L’Evolution poétique de Paul Verlaine à propos d'un manuscrit du poète

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L’Evolution poétique de Paul Verlaine à propos d'un manuscrit du poète
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 595-632).
L’ÉVOLUTION POÈTIQUE
DE
PAUL VERLAINE
À PROPOS D’UN MANUSCRIT DU POÈTE

Je dois à l’obligeance de mon ami, le peintre Félix Bouchor, d’avoir pu étudier tout à fait à loisir un document qu’apprécieront les esprits curieux de reconnaître et de scruter les origines littéraires d’un poète. Ce document est un cahier de poésies composées et transcrites par Paul Verlaine, pendant la période la plus secrète de son existence, au fond de ces cachots rébarbatifs de la Belgique d’où il sortit, le cœur redevenu chrétien, et avec un talent renouvelé ou accompli par le plus admirable effort vers la sincérité et la simplicité parfaites.

Lorsque l’auteur de ce cahier de vers, qui porte le titre : Cellulairement, s’en sépara, il ne livrait rien d’inédit, si nous nous en tenons au sens ordinaire du mot. Sur les vingt poèmes plus ou moins étendus dont se composait le recueil, dix-neuf étaient imprimés et le seul qui, presque entièrement, restait à publier, ayant été, depuis ce temps, distribué par fragmens dans des groupemens ultérieurs, se trouve, à peu de chose près, divulgué comme tout le reste.

Le manuscrit, pourtant, par ce qu’il peut encore offrir d’inattendu, de vraiment initiateur, mérite une étude critique.

En attendant de pouvoir la produire, je voudrais apporter à des lecteurs lettrés les réflexions que l’examen minutieux de Cellulairement et la comparaison de cet ouvrage de Verlaine avec les poèmes du même auteur qui l’ont précédé, m’ont amené à faire sur la formation toute savante de cet artiste exceptionnel, sur la genèse obscure et la claire révélation de son intime originalité.


I

Si jamais écrivain parut peu préparé par son éducation, par ses antécédens, à devenir l’auteur du livre de Sagesse, c’est Paul Verlaine, on n’en peut pas douter.

Dans une étude, ancienne déjà, sur les poètes symbolistes, Jules Lemaitre, ingénieux critique s’il en fut, ayant à définir celui qu’il regardait alors comme le chef de l’école nouvelle, imaginait de le représenter comme un satyre à qui serait, par aventure, échue une âme musicale, et dont les chants tiendraient, sans doute, le milieu entre le maladroit récitatif d’un gardeur de troupeaux et la plainte d’Orphée. Vraisemblable, sous certains aspects, cette assimilation est plus séduisante qu’exacte. Ni à l’heure, déjà surprenante, de ses débuts, ni au moment, presque miraculeux, de sa maturité, ni dans le crépuscule louche et affligeant de sa caducité précoce, Verlaine n’a été ce rustique inspiré, que son irrésistible instinct pousse aux vulgarités, aux images obscènes, mais par momens transporte, transfigure et fait rayonner comme un dieu. Le jeune homme, chez lui, — on peut dire l’adolescent, — est déjà un insigne artisan du vers, un virtuose sans égal, un raffiné voluptueux, un dandy littéraire, et, — pourquoi reculer devant le mot ? — un corrompu.

Il fait au lycée Bonaparte d’assez bonnes études latines et grecques ; mais là n’est pas son cœur. A seize ans, en seconde, il a « tout lu en fait de poésies et de romans. » Il cache dans son pupitre les Misérables de Victor Hugo. La « sensualité » qui, d’après ses aveux, le « prit » et l’ « envahit » entre « douze et treize ans, » le pousse à rechercher une délectation morbide dans des poèmes qui lui parlent de « perversités, » de « nudités : » à quatorze ans il pioche les Fleurs du Mal, et, dit-il, « ne les comprend guère ; » il en demeurera pourtant comme obsédé. Les Cariatides et les Stalactites de Banville, achetées chez un bouquiniste du quai Voltaire, le remplissent d’admiration. Il est émerveillé d’Albert Glatigny, l’auteur des Vignes folles ; il croit trouver sa propre voie, en découvrant les Flèches d’or de ce souple improvisateur. Il demeure ébloui devant la « géniale entrée en scène » de Catulle Mendès et, quarante ans plus tard, il citera de mémoire avec des témoignages enthousiastes le prologue de ce premier recueil de vers, Philomela, qui fut « avec les Vignes folles, » écrit-il, « son livre de chevet. »

Au sortir du collège, il poursuit sans méthode, mais sans répit, ses investigations d’impatient chasseur d’idées, d’émotions, d’images. Il ouvre, avec une curiosité de bon aloi, les écrits du grand philosophe des temps nouveaux, notre Descartes, et ceux du moraliste cher à Mme de Sévigné, le rigoureux et délicat janséniste Nicole ; mais il y joint, avec une candeur bien regrettable assurément, le par trop pauvre et trop grossier catéchisme matérialiste de l’Allemand Büchner, Force et Matière. Ses historiens favoris sont Michelet, Henri Martin, Louis Blanc, — et le pamphlétaire Rogeard, l’auteur de ces Propos de Labiénus, considérés par plus d’un étudiant de la fin du Second Empire comme aussi éloquens ou même aussi profonds que les Annales de Tacite. Il est Proudhonien, pour avoir feuilleté assidûment La Justice dans la Révolution et dans l’Église. Parmi les critiques classiques dont il a reçu des directions, figurent, on s’en douterait, Villemain, Sainte-Beuve ; mais il s’est plongé très avant dans la Littérature anglaise de Taine ; surtout, il s’est initié au maniérisme violent, à la rudesse originale, à la subtilité hardie, acérée, abusive, des auteurs dramatiques anglais du XVIe siècle et plus encore à la cynique effronterie de mœurs d’une Italie de décadence, en s’éprenant de Shakspeare, de Marlowe, Webster, Ford, Ben Jonson, ce qui était permis, en s’engouant aussi, ce qui pouvait être fâcheux, de ce brillant goujat de lettres, l’Arétin, à travers les travaux non pas précisément solides, mais suggestifs, de Philarète Chasles. Très friand de couleur locale, il va droit aux vieux chroniqueurs : Palma Cayot, le Loyal Serviteur, le Journal de l’Estoile, et il se plonge aussi dans les Mémoires : il savoure le parler du vieux Montluc et ses harangues glorieuses ; il suit de tous ses yeux les pénétrans coups de burin de Saint-Simon. Il fait ses dévotions dans d’Aubigné, vigoureux prosateur, Apre, émouvant, original poète. Il a fouillé les traductions des grands auteurs dramatiques ou épiques de tous les temps, celles de Goethe, de Shakspeare, de Calderon, de Lope de Vega, et le Ramayana, le Baghavad-Djita, le Mahabarata, d’autres encore. Il a pour peu d’argent déniché, — il ne dit pas où, — les ouvrages de Gongora « texte espagnol, édition du temps : » il y étudie le cultisme. Ce que l’on a mis en français des éminens romanciers d’outre-Manche, Thackerav et Dickens, ne lui échappe pas : il goûte encore plus le Rouge et le Noir de Stendhal, la Chartreuse de Parme. Il ressusciterait les « petits maîtres » de 1830, et se complaît chez les plus démodés : il ne voit pas le mot pour rire dans les truculences de Pétrus Borel ; il fait venir d’Angers, dans l’édition qu’a imprimée Victor Pavie, le livre rare d’Aloysius Bertrand, ce Gaspard de la Nuit, particulièrement goûté par Sainte-Beuve. Il serait, si la mode en était déjà revenue, « romantique, » et « fatal » comme Barbey d’Aurevilly, dont il ruminait au collège l’Ensorcelée, dont il admirera, plus tard, jusqu’à s’être essayé à les continuer en vers, les Diaboliques. Hugolâtre, cela va sans dire, — tout le monde l’était parmi les bons rimeurs « de ce soixante-sept à ce soixante-dix, » — il sait par cœur la Fête chez Thérèse et ce sont les seuls vers français (au dire de son condisciple Lepelletier) que sa mémoire, étonnamment fidèle toutefois, ait pu ou voulu retenir. Sur le même échelon que les meilleurs recueils du « Père Hugo, » il placerait pourtant un tout petit in-32, lu et relu, les Emaux et Camées, et si quelqu’un a égalé, — je ne dirai pas dépassé, — l’admirable travail de ce millier de vers forgés par le plus richement doué de nos ouvriers d’art, Théophile Gautier, c’est l’auteur des Fêtes galantes.

Pour aussi libertin, dans les deux sens du mot, que l’aient laissé les années de collège, et quoiqu’il nous paraisse, avant tout, s’attacher à continuer routinièrement la tradition de tant de bons garçons, qui, parvenus au tournant assez dangereux de la vingtième année, eurent pour principal souci de mener la vie de Bohème et de rééditer ces fredaines de quartier Latin, magnifiées ou romancées par le très populaire, très banal, mais non pas très inoffensif Henri Mürger, Verlaine n’est-il pas déjà, — ne fût-ce qu’un moment et dans l’intervalle de deux excès, — tenté de ne pas réprimer on ne sait quelle aspiration vers un autre idéal ? Avec la même avidité qu’il a pu mettre à dévorer les contes de Crébillon fils, et toute cette littérature érotique du règne de Louis XV, répudiée avec une sorte d’horreur par l’idéalisme élevé des grandes âmes romantiques, il passe brusquement, comme pour changer d’air, à la lecture de Joseph de Maistre, et manifeste une salubre joie à voir courir le flot puissant, pénétré de fraîcheur, de ce torrent d’apologétique chrétienne. Il aime les mystiques : il a pour l’Espagnole d’Avila, sainte Thérèse, une prédilection ; il ne se lasse pas de méditer sa vie.

Tout cet acquis n’étouffe pas en lui les germes naturels d’originalité, mais les recouvrira d’abord et les comprimera comme sous une armure de brillant savoir. Qu’est-ce que les Poèmes Saturniens ? Un assemblage industrieux et sans nul doute intéressant d’impressions qui n’ont pas été ressenties au contact immédiat de la nature ou de l’humanité, mais qui, notées avec discernement, chez des poètes antérieurs, Hugo, Gautier, Banville, Baudelaire, Glatigny, Leconte de Lisle et d’autres, par un goût fin, très exercé, très averti, ont été englouties plutôt qu’assimilées par la mémoire.

