L’Evolution de l’éducation au Japon/02

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L’Evolution de l’éducation au Japon
Revue des Deux Mondes5e période, tome 45 (p. 676-708).
L'ÉVOLUTION
DE
L'ÉDUCATION AU JAPON

II[1]
LES TENDANCES SOCIALISTES ET RÉACTIONNAIRES


I

L’éducation de la nouvelle génération, l’instruction des jeunes gens dont le devoir sera de continuer le lourd travail commencé par leurs pères ; de civiliser et de moderniser le Japon, est peut-être de tous les problèmes le plus troublant comme il est la plus importante de toutes les tâches. Dans la période Meiji, pendant les années de la transformation du pays, le temps manquait pour approfondir ces questions. Tout ce qu’on pouvait entreprendre, c’était de courir au plus pressé, de parer aux dangers les plus imminens. Toutes les forces de la nation étaient alors engagées dans la lutte contre les résistances à l’intérieur et les dangers du dehors.

Pour réorganiser l’éducation, il était de première nécessité de donner aux enfans une instruction se rapprochant autant que possible de celle des enfans en Europe et en Amérique. On jugea utile de leur faire acquérir le même nombre de connaissances et de leur imposer les mêmes programmes que les étudians de l’Occident, afin qu’ils pussent recevoir les mêmes notions techniques et pratiques. Les hommes et les commissions qui furent chargés de réorganiser le système de l’instruction publique et de fonder les institutions modernes ont d’abord étudié consciencieusement les conditions de l’éducation à l’étranger. Dans ce dessein, ils ont visité les États-Unis, l’Angleterre et plusieurs pays du continent de l’Europe et ils ont également approfondi avec un soin extrême les diverses méthodes dans les différentes écoles. Ils ont vu tout ce qu’il y avait à voir ; ils ont appris tout ce qu’ils pouvaient arriver à connaître. Dès leur retour dans leur pays, ils ont commencé à refondre le système général d’éducation et à réorganiser les écoles, avec l’aide de professeurs venus de toutes les parties du globe. Le système introduit par eux se rapproche de celui de l’Allemagne, mais le genre d’instruction est établi plutôt sur les méthodes en vogue dans les écoles d’Amérique : ce qui s’explique aisément, puisque le plus grand nombre des professeurs nommés pour inaugurer les nouveaux cours venaient des Etats-Unis. Comme je l’ai déjà dit, la première nécessité était d’élever une génération capable de faire face aux exigences créées par la situation nouvelle ; il fallait former des hommes connaissant les langues étrangères, des hommes d’affaires, des spécialistes dans toutes les classes de la société, des négocians, des financiers, des entrepreneurs, des politiques, etc. A des besoins nombreux devaient répondre autant de carrières nouvelles. Tout était à faire. Il fallait recréer l’éducation publique ab ovo et pour tous les rangs de la société.

Sous l’ancien régime, les enfans des samouraïs recevaient leur instruction littéraire et militaire à la cour de leur daïmyo. Tout seigneur féodal établissait dans sa capitale une école où les enfans de ses vassaux et subordonnés apprenaient tout ce qui leur était nécessaire. Il y avait aussi, pour les classes moyennes, des écoles privées dont quelques-unes existent encore dans les différentes parties du pays : ce sont des établissemens fondés par les autorités locales pour subvenir aux besoins de la commune. Le clergé s’occupait des enfans des paysans et se chargeait de leur donner les premières notions scolaires. Dans les couvens de sectes si nombreuses, l’art et la science étaient assidûment cultivés. Le niveau de l’éducation au Japon, vers le milieu du XIXe siècle, répondait exactement à celui de l’Europe au moyen âge. Elle avait les mêmes défauts et les mêmes avantages ; si les méthodes d’enseignement étaient souvent primitives, la substance indigeste et les procédés défectueux, la discipline était exemplaire et servait à former des caractères excellens. Le principal objet des écoles sous le régime féodal était de produire de bons soldats, de loyaux patriotes. La grande ambition du daïmyo était de former des samouraïs plus courageux que ceux des provinces voisines. Afin d’arriver à ce résultat, il était de toute nécessité d’inculquer aux enfans les principes de l’obéissance la plus stricte, de la fidélité à leur seigneur, et l’amour du sol natal.

Le courage et l’héroïsme étaient les vertus les plus populaires, l’esprit de sacrifice et d’abnégation, les qualités les plus désirables. Comme à Sparte, — car l’analogie entre l’esprit public de cette antique cité guerrière et celui de l’ancien Japon est très frappante, — les jeunes gens étaient dressés pour faire de bons soldats et des citoyens modèles. La naissance d’un garçon était l’occasion de grandes réjouissances, qui signifiaient qu’un héros de plus venait d’être mis au monde. Ces sentimens se maintinrent au Japon longtemps après la fin des guerres sanglantes de la période Kamakura et des hostilités continuelles entre seigneurs féodaux sous le règne des Ashikaga, tandis que, sous l’administration centralisatrice de la dynastie des Tokugawa, le pays jouissait d’une paix ininterrompue de trois siècles.

Les célèbres Shoguns se gardèrent bien de toucher aux vieilles traditions ; bien au contraire, ils consolidèrent les coutumes patriarcales. En lisant la vie de quelques-uns de leurs souverains, nous sommes frappés non seulement de leur vaillance et de leur courage ; mais encore de la sagesse de leur politique.

Afin de comprendre ce qu’était le Japon lorsque les flottes d’Amérique et plus tard celles de l’Europe y débarquèrent, dans la seconde moitié du siècle dernier, il faut nous rendre compte de l’esprit de la maison des Tokugawa et des idées de leur ancêtre Yeyasu, le fondateur de la dynastie des Shoguns. Ce général habile, fils d’un simple samouraï, vassal de la noble maison Minamoto, à la mort de son seigneur, déclara la guerre à son héritier et, après de nombreux combats, vainquit le puissant daïmyo et établit son influer.ee sur la cour et sur le Mikado lui-même. Lorsqu’il eut une fois consolidé sa position, il résolut de fonder une nouvelle capitale où, à partir de ce temps, ses successeurs dans le shogunat ont tenu leur cour jusqu’à l’époque de la Restauration. Les brillans exploits militaires de ce guerrier intrépide rappellent beaucoup ceux des condottieri d’Italie de la même époque et, comme homme d’État, il nous fait penser à ce génie prodigieux, l’auteur de Il Principe. Il a formulé les codes et les règles sur lesquels ses successeurs devaient fonder leur autorité dans un célèbre testament politique appelé le Legs de Yeyasu. Ce document, dont l’authenticité est contestée, est du plus grand secours pour l’étude des vieilles lois japonaises ; car, même en supposant qu’il n’ait pas été écrit par le premier des Tokugawa dans la forme qu’il revêt aujourd’hui, il n’est pas douteux qu’il soit l’expression fidèle des principes sur lesquels leur pouvoir était établi et qu’il contienne la substance même du Code qui leur permit de faire respecter l’ordre dans leurs États.

L’obéissance était considérée comme la première des vertus domestiques. Le père, en sa qualité de chef de la famille, exerçait l’autorité suprême, sa femme et ses enfans lui étaient entièrement soumis ; sa parole faisait loi, et leur premier devoir était de satisfaire ses volontés. L’état patriarcal, si cher aux races orientales, fut instauré au Japon par ses premiers conquérans et, dans les plus anciennes annales comme dans les traditions préhistoriques, nous retrouvons ces tendances nationales. Quand le peuple enfin commença à sortir de son enfance, il accepta la civilisation chinoise avec toutes ses croyances et ses manifestations variées.

Les principes sociaux étaient toujours ceux de Confucius et les aspirations spirituelles des Japonais trouvaient satisfaction dans les doctrines de Lao-tse et du Bouddha. Leur existence morale et matérielle s’appuyait sur les préceptes de ces célèbres philosophes asiatiques qui cherchaient à réaliser la puissance de leur pays et le bonheur de leur peuple en prêchant l’abnégation et en fondant des institutions étayées sur la discipline. Les conditions extérieures du pays, sa position géographique et ses ressources naturelles, et surtout le tempérament de la race devaient modifier la doctrine.

Plus actifs et plus guerriers que les Chinois, leur vie a toujours été d’une nature plutôt agitée que contemplative, et ils ont évidemment préféré l’exercice à la méditation. Mais, en dépit de la différence apparente de caractère, et quoique les coutumes dans les deux empires voisins aient eu une influence sur leur façon de concevoir l’existence même, leur Weltanschaung, comme disent si bien les Allemands, était à peu près le même.

La vie intérieure de chaque individu était modelée sur le même code moral, et tous les enfans de l’hémisphère orienta obéissaient aux mêmes lois morales. L’âme des nations de l’Extrême-Orient reflétait l’idéalisme du grand ascète hindou, Gaudama, et les doctrines du philosophe national chinois, Confucius. Qu’y a-t-il de surprenant, après cela, à ce que l’éducation de tous ces milliers d’êtres reposât sur les mêmes principes et que leurs professeurs aient, pendant des siècles, pris leurs inspirations aux deux mêmes sources originaires ?

Les Shoguns comprirent les avantages politiques de ce système et les bienfaits qui en découlent ; ils en ont été les plus fermes soutiens et protecteurs. Ils ont élevé leurs sujets et leurs enfans dans les mêmes principes rigoureux, la même discipline sévère, le même esprit d’abnégation. Ces autocrates tout-puissans étaient de braves soldats, des politiciens intelligens, et, comme tout homme qui est fils de ses œuvres, des psychologues à la vue longue, et ces qualités chez eux avaient atteint la perfection, grâce à une pratique héréditaire. Il ne leur avait pas été facile d’arriver au pouvoir ; s’y maintenir exigeait encore plus d’habileté et de discrétion.

Ces hommes étaient généralement à la hauteur de la tâche entreprise, celle qui consistait à faire de leurs sujets des soldats courageux et des patriotes héroïques. Ils semblent avoir bien compris que la nature humaine est plus souple qu’on ne le suppose généralement, pourvu que l’entraînement commence de bonne heure. Il incomba dès lors aux parens d’implanter chez les enfans les premiers principes, et la famille devint ainsi la meilleure école.


