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L’Evolution de l’éducation au Japon/01

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L’évolution de l’éducation au Japon [1]
Péter Vay

Revue des Deux Mondes tome 44, 1908


L'ÉVOLUTION
DE
L'ÉDUCATION AU JAPON[2]

I
LA MENTALITÉ NIPPONNE

La preuve la plus caractéristique de l’activité nationale au Japon depuis la guerre est certainement dans l’effort fait pour développer et pour améliorer le système d’éducation publique. Quiconque a suivi de près le cours des événemens et le progrès général du pays depuis un an a remarqué l’intérêt croissant qu’il attache à toutes les questions relatives à la culture de l’esprit. Autrefois, les mesures économiques, le commerce seuls, absorbaient toutes les forces vives de la nation, aujourd’hui une protection non moins puissante, active et enthousiaste s’étend à tout ce qui peut élever le niveau de l’enseignement. Au printemps dernier (1907), des témoignages publics ont manifesté d’une manière éclatante les tendances du gouvernement japonais et montré à la nation et au monde entier la part qu’il prenait à ce mouvement intellectuel. Les réunions, les assemblées, les congrès internationaux étaient à l’ordre du jour, et le même accueil hospitalier accordé à tous. Du commencement d’avril jusqu’à la fin de mai, à Tokyo seulement, il y eut douze assemblées et conférences sur divers sujets. La presse s’y montra favorable, et l’autorité fut toujours bienveillante. Les corps religieux, comme les institutions des différentes sectes, reçurent tous un encouragement paternel ; chrétiens et boudhistes furent accueillis avec une égale courtoisie. Ces réunions furent toutes l’occasion de discours faits par des « leaders » nationaux, des ministres et des citoyens éminens.

L’installation de Mgr Mugabour à l’archevêché de Tôkyô, après plus de trente ans d’un labeur incessant et d’une existence tout entière consacrée aux pauvres, la réunion plénière des méthodistes, l’arrivée d’un général de l’armée du Salut, l’assemblée des sectes boudhistes et la convocation des instituteurs, sans parler d’autres cérémonies, fournirent autant de prétextes à des discours et à des articles de journaux, donnant au pays l’assurance que le gouvernement voyait ces manifestations d’un œil favorable. Entre les plus remarquables, on peut citer l’allocution prononcée à l’ouverture du Congrès international de l’Association des jeunes gens par le maire de Tôkyô pour célébrer la réception officielle des étrangers qui y avaient été conviés. Ce discours, quoique très court, fit un effet considérable et fut immédiatement reproduit dans tous les journaux japonais et étrangers. C’était plus qu’un souhait gracieux, c’était l’expression même des sentimens du pays depuis la guerre : M. Osaki s’exprimait ainsi :


Je souhaite, au nom des représentans de la ville de Tôkyô, une cordiale bienvenue aux délégués de la Fédération universelle des étudians chrétiens (of the World’s Christian Student Federation). C’est un grand honneur pour nous que nôtre ville ait été choisie comme lieu de rendez-vous d’une assemblée aussi auguste. Située comme elle est, tout à fait à l’Extrême-Orient, avec des mœurs et des coutumes opposées aux vôtres, parlant une langue qui n’a aucune affinité avec les langues de vos nations, cette cité vous offrira peu de confort et de commodités. Mais quant à notre estime et notre sympathie, vous pouvez être assurés qu’elles vous sont acquises. L’endroit n’offre guère d’attractions, mais nous espérons que votre expérience, votre sagacité, vous y feront observer des sujets dignes de votre attention et de votre sollicitude. Nous désirons vous montrer, et ce que nous avons fait, et ce que nous faisons ; vous expliquer ce que nous n’avons pas encore fait et ce que nous sommes en train de défaire. Nous croyons le moment propice à une réunion internationale sur ce terrain. Cette assemblée est la première en son genre qui ait eu lieu dans notre pays, ce qui a pour nous une importance que nous apprécions à sa valeur. Votre présence nous fait mieux que jamais comprendre comment, d’un rang relativement inférieur et sans réelle importance dans les affaires humaines en général, notre capitale s’est élevée au niveau d’une cité mondiale. Oserions-nous formuler l’espérance de voir cette assemblée convoquée au nom de la religion, — d’une religion de bonne volonté envers tous les hommes, disposée à les servir tous utilement sans distinction de race ou de personne, toujours prête à aider au progrès social et moral, parlant au nom de celui qui fut nommé le Prince de la paix, — oserions-nous, dis-je, espérer voir cette assemblée étendre son influence au loin, rapprocher l’Orient de l’Occident, et amener enfin une ère de paix, ère nulle part plus ardemment souhaitée qu’au Japon ? La doctrine chrétienne est peu connue parmi nous ; mais nous savons par son histoire que l’objet constant de sa préoccupation a été de relever, d’élever l’homme. C’est dans cet esprit de large humanité que nous vous accueillons aujourd’hui. Au nom de l’Extrême-Orient et de la ville de Tôkyô, nous vous remercions d’être venus. En briguant l’honneur de vous inviter, nous avons voulu témoigner de l’intérêt que nous inspirent vos travaux, de la sincérité de nos vœux pour votre succès, et de notre sympathie.


Si l’on songe que la liberté dépensée date de quelques dizaines d’années seulement au Japon ; que les chrétiens y étaient persécutés il y a un demi-siècle à peine, le langage du maire de Tôkyô est significatif. Le même ton tolérant et aimable se retrouve dans tous les discours prononcés au Congrès et aux réunions religieuses ou humanitaires. Au moment de la Restauration, on évitait toute allusion à des questions non seulement religieuses mais simplement morales. Aujourd’hui au contraire, on en recherche la libre discussion. A l’appui de cette assertion, il suffira d’attirer l’attention sur les diverses sectes boudhistes, les Zen, les Shingon, les Monto, les Yodo, les Tendai et autres d’importance moindre, qui ont des millions d’adeptes dans le pays. Toutes ont augmenté en nombre depuis la guerre et ne limitent plus leur activité à d’anciennes pratiques ; elles tiennent des réunions, prêchent et s’intéressent aux œuvres philanthropiques. Combien nous voilà loin de l’état de choses qui existait au commencement du siècle, quand le gouvernement cherchait à combattre et à détruire les boudhistes !

Les fêtes en l’honneur du jour de naissance de Shaka, — le Maure, — leur ont permis de montrer tout particulièrement leur organisation et leur influence. Au temple de Hongwanji, on estime à plus de dix mille le nombre des bonzes et des lamas présens. Un autre fait important et digne d’être noté est qu’ils abandonnent la vie recluse pour s’occuper de prédication, de conférences et d’œuvres philanthropiques et sociales.

L’Eglise catholique que saint François-Xavier établit le premier au Japon, autrefois exposée à maintes vicissitudes et à la persécution, est maintenant universellement respectée. L’arrivée du premier nonce apostolique a fourni au gouvernement l’occasion d’exprimer sa haute appréciation sur l’influence bienfaisante de l’Église, qui se fait surtout sentir dans les écoles, les pensionnats et autres établissemens d’enseignement, entretenus par les missionnaires. En un mot, le gouvernement saisit toute occasion de donner des preuves de sa tolérance envers tout corps religieux ou laïque qui cherche à relever le niveau de l’éducation et à s’occuper de bonnes œuvres. M. Hayashi, ministre des Affaires étrangères, dans une réunion publique, expliquait tout dernièrement ces tendances de la nation, et appuyait sur l’intérêt que le Japon prend aux efforts des étrangers qui travaillent dans un esprit noble et dévoué.

Les nombreux visiteurs venus des quatre coins du globe pour assister à tous ces Congrès doivent être satisfaits de la réception qu’on leur a faite. Sans aucun doute ils emporteront un souvenir agréable de leur séjour et la conviction que le Japon est sincère dans les assurances qu’il donne, et dans le concours efficace qu’il prête à tout ce qui tend au bien de l’humanité. Rien n’a manqué à l’accueil, car l’Empereur lui-même a envoyé aux congressistes un témoignage de sa sympathie.