Dans le Prologue et dès les premiers vers, quelques noms à l’aspect barbare, Rama, Valmiki, Bhagavat, la Ganga, et le Kchatrya mettraient en garde le lecteur le moins doué de sens critique, et, lorsqu’on voit passer, tout aussitôt, les vocables homériques ou eschyléens, Hellas, Akhaïos, Hektor, Akhilleus, Orpheus, transcrits avec cette orthographe agressive et puérilement renouvelée du grec, à laquelle attachait un prix exorbitant l’auteur, roué ou ingénu, des Poèmes antiques, on ne résiste pas à la tentation de s’écrier : Voilà le plagiat ! Et c’est, je crois, une méprise.

Il n’est pas inutile ici de remarquer combien le sens artistique de Paul Verlaine, bien plus aigu que celui du grand nombre des Parnassiens, — le très subtil « Catulle » mis à part, — répugne, de bonne heure, à s’incliner devant la froide et décevante majesté des poèmes du chef du chœur. N’oublions pas à quel mépris, — très injuste, je le reconnais, — aboutira le sentiment, ou le ressentiment, du poète des Invectives :

Cet individu fait de la poésie
Qu’il émet, d’ailleurs sous « un nom pompeux »
Comme dit Molière à propos d’un fossé bourbeux[1]

L’auteur des Poèmes Saturniens ne pouvait pas avoir, aux environs de 1866, l’idée de se montrer à ce point dédaigneux : mais il est bien déjà le parodiste, à la physionomie impassible de clown anglais, qui, dans Jadis et Naguère, produira cette série de pastiches : À la manière de plusieurs, et il goûte si fort ce jeu d’adresse où il excelle que l’on commettrait une bévue en négligeant d’envisager, sous cet aspect ironique et railleur, certains morceaux de son premier ouvrage.

Qu’on relise Monsieur Prudhomme avec cette arrière-pensée que le sonnet, intitulé ainsi, pourrait être une simple charge,

Il est grave, il est maire et père de famille.

et qu’on daigne seulement noter l’allure des tercets :

Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,

Ces fainéans barbus, mal peignés, il les a
Plus en horreur que son éternel coryza,
Et le printemps en fleurs brille sur ses pantoufles.

On avouera que c’est ici une caricature, exécutée avec un art au moins malicieux, dans le goût de l’ami Coppée.

Ce pourrait être un divertissement que de chercher dans les Poèmes Saturniens les autres parodies : il y en a de Catulle Mondes, de Villiers de l’Isle-Adam, du premier Mallarmé, de Théodore de Banville : pourquoi Leconte de Lisle eût-il été plus épargné ? Mais, si l’on veut un mot moins absolu, moins déplaisant, nous verrons là des partis pris d’émulation.

Reportons-nous, pour y trouver un argument de plus, à ce « cuadro de chevalet » des Fleurs du Mal :

XCIX

Je n’ai pas oublié, voisine de la ville.
Notre blanche maison, petite, mais tranquille,
Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus,
Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus.
Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,
Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe,
Semblait, grand œil ouvert dans le ciel curieux.
Contempler nos dîners longs et silencieux,
Répandant largement ses beaux reflets de cierge
Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.


Voici comment le très habile débutant va refaire ce joli tableau :

APRÈS TROIS ANS

Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,
Je me suis promené dans le petit jardin
Qu’éclairait seulement le soleil du matin,
Pailletant chaque fleur d’une humide étincelle.

Rien n’a changé. J’ai tout revu : l’humble tonnelle
De vigne folle avec les chaises de rotin…
Le jet d’eau fait toujours son murmure argentin
Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.

Les roses comme avant palpitent ; comme avant,
Les grands lys orgueilleux se balancent au vent.
Chaque alouette qui va et vient m’est connue.

Même j’ai retrouvé debout la Velléda,
Dont le plâtre s’écaille au bout de l’avenue,
— Grêle, parmi l’odeur fade du réséda.

Ce sont les mêmes traits, adroitement repris et à peine altérés : le soleil du matin a remplacé celui du soir, et Velléda a délogé Pomone. Mais déjà les menus détails sont vus par un autre œil plus sensible, plus scrutateur, et, si je puis risquer l’expression, plus tenace.

Autant, d’ailleurs, cette influence prétendue, mais toute en apparence, de Leconte de Lisle est contestable ou, pour le moins, à négliger, autant on risquerait d’omettre un trait essentiel si, sur la foi de Verlaine lui-même, on évitait de signaler l’ascendant très marqué que prit, avant tout autre, et que reprit, plus d’une fois, sur le jeune poète, ce mystique blasphémateur, aux vers industrieusement élaborés et nettoyés de chevilles ou de longueurs jusqu’à nous paraître parfaits, ce mosaïste, armé de fine érudition, un vrai book-worm, dévorateur de certains livres seulement, des poètes latins et de quelques auteurs anglais pas toujours bien compris[2], ce maladif, ce sombre, cet exsangue André Chénier de l’école des « impeccables. »

Or ce n’est pas impunément qu’à l’âge où l’esprit est si facile à façonner et même à déformer, cereus in vitium flecti, l’adolescent précoce a entendu, a retenu ces invitations à l’ivresse, Le vin des chiffonniers, Le vin des Amans, Le vin de l’Assassin, Le vin du Solitaire :

Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,
Les baumes pénétrans que ta panse féconde
Garde au cœur altéré du poète pieux ;

Tu lui verses l’espoir, la jeunesse et la vie.
Et l’orgueil, ce trésor de toute gueuserie,
Qui nous rend triomphans et semblables aux dieux.

Et si Verlaine, en 1868, écrit le petit livre, les Amies, qu’il n’ose pas, pourtant, produire au jour sans déguiser son visage de jeune auteur et sans abandonner l’honneur, plutôt suspect, de ces sonnets « artistes, » mais libidineux, au licencié de Ségovie Pablo de Herlañez ; s’il s’est complu, comme un peintre de la décadence florentine, à perpétrer ces études de musée secret, c’est pour avoir sans doute été de très bonne heure initié par l’édition princeps des Fleurs du Mal à des égaremens voluptueux, exaltés dans des vers d’une harmonie alliciante :

Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses, etc.

Pour ne parler que des œuvres que l’on peut lire, le sceau de Baudelaire est reconnaissable partout dans les Poèmes Saturniens, du titre à l’épilogue. Le titre, — Charles Morice l’a noté très justement, — est dérobé à ce sonnet-préface de l’édition remaniée des Fleurs du Mal : « Epigraphe pour un livre condamné[3]. »

Lecteur paisible et bucolique.
Pâle et naïf homme de bien.
Jette ce livre Saturnien,
Orgiaque et mélancolique.

Si tu n’as fait ta rhétorique
Chez Satan, le rusé doyen,
Jette, tu n’y comprendrais rien…

La réflexion philosophique du Prologue :

Aujourd’hui l’Action et le Rêve ont brisé
Le pacte primitif par les siècles usé
Et plusieurs ont trouvé funeste ce divorce
De l’Harmonie immense et bleue et de la Force,

n’est qu’une redite diluée du distique baudelairien, plus concis, plus nerveux :

Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait.
D’un monde où l’Action n’est pas la sœur du rêve.
(Le reniement de saint Pierre.)

Ce vers du Cauchemar : « Sans bride, ni mors, ni trêve » est la transcription, avec un simple changement de rythme, de ce vers du Vin des Amans : « Sans mors, sans éperon, sans bride. »

L’image finale de la pièce Dans les bois :

… sous un fourré, là-bas, des sources vives
Font un bruit d’assassins postés se concertant,

malgré tout l’intérêt de l’effet de surprise obtenu si adroitement par le doigté de Verlaine, perd quelque chose de son air d’originalité, lorsqu’on découvre une première intention de cette image dans un vers de la pièce de Baudelaire intitulée Sépulture :

Vous entendrez toute l’année
Sur votre tête condamnée
Les cris lamentables des loups…
Et les complots des noirs filous.

La pièce Soleils couchans, rangée dans Paysages tristes, pièce exquise d’ailleurs avec sa sinueuse phrase musicale :

La mélancolie
Berce de doux chants
Mon cœur qui s’oublie
Aux soleils couchans,

Et d’étranges rêves
Comme des soleils.
Défilent sans trêves,
Défilent pareils
À de grands soleils
Couchans, sur les grèves,

n’est-elle pas l’écho, mais cette fois plus pénétrant et plus parfait, d’accens déjà délicieux ?

Les soleils couchans
Revêtent les champs.
Les canaux, la ville entière
D’hyacinthe et d’or :
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.

(L’invitation au voyage.)

Et le Nocturne Parisien ? La première partie, pour l’allure et l’arrangement, était une réminiscence de Hugo, avec cet effet amusant : « Toi, Seine, tu n’as rien » qui parodie le vers fameux : « Mais Grenade a l’Alhambra » de la pièce des Orientales ; pour le style et pour les images, le jeune virtuose y pastichait aussi le « maître, » ou le « patron, » Leçon te de Lisle lui-même, à le rendre jaloux de cette imitation. Mais la deuxième partie s’inspire surtout des Paysages parisiens :

... Deux quais, et voilà tout.
Deux quais crasseux, semés d’un bout à l’autre bout
D’affreux bouquins moisis et d’une foule insigne
Qui fait dans l’eau des ronds et qui pêche à la ligne.
..................
Puis tout à coup, ainsi qu’un ténor effaré
Lançant dans l’air bruni son cri désespéré,
Son cri qui se lamente et se prolonge et crie,
Éclate en quelque coin l’orgue de Barbarie.
..................
C’est écorché, c’est faux, c’est horrible, c’est dur,
Et donnerait la fièvre à Rossini, pour sûr ;
Ces rires sont traînés, ces plaintes sont hachées ;
Sur une clef de sol impossible juchées,
Les notes ont un rhume et les do sont des la ;
Mais qu’importe ! l’on pleure en entendant cela !
..................

Et puis l’orgue s’éloigne et puis c’est le silence.
Et la nuit terne arrive et Venus se balance
Sur une molle nue au fond des cieux obscurs :
On allume les becs de gaz le long des murs.

Baudelaire n’est pas le seul poète à qui le jeune auteur ait fait vraiment payer tribut. La manière nette, fine, curieusement pittoresque des proses romantiques d’Aloysius Bertrand, ce miniaturiste sur vélin cher à David d’Angers, se retrouve dans l’Effet de nuit, d’où se détache

… un gros de hauts pertuisaniers
En marche… et leurs fers droits, comme des fers de herse.
Luisent à contresens des lances de l’averse.