II

Parmi les nombreuses idées vagues sur le Japon, qui circulent en Europe, celles qui se rapportent à la constitution de la famille sont peut-être les plus confuses de toutes, et, pour tout ce qui concerne la condition de la femme, les idées qui ont cours sont presque toujours entièrement fausses. On suppose que la femme est simplement l’esclave du mari, une créature sans droits, qui n’a que des obligations sans plaisirs, et surtout des soucis. Cependant, la plus simple connaissance de l’histoire du Japon nous fera voir le contraire, et une étude plus approfondie de ses mœurs, un commerce plus étroit avec son ancienne littérature nous prouveront d’une façon irréfutable que le rôle joué par la femme au Japon est un rôle presque prépondérant. Un de ses plus fameux souverains dont la mémoire est encore de nos jours généralement vénérée dans tout le Japon était une femme, l’impératrice Jingo, qui la première fit la conquête de la Corée. Dans le champ si fécond de la littérature nationale, la première place est souvent accordée au sexe faible. Les vers d’Ono-no-Komachi ont été proclamés les plus parfaits. Nous devons noter aussi que la prose, et surtout la poésie, furent cultivées d’abord par les femmes. Le roman classique si connu, Gengi-Monogatari, est dû à une femme célèbre, Murasaki-Shikiba. Un autre chef-d’œuvre littéraire de la grande période Ingiwara, appelé Makura-no-Soshi, fut également écrit par une dame de la Cour nommée Sei-Shonegon. Ces seuls faits prouvent suffisamment la haute situation occupée par le sexe faible dans la vieille société, et l’on pourrait citer bien des cas. où une femme a réussi à atteindre, par ses propres efforts, une haute position sociale.

Mais c’est surtout comme fille dévouée, épouse modèle et tendre mère, que la Japonaise a acquis des droits au respect général. Son influence s’est accrue par la pratique des vertus familiales. Dans sa maison, c’était une puissance, et, dans la famille, ses volontés étaient toujours respectées. De nos jours encore, elle est surtout prudente, discrète et douce, mais ferme et persévérante, et très capable de défendre son autorité. Par sa douceur et son tact, elle arrive à gouverner son mari, même lorsqu’il est d’un caractère difficile, et elle obtient de ses enfans un respect qu’ils gardent toute leur vie. Vive et intelligente de sa nature, elle sait que le lien le plus solide pour consolider son influence est l’affection ; ses enfans, en grandissant, la considèrent comme leur meilleure amie. Elle commence par être leur camarade de jeux, et finit par devenir leur confidente. Elle soigne les malades et console les malheureux. En échange de son dévouement, on lui voue, non seulement une affection sans bornes, mais la plus pieuse vénération. Pour comprendre la position occupée par la femme au Japon, dans la vie privée et sociale, ou du moins la position qu’elle doit occuper et que ses qualités la rendent capable de tenir, on n’a qu’à consulter les vieux contes populaires, les romans et les biographies. Là, nous pouvons voir quelle est sa véritable mission. Le drame historique, si populaire et si recherché même de nos jours, nous en offre la preuve, car les rôles de femmes y sont tout aussi importans que ceux des hommes, et leurs actions aussi nobles que celles du plus héroïque samuraï. Enfin, un des drames patriotiques qui remportent le plus de succès et attirent toujours la foule, est Kasuga-no-Tsouhone ; c’est l’histoire de la femme d’un simple samouraï choisie à cause de ses vertus pour devenir institutrice du fils du Shogun, En des dialogues pathétiques, l’auteur fait ressortir les sacrifices que comporte ce choix, car elle est obligée non seulement d’abandonner sa famille pendant des années, mais de subir toutes les intrigues de la Cour. Kasuga-no-Tsoubone sacrifie ses affections personnelles, et se dévoue entièrement à l’éducation de l’enfant qui devra un jour gouverner le pays. Elle réussit, mais en surmontant les plus grandes difficultés. Son existence à la Cour n’est qu’une succession de pénibles sacrifices et plus d’une fois sa vie est en danger. A travers toutes ces épreuves, ses admirables qualités ressortent clairement, et nous sommes impressionnés par la difficulté de sa tâche et l’importance de sa mission. A la fin, elle a la satisfaction d’avoir sauvé par son tact et sa persévérance la vie du véritable héritier, et d’avoir formé le caractère d’un grand souverain. Il ne faut pas oublier que l’héroïne de ce drame n’est pas un personnage fictif : elle est prise dans la vie réelle. Plusieurs objets lui ayant appartenu sont vénérés comme souvenirs historiques, tels que la petite épée qu’elle portait en sa qualité de dame de la noblesse, son miroir d’acier, le pupitre en laque où ses armes sont gravées, des lettres même et d’autres manuscrits sont pieusement conservés pour l’édification des générations futures et comme exemples du devoir noblement accompli.

La mère était considérée comme la première directrice de l’éducation chez le pauvre comme chez le riche. C’était à elle d’éveiller et de développer dans le cœur de l’enfant des idées de devoir et d’obéissance. La discipline, cette base essentielle de l’ancien régime, commençait à la maison. Le père était le chef absolu de la maison, et toute la famille, y compris les domestiques, formait une société en miniature, où l’enfant apprenait à exercer les vertus morales dont les parens leur donnaient l’exemple. Les devoirs envers les aînés et envers les plus jeunes membres de la famille étaient soigneusement prescrits. Les aînés avaient plus d’autorité que les plus jeunes, mais, en revanche, beaucoup plus de responsabilité. Le premier né devait être le protecteur de ses frères et de ses sœurs cadets et ceux-ci le respectaient comme tel. Les plus jeunes avaient aussi leurs devoirs à remplir et, dès l’âge le plus tendre, leur manière de se comporter envers les autres membres de la famille était toujours exposée à la louange ou au blâme. Le code moral du fameux Bushido, quoique jamais écrit, devait être suivi jusque par les plus petits parmi les membres de la société, et ses préceptes étaient tout d’abord gravés par la mère dans l’esprit de l’enfant. Elle l’encourageait et corrigeait ses défauts en lui montrant les exemples d’héroïsme donnés par les grands hommes du pays. Tout ceci nous fait voir la part importante que prenait la mère en formant le caractère de la jeune génération et nous explique les tendances de l’ancienne méthode d’éducation.

Quand l’enfant avait atteint l’âge d’aller au collège du daimyo, si c’était le fils d’un samouraï, à l’école plus humble des prêtres bouddhistes, s’il appartenait à une classe plus pauvre, il était élevé dans les mêmes principes, conformément à ceux déjà enseignés par sa mère. L’école enfin n’était que la continuation des études faites à la maison, les professeurs complétaient l’instruction donnée par les parens : à l’école comme dans la famille, on attachait plus d’importance à l’éducation qu’à l’instruction. Le professeur J. Nitobe, directeur de l’École supérieure de Tôkyô, pour ne citer qu’un des nombreux hommes compétens dans la question, décrit ainsi l’éducation sous l’ancien régime :


La vie étant considérée comme un moyen de servir son maître, et son idéal étant l’honneur, toute l’éducation et l’instruction d’un samouraï tendaient vers ce but. Ce qui importait avant tout dans cette instruction chevaleresque était de former le caractère, en laissant dans l’ombre les facultés subtiles de prudence, d’intelligence et de raisonnement. Nous avons vu le rôle important joué dans cette éducation par les arts esthétiques, indispensables à un homme élevé surtout selon les principes samouraïs. On estimait assurément les supériorités intellectuelles, mais le mot chi employé pour indiquer l’intellectualité, signifiait d’abord la sagesse : le savoir n’occupait qu’une place inférieure. On disait que le Bushido était soutenu par trois pieds, Chi-Fin-Yu c’est-à-dire la Sagesse, la Bienveillance et le Courage.

Un samouraï était surtout un homme d’action. La science n’entrait pas dans la sphère de son activité, il s’en occupait seulement lorsqu’elle devenait utile à sa profession d’homme d’armes. La religion et la théologie étaient abandonnées au clergé : le samouraï ne s’y intéressait que dans la mesure où elles pouvaient aider à accroître le courage. La philosophie et la littérature avaient la plus grande part dans son entraînement intellectuel, mais, dans cette poursuite, ce n’était pas la vérité objective qu’il cherchait. Il étudiait la littérature comme passe-temps et la philosophie pour former le caractère, quand ce n’était pas pour résoudre quelque problème militaire ou politique.


Ces paroles donnent un aperçu de la tendance générale de la pédagogie dans ces temps anciens. Le principal but était de former de braves guerriers, des hommes de caractère ferme et des membres utiles à la communauté. L’individu ne comptait pour rien. L’égoïsme et l’utilitarisme étaient profondément méprisés. Les gens du peuple n’avaient pour ainsi dire aucun droit à l’existence en dehors de la communauté : en leur qualité de membres d’une famille, comme citoyens, soldats, fils et défenseurs de leur patrie et fidèles sujets du pouvoir souverain. Telle était l’idée centrale autour de laquelle se groupaient toutes les autres conceptions, la profession de foi sur laquelle leur vie se cristallisait. L’existence privée et publique était animée et guidée également par les sentimens qui découlaient de cette doctrine, et, si ces préceptes et ces théories n’étaient ni neufs ni originaux, s’ils étaient simplement empruntés et adoptés des Chinois, la manière dont ils furent appliqués leur fit revêtir une forme nouvelle et un caractère national. Ainsi l’enseignement paisible de Confucius se transforma en un code de loi martiale et les mêmes règles faites pour la calme existence des bureaucrates et des citoyens de l’Empire du Milieu furent utilisées pour diriger les actes de brillans généraux comme des simples soldats. La vie nationale, au Japon comme en Chine, fut fondée sur les mêmes principes. Car nous voyons les deux nations suivre les préceptes de Confucius et les lois morales prescrites par le Bouddha.