On ne peut douter de cette sincérité. Le premier souci, — une fois la protection de la frontière assurée, l’ennemi vaincu et la réorganisation des affaires commerciales et industrielles achevée, — a été de rétablir l’équilibre social. La rapide transformation de la nation avait éveillé, chez les masses qui sommeillaient depuis des siècles, le sentiment des réalités de la vie et de la lutte pour l’existence. Elles avaient vécu loin de tout mouvement et, subitement, elles se sont trouvées emportées par le courant des idées modernes, des pensées nouvelles. Comment nous étonner si le danger d’un soulèvement d’ordre social est devenu plus imminent ? Le mécontentement augmente depuis la guerre, et non pas uniquement parmi les générations nouvelles. Dans toutes les classes, il y a des troubles politiques, les grèves et les émeutes dégénèrent souvent en luttes ouvertes avec les représentai de l’autorité. Grâce au concours efficace de l’armée, ces mouvemens révolutionnaires ont été réprimés, mais le germe du mal reste et ne sera pas étouffé par la force. Pour rétablir une entente durable entre les classes, pour reconstituer la société selon les besoins nouveaux, il faut donner au peuple les élémens d’une morale plus élevée et plus pure. C’est cette tâche ardue que le Japon s’est imposée. L’esprit public est constamment dirigé vers les réformes sociales et scolaires, et toutes les énergies de la nation tendent vers ce but. Les efforts les plus récens et les plus remarquables sont ceux que l’on a faits pour opposer un obstacle moral et spirituel aux dangers du socialisme.

Ce désir a été plus d’une fois exprimé par le ministre de l’Instruction publique au Congrès tenu à la fin de l’année scolaire par les directeurs des écoles normales. Son discours, destiné à être publié, devait servir de guide officiel. Le ministre insista surtout sur la nécessité d’avoir des instituteurs dévoués et d’une haute culture. — Il faut, leur disait-il, vous efforcer de développer chez vos élèves des qualités morales qui leur permettront à la fois de remplir leurs devoirs professionnels et de servir la patrie, si elle avait besoin d’eux. — Tout son discours était un plaidoyer en faveur de l’avancement du peuple. Le Tôkyô-Asahi, après l’avoir reproduit, ajoute :


Si les ministres précédens ont travaillé au progrès matériel et physique du pays, le gouvernement actuel travaille à développer ses qualités morales. Ses efforts en ce sens méritent l’approbation de tous, car ils doivent inspirer à la jeunesse un sentiment de haine pour ce qui est mal et pervers, d’amour pour ce qui est bien et juste.

La dernière et toute récente guerre a montré les vertus de résistance du peuple japonais, — vertus qui lui ont assuré la victoire, — et ce fervent patriotisme, qui lui a permis de tout sacrifier à l’intérêt commun, doit maintenant se montrer à la hauteur du sentiment sur lequel s’appuie toute vie morale, — l’amour du bien et la haine du mal.


Quelques jours plus tard, le Japan Times, un journal très répandu et très lu, publia un article intitulé : Les Étudians et l’éducation morale. Cet article clair et concis donne une idée juste de la situation actuelle. Sa brièveté nous permet de le citer in extenso.

Nous revenons sur un sujet souvent traité ici, non pas toujours sous le même titre, mais toujours avec la même insistance, pour déclarer qu’il faut absolument faire naître chez les générations nouvelles les sentimens de la responsabilité, leur donner du caractère. L’éducation morale n’a, d’ailleurs, pas d’autre objet, et c’est pour cette raison que nous cherchons à inculquer un esprit religieux. La religion n’est peut-être pas l’unique base sur laquelle repose le sentiment moral, mais elle est la plus sûre et la plus facile à établir, et elle est surtout, pour une très grande majorité d’êtres humains, la plus solide et la plus inébranlable : mais quelle que soit d’ailleurs la base, nous demandons à nos enfans de devenir des citoyens moralement forts et consciens de leurs propres responsabilités. Ce besoin commence à se faire sentir, nous le constatons avec plaisir, et nous pouvons ajouter qu’un ministre de l’Instruction publique marqua son début, l’an dernier, en faisant un appel passionné en faveur de la moralisation de nos enfans. Cet appel s’est renouvelé dans un discours prononcé à la conférence des Éducateurs nationaux où était encore invoqué le Rescrit impérial qui expose les idées fondamentales d’une instruction morale. Il y a d’autres indices qui montrent que les instituteurs et les parens commencent à comprendre la nécessité d’une instruction morale, et du développement du caractère chez l’enfant. Nous n’avons pas à les énumérer, il vaut mieux expliquer le fait.

Il y a quarante ans, toute instruction au Japon reposait sur une éducation morale, il n’y en avait pas d’autre. Aux Samuraïs, il est vrai, on enseignait les arts de la guerre, mais cet enseignement était toujours mêlé de préceptes moraux. Depuis lors, tous ceux qui ont tenu dans leurs mains les destinées du Japon avaient été élevés selon ses traditions ou bien étaient nés de parens qui les leur transmettaient. Aujourd’hui, tout le monde admire le Bushido, mais ce merveilleux Bushido n’est que le résumé de l’éducation religieuse d’autrefois, qu’ont connue et suivie ceux qui ne sont plus jeunes, et peut-être leurs enfans. Cependant, à mesure que le nouveau système s’étend, les parens se désintéressent peu à peu de l’éducation de leurs enfans, et les précieuses traditions du vieux Japon sont abandonnées et oubliées ; nul n’essaie de les conserver. Le danger est devenu pressant. Pour être civilisée et grande, une nation doit avoir un foyer d’idées auquel sa nature morale puisse se réchauffer. Il faut prendre des mesures contre toute diminution de cette force, diminution inévitable pourtant, si ceux à la garde desquels nos enfans sont confiés pendant que leurs âmes sont malléables et impressionnables, ne montrent pas plus d’ardeur à éveiller chez leurs élèves les notions du bien et du mal, du devoir et du sacrifice afin d’en faire sortir des caractères forts. La génération qui succédera à la nôtre sera ce que cet enseignement la fera. Or, la transition d’une génération à une autre se fait rapidement. Les paroles du ministre de l’Instruction publique méritent d’être entendues, nous espérons qu’elles le seront.


Pour mieux faire comprendre l’importance de la question de l’éducation publique au Japon, nous allons donner, avant d’aller plus loin, un aperçu de l’état actuel en nous plaçant à un point de vue national, ou même local.


II

L’éducation publique au Japon est obligatoire et gratuite. Elle est en principe imitée des systèmes européens, ou, pour être exact, du système américain. Et quand on examine les institutions modernes des Japonais, on ne doit jamais oublier tout ce qu’elles ont emprunté aux Américains, qui sont, en somme, leurs plus proches voisins et qui ont été les premiers arrivés. Cette influence s’est étendue aux réformes scolaires, car du jour où le système féodal fut supprimé et les Ecoles Daimyo fermées, une école normale fut établie à Tôkyô et, tout naturellement, des professeurs américains furent invités à prendre la direction des candidats. Les étudians les plus avancés instruisaient les autres, enseignant en même temps qu’ils apprenaient. Les livres employés, quoique élémentaires, furent jugés suffisans par la Commission chargée de les examiner. C’est ainsi que l’instruction publique moderne a commencé au Japon. Le même principe existe encore malgré les changemens survenus depuis. Les deux Ecoles normales supérieures de Tôkyô (une pour les hommes, une autre pour les femmes) et une troisième école pour les provinces suffisaient aux demandes faites par les autres écoles normales dans les provinces où les futurs instituteurs des préfectures étaient élèves. Aujourd’hui, chaque préfecture a une école normale d’instituteurs et les élèves de ces institutions reçoivent des dons d’argent de l’Etat ou de la préfecture, à la condition que, après avoir passé leurs examens, ils resteront comme instituteurs à l’une de ces écoles pendant un certain nombre d’années. A côté de ces professeurs instruits et capables, il y en a d’autres d’une science moindre, qui peuvent enseigner, sans cependant posséder tous les titres. Il est très difficile de recruter dans la jeunesse intelligente et instruite un nombre suffisant d’hommes qui acceptent la tâche ardue de l’éducation.

