’Autriche-Hongrie. Dans l’esprit de tous les plénipotentiaires, le « provisoire » qu’ils créaient était bien en réalité du définitif. L’empereur d’Autriche était donc fondé, à son point de vue, à considérer qu’un jour, quand le stage d’expérience que l’Europe lui imposait paraîtrait assez long, la Bosnie et l’Herzégovine entreraient, comme parties intégrantes, dans ses Etats. Des précédens l’y autorisaient : celui, par exemple, de la révolution qui amena, en 1885, la réunion de la Roumélie orientale à la Bulgarie. Aussi peut-on dire que ce qui a étonné et alarmé l’Europe, c’est moins le fait même de l’annexion que la manière dont le baron Æhrenthal l’a réalisée. La coïncidence significative de l’annexion des deux provinces avec la proclamation du prince Ferdinand comme tsar de la Bulgarie indépendante, révélait un dessein prémédité et concerté de modifier le traité de Berlin. En 1871, quand la Russie, profitant de nos désastres, déclara qu’elle ne se considérait plus comme liée par les clauses du traité de Paris relatives à. la Mer-Noire, l’Angleterre exigea la réunion d’une conférence ; le protocole, signé à Londres le 17 janvier 1871, établit, « comme un principe essentiel du droit des gens, qu’aucune puissance ne peut se délier des engagemens d’un traité, ni en modifier les stipulations qu’à la suite de l’assentiment des parties contractantes, au moyen d’une entente amicale. » Malheureusement, cette même Angleterre qui avait posé, en 1871, un principe si sage, fut la plus ardente, en 1885, après la réunion de la Roumélie à la Bulgarie, à faire bon marché des stipulations du traité de Berlin relatives à la Bulgarie, et à demander, par la bouche de son représentant à la conférence des ambassadeurs à Constantinople. sir W. White, que l’on parlât le moins possible du traité de Berlin. « Je crains, lui répondait alors M. de Nélidof, qu’on ne stimule ainsi des espérances qui ne seront pas réalisées et que certaines velléités, qui jusqu’ici n’ont pas osé se faire jour, ne trouvent, dans une pareille attitude des puissances, un encouragement qui ne doit pas leur être donné[5]. » Paroles prophétiques qui paraissent aujourd’hui avoir annoncé les troubles de Macédoine et l’annexion de la Bosnie.

Le dirons-nous ? Le fait d’avoir violé la lettre du traité de Berlin, même sans avoir préalablement consulté les puissances signataires, nous paraît moins grave que celui d’avoir tenu pour nulles les revendications et pour illusoires les droits des peuples intéressés. Le gouvernement de Vienne n’avait certainement pas prévu l’émotion qu’il a provoquée. L’Autriche-Hongrie a, parmi les Etats de l’Europe, un caractère à part ; elle fait vivre, sous le même sceptre, des peuples de langue, de race, de nationalité, de religion différentes : faire entrer dans l’Empire un million et demi de Slaves de plus, lui a paru une opération facile, simple, qui ne soulèverait pas de grosses complications et qui ne dérangerait pas l’équilibre intérieur de l’Empire ; ces Serbes renforceraient l’élément slave qui tend à prendre, à côté du dualisme austro-hongrois, une place de plus en plus importante et sur lequel le Cabinet de Vienne pourrait prendre appui si les Magyars devenaient trop exigeans. C’est sous cet angle qu’au Ballplatz on a vu la situation et, de fait, le raisonnement serait très solide si la grande majorité de la population de la Bosnie et de l’Herzégovine acceptait de bon gré l’annexion et consentait de bon cœur à vivre dans l’Empire : dans ce cas, les protestations de la Serbie et du Monténégro seraient sans fondement, car ni la parenté de race, ni la similitude de langage ne donnent à un Etat le droit de s’immiscer dans les affaires de son voisin. Avec la théorie des races, telle que l’appliquait Bismarck, — et telle que l’entendent encore les pangermanistes, — l’Autriche disparaîtrait, brisée en menus fragmens, morcelée en petits Etats indépendans ou absorbée par ses puissans voisins. La volonté des peuples importe avant tout : si l’Autriche, par un plébiscite pleinement libre, avait mis les habitans de la Bosnie et de l’Herzégovine à même de se prononcer sur leur propre sort, et s’ils avaient demandé à entrer dans l’Empire, l’Europe pourrait encore réclamer une conférence d’enregistrement pour maintenir la fiction nécessaire du respect des traités ; mais la Serbie et le Monténégro seraient mal venus à se plaindre, et c’est alors que M. Weckerlé aurait le droit de dire : « Il paraît qu’il y a des revendications serbes, je ne les connais pas. » Au contraire, dans les circonstances actuelles, une telle parole révèle une étrange incompréhension de la situation réelle qui résulte en Europe de l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine, telle qu’elle a été accomplie. Quand on appartient à un peuple comme les Magyars, qui a tant lutté pour sauvegarder sa nationalité et qui se montre si intransigeant dès qu’elle est en cause, on est en vérité mal venu à ignorer avec une telle superbe les souffrances et les revendications des autres nationalités.