On a fixé l’adoption de la civilisation chinoise au Japon vers le IIIe siècle. Mais elle a pu se produire un peu plus tôt ou un peu plus tard, car les dates historiques de ces temps reculés sont, dans tous les pays, difficiles à préciser, et, dans celui qui nous occupe, cette recherche est particulièrement compliquée, parce que les faits et la fiction sont étroitement confondus, non seulement en tout ce qui concerne les traditions orales, mais aussi les témoignages écrits.

Durant des siècles entiers, l’histoire du pays est purement mythologique, et il est difficile de déterminer, même d’une façon approximative, l’époque d’événemens tels que la migration de la population actuelle ou sa patrie d’origine. Mais, si nos connaissances demeurent obscures en ce qui concerne les premiers colons et leur berceau, il n’est pas discutable que le développement national du Japon a subi de tous temps l’influence de l’Asie centrale, de l’organisation sociale de la Chine et de la vie intellectuelle de l’Inde. La forme en différait souvent parce que le tempérament du peuple et son aptitude d’esprit n’étaient pas les mêmes et aussi parce que les circonstances extérieures, la position géographique et les conditions du climat devaient imprimer à cette évolution une direction différente. Mais la partie essentielle, la substance même de leur civilisation a toujours été identique. L’esprit et l’âme de la nation s’inspiraient du même idéal qui ennoblissait l’existence dans les autres pays de l’Orient. Il est généralement admis que les premiers écrits et doctrines furent importés de la Chine en l’année 285, et que l’introduction du bouddhisme date de l’année 552 environ de notre ère.

C’est seulement par une connaissance approfondie de la vieille civilisation du Japon, avec sa richesse et sa puissance, que nous pouvons nous rendre compte de son action décisive sur la vie nationale d’aujourd’hui. Il nous est toutefois impossible d’apprécier les victoires continuelles des armées japonaises, de saisir le vaste travail de réorganisation, ou d’embrasser dans toute son extension cette force morale qui animait généralement leurs actions et qui leur a justement valu l’admiration du monde entier, sans un examen approfondi des premiers principes de l’ancien régime et des vieilles méthodes d’éducation. Il ne faudrait jamais oublier que les fondateurs du Japon moderne sont les fils du Japon ancien. La souche des Itô, des Oyama, les Inouie, les Togo et toute cette suite de héros sont des hommes nés sous l’ancien régime et élevés à l’école des Spartiates.

Pour nous faire une idée des principes qui présidèrent à la formation de ces personnages qui font l’admiration du monde, et nous rendre compte du système d’éducation de l’ancien régime, nous ne pouvons mieux faire que de citer les paroles d’un homme autorisé en matière d’enseignement et qui peut parler d’après son expérience personnelle : le baron Suiematsu.


Il n’y avait pas chez les anciens, écrit-il dans son dernier ouvrage, de programme d’études uniforme pour régenter l’enseignement ; et toutes les initiatives pouvaient avoir libre cours dans chaque collège, de sorte qu’on pouvait observer dans chacun d’eux des dispositions originales. Il n’est pas douteux cependant que la morale était partout considérée comme un des facteurs les plus importans. Ce qui caractérisait l’éducation de collège à cette époque, surtout dans les institutions privées, c’étaient les épreuves et les privations forcées. Je n’oublierai jamais les temps où, en commun avec mes camarades, nous ne prenions que deux repas par jour, et des plus sommaires, quand nous ne jeûnions pas, car la nourriture se composait la plupart du temps d’un peu de riz avec très peu de sel ou de quelque mets analogue. Nous faisions la cuisine nous-mêmes, chacun à son tour. Nous balayions et nous l’avions nos chambres et aussi celles des maîtres. Souvent nous nous servions, au milieu des hivers les plus durs, d’eau froide pour notre toilette, etc. Nous faisions chauffer l’eau pour les bains des autres élèves. Quelquefois, par les saisons rigoureuses, nous passions des nuits entières avec très peu de feu afin de nous habituer à la dure. Dans ces temps-là, aucune idée de l’hygiène ; ni les maîtres, ni les élèves ne se préoccupaient des questions de santé, comme on le fait aujourd’hui. L’idée de paraître ou de soigner sa mise ne nous inquiétait jamais, car plus on négligeait ces choses, plus on était considéré comme un esprit fort. C’est sans doute par suite de cette première éducation, que moi personnellement j’ai horreur d’affecter des airs de noble ou de suivre la mode : ainsi, par exemple, n’ayant jamais eu l’habitude pendant ma jeunesse de porter des gants, je ne peux pas les endurer maintenant, même les jours d’hiver,


Plus loin, à propos de l’entraînement moral, le baron dit :


Il y avait aussi le Bushido qu’on peut appeler le code d’honneur du chevalier japonais. Le Bushido retenait dans son étau la classe militaire, qui dépendait des seigneurs féodaux et n’avait pas à se préoccuper de l’existence matérielle. Ces gens n’étaient pas riches, mais ils avaient de quoi vivre, et la frugalité était une de leurs vertus. Leur unique souci était de remplir leur devoir envers leur seigneur, de le suivre, et, en temps de guerre, de se battre pour lui ; mais, comme la paix s’était maintenue durant plus de deux siècles et demi, les hommes de la classe militaire, n’ayant pu se livrer à leur occupation professionnelle, avaient tourné leur activité vers les conquêtes de l’intelligence, tout en continuant leurs exercices militaires. En un mot, ils cherchaient à se rendre aussi gentilshommes que possible ; ainsi se forma un Code d’honneur qui, primitivement fondé sur le devoir militaire seul, devait ensuite se doubler d’un code de distinction capable de former un vrai chevalier fidèle à son seigneur.


Le passage où il fait allusion aux changemens récens n’est pas moins caractéristique.


Quand notre pays s’ouvrit aux autres nations, il y eut un moment où nous perdîmes la maîtrise de nos mœurs, car le confucianisme fut en baisse et nos rapports avec les étrangers ébranlèrent notre ancienne moralité, et le peuple en vint à s’imaginer que tout l’idéal des Européens était de se débarrasser également de la contrainte et du devoir.


III

Telle était la situation générale que je trouvai au Japon lors de ma première visite. La condition morale du pays me semblait infiniment plus grave que les menaces d’un ennemi étranger. Je donnai mes impressions à ce sujet dans une étude qui parut sous le titre : La Chine et le Japon au seuil du XXe siècle, où je me hasardai à dire :


La plus sérieuse de toutes les éventualités est évidemment la question de savoir si, oui ou non, ces innovations témérairement introduites, cette transformation complète de toutes les anciennes conditions de la vie, n’amèneront pas, ainsi qu’il est arrivé dans plusieurs pays européens, une crise morale et matérielle. Les récentes émeutes d’ouvriers et les grèves continuelles dans les grandes villes jettent une ombre sur l’avenir. Si nous comparons le Japon d’aujourd’hui au même pays d’il y a quelques dizaines d’années, notre anxiété est pleinement justifiée. Un empire jusqu’alors soumis au plus archaïque des systèmes féodaux est devenu subitement un État des plus progressistes. Sur un ordre du souverain, tout a été transformé : le gouvernement, l’armée, l’éducation et même les conditions de la vie publique et les idées générales de la nation. L’autorité des Shoguns a cédé la place à celle d’un parlement ; le descendant des samouraïs est devenu un soldat calqué sur le type allemand, elles classes agricoles se sont transformées peu à peu en ouvriers d’usine. De jour en jour, les vieilles institutions et les vieilles croyances sont détruites et avec les nouvelles institutions est née une nouvelle religion officielle ; ou plutôt l’ancien culte démodé et un peu obscur du Shinto est devenu religion d’État. Jusqu’à quel point ce changement magique est dû à une vraie conviction, ou résulte d’un développement naturel, il est difficile de le dire. Les croyances intimes et les causes morales échappent à l’examen. Qui nous dira si le Japonais d’aujourd’hui, qui porte un chapeau de soie, est plus content que ses ancêtres avec leurs kimonos brodés, si l’ouvrier de fabrique est plus heureux que le cultivateur d’autrefois, si la tranquillité du pays est plus assurée sous le nouveau régime que sous l’ancien ? On peut même douter si l’esprit militaire et l’amour de la gloire ne trouvaient pas mieux leur compte en défendant le territoire des grands seigneurs que maintenant où, à l’exemple des nations de l’Ouest, on fait la guerre presque toujours à seule fin de s’assurer des avantages commerciaux. Certains penseurs l’ont compris et commencent à se rendre compte que la vie purement matérielle, sans aucun réconfort spirituel, ne pourra jamais donner un bonheur durable.

S’il vient un jour où le peuple abandonne ses anciennes croyances sans avoir pu se familiariser avec une religion plus élevée, une triste déchéance en résultera infailliblement. La nation serait menacée d’un danger analogue, si l’ancienne base morale de son existence se trouvait ébranlée par l’introduction trop soudaine de nouvelles réformes, avant que la jeune génération n’ait eu le temps d’atteindre le niveau de développement intellectuel correspondant. Jusqu’à présent, le progrès rapide du Japon s’est borné à des efforts matériels. On n’a pas eu le temps de songer suffisamment aux nécessités morales et spirituelles du peuple : le but principal des jeunes Japonais est de devenir riches et forts. Ils suivent strictement l’exemple des puissances commerciale de l’Ouest. Ils se sont assimilé avec une rapidité merveilleuse tout ce qui était de provenance extérieure, tout ce qui était pratique. La flotte japonaise dans la baie de Nagasaki et les autres ports est remarquablement bien équipée ; tandis que Kobé et Yokohama, comme villes industrielles, peuvent soutenir avec avantage la comparaison avec quelques-uns des grands centres de commerce des États-Unis et de la Grande-Bretagne. Osaka et Tôkyô, en encourageant les usines de toutes sortes, ont fait du Japon le grand marché de l’Orient, et la vie des principales villes est devenue, presque sous tous les rapports, une copie fidèle des institutions européennes. Mais quant à savoir si ce progrès extérieur obtenu au prix de constans efforts et d’une infatigable persévérance, est un bien pour le peuple, c’est une autre question, et une question de la plus haute importance, pour tous ceux qui ont sérieusement à cœur le bonheur du pays. Une transformation trop rapide des conditions existantes pourrait très facilement amener une crise économique dont on voit déjà se manifester quelques symptômes. Le danger d’une crise morale serait plus grand encore et tout aussi inévitable, tant que le peuple ne se conformera qu’aux exigences extérieures de la nouvelle civilisation, ne comprendra pas sa valeur éthique, et demeurera en dehors de ses aspirations spirituelles.