C’est Théodore de Banville qui a planté dans la mémoire de l’adolescent ces vers de la Voie lactée, du livre des Cariatides :

Et léguant devant tous leur étude profonde
À la postérité, cette voix qui féconde,
Chantèrent au soleil, harmonieux Memnons…

Ce souvenir viendra se placer, on peut le dire, machinalement dans la conclusion de l’Épilogue :

Afin qu’un jour, frappant de rayons gris et roses
Le chef-d’œuvre serein, comme un nouveau Memnon,
L’Aube-Postérité, fille des temps moroses.
Fasse dans l’air futur retentir notre nom.

C’est Hugo, avec son alliance de mots si expressive et si exacte,

Gravir le dur sentier de l’inspiration,

et c’est aussi Théophile Gautier, avec ses déclarations de principes sur la nécessité de la forme impeccable et de l’effort laborieux pour sculpter l’œuvre d’art dans une matière dure, qui prêtent leur autorité à ce Credo littéraire proclamé emphatiquement :

Ce qu’il nous faut à nous, c’est aux lueurs des lampes
La science conquise et le sommeil dompté,
C’est le front dans les mains du vieux Faust des estampes,
C’est l’Obstination et c’est la Volonté.
..................

Libre à nos inspirés, ceux qu’une œillade enflamme,
D’abandonner leur être aux vents comme un bouleau :
Pauvres gens ! L’Art n’est pas d’éparpiller son âme :
Est-elle en marbre ou non, la Vénus de Milo ?

Enfin, c’est dans une pièce des Flèches d’or, le Nocturne, d’Albert Glatigny, que plonge, par toutes ses racines, le curieux poème intitulé le Walpurgis classique. Ce « Watteau rêvé par Raffet, » — l’expression a été enchâssée dans le poème même par son auteur, et sa précision critique indique assez l’artifice de son travail, — semble annoncer déjà le recueil qui fera suite aux Poèmes Parnassiens.

Puisque j’ai prononcé le nom d’Albert Glatigny, on me permettra de ne pas trop vite glisser sur ce rapprochement qui a son importance aussi : Glatigny et Verlaine. Parlant des Vignes folles, Paul Verlaine vieilli emploiera le mot de chef-d’œuvre et nous dira qu’il se fait fort de le justifier : « J’y retrouvai mon cœur naïf, mon esprit à la vent-vole, en outre de l’art de tourner le vers, comme on dit vulgairement et bien, après tout ! » A ceux qui ne connaissent pas les Flèches d’or et les Vignes folles, la lecture du Nocturne révélerait ce qu’il y eut, à un moment, de promesses de renommée dans le talent de Glatigny, de ce nomade lettré dont Verlaine envia les dons et qui lui ressemblait, par bien des traits, comme un grand frère.

Le Nocturne, qui contient déjà l’expression « ce Walpurgis français, » d’où est sortie la pièce de Verlaine, serait digne d’être placé au rang des ouvrages les plus heureux, s’il ne procédait pas lui-même d’un original antérieur. Il est bon de s’en souvenir : le point de départ de cette poésie galante est dans Théophile Gautier. Dès 1838, le maître artiste avait tout indiqué, sinon tout dit, dans trois petites pièces de la Comédie de la Mort : Rocaille, Pastel, Watteau. On ne lit plus assez ce superbe ouvrage. Il pourrait rappeler aux réformateurs et aux déformateurs du vers français, à leurs disciples, s’il en reste, que les poètes les plus grands ont dû la moitié de leur gloire à la possession complète du métier : si l’on prétend trouver à cette règle une exception, ce n’est pas plus Verlaine que Gautier qui la fournit.

Je ne crois pas nécessaire de supposer que pour peindre cet habile et piquant tableau :

… Imaginez un jardin de Lenôtre
Correct, ridicule et charmant,

Verlaine ait eu besoin d’en prendre dans Gautier les élémens : l’intermédiaire offert par Glatigny a pu suffire. Ce qui n’est pas douteux, ce qu’il importera de démontrer, c’est que, pour composer son second ouvrage, Fêtes galantes, livré à l’impression trois ans plus tard, Verlaine s’est résolument débarrassé de la plupart de ses admirations, mais qu’il n’en est que plus inféodé à ces deux maîtres : Théophile Gautier et Shakspeare. Leur influence souveraine épure et subtilise, à un incroyable degré, son talent d’ouvrier en vers, déjà si varié, si net, si fin, si assoupli, si fertile en métamorphoses.


II

Les Fêtes galantes ne contiennent que vingt-deux pièces, et tout ce lot ne donne, en somme, qu’un peu plus de quatre cents vers. S’il était prouvé que Verlaine ait jamais lu les Travaux et les Jours, on pourrait croire qu’il a retenu d’Hésiode le dicton si judicieux des laboureurs béotiens : « La moitié, est parfois plus grande que le tout, » c’est-à-dire, vaut davantage. Mais pour être très pénétré de cette vérité paradoxale et méconnue des poètes français depuis le jour où l’on rompit avec la tradition classique, Verlaine n’aurait eu qu’à soupeser son petit livre favori, les Émaux et Camées. Sous sa première forme, avant les additions qui l’ont plutôt étendu qu’enrichi, ce chef-d’œuvre de facture de Théophile Gautier était, lui-même, un de ces ouvrages légers et drus, où chaque mot semble indispensable, où chaque image a pris et gardera son caractère essentiel. La morale des stoïciens a pu tenir dans le Manuel d’Épictète et toutes les bibliothèques des philosophes, au jugement du plus grand orateur romain, ne valaient pas le répertoire minuscule, mais sacré, des lois des douze tables : vingt volumes de lyrisme épais, amplifié, diffluent, « expansif, » peuvent être moins pleins que le fasciculet de romances d’un vrai poète.

Verlaine doit bien autre chose au « vieux Sachem » Théophile Gautier qu’une leçon de goût. Il suffit, pour s’en assurer, de relire les Variations sur le Carnaval de Venise. Une moitié de l’invention et des effets de coloris des Fêtes galantes est là. Arlequin, « nègre par son masque » et madré « serpent par ses vives couleurs, » son « souffre-douleurs » Cassandre, le blanc Pierrot, qui bat « de l’aile avec sa manche, comme un pingouin sur un écueil, » le docteur Bolonais qui « rabâche, » Scaramouche, qui, d’un coup d’épaule, écarte Trivelin et, d’une main preste, tend à Colombine « son éventail et son gant » et, traversant cette musique, l’inconnue en domino noir !… mais son « malin regard en coulisse » l’a décelée :

Ah ! Une barbe de dentelle
Que fait voler un souffle pur.
Cet arpège m’a dit : C’est elle !
Malgré les réseaux, j’en suis sûr.
Et j’ai reconnu, rose et fraîche,
Sous l’affreux profil de carton,
Sa lèvre au fin duvet de pêche,
Et la mouche de son menton.

Plus encore qu’à ce carnaval fantastique, où l’on peut voir comme un allegretto d’introduction de la sonate poétique de Gautier, certains tableaux des Fêtes galantes ressembleraient à l’andante si pénétrant : Clair de lune sentimental. J’y renvoie le lecteur, puisqu’on ne peut pas tout citer.

Le biographe le plus copieux et non le moins utile de Verlaine, Edmond Lepelletier, affirme sans hésitation que l’idée des Fêtes galantes aurait été suggérée à l’auteur par la lecture du XVIIIe siècle des deux Goncourt et, plus encore, par l’admiration des peintures de la galerie Lacaze, qui, nous dit-il, venaient d’entrer au Louvre. Il s’est trompé de date. C’est plusieurs mois après la publication des Fêtes galantes que l’État accepta le legs de la collection Lacaze, et le public ne la connut qu’en 1870. Mais eût-elle, depuis longtemps, reçu la visite de Paul Verlaine, il n’y a rien de commun entre l’art brillante et froid de Pater, de Lancret, ou même les exploits de palette du grand Watteau et cette poésie, inquiète sous ses airs badins, pensive jusqu’à la douleur sous le réseau du bel esprit, que le prêtre shakspearien, Théophile Gautier, avait révélée à Verlaine et de laquelle notre jeune poète au goût dédaigneux, aux préférences délicates, devait s’éprendre avec d’autant plus de vivacité, qu’il en retrouvait tous les traits, en abordant aussi, et peut-être au même moment, l’œuvre du dieu Shakspeare.

Il l’abordait de biais, par les traductions ; mais il en rapporta pourtant des impressions très précieuses. Dès les premiers vers des Fêtes galantes on reconnaît la source de magie où Verlaine est allé s’abreuver :

Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leur déguisemens fantasques.

Ce « paysage choisi » s’est révélé à lui dans le Songe d’une Nuit d’Été. Les personnages, nonchalans, rêveurs, un peu fous, ne sont pas détachés de l’Embarquement à Cythère ou de toute autre toile au charme vif, précis, du XVIIIe siècle français : ils errent dans ce bois, plein de naïves illusions et de cuisans chagrins d’amour, du duc Thésée : « Vous plairait-il de voir notre épilogue ? » demande le lourdaud Bottom à son seigneur, « ou d’entendre une danse bergamasque, à deux, de votre troupe ? » — « Pas d’épilogue, je vous prie : votre pièce n’a pas besoin de s’excuser. Vienne la bergamasque… »

Quel roué de l’époque de la Régence, rimant une lettre à l’absente, irait, pour lui donner l’idée d’un fol amour « égal » aux « plus célèbres flammes, » chercher le souvenir de Cléopâtre et comparer sa propre déraison aux folles équipées des « triumvirs ? » Marivaux lui-même, pour lire un peu de Shakspeare, est obligé de se procurer des versions manuscrites[4]. La traduction de Letourneur ne s’était pas encore répandue. Verlaine avait à sa disposition des calques à demi exacts, celui de Guizot par exemple. Il découvre donc dans Shakspeare le plus grandiose des romans d’amour mis à la scène avec une royale profusion d’images héroïques et il écrit au lendemain de quelque lecture enfiévrée :

Cléopâtre fut moins aimée, oui, sur ma foi !
Par Marc-Antoine et par César que vous par moi,
N’en doutez pas. Madame, et je saurai combattre
Comme César pour un sourire, ô Cléopâtre,
Et comme Antoine fuir au seul prix d’un baiser.

La pièce intitulée Les Indolens peut paraître, à bon droit, l’une des plus curieuses du recueil, et tout à fait troussée dans la manière du Verlaine de ce temps-là :

Bah ! malgré les destins jaloux,
Mourons ensemble, voulez-vous ?
— La proposition est rare.

— Le rare est le bon. Donc mourons
Comme dans les Décamérons.
— Hi ! hi ! hi ! quel amant bizarre.