A l’intelligence et à l’énergie les conditions nouvelles de l’existence d’aujourd’hui offrent des carrières plus attrayantes et mieux rétribuées, si bien que les candidats aux postes scolaires deviennent de plus en plus rares. La cause principale dans la difficulté du recrutement est la modicité des salaires et des pensions de retraites offertes après de longues années de services. Ces pensions ne permettent pas d’élever une famille[3].

Dans les écoles primaires, on rencontre des enfans de toutes les classes, car le système d’enseignement, ainsi que celui de toutes les institutions publiques, est démocratique. Il existe deux écoles appelées écoles pour la noblesse : l’une pour les garçons, l’autre pour les filles. Ces écoles ont été fondées par l’Empereur et l’Impératrice, mais elles ne suffisent naturellement pas à l’éducation de tous les enfans de la noblesse éparpillée dans tout le pays.

En dehors de ces deux écoles et de quelques autres institutions particulières, il n’y a que les écoles publiques, qui sont divisées en cinq classes. Les écoles primaires, avec deux divisions : l’école primaire communale et l’école primaire secondaire. Chacune comprend quatre années d’étude. Troisièmement, il y a l’école complémentaire et plus haut le lycée et l’Université. L’école primaire est à la charge de l’administration locale. Les communes et les municipalités entretiennent leurs écoles primaires et secondaires, ce qui permet d’établir l’éducation gratuite et obligatoire. Le nombre d’enfans sans instruction est très faible : presque tous savent lire et écrire ; mais l’arithmétique est moins répandue. Les statistiques officielles donnent des chiffres encourageans, 95 p. 100 de garçons et 80 p. 100 de filles, sur la population tout entière. Le dernier recensement relève, dans les écoles primaires, 5 134 400 élèves contre 109 118 instituteurs. Les écoles complémentaires comptent 100 000 élèves pour 4 700 professeurs. Les lycées ou écoles supérieures, au nombre de six, préparent aux Universités et ressemblent aux Gymnasiums allemands. Le total des institutions d’enseignement subventionnées ou entretenues par le gouvernement est, en chiffres ronds, 27 000 écoles primaires, 260 écoles complémentaires et supérieures et deux Universités, celle de Tokyo et celle de Kyôtô. La plus importante est celle de Tokyo, avec six écoles spéciales et 3 500 étudians. Ces étudians forment plus tard dans la vie une véritable élite. L’Université de Kyôtô compte 700 étudians. Ces Universités sont un mélange bizarre de l’ancien et du moderne, et l’histoire de l’Université de Tôkyô est curieuse, surtout parce qu’elle montre les difficultés énormes qui surgissent au contact des traditions anciennes et des méthodes nouvelles. Le bulletin universitaire de l’année dernière (2565-66) relate les faits les plus marquans de cette évolution :


La Tôkyô-Teikoku Daigaku ou l’Université impériale de Tôkyô, nous dit ce Bulletin compte six écoles spéciales, de Droit, de Médecine, d’Ingénieurs, de Littérature, de Science et d’Agriculture. Les cinq premières sont situées dans le parc de la vieille Kaga Yashiki sur la pente du plateau de Hongo ; l’École d’Agriculture est à six milles des autres écoles, dans une campagne suburbaine.

La Tôkyô-Teikoku Daigaku, telle qu’elle est organisée maintenant, existe depuis le 1er mars 1886, date de l’ordonnance impériale (n° 3) décrétant la réunion sous ce seul nom de deux institutions jusque-là indépendantes : la Tôkyô Daigaku et la Kobu Daigakko. Les cinq sections dont nous avons parlé furent alors créées. L’École spéciale d’Agriculture ne fut établie que quatre années plus tard, en juin 1890, quand la section d’Agriculture et d’Arboriculture fut réunie à l’Université. Depuis 1886, l’histoire de l’Université impériale, — ou, comme on l’appelle depuis le 16 juin 1897, l’Université impériale de Tôkyô, pour la distinguer de l’Université sœur établie à Kyôtô, — est relativement facile à suivre. Avant cette époque, elle est compliquée et difficile. D’un examen sérieux, il ressort que dans les premières années de la Meiji[4], les changemens apportés dans les divers départemens des services publics étaient très fréquens. Il n’y eut pas moins de réorganisations entreprises dans les différons collèges, dont le régime remanié et les institutions refondues ont donné naissance à l’Université impériale.


Des juges compétens m’assurent que ces changemens se faisaient avec une si complète insouciance des conséquences, que souvent celles-ci nécessitaient le retour à l’ancien état de choses. Le précis d’histoire continue :


La Tôkyô-Kaisei-Gakko ainsi que la Tôkyô-Igakko, qui furent réunies pour former la Tôkyô-Daigaku (Université de Tôkyô) avaient été fondées par le gouvernement Tokugawa. A la restauration de 1868, le gouvernement impérial rétablit la Igakujo (tel était son nom avant la Meiji) et, la confia à la Daigaku. L’année suivante, elle fut réunie à l’Hôpital Todo Yashiki sous le nom de Daigaku Toko. Comme la Daigaku Nanko, la Daigaku Toko fut placée, en 1871, sous la direction du ministère de l’Instruction publique nouvellement institué et s’appela simplement Toko. En 1872, la Toko devint la Igakko ou École de médecine et garda ce nom jusqu’en 1874 quand on fit précéder ce nom du mot Tôkyô. Deux ans plus tard, on transféra l’école de Shitaya dans les nouveaux bâtimens construits à Hongo et, en avril 1877, elle fut réunie à la Tôkyô Kaisei Gakko pour former la Tôkyô Daigaku (Université de Tôkyô).

La nouvelle Université comprenait alors quatre branches d’études : le Droit, la Science et la Littérature, qui faisaient partie des cours de la Tôkyô Kaisei Gakko, et la Médecine, qui avait été jusque-là la spécialité de la Tôkyô Igakko.


Tels sont les faits caractéristiques du développement de cette Université depuis la Restauration.


Deux faits restent à noter dans l’histoire de la Tôkyô Daigaku (Université de Tôkyô) avant sa fusion avec la Kobu Daigaku pour former la Teikoku Daigaku (Université impériale) en 1886. Le premier, c’est l’absorption en septembre 1885 de la Tôkyô Hogakko (École de Droit) par l’Université dont on accrut encore davantage l’étendue en y transférant, quelques mois plus tard, les cours de sciences politiques et littéraires ; ce qui fît donner à l’École de Droit le titre d’École de Droit et de Politique. Le second fait, c’est la création, en décembre 1885, d’un enseignement de sciences techniques, comprenant des cours pour les ingénieurs des Mines, les ingénieurs de la Marine et les industriels ; de chimie appliquée et d’architecture navale, etc., etc. Organisés selon le Rescrit impérial de mars 1886, les programmes de ces cours portaient sur trois années d’études, — pour la médecine, on exigeait quatre années. — Au mois d’août 1892, le stage des étudians à l’École de Droit fut prolongé d’une année et, en septembre 1893, le système des grades y fut aboli. Le 6 avril 1903, on inaugura un nouveau système d’examen à l’École de Médecine, remplaçant les examens gradués annuels par deux examens. Le 25 février 1904, les cours établis à l’École de Littérature furent également changés, le système d’examens gradués aboli et remplacé par un nouveau règlement tant pour l’instruction à suivre que pour les sujets d’examen.