Les hommes d’Etat d’Autriche et de Hongrie se sont trompés d’heure et de procédés ; ils ont donné à leurs adversaires l’avantage de représenter un principe juste ; ils ont cru que les Slaves du Sud étaient restés la pâte amorphe qu’ils étaient au moment du Congrès de Berlin. Ils ne veulent plus être, selon le mot du prince Nicolas de Monténégro dans son drame : la Balkanskaïa, « la monnaie qui sert d’appoint dans les comptes entre grandes puissances. » Le mouvement de résurrection nationale qui a rendu la vie aux peuples slaves, les uns après les autres, et qui tend aujourd’hui à les rapprocher, par-dessus les frontières et malgré les dissidences religieuses, dans un sentiment de solidarité et de mutuelle assistance, dérive du grand courant, issu de la révolution française, qui porte aujourd’hui, jusqu’au fond de l’Asie, l’idée d’indépendance des peuples et de liberté politique. L’initiative du baron d’Æhrenthal a coïncidé précisément avec le triomphe des tendances nationalistes en Turquie et avec la renaissance, sous une forme nouvelle, des sentimens de fraternité slave. A Prague, des manifestations violentes troublent la rue ; la foule est allée briser les vitres de l’hôtel d’Æhrenthal aux cris de : « Vive la Serbie ! à bas l’Autriche ! revanche pour la Serbie ! » En Russie, l’opinion et la presse se sont émues, et ce sont elles, maintenant, qui excitent M. Isvolski à la résistance. Les Slaves ont cru voir, dans l’annexion de la Bosnie, un nouvel empiétement du germanisme sur le domaine de leur race ; le mouvement « tout slave » qui se préparait, depuis les bouches de la Neva jusqu’à celles du Vardar, explique et fortifie l’énergie de la protestation serbe.

L’erreur d’appréciation et de tactique où est tombé le baron D’Æhrenthal a non seulement mis l’Autriche en opposition avec les Serbes et avec une grande partie de l’opinion européenne, mais elle l’a mise en contradiction avec elle-même, avec sa propre évolution et ses propres intérêts. Aux approches d’un règne nouveau, l’Autriche-Hongrie semble chercher la formule de son avenir. Sous l’influence de vieilles forces historiques, renouvelées et transformées par les courans nouveaux d’idées qui règnent dans toute l’Europe moderne, une évolution interne s’accomplit en elle ; elle va vers un régime plus démocratique et plus fédéral. Le vieil Empire dualiste, féodal, bureaucratique et joséphiste subit la loi de tout ce qui vit, il se transforme. Suffrage universel en deçà de la Leytha, et, au delà, réforme électorale aboutissant à une large extension du suffrage, triomphe des « chrétiens sociaux » à Vienne et dans toute l’Autriche proprement dite, gouvernement, en Hongrie, du parti national de M. François Kossuth uni à tous les partis populaires, défaite générale du vieux libéralisme doctrinaire et germanophile : autant de symptômes des tendances nouvelles qui l’emportent dans l’Empire. Le sens général de cette évolution portera naturellement le gouvernement impérial à faire une plus grande place aux Slaves ; il a besoin d’eux, au Nord pour tenir tête à une menace, toujours possible, du germanisme envahissant, et, à l’Est, pour résister aux exigences, parfois excessives, du magyarisme ; l’Empire dualiste semble en marche vers le trialisme, ou vers un régime fédératif. Ces nouvelles tendances dans le gouvernement de l’Empire caractérisent, dit-on, les vues personnelles de l’archiduc héritier François-Ferdinand, dont l’influence dans les conseils de l’Etat va grandissant, et annonce l’orientation future de son règne. Le vieil empereur personnifie l’Autriche de Metternich et de la Sainte-Alliance ; son successeur s’appuiera sur d’autres forces.

Ainsi apparaît en pleine lumière la contradiction intime entre les intentions du Ballplatz et les procédés dont il s’est servi pour les réaliser. L’annexion était peut-être nécessaire pour achever la liquidation du passé et établir en Bosnie une situation nette ; mais il aurait fallu la rendre acceptable eu l’expliquant, en faisant entrer, sans délai, la Bosnie-Herzégovine dans le système austro-hongrois, avec un statut particulier qui aurait sauvegardé sa personnalité et l’aurait rassurée sur les conséquences de l’annexion. On ne fera pas la politique nouvelle, dont l’Autriche a besoin, avec les maximes et les procédés de Metternich et de Bismarck. En essayant d’étouffer le mouvement national serbe qui s’est produit depuis quelques années en Bosnie, par suite des procédés vexatoires de la bureaucratie viennoise plus encore que par la propagande de Belgrade, le gouvernement de Vienne a oublié que les nationalités prennent conscience d’elles-mêmes par leurs élites et que les élites se forment par la persécution. Aujourd’hui, s’il ne se hâte pas de recourir à des procédés tout différens, il aura créé, sur les marches méridionales de l’Empire, une Slavia irredenta, qu’il suffirait de quelques fautes encore pour rendre irréconciliable. La coercition et la force ne sauraient être ici d’aucun secours, au contraire. « Si l’on enterrait un désir slave sous une forteresse, il la ferait sauter : » il est curieusement significatif que ce mot de Joseph de Maistre, par lequel M. Moysset terminait ici, il y a quinze jours, ses belles études sur la question de Pologne, nous puissions l’appliquer, aujourd’hui, à la question de Bosnie.