— Bizarre, je ne sais. Amant
Irréprochable, assurément.
Si vous voulez, mourons ensemble !

— Monsieur, vous raillez mieux encor
Que vous n’aimez, et parlez d’or :
Mais taisons-nous, si bon vous semble.

Si bien que ce soir-là Tircis
Et Doriméne, à deux assis
Non loin de deux Silvains hilares,

Eurent l’inexpiable tort
D’ajourner une exquise mort.
Hi ! hi ! hi ! les amans bizarres.

La saynète est vraiment jolie. Mais quoi ! Ces amoureux, moins élégans sans doute, moins lettrés, on les reconnaît, on les a entrevus dans une gaillarde chanson de Troïlus et Cressida. Verlaine a transposé et, si l’on veut, transfigure une demi-douzaine de vers que Shakspeare fait chantonner par un de ses personnages comiques les moins décens, le sire Pandarus de Troie :

Les amoureux crient O ! O ! C’est la mort !
Pourtant ce qui semble blessure à tuer
Fait tourner O ! O ! en hé ! hé ! hé !
Ainsi l’amour qui râlait vit encore :
O ! O ! pour un moment, mais : hé ! hé ! hé !
O ! O ! finit sa jérémiade en hé ! hé ! hé !

Le Colloque sentimental, qui met fin au recueil, nous ramène à cette féerie où nous avait déjà conduits le Clair de lune du début, c’est-à-dire au Songe d’une Nuit d’Été, l’un des chefs-d’œuvre délicats de l’invention shakspearienne ?

Te souvient-il de notre extase ancienne ?
— Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?

— Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve ? — Non.

— Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
— Où nous joignions nos bouches ! — C’est possible.

— Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir !
— L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Ce dialogue si serré, aux questions et réponses entre-croisées, comme deux lames de combat froides, rigides et brillantes, est la mise en valeur d’une amère réflexion de Lysandre. Aux craintes tendres d’Hermia, le mélancolique amoureux ajoute, pour surenchérir, un couplet tout formé de sombres pressentimens. Il énumère les fléaux, dont un suffit pour assiéger et ruiner la sympathie entre deux cœurs qui rêvaient de s’unir par une tendresse éternelle : elle devient « momentanée ainsi qu’un son, rapide comme une ombre, brève comme un songe, fugitive comme, dans la nuit ténébreuse, l’éclair, qui, d’un seul trait capricieux, découvre ciel et terre en même temps, et, avant qu’un homme ait eu le temps de dire : Regardez ! les mâchoires de la tristesse achèvent de la dévorer : tant ce qui resplendit, devient, dans un instant, ombre confuse ! »

Ce n’est pas, on peut bien le croire, mon dessein de diminuer, par ces rapprochemens, l’admiration que les lecteurs de Verlaine doivent avoir pour cette œuvre de jeunesse, la plus fine de forme qu’il ait peut-être produite, et la plus accomplie dans l’art d’associer les mots selon la loi du rythme, de les faire, comme il lui plaît, soupirer ou sourire. Mais, quel que soit le prix des Fêtes galantes, et malgré le pas de géant qui les sépare du recueil antérieur, en les tramant, en les brodant avec des doigts presque aussi exercés, aussi ingénieux et quelquefois aussi subtilement pervers que ceux des serviteurs ailés de Thésée et de Prospero, Verlaine n’est pas arrivé à ce grand résultat de l’art, qui est de produire au grand jour le plus profond de tout son être. C’est toujours son vibrant cerveau de très rusé littérateur qui l’élève presque au niveau des maîtres qu’il s’est choisis, mais desquels, en dépit de tout, il dérive et dépend. Ce n’est pas le sang de son cœur d’homme, ou, si l’on veut, d’enfant naïf, — d’un cœur que les douleurs ont rafraîchi, ont fait revivre et que la foi exalte puissamment, — qui se répand encore dans ses ouvrages.


III

Les changemens profonds, bouleversant l’être du tout au tout, sont d’ordinaire préparés par plus d’un événement. Même la flèche de clarté, qui, sur le chemin de Damas, terrassa jadis le patron de Verlaine, l’apôtre Paul, et fit entrer, comme un glaive de feu, dans l’âme du païen le plus hostile au Christ, la foi nouvelle, n’aurait point dessillé ses yeux, si le dessein providentiel déterminant sa volonté ne l’eût acheminé sur cette voie, où devait brusquement briller la lumière surnaturelle. Et c’est peut-être ainsi qu’entre l’instant que nous venons d’atteindre et le moment où il nous tarde d’arriver, nous pourrions bien apercevoir, dans la façon de vivre et la façon d’écrire de Verlaine, quelques obscurs linéamens de sa conversion.

Dès les années 1869-1870, le vice du poète, — il ne faut pas mâcher les mots, — était l’ivrognerie. Il ne s’en est jamais caché. Ce ne sont pas seulement les « absinthes » et les « cognacs » du café de Suède, c’est le terrible alcool d’estaminet des Flandres qui l’incitait, selon son expression très peu fardée, à « se saouler carrément. » A Fampoux, près d’Arras, pendant les séjours quelquefois assez prolongés qu’il fit près de son oncle le fermier, il avalait, à verres pleins, par curiosité, par fanfaronne veulerie, « de l’brenne et chel’blinque, et du gnief, sans compter les bistoules, » — « mois amusans, » nous dit-il, mais « choses dures pour un estomac de vingt ans et préjudiciables à une tête déjà en l’air. » Il était à Fampoux, le soir où il apprit la mort de sa cousine Elisa, la bonne protectrice qui lui avait spontanément fourni de quoi payer l’impression de ses premiers vers : il ressentit un lourd chagrin, et si amer qu’il ne trouva, pour l’adoucir, rien de plus à propos que d’appeler à son secours la torpeur d’une noire ivresse.

Il descendait sur cette pente-là, quand la rencontre de Mathilde Mautté, la demi-sœur de son ami, le compositeur de musique Charles de Sivry, changea, pour quelque temps, l’allure et le sens de sa vie. Il a raconté ce roman, en prose un peu caduque dans ses Confessions, en vers jeunes et frais dans la Bonne Chanson ; il y a fait allusion avec douceur, avec tristesse, avec amertume, avec haine, dans tous ses volumes de vers et ce serait à peine exagérer que de dire dans tous ses ouvrages.

Il a noté le dialogue qui s’échangea entre elle et lui, lorsqu’ils se saluèrent pour la première fois, elle à son aise et gazouillant des mots de politesse sans portée, lui maladroit, mais sérieux, mais expressif, et engagé tout aussitôt, sans savoir comment ni pourquoi. « Mon frère m’a souvent parlé de vous et même m’a fait lire des vers qui sont peut-être… trop forts pour moi. » — « J’espère pouvoir faire bientôt des vers qui mériteront mieux l’honneur que vous voulez faire à ceux que vous connaissez de moi. » Ce fut là le point de départ de la Bonne Chanson. Elle parut, le 3 décembre 1870, au milieu des premiers désastres. « C’est une fleur dans un obus, » fut le remerciement de Victor Hugo. « Je ne sais si c’est bien vrai, écrit Verlaine en citant la formule du grand louangeur, mais toujours est-il que j’ai, dès l’origine, gardé une prédilection pour ce pauvre petit recueil où tout mon cœur purifié se mit… »

Sans être une œuvre puissante, ou pénétrante seulement, comme les deux autres qui suivront, cet hommage d’amour mérite l’attention par ce caractère tranché : il est l’indication, le premier résultat d’une orientation nouvelle. Plus d’intermédiaire, cette fois, au moins dans les meilleures pages du recueil, entre le poète et les sensations qu’il prend à tâche de traduire. Les clichés d’école sont répudiés. Les attitudes convenues, les cadres faits d’avance, les formules de tradition, l’expression déjà fixée, tout cela se retire le plus souvent pour faire place au détail vrai, directement perçu, au sentiment léger, mais finement teinté d’émotion, à je ne sais quelle langueur que le tourment de l’imagination et l’exaspération des sens exalteront parfois jusqu’à donner au nerveux prétendant l’illusion de ressentir la passion profonde. Cet éveil d’une ardeur, non pas intime ni irrésistible, mais curieusement mêlée d’impatience et de timidité, semble dicter à l’écrivain la très lucide et très agile notation de tout ce qu’il éprouve ou de tout ce qu’il voit dans le paysage du Nord. C’est là que son roman s’engage et se déroule avec cette rapidité d’enchantement qui est pour les esprits doués — ou affligés — d’imagination, le bienfait de l’éloignement en attendant de devenir le péril de l’absence.

À quelques traits, d’une fidèle et expressive précision, saisis au vol par des yeux ravis :

En robe grise et verte avec des ruches,

ou par une oreille charmée :

Sa voix était de la musique fine,

on peut déjà prévoir ce que deviendra cet art, quand le poète aura été vraiment bouleversé par ses émotions et qu’ayant bu la plus amère lie de la tristesse humaine ou savouré le vin miraculeux de la divine charité, il laissera monter uniquement les cris du cœur, dans leur naïveté que rien n’imite, n’embellit, ne remplace, n’égale.

Quelques pièces, d’ailleurs, de cette Bonne Chanson semblent venir d’un peu trop loin ou n’avoir guère pour objet que d’étoffer un trop mince recueil. Ici, l’alliance de l’impression sentimentale et d’une sorte d’harmonie, d’écho consonant fourni par la Nature, rappelle l’art de Shakspeare ; là, s’est glissé le souvenir involontaire ou la simulation préméditée du coloris éteint des poètes pré-romantiques. Plus d’un morceau reste si constamment tendu vers l’effet de simplicité, qu’il n’a plus l’air d’avoir été écrit pour être lu, mais pour être chanté. Somme toute, ce naturel nous laisse, malgré nous, comme une sensation de nudité : la nudité, qui ne s’étale pas superbement, court le risque de paraître pauvre. Peut-être même, à regarder trop attentivement et à respirer de trop près ce bouquet blanc de fiancée, finirait-on par s’aviser d’y découvrir quelque nuance de fadeur. Mais cette poésie, un peu trop assagie, un peu trop retenue, — un peu trop émondée aussi (nous affirme l’auteur), par la censure au moins étrange d’un libraire qui, tout à coup, s’était révélé pudibond, — la voici traversée d’une crainte mystérieuse : « Je tremble, » écrit Verlaine à l’indolente, à l’hésitante fiancée, « je tremble à la pensée » que « désormais ma loi, » c’est « un mot, un sourire » de votre bouche :

Et qu’il vous suffirait d’un geste.
D’une parole ou d’un clin d’œil,
Pour mettre tout mon être en deuil
De mon illusion céleste.