Il y a quinze ans, un décret gouvernemental distribuait les places, et nommait les titulaires des différentes chaires, dont le nombre était ainsi réparti : 24 chaires pour l’école de Droit, 22 pour l’école de Médecine, 21 pour l’école des Ingénieurs, 20 pour la Littérature, 17 pour les Sciences, et 20 pour l’Agriculture.

Pour ce qui touche aux questions financières, nous nous en rapporterons au compte rendu du Rapport officiel :


Le 27 mars 1888, un rescrit impérial (n° 19) plaça sous le contrôle du, Ministère de l’Instruction publique les revenus de toute institution scolaire provenant des droits d’enseignement ou d’autres sources. Le 27 mars 1890, une loi spéciale (n° 26) réglant définitivement la question de finances pour toute école ou bibliothèque gouvernementale fut promulguée, loi d’après laquelle l’Université fut autorisée à gérer ses propres fonds, à subvenir aux dépenses annuelles, en plus des subventions du gouvernement, avec les revenus de ses propres fonds, les dons en argent ou de nature différente et toutes autres ressources. Les fonds universitaires comprennent les réserves, les valeurs mobilières ou immobilières données par le gouvernement ou par des particuliers et le reliquat du revenu de chaque année. Les donations en argent affectées à un usage spécial et déterminé forment un compte à part.


Il existe, outre les deux Universités, de nombreuses maisons d’éducation publiques et privées, — telles que : écoles techniques, écoles militaires et navales, écoles commerciales, école des Beaux-Arts, écoles pour les aveugles et les sourds-muets, écoles agronomiques et industrielles, écoles de musique, écoles du dimanche. Il y a en plus, quelques établissemens privés importans, le fameux collège de Waseda, entre autres, qui doit son existence et son succès à la générosité et au zèle inlassable du grand Mentor national, de l’homme d’État éminent, le comte Okuma. Elle a commencé, il y a cinquante ans, sous la direction de feu le professeur Fukusawa et elle est devenue la grande école que nous voyons aujourd’hui, d’où sont sortis tant d’hommes marquans, qui ont joué un rôle décisif dans la Restauration et l’histoire contemporaine de leur pays.

Les transformations de l’éducation de la femme ne sont pas moins complètes, moins radicales, et l’influence de ces changemens sera encore plus grande sur les générations futures, car de la vie des femmes dépend celle des enfans. Une fois l’instruction de l’élément masculin transformée d’après des principes étrangers, il fallait nécessairement réorganiser l’instruction des femmes. L’école est obligatoire dès l’âge de six ans pour les petites filles comme pour les petits garçons : les exemptions sont rarement accordées. Il existe des écoles maternelles (Kindergarten), des écoles primaires et supérieures gouvernementales ou privées. Il y a des pensions sous la direction des sœurs de charité, un grand établissement d’enseignement industriel, une Ecole normale supérieure pour les institutrices et une Université pour les femmes. On voit que le pays s’efforce très sérieusement d’établir un programme d’éducation générale sur le modèle des autres peuples et nous devons ajouter à l’honneur des étudians que les écoles, si nombreuses qu’elles soient, sont toujours pleines et que leurs élèves y montrent autant d’intelligence et d’aptitude au travail que ceux des autres pays. La preuve est qu’à l’Université de Tôkyô, on délivre tous les ans plus de cent diplômes.


III

Une des questions les plus compliquées, au Japon comme ailleurs, est celle du logement et de la nourriture des étudians pendant leurs années d’Université. Ils sont à l’âge où l’esprit subit le plus facilement l’influence de l’entourage et de l’exemple, où l’on oublie volontiers les principes reçus dans la maison paternelle. C’est alors que les meilleures natures se corrompent. Une visite d’inspection dans les différens établissemens fréquentés par les jeunes gens, dans les pensions où ils sont logés, entretenus et nourris pour quelques yens[5] par mois, m’a démontré, hélas ! le danger couru. Si les conditions matérielles y sont mauvaises, l’atmosphère morale est infiniment plus malsaine et dépravante. Dans une étroite chambre qui suffirait à peine à une seule personne, on loge au moins deux étudians et souvent plus. L’air ne manque pas, assurément, car les maisons japonaises sont construites en bois et en papier ; mais cet air des faubourgs est vicié. La nourriture, quand elle est conforme aux usages japonais, c’est-à-dire composée de légumes et de poissons, n’est pas indigeste ; mais toutes les fois qu’on adopte la nourriture européenne, comme l’usage s’en répand de jour en jour, celle-ci est rarement bonne, et la viande, de qualité inférieure, est toujours mal préparée.

Les conditions morales sont encore plus précaires et plus pernicieuses. Dans ces pensions, il n’y a ni contrôle, ni discipline. Les jeunes gens sont livrés à tous leurs caprices, à toutes leurs fantaisies et subissent l’influence délétère d’amis mal choisis. Les conséquences sont naturellement déplorables. On pourrait remédier au mal en multipliant les associations amicales, les clubs, les Debating Societies ; mais ces lieux de réunion pour les jeunes gens sont malheureusement encore rares et sans organisation. En attendant que leur nombre s’accroisse, rien ne rappelle ces groupemens sociaux d’intérêts communs grâce auxquels la vie universitaire en Amérique et en Angleterre est devenue si confortable et si facile. On ne saurait trop le regretter.

L’esprit de corps se développe là seulement où il y a des traditions, des règlemens et de la discipline. Le meilleur système d’éducation restera incomplet si la sphère d’influence a pour limites la salle d’étude. L’effet bienfaisant des plus célèbres collèges du monde se produit en dehors des leçons et du laboratoire, loin du professeur. Ce qui fait le charme des universités d’Oxford, de Cambridge, de Louvain, d’Inspruck, de Harward et de Yale, c’est la communauté, la vie sociale entre étudians, les traditions et les habitudes qui les soutiennent, l’atmosphère même qui les enveloppe durant les années peut-être les plus décisives de leur existence, les idées qu’ils entendent exprimer, les, horizons qu’on leur ouvre sur le monde moral et sur la conduite à tenir. A plus d’un signe, on peut voir que le Japon commence à remédier au mal, et j’ai grand plaisir à constater que les professeurs des Universités sont parmi les premiers à se préoccuper de l’enrayer. Aux études ordinaires ils ont joint une instruction sur la notion du devoir. Aujourd’hui, dans tout établissement scolaire on enseigne des principes moraux afin de conserver et d’entretenir les bons préceptes tout d’abord reçus dans la maison paternelle et surtout d’empêcher l’oubli des vertus pratiquées par les ancêtres.

Un rescrit sur l’éducation, promulgué en 1890 et signé par l’Empereur, contient la substance de cet idéal vers lequel tout Japonais doit s’acheminer et pour lequel il doit faire de si nobles sacrifices. En voici le texte :


Sachez ceci, vous nos sujets : nos ancêtres impériaux ont fondé notre empire sur une base large et éternelle en y implantant profondément et fermement la vertu ; nos sujets, toujours unis dans leur loyauté et leur piété filiale en ont, de génération en génération, rendu la beauté plus éclatante. Voilà ce qui fait la gloire et le caractère fondamental de notre empire et là aussi gît la source de notre éducation. Vous, nos sujets, soyez obéissans envers vos père et mère, affectueux envers vos frères et sœurs ; comme époux, vivez en bonne harmonie avec vos épouses, soyez fidèles amis ; comportez-vous toujours avec modestie et modération, étendez votre bienveillance à tous, faites progresser la science et cultivez les arts. Ainsi vous développerez vos facultés intellectuelles, vous perfectionnerez vos forces morales. Travaillez pour le bien public et les intérêts communs ; respectez toujours la constitution et la loi ; si un danger pressant survient, offrez-vous courageusement à l’État ; ainsi vous défendrez, vous maintiendrez la prospérité de notre trône impérial aussi durable que le ciel et la terre. Ainsi vous serez non seulement nos bons et fidèles sujets, mais vous répondrez aux meilleures traditions de vos ancêtres. Le chemin ainsi tracé est, en vérité, celui que nous ont légué nos ancêtres impériaux. Il faut le suivre, vous, leurs descendans et sujets ; il est resté le même à travers les siècles et vrai en tout lieu. Telle est notre volonté. Que chacun garde cet enseignement dans son cœur avec la plus profonde vénération. Quant à nous, nous serons en parfaite communion avec vous, nos sujets, afin que, tous, nous puissions atteindre à la même vertu.