Les deux provinces annexées ont été déclarées provisoirement : terre d’Empire, Reichsland, mais lorsqu’il s’agira de leur donner un statut définitif, les difficultés commenceront, et, aussi, quelle que soit la solution, les mécontentemens. Les Hongrois, au premier jour, ont, pour la plupart, applaudi à l’annexion ; mais, en même temps, ils n’ont pas manqué de rappeler les droits historiques de la couronne de Saint-Etienne sur la Bosnie. Ils appréhendent un renforcement du groupe slave rattaché à la Cisleythanie ; mais ils redoutent aussi un accroissement de la Croatie, qu’ils entendent tenir toujours étroitetement liée à la Hongrie. Des quatre mots : Dominium imperatoris et regis qui définissent la situation actuelle de la Bosnie, les Magyars souhaitent qu’il n’en subsiste que deux : Dominium regis ; — mais de quel roi ? Du roi de Hongrie, qui porte en même temps la couronne de Croatie, répondent les Magyars. — Du roi de la Croatie autonome, personnalité fédérale dans l’Empire réorganisé, ripostent les Croates. Aujourd’hui, la Hongrie, atteinte dans ses intérêts par le boycottage des marchandises austro-hongroises dans l’Empire ottoman, proteste avec énergie et demande que le Cabinet de Vienne fasse des concessions. La Chambre de commerce de Budapest vient de se prononcer dans ce sens. Ainsi, par l’annexion de la Bosnie, les difficultés inhérentes au fonctionnement du dualisme austro-hongrois deviennent plus aiguës.

Des divisions nouvelles créées, des rancunes mal éteintes ravivées, les haines de race et les rivalités nationales ranimées, les relations extérieures de l’Empire troublées, la guerre menaçante, la conférence européenne ajournée, le péril, de local qu’il était, devenu européen, c’est jusqu’ici le résultat qu’a produit la « manière forte » dont s’est servi le baron d’Æhrenthal. Le mal est heureusement réparable ; mais si le Cabinet de Vienne se laissait entraîner à la guerre, elle serait presque certainement victorieuse, mais elle préparerait à l’Autriche les pires difficultés ; l’écrasement des deux petits Etats slaves serait long et difficile ; il risquerait d’entraîner un conflit avec la Russie ; mais surtout, il ameuterait contre l’Autriche cette force terrible, l’opinion ; il soulèverait contre elle, au nom des peuples opprimés, tous ceux qui, en Europe, souhaitent de la voir démembrée comme Etat, humiliée comme puissance catholique et conservatrice.


IV

Dès le premier jour, l’acte du Cabinet de Vienne a soulevé des réserves en Europe et de violentes protestations en Serbie et au Monténégro ; mais personne ne doutait que l’accord ne s’établît bientôt. Depuis quelques semaines, la situation est devenue plus difficile. La résistance des Serbes et des Monténégrins a réveillé dans l’Empire les vieilles haines de races ; dans les milieux militaires et pangermanistes surtout, cette reprise du Drang, de la marche vers le Sud-Est a ranimé les ambitions héréditaires, surexcité l’animosité séculaire de l’Allemand contre le Slave. Puisque les Serbes, sans aucun droit, protestaient contre l’annexion de la Bosnie, l’occasion était bonne pour les réduire, une fois pour toutes, à merci. La politique du baron d’Æhrenthal, les mouvemens de troupes en Bosnie et le long de la Save, encouragèrent ces tendances périlleuses. L’Europe, alarmée par ces manifestations d’un groupe peu nombreux, mais bruyant, crut voir tout à coup, derrière M. d’Æhrenthal, se dresser la silhouette gigantesque de Bismarck casqué, le bras tondu vers le Sud-Est, montrant à l’Autriche la route : « La manière dont l’Empire allemand s’est constitué montre le chemin par lequel l’Autriche peut arriver à une conciliation désintérêts politiques et matériels qui sont en présence entre la frontière orientale des populations de race roumaine et les bouches de Cattaro[6]. » Stat magni nommis umbra ! Combien de temps l’ombre de cet homme pèsera-t-elle encore sur le monde ?

Un important journal militaire de Vienne, la Danzer’s Armee Zeitung, a publié le 5 novembre, sous le titre : « Les occasions perdues par notre politique balkanique, » un curieux et significatif article où est définie toute la politique que, dans certains milieux, on souhaiterait que l’Autriche adoptât. En voici le résumé substantiel.


...Abstraction faite de l’Italie et des États balkaniques, il ne reste, parmi nos adversaires, que l’Angleterre et la Russie qui n’ont pas la force nécessaire pour prononcer le mot décisif : l’Angleterre, parce qu’elle redoute l’Allemagne et n’ose pas envoyer beaucoup de bateaux dans la Méditerranée ; la Russie, parce qu’elle connaît l’antipathie de son peuple pour la guerre et la faiblesse de son armée, et parce qu’elle redoute une révolution intérieure en cas de guerre. La France n’a pas d’intérêts dans les Balkans ; elle préfère conserver de bons rapports avec ses deux voisins de l’Est que de tirer les marrons du feu pour deux amis plus faibles et moins sûrs. Soyons donc rassurés du côté de la Russie et de l’Angleterre.... « Les chiens qui aboient beaucoup ne mordent guère, » dit le proverbe... L’Italie compte très peu...