Il lui semble qu’il discerne, dans le bleu du ciel, un point noir, précurseur de l’orage. Est-ce un réel pressentiment ? Au moment d’atteindre de la main le bonheur qu’il avait rêvé, Verlaine eut-il l’intuition d’un avenir plein de ténèbres ?

On sait comment cette félicité fragile s’écroula. Repris par ses funestes habitudes, devenu pour sa jeune femme un objet de dégoût, peut-être même de terreur, subjugué par la tyrannie de ce cynique et formidable adolescent, Arthur Rimbaud, qui « né pour l’action, » comme l’a dit un bon apologiste de Verlaine[5], prit sur « un être tout de sensation » l’influence de ce qui est « simple » sur ce qui est « subtil, compliqué et flottant ; » ne trouvant plus, d’ailleurs, dans son propre foyer qu’intimes ennemis et que sujets d’affliction, préoccupé sans doute aussi, — on l’oublie un peu trop, — de ne pas rester à portée des Conseils de guerre et des magistrats enquêteurs instruisant, à ce moment-là, sans beaucoup de pitié, le procès de tous ceux qui, de près ou de loin, avaient pris part à l’insurrection de la Commune de Paris, le poète à la « tête folle, » aux « allures de hanneton, » eut, un beau jour, comme un accès de manie impulsive et il s’enfuit avec ce douteux compagnon, dont le génie, problématique et très peu démontré depuis, l’éblouissait. Les déclamations de ce jeune garçon contre l’idée de règle et de tradition, impudemment vociférées, aidèrent, semble-t-il, l’homme et le parnassien à s’affranchir de beaucoup trop de préjugés, à s’affermir aussi dans ce projet, déjà formé, de n’écouter, de ne traduire que soi-même.

La vie errante, envisagée déjà par l’inquiet auteur des Fleurs du Mal[6] comme l’apaisement des noirs chagrins, comme le Sésame puissant rouvrant les portes de la joie ; la jouissance intense et raffinée, non des ciels les plus éclatans, non des sites les plus enchanteurs, mais du plus terne, du plus humble et, pour tant d’autres yeux, du plus indifférent aspect de la nature ; le sentiment de la douceur ou de la cruauté des choses avivé et surexcité par la fatigue, par la faim, par l’inquiétude du gîte, par l’imprévu plutôt que le souci du lendemain ; tous les sens devenus irritables, retentissans, comme dans cet état morbide et suraigu qu’on nomme l’hyperesthésie : ce fut là pour Verlaine le gain, durement acheté, de cet exil à deux. Ruminées tout au long de ces voyages sans but par les plaines de la Belgique, pendant les stations d’un soir dans le bruyant estaminet de quelque gare ou les séjours plus paresseux à l’auberge du grand chemin, puis dans le demi-jour, dans l’atmosphère viciée du galetas londonien, et, à la fin, sous les sureaux refleurissant des maternelles Ardennes, les Romances sans paroles nous révèlent déjà tout ce que dut le talent du poète à cette rude éducation de la misère non jouée ou des douleurs qui ne s’apaisent point.

Comme le héros wagnérien, dont la lèvre a été brûlée au contact de sa propre main par une goutte du sang du monstre qu’il vient d’égorger, le vagabond n’entrera plus dans la forêt sans deviner tout ce que dit, au milieu des « ramures grises, » le « chœur des petites voix, » sans entendre « sous l’eau qui vire » les cailloux et leur « roulis sourd, » sans frissonner avec une indicible sympathie à ce « cri doux que l’herbe agitée expire. » Loin de lui, près de lui, tout vit d’une vie intérieure et dont il a, pour la première fois, surpris le secret :

Le piano que baise une main frêle
Luit dans le soir rose et gris vaguement.
Tandis qu’avec un très léger bruit d’aile
Un air bien vieux, bien faible et bien charmant,
Rôde discret, épeuré quasiment,
Par le boudoir longtemps parfumé d’Elle.

Réminiscence frémissante du passé qui n’est plus le passé, tant il pénètre d’amertume douloureuse ou de sombre douceur la moindre image du présent ! La neige, qui n’arrive pas à se fixer sur la plaine interminable d’ennui, « luit comme du sable » et harasse ce faible cœur comme ferait un désert glacé. La pâleur du ciel au-dessus de l’allée qui n’en finit plus a le charme apaisant de ce qui est vraiment « divin » et « vers les prés clairs, » sur le toit du château « rouge de brique et bleu d’ardoise, » pour distraire ces jeunes gueux, le vent, soufflant sans âpreté, « cherche noise » et jette, en passant, son sec coup d’aile « aux girouettes. »

Beaucoup plus encore que des Fêtes galantes, déjà si fines de tissu et d’un grain souple, mais serré, Verlaine a exclu d’ici tout ce qui est amplification, effusion de mots, chasse aux images. Ou, pour mieux dire, l’exclusion s’est faite d’elle-même.

Il y a trois façons d’être poète et je ne parle pas, bien entendu, de la contrefaçon qui prend impudemment, mais inutilement, toutes les formes.

Une source, formée de lointaines, d’obscures, d’incessantes infiltrations, arrive à sourdre en quelque endroit du sol, bouillonne à sa sortie et se répand en un ruisseau qui peut s’enfler et s’élargir sur son chemin jusqu’à creuser le lit d’un fleuve. Lamartine est le plus heureux de ces poètes du moindre effort dont les dons naturels, et par momens presque surnaturels, se soient manifestés sous cette forme.

Une fournaise où s’engouffre le bois de toute provenance et une cuve en terre réfractaire, où le fondeur jette sans se lasser tout ce qu’il a conquis et entassé de métal rare ou commun pour amener la coulée du bronze en fusion à pénétrer jusque dans les moindres replis du moule préparé par ses mains et d’où doivent sortir des légions de médailles ou de statues : c’est là aussi, n’en doutons pas, une œuvre de poète et c’est, autant que ce mesquin miroir métaphorique en peut donner l’idée incomplète, insuffisante, le labeur cyclopéen de notre fabuleux Victor Hugo.

Il y aurait enfin l’humble besogne de l’abeille. Ce n’est pas l’ouvrage d’un jour. Il commence à l’avant-printemps, il se poursuit jusqu’aux approches de l’hiver. Et la mouche camuse allant, revenant sans répit, pendant les heures de soleil de la saison, doit butiner des milliers de fleurs pour distiller très lentement quelques gouttelettes de miel ; mais ces gouttes ont le goût sauvage et la délicieuse odeur que l’ours et l’ægipan flairaient, autrefois, d’une lieue.

Quelque amère et brûlante que soit parfois la poésie de ces Romances sans paroles, elle est œuvre d’abeille, au moins par ce mystérieux pouvoir de condenser en une seule strophe, ou même en un seul vers, tout un faisceau de sensations et, dans trois mots évocateurs, de nous faire entrevoir tout l’infini de la pensée. Que d’élégies, que d’harmonies, que de méditations, que d’odes on entasserait sur l’un des deux plateaux de la balance pour faire à peu près équilibre au petit volume sorti des presses du journal de Sens ! Il contient moins de cinq cents vers ; il offre à peine vingt pièces ; mais presque toutes ont l’étrangeté et le prolongement des deux stances ainsi datées : Mai, juin 1872 :

L’ombre des arbres dans la rivière embrumée
Meurt comme de la fumée,
Tandis qu’en l’air parmi les ramures réelles,
Se plaignent les tourterelles.

Combien, ô voyageur, ce paysage blême
Te mira blême toi-même,
Et que tristes pleuraient, dans les hautes feuillées,
Tes espérances noyées !

IV

Après des détours, peut-être un peu lents, mais toutefois de quelque utilité, puisqu’ils nous ont conduits par degrés, de recueil en recueil, jusqu’au point culminant d’une sorte d’ascension, nous voici, de nouveau, en présence du manuscrit intitulé Cellulairement, et nous en voyons mieux, je crois, la place, l’intérêt dans l’œuvre poétique de Paul Verlaine. Relisons-le très attentivement et entendons ce que disent les dates.

Condamné par l’arrêt rigoureux d’un tribunal belge à deux ans de prison, Verlaine est écroué aux « Petits-Carmes » de Bruxelles en juillet 1873. Le onzième jour de ce mois, date de son entrée, au moment où la cloche annonce qu’il faut dormir, le chemineau fantasque, entravé pour un très long temps, tire de sa mémoire un bout de vers de La Fontaine : « Mais attendons la fin » et ouvre tout grands ses yeux de chat qui sommeillait et qu’on réveille : il regarde trotter « noire dans le gris du soir » et « grise dans le noir » Dame souris. La nuit se passe à écouter les ronflemens du bandit d’à côté et à mirer, par les barreaux, le « large clair de lune. » Mais

Un nuage passe,
Il fait noir comme en un four,

et à la fin, le « petit jour » paraît, « rose dans les rayons bleus : » de nouveau « Dame souris trotte. »

Cette Impression fausse est bien la suite naturelle de la série de pièces des Romances sans paroles : Birds in the night, avec on ne sait quoi de plus subtil et peut-être de plus poignant.

Datée encore de juillet et composée en arpentant « le préau des prévenus, » la pièce qui, dans Jadis et Naguère, et déjà dans le manuscrit, porte le titre Autre, et qui était précédée, tout d’abord, de cette épigraphe ironique : « Panem et circenses, » nous paraît, sous ses traits de railleuse compassion, plus pénétrante, plus humaine :

La cour se fleurit de souci
Comme le front
De tous ceux-ci
Qui vont en rond,
En flageolant sur leur fémur
Débilité,
Le long du mur
Fou de clarté.
..............
Ils vont ! et leurs pauvres souliers
Font un bruit sec,
Humiliés,
La pipe au bec. —
Pas un mot ou bien le cachot,
Pas un soupir,
Il fait si chaud
Qu’on croit mourir…

Ce tableau ne fait qu’exprimer l’humble réalité et toutefois, pour retrouver la même intensité de sentiment, il faudrait remonter à la Maison des morts ou arriver jusqu’à Résurrection.

Mais, encore du même mois, est une pièce surprenante par sa beauté d’expression et par sa nouveauté de rythme : Sur les eaux. Elle compte parmi les plus passionnément tristes et émouvantes qui soient sorties de ce cœur douloureux. C’est une plainte d’alcyon, un cri de grand oiseau sauvage capturé, encagé par les oiseleurs :

Je ne sais pourquoi
Mon esprit amer,
D’une aile inquiète et folle, vole sur la mer.
Tout ce qui m’est cher
D’une aile d’effroi
Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, Pourquoi ?