En vérité, quelque impression que j’aie ressentie des nombreux signes d’inquiétude et de mécontentement, j’ai été encore plus surpris de constater qu’on ne faisait presque rien pour remédier au mal. La difficulté de transformer le pays en un État moderne, le travail pour créer tant d’institutions nouvelles ont été sans doute gigantesques, mais cela a été une œuvre presque exclusivement matérielle. On a bâti des casernes, des arsenaux, on a installé des usines, créé des villes, des centres d’industrie et de commerce, mais on n’a pas eu le temps de songer au côté moral du problème social. On a pensé seulement aux profits sans se préoccuper des dangers que toutes ces innovations devaient nécessairement amener avec elles. Ils ont élevé leur tour sans calculer tous les frais. Non seulement le peuple a accepté trop facilement tout ce qui venait de l’étranger, mais on a rejeté avec trop de hâte ce qu’il possédait. Combien de coutumes utiles ont été ainsi sacrifiées, combien d’excellens principes moraux perdus pour jamais !

La réforme sans doute s’imposait comme une nécessité, un changement radical dans le gouvernement étant la seule manière d’assurer l’indépendance du pays. La promptitude, la rapidité du procédé de transformation est aussi étonnante que les merveilleux résultats obtenus. Mais c’est précisément cette énergie, cette activité surprenante qui empêcha de pénétrer profondément dans les détails. La grande hâte avec laquelle tout fut accompli ne laissa pas le temps de la réflexion. Ainsi bien des formes nouvelles ont été adoptées sans qu’on eût compris la raison de leur existence et bien des méthodes appliquées dont on ignorait totalement l’origine et le but. Bien des pratiques et des habitudes nuisibles, hélas ! ont été importées en même : temps, telles que l’abus de l’alcool. J’ai été très étonné même, à ma première visite, de voir avec quelle facilité on créait de nouveaux besoins sans avoir le moyen de les satisfaire et avec quelle rapidité on démolissait l’ancienne construction de la société sans avoir préparé une nouvelle fondation pour la rebâtir.

La tendance à attirer le peuple vers les grandes villes m’a surpris aussi, car on sait que, dans tes vastes capitales de l’Europe et des Etats-Unis, on cherche plutôt à réduire la population en envoyant dans les campagnes le surplus des indigens. Je n’ai jamais bien compris non plus la nécessité de cette création artificielle de besoins nouveaux, et pourquoi on cherchait à développer l’esprit mercantile chez le peuple alors qu’il restait satisfait d’une vie simple et n’était pas prêt pour toutes ces innovations. Mais ce qui me semblait encore le plus grave de tous les symptômes, c’était l’absence complète de tout effort apparent pour prévenir des collisions éventuelles : on ne prenait aucune mesure efficace pour dissiper les nuages menaçans qui s’amoncelaient sur l’horizon social. Des désordres locaux, des grèves, des émeutes d’ouvriers passaient presque inaperçus, et, à ce propos, j’ai souvent remarqué la profonde surprise avec laquelle on me voyait attacher de l’importance à ces désordres dans la rue. Mais ce qui m’alarmait, ce n’était pas l’étendue plus ou moins grande de ces manifestations de mécontentement, ou le mal qu’elles faisaient vraiment, mais de constater que le mécontentement existe et qu’il éclate en violences contre l’autorité. La discussion et la violence, le soulèvement contre l’ordre social et l’insubordination, voilà des faits d’importance.

Que l’état de choses existant ne réponde plus aux exigences nouvelles, et que les autorités ne soient plus maîtresses absolues de la situation, tels étaient les points saillans qui me frappaient. Même si ces troubles n’étaient que des faits isolés et facilement réprimés par l’autorité militaire, il n’en était pas moins vrai que ce mouvement avait été organisé et provoqué après délibération, et qu’il y avait un fort courant pour le propager. Il est difficile de savoir si cette influence occulte était d’origine étrangère, jusqu’à quel point les socialistes d’outre-mer étaient responsables, et jusqu’à quel point la fermentation était aggravée par la presse étrangère ; mais il est clair que le mouvement a suivi la même direction que dans les autres pays, et que bientôt les eaux devaient déborder les rives. Il est évident que les mêmes conditions doivent engendrer les mêmes dangers, et que le problème le plus grave pour l’avenir de ce pays sera, ainsi que dans les autres, la question ouvrière. En présence de ces faits, il me semblait incompréhensible que, pour la grande majorité du public, le danger parût éloigné, et qu’on ne fit presque rien pour le prévenir. S’il était impossible de l’empêcher, on aurait pu au moins prendre des mesures pour en limiter l’étendue. L’ancien ordre des choses était bouleversé, ses fondations s’effondraient et on négligeait toute précaution pour établir un ordre nouveau et pour assurer la paix intérieure. Les qualités morales et la force de caractère, développées à un degré si élevé chez les anciens, ne pouvaient plus stimuler leurs descendans d’aujourd’hui. Le Bushido, ce puissant facteur de la vie privée et publique sombrait rapidement avant que les idées et les croyances nouvelles fussent assez mûres pour prendre sa place. Le grand avantage et la force du Bushido consistaient, non seulement dans la satisfaction qu’il apportait à chacun, mais dans la garantie qu’il présentait pour le bien public. Les gens du peuple étaient contens de leur sort ou du moins s’y résignaient, quelque humble qu’il fût, tant que leur fardeau était allégé par la conviction honnête que tout était ordonné par le Mikado pour le bien de tous, et tant que leur loyauté était considérée comme un devoir religieux.

Si le pays n’était pas riche, du moins le nécessaire ne manquait à personne. Sous le vieux régime patriarcal, le peuple avait peu de besoins, mais qui pourra jamais distinguer le nécessaire du superflu ? Un des plus grands maux de notre siècle de commerce est cette création incessante de besoins nouveaux, et aussi cette habitude de faire de la production et de la consommation, des recettes et des dépenses, la mesure de la prospérité et de la valeur d’un peuple.

L’ambition et le but de la vie, non seulement chez les samouraï, mais pour toute la nation japonaise, n’étaient pas matérialistes. Les grands fondateurs de leur organisation sociale, Mencius Lao-îse et Confucius savaient bien que la satisfaction intérieure ne pouvait naître que des causes métaphysiques, donc ils s’efforçaient d’inculquer la dignité personnelle, et de développer au plus haut degré possible toutes les vertus naturelles qui pouvaient servir à atteindre ce but. L’affection filiale et l’autorité des parens contribuaient non seulement au maintien de la paix, mais à la satisfaction intérieure. C’était un plaisir d’obéir alors que l’obéissance était considérée comme un devoir moral. La discipline était inébranlable au Japon, tant qu’elle était déterminée par la conviction et l’affection. La piété filiale était inséparable de la loyauté envers la personne du souverain, maître aimé et absolu du pays, auquel on attribuait une origine divine. Les Shoguns, politiques avisés et habiles administrateurs, dirigeaient naturellement l’éducation dans cette voie, et faisaient leur possible pour entretenir ces nobles sentimens. Ces sentimens d’ailleurs n’appartenaient pas uniquement aux classes privilégiées ou militaires, ils étaient ceux de la société tout entière, et on les retrouvait également dans les châteaux des nobles et sous le toit des plus pauvres travailleurs.

Le professeur Inazo-Nitobe, dans son livre sur le Bushido, a porté sur ce point une appréciation fort juste que je prendrai la liberté de citer en entier.

Pour comprendre que l’esprit du Bushido pénétrait jusqu’au fond de toutes les classes, il suffit de voir l’influence qu’il exerça sur un certain groupe d’hommes, appelé otokodate, les chefs naturels de la démocratie. C’étaient des gaillards à toute épreuve, d’une virilité bien trempée. À la fois orateurs et gardiens des droits populaires, chacun d’eux était le maître de centaines et de milliers d’âmes, qui lui rendaient, comme le samouraï au daïmyo, un hommage lige, c’étaient « des dispensateurs de la vie, des biens de l’honneur ici-bas. » Ainsi soutenus par une masse d’ouvriers entreprenans et farouches, ces hommes qui semblaient nés pour commander opposaient une barrière formidable à la domination de l’ordre militaire des deux épées. De la classe sociale où il prit son origine, le Bushido s’est infiltré jusque dans les masses où il a agi comme un levain, et servi de modèle au peuple entier. Les préceptes de la chevalerie, qui d’abord n’étaient en honneur qu’auprès d’une élite, inspirèrent la nation tout entière, et, quoique la populace ne pût atteindre le niveau moral de ces âmes nobles, cependant Yamato Damashi (l’âme du Japon) finit par signifier le Volksgeist du Royaume Insulaire. »

Ainsi l’abnégation et la discipline étaient les sentimens qui animaient les grands et les petits, les puissans et les humbles tandis que les qualités morales et un idéal d’ordre spirituel devenaient une source de contentement individuel et de prospérité publique.

L’éducation sous l’ancien régime, tout incomplète qu’elle était, tendait surtout à développer ces qualités et à former le caractère. Dans les écoles des nobles, le premier soin était, sinon de faire de chaque élève un héros, du moins d’en faire un gentilhomme. Les autres institutions suivaient cet exemple élevé, et l’ambition de chaque enfant, comme plus tard l’ambition de chaque homme, était d’être distingué et honnête ou du moins de le paraître. Ceci nous explique peut-être pourquoi les Japonais sont le peuple le plus courtois de la terre, et leur langage le plus poli. Les manières du plus humble paysan, — tant qu’il n’est pas entré en contact avec des étrangers, — sont plus accomplies que celles de bien des hauts personnages et sa manière de s’exprimer est aussi élégante que celle des membres des Académies d’Europe. On est également surpris de la distinction, de la délicatesse de ses pensées. Il évite de rapporter tout à lui, n’est jamais provocant ; il rejette avec soin tous les sujets qui pourraient blesser son interlocuteur. La première règle du décorum pour lui est de ne jamais parler de choses sombres ou tristes ; c’est ainsi que les rapports avec les classes humbles sont toujours restés agréables jusqu’à nos jours.