Après ces observations préliminaires qui donnent une idée de la situation générale, il deviendra plus facile de comprendre la portée de cette réorganisation de l’enseignement au Japon.


IV

Pour répondre à la question si souvent posée : Quelle est au Japon la situation des maîtres et des élèves, comparée à celle des autres pays, nous distinguerons d’abord l’instruction primaire de l’instruction supérieure. J’ai pu visiter plusieurs écoles primaires, soit à la ville, soit à la campagne et, en général, j’ai été satisfait. Les bâtimens sont souvent tout à fait primitifs ; parfois même, l’école consiste en deux chambres ; mais, si Les besoins de la population ne demandent pas plus, il n’y a pas sujet de plainte. La plupart des écoles primaires répondent aux besoins des élèves. Elles sont bien montées en matériel, en livres, cartes, tableaux noirs et autres objets nécessaires. Les écoles primaires japonaises, au total, diffèrent très peu des écoles primaires des autres pays. Mais celles avec lesquelles elles présentent le plus de ressemblance sont les écoles primaires de l’Amérique de l’Ouest et de l’Europe du Sud.

Les instituteurs et institutrices sont presque toujours jeunes et restent peu de temps à l’école. Ils considèrent le poste d’instituteur comme le premier pas d’une carrière administrative. Pendant leur stage, ils montrent beaucoup de capacité et de dévouement, en accomplissant leurs devoirs d’instituteurs élémentaires. Depuis que l’exercice physique est obligatoire, les professeurs s’intéressent beaucoup à la gymnastique et aux sports. Ils conduisent les enfans en promenades assez lointaines pour leur faire visiter un site ou un autel célèbre. Lorsque nous voyagions à l’intérieur, nous rencontrions assez souvent de ces bandes de pèlerins juvéniles. A certains endroits, dans le voisinage de quelque site historique, tel que le Yamato ou ancien temple d’Ise, ou près de Nara, autrefois capitale, les routes et les auberges sont remplies de ces touristes parfois bruyans et exubérans.

On a souvent appelé le Japon le Paradis des enfans, le pays où l’enfant ne pleure jamais. Je constate volontiers la vérité de la première proposition, mais la seconde a dû certainement être formulée par quelqu’un qui ne connaît pas les petits Japonais. Il suffit de vivre très peu de temps dans un village japonais ou encore mieux dans une famille indigène, pour se convaincre du contraire. A dire vrai, les enfans n’ont nulle part des cordes vocales plus développées, et nulle part au monde ne s’en servent plus volontiers. Ils pleurent pour la moindre des choses ; ils pleurent pour rien. La différence avec ce qui se passe ailleurs est que, au premier signe de chagrin enfantin, père, mère, grands-parens, frères et sœurs, toute la famille, y compris les domestiques, courent pour voir et se hâter de calmer l’enfant.

En suivant toutes ces phases de l’éducation nationale, on remarque que cette tendresse excessive pour la première enfance a plus d’importance qu’il ne semblait tout d’abord. Nos premiers souvenirs ne sont-ils pas ceux qui laissent la plus forte impression dans nos esprits ? Les premiers principes donnés ne sont-ils pas les plus durables ? Et n’est-ce pas par bonté qu’on gagne l’affection de l’enfant ? D’ailleurs, les parens japonais semblent se faire parfaitement obéir. Un « Tom Sower » est un être inconcevable au pays des Nippons, car l’abandon de l’enfant, dans le sens européen du mot, y est inconnu. Le grand avantage dont jouit l’enfant japonais, c’est d’avoir une « nursery, » ou bien de pouvoir changer la maison entière en « nursery. » En cela, il est privilégié en vérité, car la grande chambre bien aérée et bien éclairée où se tient la famille (the living room) fait une superbe salle de jeu et les parens sont toujours prêts à jouer avec leurs enfans. Que de fois, en entrant dans une maison japonaise, on trouve la famille entière, jeunes et vieux, se roulant sur les nattes et jouant ensemble à quelque jeu enfantin ! Ne raconte-t-on pas la même chose d’Henri IV, un des plus grands monarques que son pays ait connu ? Ne raconte-t-on pas que l’ambassadeur espagnol le surprit un jour jouant au cheval avec son fils et que le Roi lui dit simplement : « Excellence, vous avez des enfans ! » et continua le jeu.

Au Japon, tout père de famille agirait de même ; seulement, d’ordinaire, il cache au monde extérieur sa tendresse, sa faiblesse. La majorité des bébés japonais vivent dans une atmosphère d’affection dont le parfum les embaume jusque dans leur vieillesse. Chez les plus pauvres comme chez les gens aisés, les petits sont entourés de soins et de caresses. Leur tenue, leur aspect sont l’orgueil de la famille. Une Japonaise se dévoue entièrement à ses enfans, les baignant, veillant à faire raser leur tête, à les vêtir de couleurs brillantes. Toute mère, même dans les classes élevées de la société, nourrit son enfant ; elle le nourrit même pendant trois, quatre et cinq ans. Les étrangers qui voyagent pour la première fois au Japon sont étonnés de voir dans un train, dans un magasin, ou même dans la rue, des enfans qui déjà marchent et parlent, s’arrêter tout à coup devant leur mère pour demander et obtenir leur nourriture. J’ai souvent cherché les causes de ce dévouement maternel. On m’a répondu que c’était une habitude, ou bien que la mère ne pouvait pas entendre pleurer son enfant. Une meilleure raison me semble expliquer cette affection qui va jusqu’à l’oubli de soi ; c’est le désir d’imprimer dans le cœur de l’enfant un souvenir agréable de ses premières années et de lui inspirer des sentimens de reconnaissance. Il faut toujours se rappeler, en jugeant les choses du Japon, quelle large part la vie de famille tient dans l’éducation de l’enfant ; elle est fondée sur la piété filiale. On en voit la preuve dans les soins dévoués et affectueux donnés en toutes circonstances aux vieillards, aux incapables, aux infirmes, aux orphelins, par des parens proches ou éloignés. Il sera plus facile, en se rappelant ceci, de comprendre la réciprocité d’affection qui, depuis des siècles, existe entre parens et enfans, et cela nous aidera à concilier les anomalies qui nous paraissent si étranges au Japon.

Tout en gâtant leurs enfans, en ayant pour eux une indulgence excessive, les parens savent se faire respecter. Leur tenue, leurs manières, leur conversation sont toujours agréables. La politesse japonaise, la plus exquise du monde, est universellement reconnue pour telle. Au Japon, le langage est toujours élégant même dans l’intimité et dans toutes les classes de la société sans exception. Les enfans grandissent dans cet air ambiant et, inconsciemment, sans avoir appris, ils adoptent les mêmes formes et usages. Leur plus grande ambition est de faire comme leurs parens. Après tout, l’exemple est le meilleur maître. Les jolies façons des bébés japonais ont été souvent remarquées par les étrangers et commentées par les écrivains, mais la vie de dévouement des parens n’a jamais été suffisamment racontée. Ils se privent continuellement et sans une plainte afin de rendre agréable le toit paternel. Pour éveiller chez l’enfant des sentimens plus tendres, ils l’entourent d’affection et lui donnent l’occasion d’exercer sa piété filiale qui est la base, non seulement de l’amour et du dévouement envers les parens, mais aussi de l’obéissance à l’autorité et de la loyauté envers le souverain[6].