Il y a là comme un dernier élan de cette âme « ivre de soleil et de liberté. »

Peu à peu, cette résistance fait place à une profonde torpeur, à l’assoupissement, à l’immolation de toute « espérance » et de toute « envie. » Dès le mois d’août, le poète hanté par ce vers farouche que Michel-Ange a mis dans la bouche de sa sombre Nuit : Pero non mi destar, deh ! parla basso, traduit ainsi son désespoir, plus morne encore que celui du sculpteur florentin :

Je suis un berceau
Qu’une main balance
Au creux d’un caveau
Silence, silence !

Et, dans le même temps, sous ce titre : La Chanson de Gaspard Hauser, il résume, en trois quatrains, tout étriqués, sa pauvre vie, puis, en manière de conclusion, il retrouve le cri : « Pourquoi suis-je né ? » du patriarche Job sur son grabat.

Septembre se passe encore à ressasser tout ce « passé, » tout ce « remords, » qui se présente à la « lucarne » du prisonnier

Avec les yeux d’une tête de mort
Que la lune encore décharne,

et ricane près de lui. Mais le rire sardonique de ce spectre ne le charme plus ; les gambades folâtres du « vieux turlupin » n’arrivent qu’à l’irriter : chants et danses, il somme la macabre apparition de cesser tout cela. Elle répond avec sa voix de « vieillard très cassé : »

C’est moins drôle que tu ne penses. (Le Pouacre.)

En septembre également, sous ce titre Almanach de l’année passée, le poète reprend, dans le mode mélancolique, ses souvenirs des jours insoucians ou éclairés d’un beau rayon d’espoir, puis cruellement endeuillés, exaspérés, souillés par la misère. C’est, au début, l’image exquise de quelques semaines du printemps dernier où il reprenait vie et joie à Jehonville :

L’odeur est aigre près des bois,
L’horizon chante avec des voix,
Les coqs des clochers des villages
Luisent crûment sur les nuages.
C’est délicieux de marcher
À travers ce brouillard léger

Qu’un vent taquin parfois retrousse.
Ah ! fi de mon vieux feu qui tousse !
J’ai des fourmis plein les talons,
Voici l’avril ! vieux cœur, allons !

Il n’y a rien là qu’un réveil d’allégresse après le plus sinistre hiver. C’est plus tard, lorsqu’il voudra donner à ce passage tout profane un but religieux, que l’auteur de Sagesse modifiera, comme on l’a vu, le dernier vers : « Debout, mon âme, vite, allons ! » et y joindra le court fragment, d’inspiration chrétienne, aboutissant au vers : « Va, mon âme, à l’espoir immense. »

Sans additions, sans changemens qui méritent d’être signalés, la seconde partie de cette pièce, en passant aussi dans Sagesse, a pris un sens très différent de celui qu’elle avait primitivement. Cet « espoir » qui « luit comme un brin de paille dans l’étable, » c’est, dans la pensée du prisonnier poète, celui qu’il vit briller plus d’une fois jusqu’à la veille même de l’aventure qui le perdit, celui dont il se leurre encore dans les premiers mois de sa captivité : rêveur avide d’illusions, il se flattait d’obtenir le pardon et de reconquérir l’amour de la femme ardemment chérie et désirée. Et c’est ainsi que s’expliquent naturellement des vers qui, dépouillés de leur réelle intention, sont devenus surtout énigmatiques :

Midi sonnent. De grâce, éloignez-vous, Madame.
Il dort. Et c’est affreux comme les pas de femme
Répondent au cerveau des pauvres malheureux.

Midi sonnent. J’ai fait arroser dans la chambre.
Il dort. L’espoir luit comme un caillou dans un creux.
Ah ! quand refleuriront les roses de septembre !

Si l’interprétation mystique était possible, à la rigueur, avec ce sonnet passionné, mais qui n’est traversé d’aucune image luxurieuse, il n’en était pas ainsi du troisième fragment : « Les choses qui chantent dans la tête. » L’auteur était contraint de l’écarter : il le garda pour Jadis et Naguère, où ces vers ne détonnent pas :

Frère de sang de la vigne rose,
Frère du vin de la veine noire,
Ô vin, ô sang, c’est l’apothéose !

Chantez, pleurez ! Chassez la mémoire
Et chassez l’âme, et jusqu’aux ténèbres
Magnétisez mes pauvres vertèbres !

Et c’est aussi dans Jadis et Naguère qu’était bien forcé de se réfugier le Sonnet boiteux servant à compléter ces éphémérides d’antan. Il exprimait, avec des traits brûlans d’eau-forte, les plus noirs souvenirs de détresse en pays anglais :

Tout l’affreux passé saute, miaule, piaule et glapit
Dans le brouillard rose et jaune et sale des sohos
Avec des indeeds et des allrights et des haôs.

Tout en remuant cette vase du passé, Verlaine renouvelle, à sa façon, le gémissement si profond de l’autre prisonnier, du premier en date et du plus immortel de toute cette lignée de poètes mauvais garçons : « À peu que le cœur ne me fend ! »

Ah ! vraiment, c’est trop la mort du naïf animal
Qui voit tout son sang couler de son regard fané.

Et, dans un sursaut de colère contre le sort, il maudit cette « ville de la Bible » où « le gaz flamboie, » où les « enseignes » sont rouges, où les maisons, dans leur formidable « ratatinement »

Épouvantent comme un tas noir de petites vieilles.

Puisse le « feu du ciel » l’anéantir ! Il n’y a plus, ici, même un soupçon d’esprit chrétien.

Mais déjà, en octobre, le pouvoir de la claustration a refréné les impulsions morbides de ce cerveau et régularisé le rythme fou de son activité. Loin de se mortifier et de s’appesantir dans un nouveau mode de vie, d’où est exclu cet élément perturbateur et ruineux des forces de l’esprit, l’ivresse, l’imagination créatrice prend une acuité d’expression qu’elle n’avait pas jusqu’ici, — au moins à ce haut point, — manifestée. Les images du passé réel se disposent et s’associent dans un branle prestigieux, comme les fragmens de verre de couleur du « kaléidoscope, » et il en sort cet étonnant tableau :

Dans une rue, au cœur d’une ville de rêve…

Les associations d’idées qui dérivent du travail intérieur ne sont plus l’imitation, mais, à vrai dire, le retour, la réapparition des impressions autrefois éprouvées :

Ce sera comme quand on a déjà vécu.
................
Ce sera comme quand on rêve et qu’on s’éveille,
Et que l’on se rendort et que l’on rêve encor
De la même féerie et du même décor,
L’été, dans l’herbe, au bruit moire d’un vol d’abeille.

Il n’y a pas de commun » ; mesure entre ces pièces, frissonnantes d’émotion, et le travail de pur littérateur qu’exécutait, dans le même moment, — pour rentrer, je suppose, en grâce auprès des éditeurs, — l’original, l’âpre poète : je veux parler des contes en vers, Crimen amoris, La Grâce, Don Juan pipé, L’Impénitence finale, Amoureuse du diable. Abusé sans doute par la date présumée de la publication de ces « diaboliques » versifiées, un des admirateurs malencontreux de Verlaine, — il en eut plusieurs, — insiste avec candeur sur le progrès qu’une si « hardie conception » accuse, par rapport aux écrits antérieurs, sans excepter même Sagesse. La vérité est celle-ci. Quatre de ces contes furent écrits pendant deux mois de l’été de 1873, et pas du tout onze ans plus tard, c’est-à-dire à l’époque du volume Jadis et Naguère (1884), dans lequel ils parurent tous. Qu’on se reporte aux indications du manuscrit : Crimen amoris : « Brux, juillet 1873 ; » La Grâce : « Brux, août 1873 ; » Don Juan pipé : « Brux, août 1873 ; » L’impénitence finale : « Brux, août 1873. » Le dernier conte : Amoureuse du diable, est, par exception, daté ainsi : « Mons, août 1874. »

Quant au mérite, trop surfait, de ces récits improvisés, je ne prendrai pas l’attitude paradoxale de le contester pleinement. Si cette sorte de divertissement se rencontrait chez un Parnassien qui ne fût pas Verlaine, il y aurait lieu de démêler, dans cet ensemble assez grimaçant, assez froid, beaucoup de traits heureux de fantaisie ou d’ironie. Mais ce n’est pas à un poète comme celui-ci qu’il faut savoir beaucoup de gré de nous avoir donné ces » visions, » « légendes » et « chroniques parisiennes, » rappelant, tout, Banville, Baudelaire, Barbey d’Aurevilly, et Verlaine lui-même, mais le Verlaine seulement des parodies initiales dans les Poèmes Saturniens. Pourtant, le conte complémentaire, écrit dans la prison de Mons, et qui, pour la trame même du récit, ne dépasse pas l’intérêt d’une aventure à la « Froufou, » prend un accent tout personnel dans un passage singulier d’une trentaine de vers. Verlaine a placé là, dans la bouche de son cynique et malfaisant héros, une apologie de l’ivresse. Cette apologie qu’il faut prendre à rebours, car c’est le diable déguisé qui la prononce, est une confession, je dirais presque, une amende honorable. À ce moment, qui est celui de la conversion aux doctrines du Christ, des pénitences consenties, de l’enthousiasme religieux, le prisonnier juge son propre vice et il le hait : il ne voit plus, dans les « mystères » tout imaginaires de ce « rêve » absurde, épuisant, qu’il attendait des excès de boisson, que le piège de l’Ennemi, que la « Puissance des ténèbres. »

C’est à partir d’ici que le manuscrit Cellulairement mérite le mieux son titre. Et en effet, dès octobre 1873, le condamné de Bruxelles, afin d’abréger de six mois sa détention de deux années, opta pour le régime cellulaire et, pour être soumis à ce régime infiniment plus rigoureux, fut transféré au « château » de Mons. Il y resta claquemuré jusqu’au 16 janvier 1875, jour de sa mise en liberté.