N’est-il pas bien étrange qu’en introduisant de nouvelles coutumes et de nouvelles méthodes, personne n’ait essayé de maintenir ces avantages inestimables : l’esprit d’autorité et de discipline, les mœurs héréditaires, et la distinction subtile d’une race ancienne ? Ces traits sont parmi les anomalies qui m’avaient frappé le plus au cours de ma visite de 1902 et dont j’ai déjà fait mention en écrivant sur le développement du pays. Quoiqu’il en soit, la question la plus importante d’aujourd’hui reste la Question de l’éducation. Pendant un séjour prolongé dans les villes différentes, j’ai visité beaucoup d’écoles et de collèges. En même temps que les écoles primaires du gouvernement, lesquelles sont très bien installées, j’ai vu plusieurs lycées et écoles supérieures. L’instruction en général est très satisfaisante. L’enseignement des langues étrangères et surtout des connaissances techniques est tout à fait remarquable, et les examens sur ces sujets donnent les meilleurs résultats. L’éducation proprement dite, la formation du caractère se poursuit avec beaucoup moins de succès. Le grand défaut de notre système en Occident, de développer les sciences au détriment du côté moral et de préparer l’enfant à la lutte pour l’existence en lui donnant seulement des armes matérielles au lieu d’un appui spirituel, est aussi le défaut du Japon moderne. La tâche eût été beaucoup plus facile pour le Japon si on avait eu le soin de préserver l’esprit de discipline et de piété filiale des ancêtres, ces vertus qui étaient si profondément enracinées dans le cœur de tous ses enfans.

Dans l’espace d’un demi-siècle, on a beaucoup construit, mais on a beaucoup démoli aussi. On a accepté en bloc et sans grand discernement tout ce qui venait de l’étranger, le bien avec le mal. On a beaucoup sacrifié, et un éminent homme d’Etat japonais avouant lui-même ce fait, s’est exprimé ainsi : « Quelque regret que nous ayons de le dire, il semble que les Japonais soient en train de perdre les principes dirigeans de leurs anciennes mœurs, et que leurs rapports avec les étrangers aient ébranlé leur antique moralité : amener le peuple à s’imaginer la liberté en dehors de toute contrainte et de tout devoir est la caractéristique de l’idéal européen. »


IV

Tel était l’état général du Japon à la veille de la dernière guerre, et je ne fus pas médiocrement surpris en y revenant, il y a quelque temps, de constater un aussi grand changement. L’éducation morale et la formation du caractère, jusqu’à présent plus ou moins négligées, semblent aujourd’hui sous le nouveau régime absorber l’attention des hommes politiques, des hommes d’État autant que celle des lettrés et des instructeurs du pays. La presse traite le sujet quotidiennement ; il est en réalité devenu la question du jour. L’éducation morale est le problème que le pays entier cherche à résoudre.

Les parens ont pris l’initiative en se plaignant que leurs enfans échappaient à leur influence sans que l’école fit rien pour leur donner une direction. L’observateur le moins perspicace voit une sensible différence entre l’ancienne et la nouvelle génération, qui se traduit dans la tenue et la tournure d’esprit. C’est comme si les jeunes méprisaient toutes les qualités de race de leurs pères ; comme si les traditions de contrainte et de discipline étaient devenues autant de fardeaux inutiles. La politesse exquise qui rendait si charmans les rapports sociaux n’est plus qu’un souvenir du passé, et la proverbiale courtoisie qui fut, autrefois, tant vantée, n’est plus même mentionnée aujourd’hui dans les écrits sur le Japon, ou bien on en parle comme d’une désillusion.

Les journaux publient des plaintes souvent renouvelées à ce sujet et les étrangers résidant dans le pays en souffraient souvent. On dit communément que tout commerce avec les indigènes était autrefois plus agréable, leur manières plus polies. Les écoles publiques n’enseignent pas même les règles élémentaires de la bonne tenue, — la soi-disant éducation européenne n’est pas une éducation dans le sens correct du mot ; — le genre supposé modem n’est ni à recommander, ni à suivre. Il est curieux et attristant à la fois de constater combien un enfant change dès qu’il va à l’école. Les garçons se croient des hommes aussitôt qu’ils quittent la maison de leur père et s’imaginent être des citoyens indépendans. L’abandon du vêtement national, le kimono, remplacé par un pantalon et un habit de drap, marque déjà un grand changement, mais ce changement n’est rien en comparaison de la transformation intérieure. Toutes les traditions de famille sont regardées comme superflues, comme des défroques bonnes à jeter au rebut ; les blâmes et conseils des parens semblent appartenir au passé et ne sont plus écoutés. Les pères et les mères m’ont souvent parlé de ce sujet et se plaignent toujours de perdre l’affection et le respect de leurs enfans dès que ces derniers fréquentent les écoles où ils sont facilement entraînés par leur propre faiblesse ou par le mauvais exemples de leurs camarades.

Les pensionnats et collèges, où des centaines d’enfans logent dans deux ou trois pièces, sont aussi dangereux, — du moins c’est l’opinion de personnes compétentes et ayant l’expérience de ces choses.

Il ne faudrait pas, je le sais bien, être trop exigeant, car la métamorphose s’est opérée très rapidement. Cependant les soins de propreté et d’hygiène ne devraient pas être à ce point négligés, et les parens comme tous ceux qui s’intéressent aux enfans ont raison de se plaindre. Il est étrange de voir les Japonais ; naguère le plus propre et le plus ordonné des peuples, perdre ces précieuses qualités aussitôt qu’il commence à vivre à l’européenne. L’intérieur d’une maison japonaise avec ses paillassons aux couleurs claires, ses murs blanchis, est un modèle de propreté et de netteté ; meublée à l’européenne, elle devient laide, sordide.

Les vêtemens ont le même sort : le kimono, facile à laver et à raccommoder, donnait aux plus pauvres un aspect confortable et soigné. Le costume européen, au contraire, s’use vite, est bientôt râpé comme s’il sortait de chez un fripier. L’art d’entretenir, de faire durer ces vêtemens ne s’achète pas chez le tailleur qui, d’ailleurs, a intérêt à en vendre le plus possible. Le marché est encombré de marchandises, et peu de vendeurs sont assez désintéressés pour indiquer le bon moyen de les conserver. C’est tout simple : les premiers étrangers qui pénétrèrent dans le pays n’appartenaient pas à une classe cultivée et ne songeaient nullement à élever le niveau du peuple, — ils venaient faire fortune. Le marin se conduit un peu partout d’une manière qui ne serait pas tolérée dans son pays d’origine, et ces gens, venus des quatre coins du globe sans liens entre eux, sans obligations envers le pays visité, cherchant uniquement un gain matériel, ont donné une idée fausse de l’existence en Europe, des notions erronées de la civilisation occidentale. Des instituteurs nommés à la hâte, car il n’y avait ni le temps de choisir, ni celui de la réflexion, venaient avec leurs livres des États-Unis où l’enseignement est aussi dans une période de transition et dont la culture date de moins d’un siècle. Il n’y a rien d’étonnant si ces « réformateurs » attachaient peu ou point d’importance aux formes extérieures et n’avaient aucun souci de l’avenir moral de la nation qu’ils étaient supposés vouloir réformer.

Le grand avantage des écoles publiques en Angleterre est le soin minutieux apporté aux petites choses : à la propreté, aux dehors, à la bonne tenue, à une véracité scrupuleuse ; en un mot, à une discipline rigoureuse de soi-même, qui fait les bons citoyens, soucieux de la prospérité nationale, même quand l’instruction laisse à désirer et que les connaissances sont insuffisantes.

En rentrant au Japon après une absence de quatre ans, j’ai constaté, non sans surprise, le changement. Car, à l’heure actuelle, la grande préoccupation des hommes éminens dans toutes les branches de l’activité nationale, est de semer parmi la jeunesse des notions du devoir et des conceptions plus élevées de la vie. Les professeurs et les instituteurs ne laissent échapper aucune occasion d’en parler, — tout le monde s’en occupe, et les politiques à leur tour s’efforcent de remédier au mal. Parmi les discours, déjà cités, prononcés au printemps dernier, il y en a de très remarquables où la situation est nettement exposée, les mesures utiles clairement indiquées.

Le comte Okuma, considéré comme l’homme le mieux informé du Japon sur les sujets d’éducation, et dont la parole est justement écoutée à l’étranger, saisit l’occasion de sa nomination à la présidence du collège Waseda pour exprimer son intention formelle de consacrer le reste de ses jours aux réformes dans l’éducation, non seulement au collège Waseda, mais au Japon entier. Comme toujours, son discours eut un grand retentissement. Le fait de voir un homme aussi éminent abandonner sa carrière politique pour se dévouer exclusivement aux œuvres scolaires fit une impression profonde.

Le Mainichi-dempo, dans un premier article, dit :


Le comte Okuma est un des plus illustres personnages de la période Meiji ; homme d’État remarquable, ses paroles ont toujours été considérées comme l’expression même de l’opinion de la nation. Chef du parti progressiste pendant bien des années, sa carrière n’a été marquée par aucun brillant succès politique, mais il a largement contribué à améliorer la position et les connaissances du peuple. Lorsqu’il quitta la direction de son parti au commencement de cette année, il accepta la présidence de l’Université Waseda à Tôkyô. Nous sommes contens de voir un esprit aussi éclairé, aussi largement tolérant, à la tête de l’Université populaire. S’il avait consacré son énergie plus tôt à la cause qu’il dirige aujourd’hui, il aurait assurément triomphé. Il se sépara de son parti, non par dégoût de la politique, mais à cause d’une divergence d’opinion entre lui et des adhérens plus jeunes. Finalement, nous croyons, continue le journal le Manichi-dempo, que, comme orateur indépendant et impartial, il aura plus d’influence ici et à l’étranger, et qu’à l’avenir, il sera certainement écouté comme initiateur et directeur en matière d’éducation en Extrême-Orient.