L’Autriche a laissé passer l’occasion ; au moment où ses monitors se sont approchés de Belgrade, elle aurait dû mettre la main sur la ville ; l’ennemi, qui n’était pas préparé à la guerre, aurait été rapidement battu. A notre grand regret, notre diplomatie a été tellement embarrassée par son premier pas, qu’elle n’a point osé en faire un second. Au point de vue militaire, l’état-major est injustifiable de n’avoir pas eu recours rapidement aux moyens extrêmes. Le conflit avec la Serbie et le Monténégro est inévitable ; plus tard il se produira, plus cher il nous coûtera en matériel et en hommes. L’armée serbe s’organise avec le temps ; elle a maintenant ses canons du Creuset presque au complet... L’Italie est notre alliée, mais elle prépare la guerre contre nous... Nous n’osons pas marcher en avant, et nous ne pouvons pas déposer les armes avant d’avoir obtenu l’hégémonie dans les Balkans et d’en avoir éloigné l’influence des autres puissances. Pour cela nous avons absolument besoin de l’alliance de la Turquie ; notre diplomatie a commis une faute en ne travaillant pas à se l’assurer. Nous l’obtiendrions plus facilement si nous étions ses voisins sur un front plus large ; nous pourrions l’aider à remettre l’ordre en Macédoine. Pour cela, il est indispensable que la Serbie et le Monténégro disparaissent ; non seulement nous ne pouvons éviter un conflit avec ces deux pays, mais nous devons le désirer et le provoquer. L’égoïsme extrême obtient seul, en politique, de grands résultats ; celui qui ose, gagne...

Contre l’Italie, nous pouvons lancer l’Abyssinie, et lui susciter des embarras intérieurs. Contre l’Angleterre, nous pourrions nous servir des Indes et de l’Egypte, et, d’accord avec la Turquie, provoquer un mouvement musulman. Il y a peu de temps, la Perse nous a demandé notre appui contre la Russie ; nous pouvons encore agir sur les musulmans du Caucase et du Turkestan, sur les Polonais et les Petits-Russiens. Et surtout nous pourrions Contribuer à la reprise de l’action révolutionnaire et du régime des bombes. Il est temps que notre politique cesse de vivre au jour le jour et qu’elle commence à envisager les grands desseins qui assureront le développement de la monarchie. Le premier de ceux-ci est l’hégémonie dans les Balkans ; quand nous l’aurons obtenue, viendra la marche vers l’Orient par laquelle nous assimilerons les peuples slaves, après que nous serons devenus la grande Autriche fédérale.


Ces chimères mégalomanes sont très loin d’être les vues de l’Empereur et du gouvernement ; elles sont cependant caractéristiques des tendances de certains groupes ; elles enveniment les rapports de Vienne avec Pétersbourg et blessent au vif l’opinion russe.

Si une grande puissance est particulièrement fondée à se plaindre que l’Autriche et la Bulgarie aient cru pouvoir, de leur propre initiative, réviser le traité de Berlin, c’est la Russie. En 1897, elle s’était mise d’accord avec l’Autriche pour maintenir le statu quo dans les Balkans ; la Russie étant occupée en Extrême-Orient, c’était l’influence autrichienne qui bénéficiait de cette situation ; ce fut cependant le baron d’Æhrenthal qui, le 27 janvier 1908, rompit le pacte en annonçant la reprise de la politique d’action autrichienne dans la péninsule. M. Isvolski en conçut un vif dépit. Mais du moins la Russie, affranchie de l’entente de 1897, allait pouvoir reprendre sa politique traditionnelle d’influence et de protection dans les petits Etats slaves, d’autant mieux que les fêtes de Chipka et de Sofia semblaient avoir définitivement scellé sa réconciliation avec la Bulgarie. Lorsque, le 15 septembre dernier, M. Isvolski rencontra le baron d’Æhrenthal au château de Büchlau, chez le comte Berchlold, les deux ministres s’entretinrent avec confiance ; prenant en main le texte du traité de Berlin, ils en lurent tous les articles, et une conversation académique s’engagea sur les modifications éventuelles qu’il pourrait devenir opportun d’y apporter. C’est ainsi que M, d’Æhrenthal se persuada qu’il avait informé son collègue des projets qu’il allait mettre à exécution. La Bosnie incorporée à l’Autriche, c’est la conséquence logique des prémisses posées à Reichstadt en 1876 et à Berlin en 1878 ; la Russie n’a jamais consenti explicitement à l’annexion, mais l’acte de Reichstadt peut être interprété comme impliquant quelle s’en remet à l’Autriche du sort de la Bosnie. Donc, ici, c’est moins la matérialité des faits qui a blessé le gouvernement et le peuple russe que la manière dont ils ont été réalisés.