La première impression fut celle d’un affreux accablement. Rien n’en démontre mieux l’effet que de se rappeler les notations peu joyeuses, mais sans horreur, de la pièce : « Dame souris trotte, » et de passer, sans transition, au sinistre retour sur soi qui porte pour devise : « Totus in maligno-positus » et qui a pour titre ce mot Réversibilité, pris aux lointaines Fleurs du Mal de Baudelaire. La notion du monde extérieur subsiste à peine : de lugubres « sifflets » qui vont et viennent, de vagues « angélus » ouïs du « fond d’un trou » et, entre de « grands murs blancs » des essaims de « rêves épouvantés, » des redites sans fin de sanglots « fous ou dolens. » Plus encore que l’espace, si resserré, le temps s’est racorni, et, dans une durée incertaine où se confondent le présent, le passé, l’avenir,

Tu meurs doucereusement,
Obscurément,
Sans qu’on veille, ô cœur aimant,
Sans testament !
Ah ! dans ces deuils sans rachats
Les Encors sont les Déjàs.

Cette sorte de glas sépulcral s’explique assez par cette simple mention : « De la prison de Mons, fin octobre 1873. »

Quelques semaines d’un silence absolu, de méditations sombres, d’effroi solitaire, d’apaisement progressif ont suffi : oblitération des empreintes des derniers ans, et rafraîchissement, réveil quasi miraculeux des impressions de l’âge innocent et candide. Tout l’éclat des cénacles s’est bien éclipsé. Les fameuses perversités, dont on était si fier, se sont brusquement enlaidies. Ces chefs-d’œuvre de facture, où l’on se flattait trop souvent d’échapper à la nature et de frauder la vérité, révèlent au regard, qu’une lumière aveuglante offusquait, qu’éclaire maintenant l’humble rayon de la cellule presque aussi bienfaisant que la lueur de l’au-delà, leur sotte ou vilaine grimace.

C’est aux images effacées d’un vieux roman plein de tendresse ou d’une chanson surannée que l’admiration du captif se reporte, c’est aux légendes illustrées par des imagiers malhabiles, mais si naïfs, que s’attache toute sa faveur. Les noms et les événemens s’entremêlent, comme à plaisir, dans sa mémoire divertie : Paul, le seul Paul, celui des Pamplemousses, la Folle par amour, le troubadour Malek-Adel, Geneviève de Brabant, la veuve de Pyrame, Mme Malbrouck, le comte Ory, retour d’Espagne, le futé et futile Cadet Roussel, tous ces héros d’aventures « aux couleurs douces » sont les seuls-dont il reste épris : il se complaît dans l’adorable confusion de leurs étranges et touchantes destinées.

Toute histoire qui se mouille
De délicieuses larmes,
Fût-ce à travers des chocs d’armes,
Aussitôt chez moi s’embrouille,
Se mêle à d’autres encore,
Finalement s’évapore
En capricieuses nues,
Laissant à travers des filtres
Subtils talismans et philtres
Au fin fond de mes cornues
Au feu de l’amour rougies.
Accourez à mes magies.

L’inventeur de cet art nouveau se crut le droit de trouver fade, ou de faible saveur, la gentillesse d’émotion du Reliquaire, des Intimités, et, dans un accès de méchante humeur qu’on peut excuser, après tout, chez un gueux vraiment gueux, sévère, en toute occasion, pour ce qu’il appelait « l’ami prudent, » ce prisonnier, qui se croyait abandonné de tous, rima, mais sans entrain, — il s’y reprit à plusieurs fois, — la satire des Vieux Coppées. On me dispensera d’y insister : encore que le parodiste ait mis à l’écrire trois mois (« Mons 1874. Janvier, février, mars et passim »), elle a, dans l’évolution poétique de Verlaine, moins d’importance encore que les contes.

Il n’en est pas ainsi de l’Art poétique, écrit au mois d’avril. Ce manifeste est trop fameux, trop significatif pour qu’on puisse se contenter d’une indication sommaire.

Ici encore, la date de publication a trompé les plus fins lecteurs. M. Jules Lemaitre, et je ne m’en étonne pas, voulait voir dans le manifeste un ouvrage écrit assez tard. J’ai dû le croire comme lui, avant d’y regarder de près. Nous avons au contraire ici, et dans certains vers du Prologue, le résultat d’une deuxième éducation, qui s’est accomplie entre 1871 et 1874 : commencée au début des relations avec Arthur Rimbaud et poursuivie, un peu partout, à dater de ce moment-là, elle reprend fiévreusement, elle s’achève, au cours de la captivité.

L’un des profits que Verlaine nous affirme avoir retirés de la fréquentation de l’adolescent Ardennais, c’est d’avoir été « presque forcé » par lui de lire entièrement les poésies de Mme Desbordes-Valmore. L’étonnement fut grand : « nulle cuistrerie, avec une langue suffisante et de l’effort assez pour ne se montrer qu’intéressamment… Comme c’est chaud, ces romances de la jeunesse, ces souvenirs de l’âge de femme, ces tremblemens maternels !… Quels paysages, quel amour des paysages ! Et cette passion si chaste, si sincère, si forte et si émouvante néanmoins. » Au sortir de cette lecture, Verlaine ressentit plus vivement qu’il n’avait pu le faire jusque-là le principal défaut des infaillibles Parnassiens, leur sécheresse foncière ; il écrira plus tard en parlant d’eux : « Du bois, du bois et encore du bois. » Mais ce qui est autrement curieux, c’est qu’à lui, à l’auteur des Fêtes galantes, la bonne Marceline réservait une surprise de métier : il apprit d’elle et de sa poésie « un peu naïve, sous le rapport de la forme, » que le plus inspiré perd quelque chose à n’avoir pas l’absolue possession du mécanisme de son art, mais que la virtuosité extrême offre encore plus de périls, et qu’il est presque nécessaire au vrai talent, pour n’être pas sournoisement ensorcelé, garrotté, étouffé par son propre acquis, de recourir à l’abandon d’une partie de ses moyens, de deviner le prix de l’ignorance. Il ne se trompa point, d’ailleurs, sur l’intérêt des innovations rythmiques de cette artiste « sans trop le savoir : » il lui prit ses courts ou longs vers aux syllabes de nombre impair, « celui de onze pieds entre autres. » Est-elle de Verlaine cette strophe charmante, d’un sentiment, d’une harmonie « inusités ? »

Elle allait chantant d’une voix affaiblie,
Mêlant la pensée au lin qu’elle allongeait ;
Courbée au travail comme un pommier qui plie,
Oubliant son corps d’où l’âme se délie :
Moi, j’ai retenu tout ce qu’elle songeait…

Et ces distiques suggestifs :

Ô champs paternels hérissés de charmilles
Où glissent le soir des flots de jeunes filles…
Ô frais pâturage où de limpides eaux
Font bondir la chèvre et chanter les roseaux.

Et ce refrain, qui semble détaché d’une chanson populaire ancienne !

S’il ne doit plus revenir
Pourquoi m’en ressouvenir ?

Ces vers et bien d’autres non moins heureux sont de la vieille amie de Pauline du Chambge : Verlaine a dit très haut, plus d’une fois, et le plaisir et le profit qu’il eut à les connaître[7].

Verlaine a surtout proclamé son vrai maître, celui dont l’œuvre fut la joie et l’aliment de son esprit dans la prison. « Je demandai des livres. On me permit d’avoir une bibliothèque. Dictionnaires, classiques, un Shakspeare en anglais, que je lus en entier (j’avais tant de temps, pensez !). De précieuses notes d’après Johnson et tous commentateurs anglais, allemands et autres, m’aidèrent à comprendre l’immense poète. » Et c’est précisément sous l’invocation du grand nom de Shakspeare que Verlaine a placé son Art poétique.

L’épigraphe apporte sa révélation. Elle est tirée de la pièce Twelfth night ort uhat you will (Le Soir des Rois), dans laquelle ce thème, cher au dramaturge, l’éloge de la musique, prend plus de place et présente plus de profondeur qu’en aucun autre endroit de son théâtre. Je me suis donné le plaisir de relever, dans l’œuvre de Shakspeare, tous les passages où la musique intervient, où elle est exaltée. Bien sûrement, Verlaine les avait notés. Ni la Tempête, ni le Songe d’une Nuit d’Eté, ni le Marchand de Venise, ni Peines d’amour perdues, ni Comme il vous plaira, ni le Conte d’hiver, ni Cymbeline, ni Othello, ni Hamlet, ni les Joyeuses commères de Windsor, ni Troïlus et Cressida ne lui ont dérobé leurs manifestations de cette folie de musique, exprimée presque violemment dans le duo fameux de Lorenzo et Jessica : « L’homme qui n’a pas de musique en lui-même et qui n’est pas touché par l’accord des doux sons est tout prêt pour les trahisons, les stratagèmes, les pillages : les mouvemens de son âme sont tristes comme la nuit, et ses affections sombres comme l’Erèbe. Ne vous fiez pas à cet homme. » C’est cette exaltation aussi vive que tendre, qui remplit plusieurs scènes du Soir des Rois. Le premier mot de la pièce est un appel du Duc aux musiciens. Il leur demande la reprise d’un vieil air qui s’achève en mourant, et il le définit ainsi : « le souffle doux du vent qui a passé sur une rangée de violettes, dérobant et donnant l’odeur. » Au deuxième acte, c’est encore la mélodie de la veille qu’il veut entendre : elle est bien autrement capable de charmer son tourment d’amour que l’expression cherchée de ces fioritures agitées et d’allure étourdie : « Allons, l’ami, » dit-il au fou que l’on est allé lui quérir, « la chanson que nous entendîmes hier… Ecoutez-la bien, Cesario. Elle est ancienne et simple. Les tricoteuses et les filandières de plein air, les belles filles qui tissent leurs brins de fil avec des fuseaux d’os ont coutume de la chanter : elle est innocemment douce, elle se joue avec la candeur de l’amour, comme au bon vieux temps. » C’est ce passage qu’en tête de sa pièce, l’Art poétique, Verlaine a recopié, — ou plutôt cité de mémoire : il parle, en effet, de Shakspeare « lu et relu dans le texte à coups de dictionnaire et enfin, su par cœur, pour ainsi dire. »

Et certes, si Verlaine a dû quelques indications à Desbordes-Valmore, il était beaucoup plus d’accord, de sentiment et de langage, avec Shakspeare, lorsque, aussitôt après avoir transcrit ces vers délicieux, il modulait subtilement quelques préceptes de son art, en homme parvenu à comprendre tout le sens de cette règle des anciens : « La poésie est la musique. » Mais ce n’est pas chez les anciens, c’est dans un des sonnets du Pèlerin féru d’amour (The passionate Pilgrim) qu’il avait trouvé la formule. Musique et poésie, vous n’avez qu’un seul dieu : One God is God of both. C’est la devise de Shakspeare : c’est aussi celle de Verlaine.