Le pays n’aurait pas pu trouver un guide plus compétent ou plus zélé. Malgré ses soixante-dix ans passés, le comte Okuma est plein de vigueur et d’un tempérament merveilleusement jeune. Enthousiaste comme tout homme de génie, il poursuit avec énergie et conviction ce qu’il entreprend. Parmi les hommes éminens que j’ai eu le privilège de connaître au Japon, aucun n’a fait sur moi une impression plus profonde. De taille au-dessus de la moyenne, il a des traits expressifs et des yeux qui lui donnent une individualité très prononcée. Rien ne lui échappe, et sa vivacité est étonnante. Cependant, son vrai charme réside dans la cordialité simple de ses manières et dans sa parfaite sincérité. Il n’a ni la réserve des Orientaux, ni l’allure conventionnelle des Occidentaux qui, trop souvent, cachent la médiocrité bureaucratique. La simplicité pure est le privilège de l’élite, on pourrait dire : c’est un luxe à la portée seulement des très grands esprits ; le comte Okuma est de ceux-là.

Dans une agréable conversation que j’eus l’honneur d’avoir avec lui il y a peu de temps, il m’a exposé ses vues et ses projets. Il me démontra la nécessité de reconstruire du haut en bas l’édifice de l’éducation et de l’élever sur des fondations plus solides afin de pouvoir mieux armer la génération qui se lève et de lui assurer la victoire dans la lutte pour la vie. Les enfans doivent puiser leur force là où les pères l’ont puisée. Il est convenu, à regret, mais très sincèrement, du peu qui avait été fait pendant la première année de Meiji et combien la génération présente en souffrait. Il faut absolument y porter remède, car, ajouta-t-il : « Sans idées morales, sans une forte discipline, nous tomberons dans le désordre et dans l’anarchie. »

Quelques jours plus tard, devant l’assemblée générale de l’Association autonome, parlant du gouvernement de soi-même, il exprima les idées suivantes :


Au moment de la Restauration, on a détruit pour des raisons politiques les nombreuses associations autonomes, si bien que, pendant les dix années de la Meiji, nous avons vu dix-huit émeutes, un mécontentement universel dans les campagnes et des troubles de nature plus grave encore à Koshu et à. Ibaraki. Les sociétés autonomes formaient la base de notre vie sociale. Les protéger et les répandre serait une bonne œuvre, surtout dans un pays qui désire être constitutionnel. Le système gouvernemental anglais a réussi sur le continent d’Europe là où des corps indépendans, tels qu’il en existe en Angleterre, ont pu se former. L’éducation doit servir principalement à éveiller chez un peuple l’esprit de discipline, de contrôle sur soi-même. Cet esprit seul peut assurer l’établissement permanent d’un gouvernement constitutionnel.


Le plus important des discours du comte Okuma est celui qu’il prononça lorsque la présidence de l’Université Waseda lui fut conférée. Il y développa ses vues devant une assistance de cinq mille auditeurs appartenant, pour la majeure partie, aux classes dirigeantes. Après avoir parlé des étudians, — dont le nombre dépasse 8 000, — qui reçoivent les leçons de l’Institut de Waseda, il rappela qu’il y a, chaque année, quatre ou cinq cents diplômés et licenciés, et il avait sur ses listes les noms de plus de 5 000 personnages qui y avaient reçu leurs grades ; après avoir énuméré les bienfaits incalculables de l’éducation, il déclara son intention de remplir au mieux ses nouvelles charges comme directeur de l’établissement auquel il avait consacré la majeure partie de sa vie. Il est à remarquer que l’Université Waseda doit son existence aux efforts et à la générosité du comte Okuma.


Le Japon, dit-il en terminant, a conquis une renommée guerrière, mais il a beaucoup à faire pour tout ce qui concerne la religion, la science, et les mœurs. Jusqu’à ce que son succès soit consacré dans ces trois directions, par les applaudissemens du monde, sa réputation ne sera qu’une bulle de savon.


Ces paroles firent une profonde impression, car elles résumaient les conseils donnés par le comte Okuma pendant de longues années et souvent exprimés, en public, sans cependant avoir été toujours bien compris, dans un temps où l’opinion générale était convaincue qu’on avait assez fait pour le peuple en lui assurant le bien-être matériel et une instruction pratique.

Si le professeur Fukuzawa fut le premier pédagogue du Japon moderne, le comte Okuma a été son meilleur conseiller. Ils n’ont pas toujours travaillé dans le même champ d’action, mais ils se sont rencontrés sur plus d’un point. Le professeur Fukuzawa commença, quand personne n’y songeait encore, à introduire les méthodes d’éducation européenne. Il fit enseigner le hollandais d’abord, puis, après la signature des premiers traités commerciaux avec l’Amérique et avec l’Angleterre, il remplaça le hollandais par l’anglais. Il prévit dès ce moment la prépondérance anglo-saxonne et les rapports politiques et commerciaux de son pays avec l’Amérique et la Grande-Bretagne.

Pour mieux apprécier la grande tâche entreprise, nous rappellerons qu’il n’y avait au Japon ni bibliothèque, ni librairie pour les livres étrangers ; son institution possédait une seule grammaire anglaise, — les maîtres et les élèves s’en servaient à tour de rôle et en faisaient des copies pendant la leçon. Comme ni le maître ni l’élève ne comprenait la langue anglaise, le travail était très lent, , — un vrai déchiffrage d’hiéroglyphes.

Ce trait seul, vraiment typique, fera comprendre les difficultés rencontrées par les précurseurs du système moderne. Quels que fussent les défauts de la méthode et de l’école du professeur Fukuzawa, celle-ci a véritablement introduit au Japon les premières notions européennes en enseignant les langues étrangères quand le pays était encore hostile à toute relation avec l’extérieur et que les ports étaient fermés aux étrangers.

Dans la cinquième année d’Anséi, Fukuzawa ouvrit son école, mais n’osa pas lui donner un nom, dans la crainte d’attirer l’attention publique sur une maison où l’on apprenait une langue d’Occident. Il était jeune alors, ayant à peine trente ans, mais il possédait déjà ce puissant charme d’attraction qui l’aida à réussir. Il réunit chez lui quelques jeunes gens avec qui il lisait des livres hollandais. Quelques années après, le Japon décida d’ouvrir quelques ports aux étrangers, et Fukuzawa, avec son habituelle perspicacité, comprit la supériorité de la langue anglaise comme moyen d’arriver à connaître les sciences de l’Occident : il l’enseigna à la place du hollandais. En l’année 1868, une école convenable fut construite et elle reçut le nom de Keio-Gijiku. Le nombre de ses élèves s’était accru, mais il diminua jusqu’au chiffre de dix-huit pendant les troubles de la Restauration. Fukuzawa ne se découragea pas et n’arrêta pas ses leçons un seul jour. « Car, disait-il, nous instruisons le Japon, et ce glorieux travail ne doit jamais chômer. » C’était au temps où le palais du prince Shi-Madza fut incendié, et de la bataille de Nevo. Les habitans étaient frappés de terreur et la cité présentait l’aspect de la désolation et de l’abandon, mais l’école Keio-Gijiku continua régulièrement ses cours.

Quand la capitale fut transférée de Kyôtô à Tôkyô, une ère nouvelle de progrès et de lumière s’ouvrit et, à mesure que le pouvoir nouveau s’établissait plus solidement, le pays voyait s’augmenter le besoin d’hommes nouveaux imbus de connaissances et d’idées modernes. Fukuzawa et ses disciples étaient là pour répondre à ce besoin, et tous les postes importans de l’empire furent confiés à des élèves de la Keio-Gijiku. Quand une légère réaction modifia la politique du gouvernement, ceux-ci quittèrent leurs situations officielles pour porter ailleurs leur activité ; — ils se firent commerçans, hommes d’affaires, auteurs, journalistes, et, dans leurs diverses occupations, appliquèrent une méthode rajeunie et infusèrent une vie nouvelle.

Tout ce qu’on dira des autres établissemens publics ou privés, créés depuis, et qui ont rendu de si grands services au pays en préparant une jeunesse éclairée, n’effacera pas ce que le professeur Fukuzawa et ses disciples ont fait pour élargir l’horizon intellectuel du Japon et pour accomplir cette révolution silencieuse, mais complète, dans toutes les manifestations de la vie nationale, et qui est leur œuvre. Partout où notre examen se porte aujourd’hui, dans tous les champs de l’activité humaine, nous retrouvons, parmi l’élite, les disciples de Fukuzawa.


V

Ce qui fit l’insuffisance de l’institution, ce fut en grande partie l’esprit de radicalisme qui la pénétrait ; le point faible de son fondateur fut son ardeur à détruire tout ce qui se rapportait à la tradition. Voyant toute chose du point de vue matérialiste, il s’imagina que les connaissances pratiques étaient suffisantes pour guider l’homme dans la vie et que les avantages matériels étaient capables d’assurer le bonheur de ses disciples et la gloire de son pays.


Le mérite de son œuvre en ce temps-là, comme a dit le comte Okuma en prononçant l’éloge de Fukuzawa, était sa rage de tout détruire. Il appliqua toute son énergie à l’étude de la question féministe aussi bien qu’aux problèmes économiques et politiques. Il ne peut être appelé un homme de génie, mais ses idées firent mûrir parmi nous le sens pratique inhérent aux Anglo-Saxons. A l’avènement de la Meiji impériale, il concentra son énergie à combattre les idées conservatrices des vieilles écoles, résolu à les déraciner et à les remplacer par des idées nouvelles. Son séjour en Amérique fut un moment décisif dans sa vie.


