L’Ex-voto/06

La bibliothèque libre.
Aux Éditions de l’Estampe (p. 83-94).
◄  v
vii  ►

VI

La vie nouvelle de la famille s’était organisée sans à-coups, tout naturellement, comme cela se passe dans le peuple en pareil cas, et les premières semaines parurent annoncer un changement complet d’existence,

Bucaille dit La Goutte, intimidé par la présence du petit Le Herpe, tenait à se montrer parfaitement correct. Il avait son orgueil, lui aussi !

À chaque retour de pêche, il rentrait chez lui sans passer par aucun café du port, et rapportait fidèlement l’argent. Depuis le premier déjeuner de Delphin au logis, d’un accord tacite, les repas étaient plus soignés et plus copieux. On avait acheté des souliers aux enfants, remis leurs vêtements à neuf. Tout le monde était propre, débarbouillé, coiffé ; la tenue de la maison était irréprochable, les petits garçons allaient régulièrement à l’école.

En attendant le départ de son matelot pour la marine de l’État, Bucaille faisait faire à l’orphelin le service de mousse, encore qu’il ne le prît pas tous les jours à bord de sa barque.

Assez froid, méfiant, le grand marin parlait peu à cet enfant des autres, qu’il supposait toujours méprisant. Tout ce que le petit avait appris à l’école des marins de la Basse-Seine l’étonnait en l’humiliant vaguement. Aussi ne lui donnait-il jamais un ordre, en mer, sans ajouter ironiquement : « Tu sais cha mieux qu’moi, bien entendu ! »

L’adolescent se rendait bien compte de tout ce qu’il y avait dans cette attitude. Mais il sentait aussi qu’il avait le féminin pour lui ; et les petits garçons commençaient à l’aimer bien.

Il n’avait pas parlé de retourner à son école, par on ne sait quelle délicatesse obscure. Sa vie, maintenant, était bouleversée. Il se devait tout entier à ses bienfaiteurs ; il lui fallait se plier à leur manière d’être, sans manifester ni regrets ni étonnements.

Quand Ludivine se fâchait, pourtant, et que sa mère lui répondait, que devait penser cet enfant bien élevé, qui, chez lui, n’avait jamais rien vu ni entendu qui pût le choquer dans sa distinction native !

La petite bonne femme menait son monde comme on fait ronfler une toupie. Les claques pleuvaient sur les joues des petits frères à la moindre occasion. Et les scènes criardes qu’elle faisait à sa mère dépassaient tout ce que l’orphelin avait jamais imaginé.

C’était toujours au sujet du ménage que les tempêtes éclataient. La grêlée se fut volontiers relâchée quant à l’astiquage excessif exigé par sa fille. Elle ne comprenait pas pourquoi cette gamine, élevée dans la malpropreté, si mal tenue elle-même jusqu’ici, voulait maintenant cet intérieur irréprochable. Comment eût-elle deviné le tableau resté pour jamais dans le souvenir de Ludivine, vision d’un instant à travers des volets mal fermés, un soir, un soir…

Lorsque les criailleries commençaient, le pauvre Delphin baissait la tête, tout épouvanté par la violence inouïe de sa terrible petite protectrice. Et, chaque fois qu’il le pouvait, il aimait mieux sortir de la maison que d’assister à de pareils orages.

Souvent, assis devant la porte, dans la rue, il raccommodait, actif et muet, ce grand filet brun, dit châlut, qui sert à pêcher les crevettes et aussi l’œillet, pendant la saison d’hiver. Et les commères voisines le regardaient en chuchotant.

Naturellement, les mauvaises langues s’étaient dépêchées d’interpréter son histoire. On disait dans le quartier qu’il était exploité par la famille Bucaille, qui le faisait travailler comme un manœuvre. Et ces propos se répandaient d’autant plus que les meubles des Le Herpe avait été vendus aux enchères publiques, moins trois chaises, une commode et divers ustensiles qu’on avait vu transporter dans la nouvelle famille du petit.

Trop heureux de faire ces quelques cadeaux à ceux qui l’adoptaient si généreusement, l’orphelin au cœur gros était bien aise aussi de sauver ces pauvres souvenirs, tout le reste de l’humble mobilier ayant payé le terrain et les croix au cimetière, et quelques petites dettes courantes laissées par ses parents si vite morts.

Les photographies des siens, un modeste crucifix de bois, une vareuse portée par son père, une vieille jupe de sa mère, voilà ses reliques. Il les a rangées dans le réduit, dans le ratire où il couche, et dans lequel tient juste son lit de fer, qu’on lui a laissé.