Des enfans élevés dans de pareils sentimens sont d’excellens sujets pour les écoles primaires. Les maîtres n’ont aucune difficulté à maintenir la discipline, et les enfans font de rapides progrès, car tous étudient avec persévérance, sinon par amour pur de l’étude, du moins par respect de soi et pour ne passe déshonorer ou déshonorer leurs parens.

Pour donner l’idée du caractère de l’étudiant japonais, nous nous ne pouvons mieux faire que de reproduire l’opinion du professeur B. H. Chamberlain, qui parle après de longues années d’expérience :


Quant à l’étudiant japonais, il appartient à cette classe de jeunes gens qui font le bonheur de l’instituteur, — tranquille, intelligent, poli, studieux à l’excès. Son seul défaut marquant est une tendance, commune à tout subordonné japonais : une tendance à vouloir diriger la barque lui-même. « S’il vous plaît, monsieur, nous ne voulons plus lire l’histoire de l’Amérique. Nous voulons lire un livre sur la construction des ballons. » Voilà un spécimen des demandes qu’un instituteur au Japon entend continuellement. L’insubordination, — inconnue sous l’ancien régime, — était devenue fréquente vers la fin du XIXe siècle ; presque chaque trimestre, les élèves de quelque grande école refusaient de travailler parce que les méthodes ou la direction de leur professeur leur déplaisaient. Il se forma ainsi une classe de jeunes gens tapageurs, appelés Soshi, agitateurs se mêlant de politique, prétendant imposer leurs opinions et leur présence aux hommes d’État et fonçant, casse-tête ou couteau en main, sur quiconque osait ne pas penser comme eux.

Le professeur termine en disant :


Ces symptômes malsains, comme d’autres défauts naturels à l’enfance du nouveau Japon, semblent avoir disparu sans laisser de traces.


Il est incontestable que l’étudiant japonais est plus consciencieux, plus persévérant que ses camarades européens. Il sent mieux l’utilité des études. Il est vaniteux, suffisant, et il fait son possible pour réussir dans ce qu’il a entrepris. En ceci, il ressemble assez à l’étudiant américain. Il considère son collège comme une sorte de magasin où il doit se procurer, pour son intelligence, un bagage aussi complet que possible. Il n’épargne ni argent, ni efforts. Ce sont pour lui dépenses nécessaires. Le jeune Japon se matérialise très rapidement. Je connais de vieux professeurs qui habitaient le pays autrefois et qui sont surpris de ce changement. Dans leur temps, l’école continuait l’enseignement familial ; les instituteurs étaient les amis, les frères de leurs élèves, des hommes à qui le respect et la reconnaissance étaient dus. L’école comme la société était établie sur les principes de piété filiale : il n’en est plus tout à fait de même aujourd’hui.


V

Dans l’éducation supérieure, la situation est différente. Les demandes plus élevées et plus nombreuses sont plus difficiles à satisfaire. Des établissemens pourvus des dernières inventions seraient trop coûteux à construire et à entretenir : on utilise donc des bâtimens provisoires en bois, et personne ne songe à les réparer. L’état de désordre et de délabrement où se trouvent ces écoles supérieures est très frappant, car la chaumière la plus pauvre est toujours parfaitement propre, et les habitans semblent en quelque sorte refléter cet état. Dans les écoles primaires, les enfans sont bien soignés, tant qu’ils sont vêtus du kimono, vêtement large et simple tombant droit jusqu’aux pieds nus ; ils sont propres et bien vêtus, car la mère en a soin ; elle lave et raccommode le kimono. Mais une fois qu’ils vont à l’école supérieure, ils adoptent un soi-disant costume européen en drap noir et des bottines en cuir et semblent perdre, en quittant l’habillement primitif, leur propreté et leur coquetterie. L’habit trop serré, le pantalon raide se salissent et se déchirent, les bottines ne sont jamais cirées, l’aspect est lamentable. Pour les fêtes, les jeunes gens lissent leurs cheveux avec de la pommade et se parfument avec une essence d’origine douteuse et très musquée et croient remédier ainsi au délabrement de leur costume. Sous ce rapport, la différence entre les élèves des écoles primaires et ceux des écoles supérieures est très marquée, malgré le rapprochement d’âge. Je constate ce fait, parmi d’autres semblables, comme exemple des difficultés d’amalgamation, d’adaptation de l’ancien régime avec le moderne. Après tout, les actions les plus insignifiantes de notre vie quotidienne ne sont-elles pas en quelque sorte le résultat de pensées et de coutumes des générations passées ? La propreté, la bonne tenue, le bon goût et l’ordre domestiques au Japon sont l’héritage du passé, de la civilisation d’autrefois, dont l’origine se perd dans la nuit des temps préhistoriques. Les vieilles qualités de la race semblent ne pas pouvoir survivre au nouvel état de choses ; le fruit d’un travail séculaire tombe au contact d’idées nouvelles, de principes nouveaux ; tout cela disparaît avec les conditions d’existence qui le firent naître.

N’est-ce pas le sort commun des civilisations antiques ? L’Inde, l’Assyrie, l’Egypte et la Grèce, n’ont-elles pas toutes été transformées l’une après l’autre ? Même dans les pays latins, l’ordre ancien sombra sous l’influence d’élémens plus forts et souvent plus rudes. Nous voyons jusqu’à un certain point les mêmes phénomènes au Japon. La délicatesse et la simplicité de l’antique civilisation s’effacent et sont peu à peu détruites par l’esprit commercial et cosmopolite. Les premières victimes dans la lutte sont toujours l’art et la littérature, — telles des fleurs plus frêles et plus exquises qui se fanent plus vite sous l’étreinte de mains grossières. Les chefs-d’œuvre ne sont plus appréciés par le peuple, qui leur préfère les objets médiocres : la production s’en ressent. L’étranger qui arrive au Japon achète de préférence des articles de pacotille, des broderies multicolores, des sculptures incohérentes, des bronzes coloriés : il admire dans l’objet trop chargé d’ornemens l’habile exécution de l’ouvrier plutôt que l’inspiration créatrice de l’artiste.

Dès l’arrivée du premier étranger, le Japon a appris un art nouveau, fait pour captiver et pour étonner le millionnaire de San Francisco ou de Pittsburg. Nous n’avons vraiment pas le droit de nous étonner si le Japonais, lui aussi, est attiré par les horreurs du marché européen. Tout ce qui est clinquant, tapageur, baroque, trouve toujours des amateurs. Des étoffes de couleurs criardes, des instrumens de musique bruyans, des parfums très violens sont ce qu’ils aiment le mieux parmi les produits étrangers. Il est rare qu’un observateur ordinaire admire la psychologie de la période Fujiwara, l’esthétique des Ashikaga ou la simplicité archaïque d’un Kobori-Enshu : de même le Japonais préfère une chromolithographie d’Épinal aux œuvres des maîtres de l’Ombrie et de la Toscane, les chansons du café-concert à une fugue de Bach ou à une sonate de Mozart.