Un demi-siècle s’est écoulé, une génération entière a passé, et la génération nouvelle commence à s’apercevoir qu’il n’est pas d’éducation parfaite sans bases morales ; à côté des sciences, il faut des principes. Une forte réaction a donc commencé contre les tendances individualistes et matérialistes. Les philosophes qui naguère captivaient l’esprit public, matérialistes, évolutionnistes, rationalistes, dont les livres étaient lus dans toutes les écoles, ont perdu beaucoup de leur prestige. « Nous en sommes revenus, » me disait un jour un homme haut placé, et ces paroles caractérisent très exactement la situation. Ils en sont revenus ou, peut-être mieux encore, ils essayent d’en revenir.

Le baron Kikuchi développa la même pensée dans la conférence qu’il fit en février à l’Université de Londres. Rappelant les premières influences de la pensée européenne sur l’éducation moderne au Japon, il s’exprima ainsi :


En 1872, après la promulgation de la première loi sur l’instruction, les livres chinois sur la philosophie et l’histoire qu’on avait coutume de mettre entre les mains des jeunes gens furent remplacés par les œuvres de Rousseau, de Montesquieu, de Mill, de Spencer, et ainsi de suite, qu’on leur donnait le conseil de lire. L’effet produit par de telles lectures sur de jeunes esprits, déjà enclins à mépriser les anciennes traditions et à attacher beaucoup de prix à l’enseignement occidental, s’imagine aisément. Vers la fin du siècle dernier, le besoin d’un code, d’une morale plus élevée et plus spiritualiste se fit sentir.

Les Japonais semblaient aller à la dérive sans savoir où ils aboutiraient. D’aucuns qui, cependant, ne croyaient pas eux-mêmes aux vérités chrétiennes, voulaient les enseigner comme base de morale ; d’autres parlaient vaguement d’une religion nouvelle ; d’autres enfin proposaient le retour aux vieux principes de Confucius. L’antique code de dévouement au devoir, de loyauté et de piété filiale avait été maintenu parmi les hommes âgés, et l’influence du milieu familial chez quelques-uns était encore assez forte pour retenir la jeune génération. Peu à peu, le Japon comprit et apprécia mieux la grandeur de son héritage, et, lorsque le rescrit impérial fut publié en octobre 1890, la nation sentit que le problème était résolu, que, dorénavant, le code spirituel légué par les ancêtres impériaux serait la base solide de tout enseignement moral applicable à leurs descendans et sujets, et infaillible en tout temps et en tout lieu.


Ce peuple, qui a si souvent fait preuve de perspicacité et d’énergie en prévenant à temps les dangers imminens, a de nouveau montré ces qualités en s’efforçant de remédier au mal présent, — qui n’est après tout qu’un mal de transition, — et il s’en est pris à la racine même, à l’organisation de la vie nationale en armant les jeunes générations contre le socialisme.

Sans aucun doute, la croissance rapide du socialisme a contribué à amener cette réaction. Les principes du devoir, les doctrines morales ont été reconnus la seule base d’éducation, après des émeutes regrettables dans différentes parties du pays. Comme je l’ai déjà dit, il était facile de prévoir, dès la veille du siècle nouveau, que les socialistes s’organiseraient comme aux Etats-Unis et ailleurs, et que leur but serait de s’emparer des classes ouvrières d’abord dans les villes, et ensuite dans les campagnes.

Connaissant, comme nous la connaissons, l’origine du socialisme en Europe pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, et les doctrines de ses protagonistes, Marx, Lassalle et leurs disciples, nous savions d’avance que la transformation sociale amènerait au Japon les mêmes troubles que dans les autres pays. Seulement chez ce peuple, où les classes ouvrières d’un tempérament pacifique sont très industrieuses et se montrent aisément satisfaites de leur sort, on aurait pu éviter le mal en s’organisant à temps et en canalisant l’exubérance de son esprit dans une direction plus sûre. L’éducation aurait pu faire beaucoup, mais, sous ce rapport, les classes ouvrières ont été, hélas ! négligées. Les parens travaillent dans les usines, les enfans courent les rues, ou bien, arrivés à l’âge de fréquenter les écoles, ils apprennent à lire et à écrire, sans qu’on se préoccupe de la formation de leur pensée et du développement de leur caractère.

Autrefois, ils grandissaient au milieu de la famille ; directement ou indirectement, ils s’imprégnaient de vertus domestiques par l’exemple plutôt que par les préceptes. En général, la vie de famille au Japon était exemplaire, il n’y avait d’excès d’aucune sorte à réprimer. Les pièces étaient séparées uniquement par des cloisons en papier, tout ce qui s’y faisait était au grand jour. Un fusuma, un écran en carton glissant sur des roulettes, si frêle en apparence, protégeait mieux qu’un mur d*e pierre. Si paradoxal que cela semble, c’est pourtant la vérité. Quand on voyage à l’intérieur du pays, où le contact avec l’étranger n’a pas encore détruit les anciennes croyances, où les idées nouvelles n’ont pas encore pénétré, on se sent plus en sûreté dans une cabane en bois, sans portes ni loquet, au bord de la route, que dans un magnifique hôtel moderne avec ses serrures, ses verrous, et ses veilleurs de nuit.

Les traditions transmises de père en fils, les conventions dix fois séculaires ont fait une forteresse de la chaumière japonaise. Très souvent, cette inviolabilité du seuil domestique est mentionnée dans les contes populaires, et maint fait historique en témoigne ; que de récits et traditions prouvent qu’il y a des armes défensives plus fortes que des canons, des bons principes qui protègent plus qu’un château crénelé ! Dans cette atmosphère familiale, l’enfant devenait discipliné, loyal, se soumettait au devoir sans effort. On la retrouve encore parfois à l’intérieur du pays et surtout parmi les populations agricoles ; mais dans les villes, les grands centres industriels, ces vieilles traditions sont complètement détruites. Le contraste est triste entre le contentement paisible des habitans des villages de ce ravissant pays et l’esprit turbulent des ouvriers manufacturiers d’Osaka, de Yokohama, de Tokyo, où la course enfiévrée vers la richesse a tué les sentimens les plus nobles et les plus doux.

Dans le temps jadis, l’influence familiale était très forte, et les enfans étaient unis aux parens plus par les liens d’une affection qui durait toute la vie que par la sévérité. Dès sa naissance, nous l’avons déjà dit, l’enfant partageait l’existence de sa mère qui le portait sur son dos aux champs ou elle travaillait tout le jour, au marché, et en quelque endroit qu’elle fût occupée.

J’ai pensé, autrefois, qu’un enfant devait souffrir d’être ainsi jeté tout petit sur les grands chemins de la vie ; mais aujourd’hui, ayant appris à connaître les mœurs du pays, j’ai changé d’avis. Pour ceux qui ne peuvent pas avoir le luxe d’une bonne, il vaut infiniment mieux permettre à l’enfant d’accompagner ses parens partout et ne pas l’abandonner à ses propres ressources, et le plus souvent dans la rue. Même là où il y a des crèches et des écoles maternelles, il n’est pas possible à une seule personne ayant cinquante et cent enfans à surveiller, de remplacer les soins d’une mère : tant que les parens se dévouent à leurs bébés, tant qu’une femme aura pour premier devoir et pour premier bonheur d’élever sa famille dans de bons principes, rien ne saura la remplacer.

Parfois je me suis anxieusement demandé si trop d’affection ne gâtait pas l’enfant. On m’a toujours répondu que les fils élevés par une tendre mère avaient les caractères les mieux trempés plus tard. Le Japon est bien véritablement l’eldorado des petits. En aucun autre pays, ou ne voit des bébés aussi bien nourris ou soignés et dont le moindre désir est aussi rapidement exaucé. C’est comme si l’unique souci des parens était de laisser à leur heureuse descendance une impression agréable de leur enfance, capable d’adoucir pour eux les peines et les ennuis inévitables de la vie. Le souvenir de la maison paternelle reste ainsi inaltérablement serein. De cet attachement mutuel naît, sans aucun doute, l’affection et la gratitude, qui jouent un rôle si prépondérant dans toutes les phases de la vie. La première pensée est toujours d’être digne de ses aïeux, de ne point démériter, d’être fidèle aux héritages de la noblesse. Ce sentiment profond de dignité personnelle était la base de cette éducation familiale qui, quoique primitive peut-être en apparence, restait d’un si précieux secours. La famille n’est-elle pas la plus sûre garantie de l’ordre social ?

Maintenant, hélas ! c’est la vie intime qui est la première atteinte par les innovations récentes. Les lois non écrites ont perdu leur force, les liens d’affection sont brisés dans le combat incessant pour le bien-être matériel ; la discipline, les sentimens élevés sont sacrifiés aux tendances égoïstes. Le mal s’étend rapidement ; né dans les villes, il gagne les campagnes.... Que de changemens depuis la dernière guerre ! Sans parler des grèves fréquentes chaque fois plus sérieuses, nous assistons à de vraies batailles entre les mécontens et les représentans de l’autorité.

En débarquant l’autre jour à Yokohama, le premier journal qui me soit tombé dans les mains contenait trois paragraphes courts, mais caractéristiques. Le premier annonçait des troubles dans le Nord où, d’après les dernières nouvelles de Sapporo, les ouvriers des houillères de Honorai étaient encore en révolte et venaient d’être renforcés par deux mille ouvriers en grève. Un bureau de la compagnie, une station de police, cinq résidences officielles et deux puits avaient été détruits. Le deuxième paragraphe, tout aussi alarmant, racontait ce qui suit :


Par une dépêche de Tôkyô, nous apprenons que, hier, à deux heures, une bande de six cents grévistes a envahi les docks d’Uraya et a brisé les bâtimens de la Compagnie. La police, appelée en hâte, a été impuissante à rétablir l’ordre et on dut chercher des renforts à la caserne de Yosokusa. Plus tard et malgré l’arrivée de quatre-vingts sergens, il a fallu envoyer jusqu’à Yokohama pour des troupes.