Ludivine, rôdeuse de rues, se doutait bien des histoires vilaines qui circulaient. Les garçons et les filles qui avaient, avant, constitué sa horde, et qu’elle dédaignait maintenant si ouvertement, se plaisaient à répandre ces malveillances, avec bien d’autres choses encore. Que n’insinuaient-ils pas au sujet de ce Delphin qui les avait détrônés !

La fillette n’en souffrait guère. Sa force de mépris pour les autres était grande, car elle était née sans gêne dans toute l’acception du mot. Quand les nouveautés de la maison Bucaille auraient pris la patine du temps, tout le monde accepterait docilement cet état de choses, et personne ne dirait plus rien.


✽ ✽

Le matelot de la barque Espérance parti pour faire son service, Delphin le remplaça définitivement.

Peu à peu, Bucaille s’habituait à lui. Travailler ensemble, bourlinguer ensemble, darder le même regard sur le filet qui remonte, rentrer las du même éreintement, partir de nuit, dormir de jour du même sommeil interrompu, tout cela crée une intimité forcée entre le patron et son matelot.

L’hiver vint, et la rude pêche de l’œillet remplaça celle de la crevette.

Les quais glacés du port furent envahis par les boîtes de bois autour desquelles des bandes de femmes travaillèrent. On piétinait sur des écailles. Les barques rentraient chargées jusqu’au bord d’un butin argenté qui scintillait comme des amas de pièces de cent sous.

Les haleines fumaient dans l’air froid et coupant venu du large. Ciel blanc, estuaire blanc, brouillards opaques qui s’établissent dans toute la baie de la Seine, mettant en branle la cloche de brume, au bout de la jetée de l’Ouest, la cloche de brume aux monotones appels de glas, phare sonore indiquant l’entrée du port aux barques perdues dans l’invisible,

D’autres fois, c’était la pluie qui cinglait, tenace, sous un ciel sombre à peine plus haut que les mâts, nuages roulant bas au-dessus des vagues foncées.

Ce fut ce froid-là qui excusa, qui rendit légitimes, indispensables, les petits verres que se permit Bucaille à l’heure du départ ou du retour dans les aubes noires.

Par un petit jour neigeux, il fut bien forcé, avant de descendre dans la barque, d’entrer avec le petit Le Herpe dans l’un de ces cafés qui s’ouvrent pour les marins avant le lever du soleil, et dont les lumières réconfortent déjà le pauvre cœur transi de l’homme qui vient de quitter son lit pour la mer.

Delphin lui-même trouvait bien naturel de prendre et de garder au fond de sa poitrine la chaleur de ces quelques doigts d’alcool, tison liquide qu’on emporte à travers le vent glacial, et qui aide à supporter tout.

Assis en face de son patron, tenant dans ses mains violettes la tasse de café dans laquelle on venait de verser le calvados, il se dépêchait d’accumuler dans ses gros vêtements bleus la tiédeur de la petite salle où ils n’étaient encore qu’eux deux. Dehors, le bruit isolé d’une paire de sabots claquait, triste, dans la ville endormi et comme morte.

— En veux-tu un autre ?… demanda Bucaille.

— Oh ! non ! patron !… J’pourrais pas !…

Le grand marin se mit à rire. Il pouvait, lui, certes !

Au troisième verre d’alcool, il se leva, suivi du petit. Il n’était pas ivre pour trois verres. Il était seulement de bonne humeur, expansif.

Les vieilles maisons à pignons du quai Sainte-Catherine, dans la lueur fausse de l’heure, se reflétaient si fidèlement dans le bassin qu’on les eût dites plus exactes dans l’eau que dans le ciel. À certaines vitres brillait une lumière, joyau précieusement enchâssé.

En passant devant l’école des marins, sur le quai Saint-Étienne qui fait face, Bucaille se mit à poser gaîment des questions au sujet du métier. Moins en deuil que de coutume, le petit répondit, étonné de constater quelle merveille dort au fond des petits verres.

Ils embarquèrent avec un entrain inconnu. Dans l’avant-port, tous les petits bateaux, délivrés des amarres, semblaient joyeux eux-mêmes de reprendre la mer. L’un derrière l’autre, ils hissaient leurs voiles pour le départ, petit bruit de poulies, premier claquement du vent dans la toile. Et les voilà tous partis en louvoyant, comme si l’alcool bu par leurs marins les faisait tituber aussi.