En même temps que l’annexion de la Bosnie, la Russie apprenait que la Bulgarie proclamait son indépendance et que le prince Ferdinand prenait le titre de tsar des Bulgares. La visite du prince à François-Joseph, en Hongrie, quelques jours avant la proclamation de l’indépendance, la réception particulièrement flatteuse et distinguée faite par le vieil empereur, les honneurs royaux rendus, la cordialité des paroles échangées, étaient assez significatifs par eux-mêmes pour que le prince les interprétât comme un encouragement à ses desseins et pour qu’un accord formel ne fût pas nécessaire. L’absence probable de signatures échangées permet aux Cabinets de Vienne et de Sofia de soutenir qu’il n’y a eu, dans leur double initiative, qu’une coïncidence ; mais les faits parlent assez haut pour que le gouvernement et l’opinion russes aient conclu à une entente. Nicolas II et son peuple en ont été péniblement affectés. Il n’existait, naguère encore, dans le monde slave, qu’un seul Tsar, héritier du nom et candidat au trône des Césars de Byzance ; il y en a maintenant deux. Les vieilles annales racontent que les chefs des anciens « boulgres » se nommaient tsars et d’ailleurs, paraît-il, le mot « roi » n’existe pas dans la langue bulgare ; mais les Russes qui, en cette affaire, ne s’embarrassent ni d’histoire ni de philologie, pardonneront difficilement son titre au nouveau souverain. Il faut souhaiter cependant que la Russie oublie ses griefs, même légitimes ; elle a, pour la Bulgarie, des indulgences de mère, et les Bulgares, enfans émancipés, restent de cœur fidèles à la grande libératrice. L’entente avec Vienne n’est que la politique d’un jour ; l’intérêt de la Bulgarie est aujourd’hui du côté de la Russie, pour faire obstacle à une descente autrichienne en Macédoine.

La réouverture de la crise balkanique a scellé l’amitié nouvelle de la Russie et de l’Angleterre ; elle consoliderait, s’il en était besoin, l’alliance franco-russe ; enfin elle a rapproché, dans un geste commun de parade contre l’offensive autrichienne, la Russie et l’Italie. La Triple-Alliance se trouve donc, elle aussi, affectée par les événemens d’Orient. Lorsque Andrassy a lié partie avec Bismarck, le traité qu’il a signé était dirigé non pas contre la France, mais contre la Russie ; si l’Autriche garantit à l’Allemagne les bénéfices du traité de Francfort, l’Allemagne garantit à l’Autriche les bénéfices du traité de Berlin. L’Italie, ayant adhéré à l’alliance conclue par Andrassy et Bismarck, a pris les mêmes engagemens ; mais il paraît certain qu’aujourd’hui une guerre entre la Russie et l’Autriche ne trouverait pas les armes de l’Italie du côté de son alliée. Il y a donc, ici encore, quelque chose de changé.

Que la Russie et l’Autriche fassent partie d’alliances et d’ententes adverses, c’est ce qui donnait tant de prix à l’accord établi entre elles en 1897 et renouvelé à Mürzsteg. L’entente austro-russe était, entre la Triplice et la Duplice, la voie naturellement ouverte à d’utiles rapprochemens, à des conversations nécessaires. La rupture de cette entente peut avoir les plus graves conséquences. Si l’Autriche-Hongrie se contente de suivre, à l’intérieur de ses frontières, une politique plus « slave, » on peut espérer qu’un rapprochement avec la Russie redeviendra possible ; mais, si elle cherche à prendre, en face de la Russie, le patronage des Slaves du Balkan, la guerre deviendra inévitable. Or les savantes combinaisons de contre-assurances et de contrepoids, si efficaces pour le maintien de la paix, deviennent, une fois la guerre commencée sur un point, l’engrenage fatal qui y précipite tous les peuples. Qu’un conflit vienne à éclater entre la Serbie et le Monténégro d’une part et l’Autriche de l’autre, et que la pression de l’opinion publique y entraîne la Russie, voilà le feu mis à l’Europe : la Triple-Alliance oblige l’Allemagne à seconder son alliée ; son entrée en lice entraîne la nôtre par le jeu automatique de la Double Alliance ; l’Angleterre suit. Il n’y aurait peut-être, dans toute l’Europe, à rester spectateurs de l’effroyable mêlée, que l’Espagne et le Portugal, la Suède et la Norvège !