Heureusement les écoles d’art attachent aujourd’hui plus d’importance à la préservation de l’art ancien. Leurs efforts, hélas ! viennent bien tard, car déjà on a perdu beaucoup de précieuses reliques de l’antiquité et le goût du peuple se déprave de jour en jour. D’ailleurs, même en prenant toutes les mesures de préservation, il est devenu impossible d’enrayer le mouvement général qui emporte toutes les conquêtes de la civilisation. L’art japonais, avec ses perfections, sa délicatesse, ses finesses de nuance, appartient au passé. Depuis la Restauration, il n’y a ni artistes, ni écrivains remarquables. Les idées nouvelles n’ont pas encore eu le temps de se cristalliser et les anciennes meurent. « Aujourd’hui l’abondance de connaissances occidentales nous embarrasse, » dit M. Okakura, le sagace critique dont le goût raffiné rappelle les esthètes de l’âge d’or de l’art japonais, et il ajoute :


Le miroir de Yamato est voilé, comme nous disons. Avec la Révolution le Japon, il est vrai, se retrempe dans le passé, y cherchant la vitalité nouvelle dont il a besoin. Comme toute véritable rétroaction, c’est une réaction, mais il y a changement tout de même. Car au lieu du culte de la nature dans l’art, auquel s’étaient voués les Ashikaga, c’est à célébrer la race et l’homme lui-même que l’art se consacre désormais. Nous sentons instinctivement que le secret de notre avenir gît dans notre histoire, et nous y cherchons aveuglément, passionnément le fil conducteur. Si l’instinct est fidèle, si vraiment notre passé contient quelque source de renouveau, cette source est bien cachée et il nous faut faire des efforts puissans pour la découvrir ; il y a urgence aussi, car la soif brûlante de la vulgarité moderne dessèche la gorge de la Vie et de l’Art.


Mais revenons aux questions d’éducation proprement dites. Il est moins facile d’apprécier l’enseignement supérieur : l’instruction y varie beaucoup. Les demandes sont nécessairement plus nombreuses et plus difficiles à satisfaire. Les rapports entre professeurs et élèves sont plus compliqués et leur tâche est plus ardue. J’exprime ici non mes opinions personnelles, mais celles de juges compétens.

Pendant mes voyages au Japon, j’ai eu la bonne fortune de rencontrer presque tous les hommes versés dans les choses scolaires, et je suis heureux de constater que l’impression faite sur moi, étranger, correspond exactement aux opinions fondées sur l’expérience locale. J’ai trouvé un jugement d’autant plus impartial que la position de ceux qui me renseignaient était plus élevée et leurs moyens d’information plus sûrs et plus abondans. Depuis ma première visite au Japon, j’ai constaté avec plaisir quels efforts on faisait pour répandre des connaissances générales d’utilité pratique dans les coins les plus éloignés du pays. Mais, en même temps, il m’apparaissait avec évidence que le système nouveau, exclusivement consacré à l’instruction, laissait de côté, comme ne lui appartenant pas, l’éducation de la jeune génération. Le côté matériel seul était développé, le côté moral négligé.

Les premiers promoteurs du nouveau système d’éducation se désintéressaient de toute question de religion ou de conscience. Pour les élèves des écoles primaires, qui vivent chez leurs parens sous l’influence de vieilles croyances et de vieux principes, cette attitude n’offrait pas d’inconvénient. Mais elle n’a pas bon effet sur les jeunes gens qui suivent les cours supérieurs, car la plupart habitent loin de leur home, dans une ville de province ou dans la capitale. Ils sont livrés entièrement à eux-mêmes. Le collège de Sciences modernes, le célèbre Keio Gijika, le premier de son genre, fut essentiellement matérialiste dans ses tendances, et son fondateur, comme beaucoup de pédagogues au milieu du XIXe siècle, était imbu de doctrines socialistes, alors très à la mode.

Les hommes intelligens reconnurent bientôt, nous le constatons à leur honneur, l’étroitesse du système et le péril social qui en découlait. Ils n’ont pas hésité à exprimer leurs opinions librement et ont eu le courage d’en exposer le mal dans toute sa force. Plus d’un homme d’État estima que la question méritait toute son attention, et nous voyons là une preuve de la prévoyance de leur politique.

Le pays avait adopté la civilisation occidentale ou, pour être plus exact, la civilisation américaine trop hâtivement et sans discernement, à un moment où l’introduction en bloc de cette civilisation déjà corrompue et atteinte dans ses œuvres vives devait infailliblement avoir les plus graves conséquences pour les générations futures. Le changement du vieux au neuf se fit trop rapidement et trop radicalement pour ne pas causer du trouble. Les parens furent les premiers à se plaindre. Ils virent avec effroi les enfans rejeter, aussitôt échappés de leur tutelle, toute autorité paternelle, et ils eurent trop souvent à en déplorer le résultat. Les mœurs raffinées, traditionnelles, la discipline, la piété filiale base solide de la vie de famille et de la monarchie, — tout menaçait de disparaître dans un système d’enseignement qui ne laissait pas de place pour le développement de ces qualités de l’âme. Si on a sévèrement critiqué les méthodes d’enseignement supérieur, c’est dans l’espoir d’y porter remède. D’ailleurs ces critiques s’adressaient non à l’organisation, mais aux matières de l’enseignement. Il eût été injuste d’être trop exigeant pour les établissemens mêmes, car les difficultés à vaincre étaient grandes et les dépenses pour les constructions et pour l’entretien considérables. D’autre part, si les professeurs n’étaient pas toujours à la hauteur de leur tâche, c’est qu’il y avait très peu d’hommes compétens pour qu’on pût choisir parmi eux. Tout cela s’arrangera avec le temps et ces questions, si elles ont leur importance sont peu de chose en comparaison des défauts fondamentaux du système même. Les principes étrangers furent enseignés confusément et sans aucun choix. Les matérialistes, par leurs discours brillans et persuasifs, eurent bientôt comme disciples la plupart des étudians. La tendance à un individualisme exagéré mena à la révolte, non seulement contre l’autorité publique mais aussi contre l’intérêt social et national. Déjà, vers la fin du siècle dernier, le danger de troubles était évident ; et la nation, dominée par l’obligation de prévenir une crise économique et financière, dut accepter la tâche laborieuse de rétablir l’équilibre entre les classes ou d’encourir le péril d’une crise morale qui, à un moment donné, semblait inévitable.

L’enseignement supérieur correspond à peu près à celui des autres pays. Le défaut est que les programmes sont un peu trop chargés. Pour répondre à toutes les demandes, l’élève doit prêter une attention continue, et cet effort est certainement nuisible à sa santé. Le nombre infini de nouveaux sujets d’étude, la plupart inconnus et venus du dehors, et qui, faute de mots nationaux, doivent être enseignés en langue étrangère, constituent une lourde tâche pour les élèves et pour les maîtres. Nulle part il n’y a autant d’heures de classes et on se demande involontairement si l’effet n’est pas désastreux pour l’intelligence même de l’élève.

Il faut absolument appeler sur ce point l’attention publique, afin que la question soit discutée dans des réunions et dans des conférences. Au mois de juin dernier, un article publié dans le Japan Chronicle et intitulé : Heures de travail des étudians japonais, exprimait l’opinion générale sur cette question :


L’heure approche, y est-il dit, où encore une fois de nombreux candidats vont se présenter aux examens universitaires et puis se lancer en pleine mêlée de compétitions de plus en plus vives dans chaque profession. Un nombre encore plus considérable va sortir diplômé des écoles supérieures, — parmi ces derniers beaucoup aspirent à l’Université où ils se préparent à la carrière qu’ils ont choisie. Des milliers de jeunes gens, nés dans la bourgeoisie, sont prêts à entrer dans les écoles supérieures, — si toutefois ils y trouvent place, — mais n’insistons pas en ce moment sur ce dernier point. Il est donc intéressant et instructif d’examiner, une fois de plus, le genre d’instruction dans ses méthodes et dans ses développemens. Nous nous trouvons, tout d’abord, en présence de ce fait effrayant : à savoir qu’à l’Université et dans les écoles supérieures, l’étudiant passe de trente à quarante heures par semaine au cours, dans le laboratoire et en exercices physiques ! Les exercices physiques, à vrai dire, il y en a peu ou pas à l’Université et dans les écoles supérieures ; trois ou quatre heures par semaine ! Est-il humainement possible qu’un jeune homme de vingt ans (c’est l’âge moyen aux écoles supérieures ; pour l’Université il faut compter vingt-trois ans) se prépare aux examens, comprenne et s’assimile tout ce qu’il a entendu dans ses cours aux leçons et aux conférences, et qu’en même temps il maintienne son corps en bonne santé ? Nous ne pouvons que répondre : non. Quelque chose doit en souffrir. Trop souvent, c’est le corps. Plus fréquemment, c’est l’éducation, car il n’est pas possible qu’un jeune homme, même un Japonais, puisse réellement profiter de tant de cours, de conférences, de démonstrations pratiques. Des pédagogues occidentaux ont protesté ouvertement contre le nombre excessif des heures de travail.