Le troisième récit, triste aussi, racontait l’agitation dans le Sud parmi les ouvriers d’usine et des mines de charbon. Le journal ajoutait : « Les mineurs et les usiniers sont les plus ignorans et la classe la plus inflammable de toute notre population. Le besoin est urgent de faire de grands efforts pour les former moralement et intellectuellement. »

Le parti socialiste semble définitivement organisé. Le mécontentement, qui se manifestait tout d’abord sur quelques points, éclate maintenant partout et devient plus intense. Il existe des journaux et des revues rédigés exclusivement pour la propagation des doctrines socialistes. Leur organe reconnu est le Heimin-Shinbun, dont les numéros, quoique souvent confisqués, en sont d’autant plus recherchés le lendemain et lus avec plus d’avidité. La même chose se passe pour le Heimin-Shugi. Un volume récemment publié par la Société Ryuba contient la reproduction d’articles écrits dans le courant des trois dernières années par Kotoku-Shurai pour les journaux le Heimin-Shinbun, le Chokuga-Hikari et le Nichi-Bei de San Francisco. Ce livre fut interdit par le ministère de l’Intérieur et la circulation prohibée ; mais cette interdiction n’empêcha pas les idées qui y sont exprimées par un des écrivains les plus populaires en ce moment de se répandre. Le véritable leader du parti semble être M. Katayama-Sen, le premier Japonais qui se soit occupé de la question et qui ait étudié les écrits des fondateurs du socialisme. Il a vécu assez longtemps en Amérique pour y voir l’organisation des sociétés ouvrières dans les États de l’Union. Ses amis, — et il en a beaucoup, — parlent de lui comme d’un homme très bien doué et quelque peu idéaliste.

A côté de ces ultra-radicaux, nous avons les modérés qui espèrent changer l’état actuel sans violence et qui proposent les moyens pacifiques, des compromis au lieu de grèves et de révolutions. Ils ont un journal, le Choya-Shinbun, et cherchent à fonder un grand club, le Ro-do-to-its-kai ou Association mutuelle du travail. A leur tête se trouve M. Naseby, ex-chef de la police et possesseur d’une fortune indépendante. Il y a d’autres associations, et de nouvelles se forment journellement. De plus, de nombreux clubs répandent des idées plus ou moins socialistes parmi les différentes classes.

Les Japonais sont d’incomparables imitateurs ; ils s’assimilent les idées d’autrui avec une rapidité surprenante ; et ils sont en outre d’un tempérament inflammable, ce qui explique les émeutes récentes qui menacent de recommencer avec plus de violence encore. Les gens du peuple réclament à grands cris plus de privilèges, et ils en sont arrivés au point de vouloir se les approprier par la force. Les agitateurs leur parlent, hélas ! sans cesse de leurs droits sans mentionner leurs devoirs. C’est d’autant plus désastreux que, leurs revendications étant toutes d’ordre matériel, toute aspiration d’ordre spirituel est négligée.

Dans ces conditions, comment s’étonner si des hommes éminens se demandent avec anxiété en quoi le Japon a bénéficié de l’introduction des mœurs européennes ? Le docteur Otsuka, un éminent sociologue, pour répondre à cette question, a publié un article très intéressant sous le titre : La civilisation occidentale au Japon, article que le Daily Mail japonais a longuement critiqué. Le docteur Otsuka pose et essaie de résoudre le problème suivant : « Jusqu’où le Japon a-t-il été dans l’adoption de la civilisation européenne et jusqu’où, toutes choses considérées, est-il désirable qu’il aille dans cette direction ? Quelles sont les parties de cette civilisation qu’il s’est déjà assimilées, et quelle influence cette introduction a-t-elle eue sur le peuple et sur le pays ? Dans le premier chapitre de son Essai, il traite les quatre dogmes généraux, l’Individualisme, le Patriarchisme, le Naturalisme et le Cosmopolitisme ; ensuite, il examine l’attitude de l’esprit japonais en regard de la civilisation occidentale :


On ne peut douter, dit-il, de ce fait que, depuis une quarantaine d’années, un mélange de deux systèmes très distincts l’un de l’autre, celui du Japon ancien et celui de l’Europe ou de l’Amérique, a été appliqué. Or l’effet de l’influence occidentale sur la vie et les institutions japonaises reste tout extérieur et ne pénètre guère jusque dans les pensées, les sentimens et les goûts. Il y a quelques points sur lesquels nous semblons, aux yeux du monde, être tout à fait occidentalisés ; 1° le gouvernement est constitutionnel ; 2° l’armée et la marine sont calquées sur celles de l’Europe ; 3° la codification des lois, tout en conservant d’anciens usages et coutumes, est très nettement européenne ; 4° notre administration financière est occidentale ; 5° notre système d’éducation vient également de l’étranger. Vu du dehors, notre pays paraît avoir complètement changé. Mais, en pénétrant plus au fond, on retrouve les vieux sentimens, les vieilles idées, l’âme primitive du Japon, et on constate combien peu l’Occident a déteint sur l’Orient ! Le changement est un changement apparent et tout extérieur. Examinez, par exemple, l’attitude du peuple envers ce gouvernement constitutionnel. Presque aucun de ceux qui le composent n’a les idées fondamentales qui caractérisent les peuples qui sont gouvernés constitutionnellement en Occident.


Cette opinion n’est pas celle des auteurs étrangers qui, eux, jugent la transformation du Japon définitive et complète.

Le docteur Otsuka se demande ensuite :


Jusqu’à quel point devons-nous aller ? Les avis sont très partagés. Quelques-uns considèrent l’adoption de la civilisation occidentale comme une grave erreur, causant plus de mal que de bien ; d’autres, au contraire, veulent pousser les changemens jusqu’à effacer entièrement toute distinction entre le Japon et l’Europe. Le sens commun et la philosophie nous conseillent, tous deux, un moyen terme, quelque compromis entre les deux extrêmes. Les conservateurs les plus enracinés doivent admettre que le Japon moderne a plutôt gagné par l’importation de certaines idées nouvelles.


Plus loin, discutant les avantages et les inconvéniens des deux systèmes et le rôle joué par l’Etat, notre auteur dit :


Les hommes politiques ne se sont pas encore prononcés nettement, mais les éducateurs, les savans et les moralistes ont choisi ; ils se séparent en deux camps opposés. Partout de graves questions sont soumises à notre examen-: devons-nous conserver nos coutumes, nos traditions ; ou devons-nous imiter les Européens ? Le foyer occidental sera-t-il notre modèle, ou garderons-nous, comme un dépôt précieux, nos anciennes mœurs, notre antique vie domestique ? Quelle position allons-nous faire à la femme ? Sera-ce celle des Américaines, celle de la Française, de l’Allemande, de l’Anglaise ? Ou bien prendrons-nous les modèles de vertu et de charme féminins dans notre histoire nationale ? En éducation, en morale, en esthétique, les Orientaux ont un idéal différent de celui des Occidentaux. Les deux principes sont opposés et inconciliables. Nos penseurs, malgré eux combattent pour l’un ou pour l’autre.


La divergence d’opinion devient de plus en plus manifeste. On ne peut pas l’ignorer, et la lutte consciente ou, le plus souvent, inconsciente, devient très sérieuse. Le socialisme, la question brûlante d’aujourd’hui, mais qui le sera encore plus demain, est à peine discuté par le docteur Otsuka, qui le considère d’un point de vue tout spécial, car il dit :


La doctrine socialiste est un produit de la civilisation occidentale et le résultat du choc de deux idées, l’individualisme et le cosmopolitisme. Il y a plusieurs sortes de socialisme, dont une offre des affinités très grandes avec nos idées traditionnelles sur les relations réciproques de certaines classes entre elles et envers l’État. Ce qu’on appelle socialisme d’État semble s’étendre dans notre pays ; on a aussi prétendu qu’il y était, pour ainsi dire, indigène et, par cela même, méritait d’être soutenu. Cela se peut ; en tout cas, la doctrine socialiste a beaucoup d’influence dans la politique chez les autorités locales et dans les questions financières. Si prépondérante est l’influence que le socialisme exerce dans quelques milieux qu’il semble bientôt devoir rivaliser d’importance avec les deux grands problèmes qui divisent le pays : la civilisation occidentale et le nationalisme. Cependant, nous ne pensons pas que, dans l’avenir, il puisse garder longtemps le rang auquel il prétend. Mais pour le moment, il profite de l’antagonisme entre la civilisation japonaise et la civilisation européenne.


En terminant son article, le docteur Otsuka semble partager, quoique à regret, la conviction, très répandue ici, que :


Dans le conflit avec les Européens, l’idéal japonais sera, à la longue, détruit. Le beau et le bien, tels que nous les avons connus et aimés, seront sacrifiés à des formes grossières d’utilitarisme moderne. Une chose me semble certaine, la culture japonaise ne peut pas vivre dans l’isolement. Son unique chance de durer serait dans la découverte possible, mais problématique, d’une méthode qui unirait, en les fondant ensemble, les deux civilisations.


L’éminent auteur conclut ainsi :


Il y a des pessimistes pour qui l’édifice colossal du progrès moderne est sapé dans sa base et fatalement condamné à s’effondrer comme s’est écroulé le grand empire romain. Il y a, d’autre part, des philosophes également convaincus du contraire, qui ne voient que des causes de stabilité et de durée dans les institutions d’Occident.


Il termine ces réflexions en exprimant sa confiance dans le vaste travail de régénération intellectuelle auquel sa patrie prend une si large part.


Une chose qui apparaît comme sûre aux profonds penseurs, dit-il, c’est que la civilisation matérielle d’aujourd’hui n’échappera au terrible cataclysme qui la menace que par l’adoption de principes spirituels et moraux, qui endigueront, conduiront et guideront son énergie. La moralisation de l’industrialisme est une tâche qui s’impose de plus en plus. N’est-il pas possible au Japon de prendre la part prééminente dans cette grande œuvre, et n’est-ce pas à lui de contribuer à sauver l’Europe et l’Amérique des dangers qui les entourent ?


Prévoir ou prédire est toujours périlleux, et d’ailleurs hors de nos moyens ; mais vraiment, dans ses aspirations vers un idéal plus élevé de la vie sociale, dans les efforts qu’il tente pour établir l’instruction publique sur des principes de morale et de justice, dans son ambition de donner à la jeunesse un sentiment plus noble de ses devoirs, le Japon offre un exemple digne d’être suivi par bien des nations.


VAY DE VAYA.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.