le péril est si réel et si sérieux que le gouvernement de Berlin a fait entendre à Vienne des paroles d’apaisement, des conseils de prudence. La violente irritation de l’opinion italienne est, pour l’Allemagne, dans les circonstances difficiles qu’elle traverse, un sujet d’inquiétude. Elle appréhende aussi de se trouver dans l’obligation de soutenir l’Autriche son alliée, contre la Turquie son amie. Entre Vienne et Pétersbourg, Vienne et Constantinople, Vienne et le Quirinal, il est vraisemblable que les ambassadeurs de Guillaume II travaillent dans le sens de la paix et de la conciliation. Il n’est pas sans intérêt de constater qu’ils se rencontrent, dans ce rôle, avec les nôtres. Quand l’Europe apprit l’annexion de la Bosnie et la proclamation de l’indépendance bulgare, l’opinion italienne s’émut. Toute modification de l’équilibre Adriatique alarme directement les intérêts et les ambitions du royaume. Avec le Monténégro il est lié par des alliances dynastiques ; avec la Serbie il entretient des relations d’amitié et il travaille à faire aboutir le projet de chemin de fer du Danube à l’Adriatique. M. Tittoni se hâta de rassurer l’opinion : dans son entrevue avec M. d’Æhrenthal à Salzbourg, le 4 septembre, il avait été averti de ce qui allait se passer ; l’Italie n’avait pas à s’alarmer ; elle aurait sa part. Mais quand on sut que les satisfactions obtenues consistaient dans l’abrogation de l’article 29 du traité de Berlin concernant Antivari qui intéresse surtout le Monténégro, ce fut, dans le public, une déception d’autant plus vive que, soit en Tripolitaine, soit en Albanie, les Italiens ont des vues sur certains morceaux de l’Empire ottoman. Nos voisins ont compris à temps que l’heure n’était pas à une politique de « compensations ; » mais il est resté, dans l’opinion publique, le sentiment d’une déconvenue qui a ravivé les vieilles passions anti-autrichiennes et qui s’est traduit, dans la rue, par les violentes manifestations de Rome et, au Parlement, par le discours de M. Fortis.

A ne regarder que le texte du traité de Berlin, il semblerait que la Turquie surtout, et même que la Turquie seule, eût subi un dommage du fait de l’Autriche et du fait de la Bulgarie. En réalité, il en va tout autrement. La Turquie, pratiquement, n’a pas perdu de territoire. La Bosnie-Herzégovine, aussi bien que la Bulgarie et la Roumélie orientale lui avaient échappé depuis longtemps sans espoir de retour. Au contraire, elle recouvre la pleine possession du sandjak de Novi-Bazar sur lequel pesaient de lourdes hypothèques autrichiennes. Cet abandon des droits de l’Autriche est de nature à consoler les « Jeunes-Turcs » de l’échec moral qu’ils ont subi par le fait que leur succès a été le signal d’un démembrement nouveau de l’Empire ; s’ils n’avaient pas mérité les sympathies de l’Europe, l’Autriche ne se serait pas mise en peine de leur donner dès l’abord une satisfaction. La liquidation du passé était la première des opérations qui incombaient au nouveau régime ; au point de vue territorial, elle est faite : les « Jeunes-Turcs » n’ont pas à le regretter. Les principes qu’ils ont fait triompher comportent des applications dans la question des nationalités ; la Turquie libérale ne peut pas imposer son joug, par la force, à ses anciennes provinces devenues indépendantes. On ne saurait être « Jeune-Turc » et raisonner comme un janissaire. Le dommage matériel, rachat du chemin de fer, tribut de la Roumélie orientale, part contributive de la Bosnie à la dette de l’Empire, peut être sans grande difficulté évalué en argent. On peut déjà prévoir un accord entre Sofia et Constantinople. Le « boycottage » des marchandises austro-hongroises dans l’Empire ottoman est la conséquence des procédés employés par le Cabinet de Vienne pour réaliser l’annexion ; mais les Turcs ont le plus grand intérêt à mettre fin le plus tôt possible à cet état de trouble qui pourrait devenir dangereux pour eux et qui les empêche de se livrer en paix à leur tâche la plus urgente, la réorganisation interne du pays.

Une Autriche-Hongrie forte, tranquille à l’intérieur, poursuivant dans la paix son évolution démocratique, non seulement ne saurait porter ombrage à la France, mais elle lui apparaît comme un élément nécessaire de stabilité et d’équilibre. Nous n’avons pas, avec l’Autriche, de graves divergences d’intérêts ; nous ne sommes voisins nulle part ; nous savons que si l’Autriche fait partie d’une combinaison politique et militaire dont l’un des fronts est tourné contre la France, elle s’efforcera de ne pas se trouver dans le cas de marcher contre nous. En ces dernières années elle a joué en Europe, — notamment à Algésiras, — un rôle utile de médiation et de conciliation. Nos rapports avec elle sont des meilleurs, et nous avons à cœur de les maintenir tels ; nos sympathies n’ont pas fait défaut à l’Autriche d’hier, elles ne manqueront pas d’aller à l’Autriche de demain. Le président Fallières a été des premiers à répondre en termes cordiaux à la lettre de l’empereur François-Joseph. La France, en effet, reconnaît que, après trente ans d’occupation, l’annexion n’aurait pas paru choquante si le baron d’Æhrenthal n’avait pas oublié qu’en toutes choses il y a « la manière ; » elle pense aussi que l’Europe peut ratifier le fait accompli, si l’Autriche veut bien admettre qu’il y a eu des droits lésés, des intérêts alarmés, des espérances trompées, des susceptibilités blessées et que, pour tout cela, il y a quelques concessions de fond et de forme à faire. Vis-à-vis des Etats slaves du Balkan, la France a aussi des traditions de sympathie qu’elle ne peut pas oublier ; ses principes démocratiques et son histoire l’obligent à ne pas rester sourde aux plaintes des nationalités qui se tournent vers elle comme vers le pays de la Révolution émancipatrice. Une politique qui renouvellerait avec un succès plus durable les tentatives du baron Banffy et du comte Badeni pour donner aux Slaves une plus grande place dans le gouvernement de l’Empire austro-hongrois, ne saurait manquer de trouver chez nous un bon accueil. Il n’en serait pas de même d’une politique qui, à l’extérieur de l’Empire, chercherait à prendre le patronage et l’hégémonie des Slaves, qui se mettrait par conséquent en opposition directe avec la Russie et s’engagerait à fond dans la direction de la Macédoine et de Salonique. La France ne pourrait voir avec sympathie une Autriche qui serait l’ennemie à la fois de la Russie, de l’Italie, des Turcs et des Slaves du Balkan ! La Méditerranée a, de tout temps, exercé sa séduction sur l’Autriche ; mais l’attrait du Sud lui a été souvent fatal ; elle a payé sa politique en Italie de sa situation en Allemagne. La descente vers Salonique est, pour elle, le plus dangereux des pièges : expansion au Sud, pour l’Autriche, égale péril au Nord. L’Autriche-Hongrie, Etat fédéral, ne saurait être un Etat conquérant. Pour nous, chaque fois que nous la verrons tentée de mordre à l’appât que l’astuce de Bismarck a posé devant son ambition, nous lui répéterons, de toute la force de notre sympathie et de notre désintéressement, le cri d’alarme du vieil Horace : « Evite les flots qui baignent les lumineuses Cyclades ! »