En haut lieu, on commence sérieusement à proposer moins d’heures par semaine et une période d’étude plus longue. Le journal, déjà cité, continue en donnant quelques exemples :


Il ne faut pas comparer les Universités japonaises à celles d’Amérique ou d’Europe, car, dans ces dernières, la présence aux diverses conférences est presque facultative, et un étudiant peut choisir celles qu’il suivra. Nous ne connaissons pas une seule Université étrangère où on exige trente heures de travail par semaine. En moyenne, on demande seize heures : seulement le programme des examens est suivi de plus près, plus strictement, les devoirs et les compositions plus soigneusement annotés.

Les seules institutions étrangères qui peuvent être prises comme points de comparaison avec les écoles supérieures et les universités japonaises sont les Écoles spéciales Navale et Militaire. Notre enquête nous autorise à affirmer qu’on exige la présence de l’élève à toutes les conférences ou leçons. Mais il serait téméraire d’affirmer qu’il existe au Japon une seule institution comparable aux écoles militaires et navales de l’Europe et de l’Amérique. Dans ces dernières, le travail dans les classes prend seize heures au maximum par semaine ; en revanche, la préparation, l’étude personnelle est très sérieuse ; il faut être supérieurement doué pour pouvoir répondre à toutes les exigences des maîtres. Une préparation de ce genre n’est pas compatible avec une présence aux cours de quarante heures par semaine. Un jeune homme à l’âge d’étudiant devrait dormir sept heures au moins sur vingt-quatre, et avoir trois heures à consacrer aux repas et aux récréations ; il devrait en plus avoir un jour de repos par semaine. Soit six jours, — ou cent quarante-quatre heures, — en en retirant les soixante heures de sommeil et de repas, il en reste quatre-vingt-quatre. Si on passe quarante heures dans les salles de cours, on aura quarante-quatre heures, ou sept heures par jour, pour préparer ses leçons, étudier les conférences, rédiger les notes et pour l’exercice physique. Le problème paraît impossible à résoudre, Mais quarante heures sont le maximum, vingt-sept le minimum. Ce minimum vaudrait certainement mieux, mais alors il n’y aurait que neuf heures par jour pour la préparation des cours et les exercices. De quelque côté qu’on étudie la question, il est évident qu’on exige trop des élèves, et que le système d’éducation n’est pas ce qu’il devrait être. Pour résoudre le problème, il faut avant tout considérer l’intelligence moyenne et non celle des mieux doués qui ne doivent pas servir de type.


VI

A la question si souvent posée et discutée de savoir si les jeunes Japonais sont intelligens ou non, il est impossible de répondre d’une façon générale. On pourrait tout aussi bien demander si les jeunes gens d’Europe ou d’Amérique sont intelligens ou non. Nous pouvons cependant dire avec plus ou moins d’exactitude que les enfans de l’Europe méridionale sont vifs et imaginatifs ; que la race germanique est réfléchie et travailleuse, tandis que les jeunes Américains sont d’esprit indépendant et pratique. De même nous pourrions affirmer que les enfans japonais sont, en général, précoces et doués d’une aptitude spéciale pour les sciences appliquées et pratiques. En jetant un coup d’œil rapide sur les rapports des écoles supérieures, nous pouvons en tirer quelques conclusions importantes. Nous observons que les sciences synthétiques sont enseignées avec beaucoup plus de succès que les sciences purement analytiques ; les étudians montrent surtout beaucoup d’aptitude pour la physique et la mécanique ; ils s’intéressent peu aux mathématiques et encore moins aux questions d’ordre métaphysique.

Plusieurs conversations instructives que j’ai eues avec différens professeurs des Universités de Tôkyô et de Kyôtô m’ont mieux aidé à comprendre la disposition d’esprit de leurs élèves. Même parmi les étudians en philosophie de l’Université, il y en a qui préfèrent les doctrines des rationalistes aux thèses et aux syllogismes des idéalistes. Aristote, saint Thomas d’Aquin ou l’auteur de la Critique de la raison pure les intéressent à peine ; tandis que les évolutionnistes modernes ont beaucoup de succès parmi eux. Darwin, Herbert Spencer et Carlyle sont les trois philosophes qui semblent exercer l’influence la plus directe sur l’esprit du jeune Japonais, et Nietzsche, mort récemment dans un asile d’aliénés, avait des adhérens dans les Universités japonaises. Naturellement, ces « hors-d’œuvre » demandent du temps à digérer, et nos jeunes gens, toujours avides de nouveau, ne peuvent pas leur en donner assez. Le triste résultat est un mécontentement général, avec quelques suicides, même parmi les plus jeunes. Les autorités ne pouvaient longtemps ignorer le mal causé par ces tendances matérialistes : elles comprirent la nécessité de choisir plus attentivement les professeurs et les sujets à enseigner. On essaya aussi de remédier au mal en prenant des dispositions nouvelles pour l’enseignement de la morale et de tout ce qui s’y rapporte. Je dois remercier le baron Hamao, président de l’Université de Tôkyô, et le docteur Anagasaki, professeur d’histoire religieuse à l’Université, qui ont eu la bonté de m’expliquer très longuement ce qui a été fait pour hausser le niveau moral des étudians, et surtout pour aider au développement de sentimens plus élevés. Cet examen fera l’objet d’une prochaine étude.


VAY DE VAYA.

  1. Je dois tout particulièrement remercier les autorités et les hommes éminens qui sont à la tête du mouvement intellectuel au Japon : le comte Okuma, président de l’École Supérieure de Tôkyô, le baron Hamao, président (recteur ; de l’Université impériale et les professeurs des autres écoles publiques et privées qui ont bien voulu m’aider dans mes recherches.
  2. Je dois tout particulièrement remercier les autorités et les hommes éminens qui sont à la tête du mouvement intellectuel au Japon : le comte Okuma, président de l’École Supérieure de Tôkyô, le baron Hamao, président (recteur ; de l’Université impériale et les professeurs des autres écoles publiques et privées qui ont bien voulu m’aider dans mes recherches.
  3. En écrivant ces lignes, j’apprends les mesures prises par le gouvernement pour améliorer le sort des instituteurs. Le ministre a déclaré au Conseil de Directoire que le nombre en serait augmenté dans la mesure du possible ; que le stage dans les écoles serait de six ans au lieu de quatre ans. Mais, pour obtenir un corps enseignant plus digne et plus capable, il faut rendre sa profession plus lucrative ; il faut que des projets soient mis à l’étude en ce sens, et qu’on cherche à augmenter les salaires et les pensions de retraite. Nous espérons que le gouvernement prêtera un soutien efficace, moral et matériel, aux caisses de retraite des Instituteurs primaires.
  4. La Révolution qui amena la Restauration.
  5. J’ai visité des maisons où les étudians payent 4, 5 et 6 yens par mois pour être logés et nourris. — Le yens vaut un ou deux shillings, soit 1 fr. 25 ou 2 fr. 50.
  6. L’enfant japonais vit dans l’intimité, en communauté absolue, dans le sens le plus strict du mot, avec ses parens. Chez les plus pauvres, jusque ce que l’enfant marche, la mère l’attache par une courroie sur son dos et l’emmène avec elle quand elle va aux champs travailler. Peut-être ces sorties au grand air, cet aspect du monde extérieur contribuent-ils à ouvrir l’intelligence et à détruire toute timidité. Nous ne devons pas oublier non plus qu’un enfant japonais est, dès sa naissance, un personnage de quelque importance, un être social qui participe à tous les avantages et désavantages de sa situation.