N’allons pas, par mégarde, négliger un nom que Verlaine prononçait alors avec un réel enthousiasme, celui de l’oublié ou, tout au moins, du dédaigné Alfred de Vigny. Dès 1873, après avoir achevé ses Romances sans paroles, et, à la suite d’une conférence de Vermersch entendue à Londres, il relut Eloa et les Destinées. « Ah ! mon ami, » écrit-il à Lepelletier, « quel homme ! Poète et penseur, il cumule dans le sublime. » Un souvenir des imprécations littéraires de la Maison du berger n’a-t-il point passé dans ces vers de l’Art poétique ?


Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L’Esprit cruel et le Rire impur,
Qui l’ont pleurer les yeux de l’Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine.


Mais Verlaine, du même coup, n’aurait-il pas donné à quelques critiques malins et à la foule des nigauds le signal des impatiences, des injustices à l’égard de Victor Hugo ?


Prends l’éloquence et tords-lui le cou…
O qui dira les torts de la Rime !


C’est aux chansons des fées d’Obéron et de Titania, au chant du coucou de Love’s labour’s lost, aux gémissemens merveilleux d’Amiens dans la pièce As you like it, à la chanson d’Antolycus dans Winter’s tale qu’il songe en répétant ce cri shakspearien : « De la musique encore et toujours » et en transposant, avec son goût si fin, cette image de Twelfth Night : « le souffle doux du vent qui a passé sur une rangée de violettes : »


Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent, crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…

Mais si Verlaine a mieux saisi, s’il a pu définir la pure ligne de son art, en relisant Shakspeare, c’est que les déchirures de son cœur avaient ravivé et exalté au plus haut point sa sensibilité, c’est que la destinée, en infligeant à sa jeunesse dévoyée le bienfait du malheur, lui avait révélé son âme.

Comment n’eût-il pas abouti à l’œuvre capitale où quelquefois, pour un instant, chez les plus heureux écrivains, brille d’un vif éclat la flamme pure du génie ! Il suffisait qu’il attendît, qu’il ressentît le choc d’où devait jaillir l’étincelle.


V

On sait comment le directeur de la prison de Mons, devenu presque l’ami du prisonnier, entra un jour dans sa cellule pour lui signifier avec douceur que tout espoir était perdu. Le tribunal parisien avait prononcé contre lui la séparation ; il ne reverrait plus ni sa femme, ni son enfant. C’était, comme le dit dans sa forte simplicité le titre du drame norvégien, supporter « plus qu’homme ne peut. » Il invoqua l’aide céleste. Il se jeta, en sanglotant comme autrefois la pécheresse, aux pieds du Rédempteur. Il fit prier l’aumônier d’entendre sa confession. Il prononça devant lui le mot des païens d’autrefois, lorsque la grâce, illuminant leurs yeux ardens, pénétrait tout leur cœur d’une allégresse aiguë et agissante : « Je suis chrétien. » Et, une fois de plus, l’inspiration du dieu, comme disait déjà la Sibylle virgilienne interprétant le dogme de Platon, emplit une âme de poète et s’épancha des lèvres en chants brûlans.

Tout ce qui était profane fut écarté. Le flot shakspearien lui-même était trop trouble, trop souillé pour un cœur qu’enivrait enfin l’enchantement des sources mêmes de la foi. Après les Evangiles et les Commandemens sans cesse médités, c’est aux Psaumes du roi David, c’est aux confessions du plus humain des Pères de l’Eglise, saint Augustin, c’est aux effusions des mystiques passionnés, saint Bonaventure et sainte Catherine de Sienne, c’est aux commentaires de la religion, célèbres ou obscurs, que reste encore ouverte l’oreille de Verlaine converti ; mais c’est la voix de son remords purifié, la voix de ses espoirs transfigurés, tournés vers l’infini, qu’il écoute presque en tremblant et dont il rend les cris d’épouvante ou d’amour avec une simplicité sublime. « La vérité t’enveloppera de son bouclier : tu n’auras rien à craindre des terreurs nocturnes, de la flèche qui vole dans l’air du jour, du complot qui chemine dans les ténèbres et des assauts du démon de midi. » C’est cette assurance qu’il médite, et c’est le chef-d’œuvre lyrique intitulé Via dolorosa qui traduira cette méditation.

L’œuvre est datée ainsi : « Mons, juin-juillet 1874. » Elle a occupé, abrégé les délais qu’on avait imposés aux trop fougueux désirs de cette âme repentie, avant d’admettre au banquet de l’Eucharistie une bouche qui proféra plus d’un blasphème si coupable. Enfin, le jour tant souhaité arrive, et, à la messe solennelle de la Fête de l’Assomption, Verlaine reçoit l’hostie où la prière et la bénédiction de l’officiant font descendre le corps du Christ.

Deux semaines auparavant, le poète chrétien, dans l’attente de cet instant où il s’unirait à son Dieu, composait, avec tout ce qu’il avait en lui de sentimens ardens, de vertu poétique revivifiée, celle prière pénétrée de charité, de foi et d’espérance :


Mon Dieu m’a dit : Mon fils, il faut m’aimer…


Pièce unique peut-être dans le lyrisme français et assurée d’être toujours tenue au plus haut rang parmi les témoignages immortels de la poésie religieuse.

Tout ce qu’il y a d’émoi ion et de grandeur parmi le livre de Sagesse est déjà contenu dans ces deux poèmes Via dolorosa, Final, qui couronnent le lent effort de Cellulairement. Mais si nous enlevons à ce recueil ultérieur de Sagesse d’abord ces deux ouvrages admirables, et encore cette berceuse : Un grand sommeil noir… et Gaspard Hauser chante, et l’émouvante cantilène Sur les eaux, et ces fragmens de l’Almanach pour l’année passée, difficilement oubliables : « La bise se rue… » et « L’espoir luit…, » que reste-t-il dans le volume publié en 1881 qui soit d’une valeur égale aux poèmes produits dans un irrésistible élan de résurrection morale ? Le beau symbole du début : « Bon chevalier masqué, » la paraphrase de cette plainte du Psalmiste que répétait dans un jour de détresse, comme Verlaine le poète, l’artisan Bernard Palissy : « Mon âme, qu’est-ce qui te triste ? » les douloureuses litanies où passe un souvenir des prières de l’Extrême-Onction : « Voici mon sang…. Voici mon front… Voici mes mains, » deux ou trois autres pièces encore. En revanche, combien de pages du recueil imprimé trahissent la profane inspiration des Romances sans paroles ou semblent suggérées par le souci des événemens politiques du jour ! Cellulairement nous avait donné cette joie si rare et ce désir, unique désormais, de ne découvrir dans Verlaine qu’un « homme, » et, de nouveau, nous avons vu poindre « l’auteur ! »

C’est une déception. Mais que deviendrait-elle, si nous poursuivions jusqu’au bout l’étude des œuvres et qu’il nous fallût observer les manifestations de cette stérilité, de cette sénilité précoce, qui s’explique surtout par le retour assez rapide aux habitudes déréglées. Le feu de l’âme s’est éteint : ce sont des cendres seulement qui obstruent le foyer. Verlaine fut peut-être le premier à le savoir. Mais il avait acquis enfin chez les littérateurs une réelle popularité : sachant mieux que personne ce qu’il avait été et ce qu’il n’était plus, il subissait sa gloire. Dans un cercle, d’ailleurs restreint, tout ce qu’il produisait était loué, exalté, imité, moins pour les mérites que pour les tares. Certaines parties de Jadis et Naguère offraient de quoi se faire illusion ; mais, là même, nous avons compté ce qui doit revenir au manuscrit de Cellulairement. Presque aussitôt après, la pente est descendue avec une vitesse si fatale, et l’engourdissement des facultés devient si absolu, que cette simagrée de poésie, après la conquête de l’idéal, doit offenser un regard clairvoyant, doit glacer douloureusement une admiration sincère. Ce serait un travail ingrat que d’expliquer la décadence du talent de Verlaine après s’être efforcé d’en mesurer la grandeur. Quels que soient les devoirs d’une critique impartiale, il doit m’être permis de m’en tenir à mon sujet, l’étude approfondie du manuscrit de la prison de Mons, et de ne pas infliger au lecteur, sans y être contraint, le spectacle désespérant d’une organisation de très rare valeur, qui ne travaille plus qu’à se détruire.


ERNEST DUPUY.

  1. Pour ne pas laisser de doute à ses lecteurs sur son intention hostile, Verlaine, dans une note, a mis le point sur l’i : il cite tout le vers de Molière : « Et de Monsieur de Lisle il prit le nom pompeux, » en soulignant « Monsieur de l’Isle. »
  2. Il y a bien longtemps qu’un lettré d’une qualité peu commune, M. Raphaël Périé, a mis le doigt sur un contresens capital du traducteur d’Edgar Poë, contresens gros de conséquences. Il s’agit du mot : anglais perversity, c’est-à-dire excentricité, horreur de la route suivie par tous, manie du chemin de traverse : en traduisant ce terme faussement par le français « perversité, » Baudelaire a leurré et chaviré bien des crédulités naïves. Un grand savoir et la plus heureuse mémoire ont permis à M. Périé de dépister tous les emprunts de Baudelaire et de faire le compte de ses centons. Que ne publie-t-il ce livre projeté dont nos entretiens du temps jadis m’ont permis de deviner tout l’intérêt.
  3. La pièce fut insérée dans le Premier Parnasse contemporain (1866) avec un petit nombre de morceaux de Baudelaire, en même temps que sept pièces de Verlaine, dont six devaient passer dans les Poèmes Saturniens. Le deuxième Parnasse (1869) contient cinq pièces de Verlaine. Dans le troisième Parnasse de 1876, le nom de Verlaine ne figure plus : l’éditeur l’a rayé de ses papiers.
  4. Le catalogue de sa bibliothèque en fait foi.
  5. Symons (Arthur). The symbolist movement in litterature. London. W. Heinemann, 1899.
  6. On a remarqué que la pièce Læli et errabundi de Parallèlement reprend un titre baudelairien : Mœsta et errabunda. Verlaine a dû partir en répétant ce cri : « Loin ! loin ! Ici la boue est faite de nos pleurs !
  7. Au nom de Mme Desbordes-Valmore, inspiratrice de Verlaine, faut-il ajouter celui du métricien belge Van Hasselt ? C’est ce qu’a cru pouvoir faire M. Emile Blémont, un des vrais amis de Verlaine, un des hommes le plus en état de nous fournir sur lui de sûres indications.