V

Une conférence européenne doit se réunir pour délibérer sur les modifications apportées au traité de Berlin par la double usurpation de l’Autriche-Hongrie et de la Bulgarie. Mais, si elle ouvre ses séances, c’est que l’accord se sera fait et que le programme sera fixé. Convoquée aussitôt après l’événement, elle aurait pu se contenter de sauvegarder les principes en enregistrant, avec les réserves de droit, le fait accompli. Elle ne le peut plus aujourd’hui ; les négociations pour établir le programme se sont heurtées à l’antinomie que nous avons essayé de décrire entre le point de vue autrichien et le point de vue serbe. C’est cette dangereuse antinomie, qui trouble en ce moment toute la politique européenne, qu’il faudrait résoudre ou du moins atténuer. Pourrait-on y parvenir et par quels moyens ?

Et d’abord, il faut espérer que l’on ne suivra pas les détestables erremens du Congrès de Berlin, que les petits Etats intéressés seront entendus à la Conférence, et que l’on ne décidera pas, sans eux, de leurs propres intérêts. Il appartient à la France de défendre une cause si juste.

En second lieu, la Conférence ne s’occupera que des deux points mis en cause par l’initiative de la Bulgarie et de l’Autriche, et ainsi l’Europe ne risquera pas de voir reparaître le jeu des « compensations, » et, sous prétexte de sauvegarder les droits de l’Empire ottoman, d’aboutir à un nouveau partage. Ç’a été l’erreur de M. Isvolski, dans les premiers jours, de rechercher des compensations pour la Russie ; chacun voulut avoir les siennes, et si l’on n’eût mis promptement le holà, la curée de l’Empire ottoman recommençait. La question des Détroits, celle de Crète, pourront faire l’objet d’accords séparés ; il est préférable qu’elles ne soient pas introduites à la Conférence.

Celle-ci s’en tiendra donc aux difficultés soulevées par l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, la déclaration d’indépendance de la Bulgarie et la question des Chemins de fer orientaux. Il pourra être entendu d’avance, entre les principaux intéressés, que la discussion aboutira à la reconnaissance du fait accompli, mais il est impossible d’admettre que la Conférence n’ait pas la faculté d’en délibérer. Le débat actuel entre Pétersbourg et Vienne porte, dit-on, sur le désir de l’Autriche que l’annexion soit considérée comme acquise avant tout débat ; on voudra sans doute se souvenir, au Ballplalz, qu’à la première séance du Congrès de Berlin, Bismarck déposa, sur la table du Congrès, le texte intégral du traité de San Stefano pour être soumis aux critiques et aux amendemens de la haute assemblée.

il est notoire que la Bosnie-Herzégovine ne souhaite pas redevenir turque ; il est certain que l’Autriche n’admettrait pas qu’elle devint serbe ou monténégrine. Elle ne peut donc que rester autrichienne. Mais l’intérêt de l’Autriche-Hongrie, si elle ne veut pas créer sur son flanc méridional « une nouvelle Pologne, » est de lui accorder sans délai un statut constitutionnel avec une certaine autonomie administrative et de lui donner des garanties contre un régime qui gouvernerait dans l’intérêt unique de la minorité catholique ou de la colonisation germanique, au détriment de la grande majorité orthodoxe et musulmane[7]. Il n’y aurait rien d’humiliant pour l’Autriche à déclarer à la Conférence qu’elle est résolue à le faire. Elle pourrait aussi s’en rapporter aux puissances pour fixer la part de la dette ottomane qui revient à la Bosnie.

A la Serbie, il pourrait être entendu que l’on donnerait une place dans la Commission du Danube, que les puissances lui faciliteraient financièrement la construction du chemin de fer destiné à la relier avec le Monténégro et avec la mer : la ligne aboutirait au point choisi par elle, d’accord avec le Monténégro ; l’Autriche lui en garantirait par traité le libre usage. Le Monténégro obtiendrait l’abrogation de l’article 29 du traité de Berlin concernant Antivari ; l’Autriche pourrait lui céder la commune de Spizza qui domine Antivari, ou du moins s’engager à la considérer comme neutre et à n’y pas élever de fortifications.

L’Autriche a retiré ses garnisons du sandjak de Novi-Bazar. Il serait très rassurant pour l’Europe de l’entendre déclarer que ce retrait signifie que l’annexion de la Bosnie est une liquidation du passé, non un nouveau pas vers l’avenir sur la route de la Macédoine. On a vu l’importance qu’auraient de pareilles assurances, données par le souverain universellement respecté qu’est l’empereur François-Joseph, pour la paix générale et pour le bon accord entre l’Autriche et la Russie. Les Serbes suggèrent qu’en leur donnant une bande de territoire bosniaque qui les relierait au Monténégro, l’Autriche manifesterait sa résolution de renoncer à la marche vers Salonique. Nous croyons, pour notre part, que l’Autriche consentira difficilement à une cession de territoire et que l’on s’engagerait par là dans la voie dangereuse des partages et des solutions provisoires. Si la Serbie et le Monténégro obtiennent satisfaction quant au statut futur de la Bosnie, c’est là, pour eux, s’ils n’ont vraiment en vue que l’intérêt de leurs frères serbes, l’essentiel ; c’est la solution qui laisse les voies ouvertes à l’avenir.

La question bulgare est plus facile à résoudre. Le prince Ferdinand, en proclamant l’indépendance de son pays et en prenant le titre de tsar, a été soutenu par l’approbation enthousiaste de tous les Bulgares, même de ceux qui vivent en dehors des frontières du royaume. L’Europe rendra justice à un peuple énergique, travailleur et brave en sanctionnant son indépendance et en reconnaissant la couronne royale à son souverain. Quant à la capitalisation du tribut de la Roumélie et au rachat de la ligne des Chemins de fer orientaux, ce sont questions d’argent, marchandages à débattre, non problèmes vitaux. Il est probable que c’est avec le concours du marché financier de Paris que l’on trouvera la solution.

Si les négociations actuellement engagées et la Conférence aboutissaient à ces conclusions, les diplomates pourraient écrire, comme Louis XVIII à Talleyrand le 26 novembre 1814, mais avec plus de vérité : « Je vois pour la première fois surnager des idées de justice. » Mais il resterait à éviter, pour l’avenir, le retour de pareilles crises en profitant des enseignemens que nous apporte celle-ci. Voici, croyons-nous, le plus essentiel.

Trente ans de crises européennes, de solutions bâtardes, provisoires et injustes sont sortis du Congrès de Berlin ; c’est donc que la méthode et les principes qui en ont inspiré les délibérations étaient mauvais : la méthode, c’était celle de la Sainte-Alliance, et les principes, ceux de Bismarck. Tout prouve que, dans l’Europe d’aujourd’hui, le temps d’une pareille politique est passé. Il serait intéressant que, de la future Conférence, commençât à se dégager la formule d’une politique nouvelle, plus soucieuse des vœux, des droits et du bonheur des peuples. La première application devrait en être celle-ci : les affaires des Balkans seraient traitées par les pays balkaniques ; ils formeraient une sorte de confédération où la Turquie régénérée trouverait sa place et qui serait assez forte pour résister à toutes ambitions étrangères, aussi bien à la descente russe qu’à la poussée autrichienne. La résistance inattendue que l’Autriche-Hongrie a rencontrée dans l’annexion de la Bosnie sera pour elle une très utile expérience : elle lui prouvera, au moment où elle entre dans les voies d’une politique nouvelle et à la veille d’un nouveau règne, que la force souveraine des temps actuels, ce n’est ni la subtilité des diplomates, ni la pérennité routinière des bureaucraties, ni même la puissance des baïonnettes : c’est, en dernier ressort, la volonté des peuples.


RENE PINON.

  1. Voyez la Revue, du 1er mai 1908 et notre livre : L’Europe et l’Empire ottoman, chapitre VI (Perrin, 1 vol. in-8).
  2. Voyez la Revue du 1er octobre, p. 497.
  3. Nous avons raconté ici cette lutte : voyez la Revue du 1er février 1907.
  4. Par le traité de Passarowitz (1718), l’Autriche annexait le banat de Temesvar, la Petite-Moldavie jusqu’à l’Aluta et tout le Nord de la Serbie avec Belgrade.
  5. Sur cet incident très curieux, on nous permettra de renvoyer à notre ouvrage : l’Europe et l’Empire ottoman, p. 39 et 40.
  6. Gedanken und Erinnerungen, II, p. 252. En prenant cette périphrase pour désigner la péninsule balkanique, Bismarck englobe, dans la confédération dont il trace ainsi les limites, la Bessarabie peuplée de Roumains
  7. Orthodoxes : 43 p. 100 (760 000) ; — musulmans : 35 p. 100 (590 000) ; — catholiques : 21,30 p. 100 (360 000).