✽ ✽

Pendant les premiers jours, Bucaille, comme d’ordinaire, revint au logis, après la pêche, avec son petit matelot. Mais un soir, — il était sept heures, — Delphin rentra tout seul.

Ce fut Ludivine, bien entendu, qui parla la première. Elle mettait le couvert sur la belle toile cirée venue des Le Herpe.

— Où qu’est le père ?

L’orphelin devint tout rouge. Il avait, jusqu’ici, passé sous silence les petites séances au café.

Pouvait-il avoir l’air d’espionner son patron ? Sa situation dans la maison était difficile.

— M’sieu Bucaille est resté au débit, dit-il, avec des amis.

Ludivine, les mains aux hanches, le dévisageait. La grêlée, qui lavait dans un coin, leva le nez. Les petits frères refermèrent les livres où ils apprenaient leurs leçons.

Au débit ?… commença la fillette. Queu débit ?… Il a-t-y pas sa gnole ici dans l’armoire, s’il veut ?

Elle fit un pas en avant, remua son doigt devant son nez, terrorisa Delphin d’un regard fulgurant, et continua :

— T’y as déjà été avec lui, dans ce sacré mâdit débit, toi !

L’orphelin baissa profondément la tête.

— Est la froid qui vous grippe… balbutia-t-il. On n’pourrait pas marcher sans !

Tout indirect qu’il fut, cet aveu mit Ludivine hors d’elle.

— Ça y est !… vociféra-t-elle de sa voix de tête des grands jours. Est bien les façons au père La Goutte ! Y va nous débaucher c’gas-là et en faire un furibond comme lui !

Un nouveau pas sur le mousse éperdu :

— T’entends ?… si jamais j’te vois r’venir avec du vent dans les voiles, quoique t’es mon aîné, jte flanque deux coups d’tampon par l’côté d’la hure !

Il relevait la tête pour protester de sa sobriété présente et à venir. Elle ne le laissa pas parler.

— Pis d’abord, devrais-tu l’laisser n’pas rentrer avec toi ? Tu pouvais pas l’ramener, c’te soir comme tous les jours ?… Mais, avec ta goule de d’moiselle, tu n’feras jamais qu’un fade !

Les larmes aux yeux devant des reproches si injustes :

— Qui que j’peux faire, moi ?… murmura le pauvre gosse malmené. Est pas moi qui peux commander mon patron, tout de même !…

— Oh !… bondit Ludivine, tais-toi, ou j’t’assomme !

La mère Bucaille avait quitté son baquet.

— Vas-tu le quitter tranquille, c’por éfant-là ?… Est pas lui qu’en est la cause, pas ?… T’es là à le traiter… Est honteux !

La petite se retourna comme un guerrier dans la bataille.

— Qui qu’t’as à dire, té ?… S’rait-y ici sans moi ? Est-y toi qu’es allée l’chercher ? Y marchera droit, ou ben y s’en ira où qu’il’tait !

Avec un court sanglot, l’adolescent se détourna. Ludivine était trop dure pour lui.

Elle en eut elle-même le sentiment, et sa colère en redoubla.

Hochant largement la tête, la mère Bucaille remarqua :

— T’as des germes qui n’sont vraiment pas dans l’sentiment !… Tu nous fais une vie désordonnée là-n’dans, que c’por’tit malheureux en reste tout dupe ! Tu vas tout d’même pas l’faire martyr, après tout c’qu’il a déjà vu !

Et la verve furieuse de la petite marâtre se retourna contre sa mère.

La grêlée, à la fin, avait préféré se taire. Delphin blotti dans un coin, les deux petits garçons dans l’autre, c’était la consternation partout.

Cognant la vaisselle, Ludivine acheva de mettre le couvert. Bucaille, d’ailleurs, ne rentra pas.


✽ ✽

Le dîner avait été silencieux, oppressé. Ludivine attendit que ses deux petits frères fussent allés se coucher. Une fois disparus, ayant ouvert le buffet de bois blanc, elle s’approcha de Delphin qui rêvait, le menton bas.

— Tiens !… lui dit-elle, bourrue. Voilà des bobons pour toi ! T’en suceras en t’endormant. Ça te fera du bien !

C’était sa manière de demander pardon. Les grands yeux purs du mousse la regardèrent, et son cœur tendre d’orphelin grondé se remit à battre normalement.


✽ ✽

Ludivine et sa mère s’étaient couchées sans que Bucaille eût reparu.

— Le v’là qui recommence !… avait dit tristement la mère.

Mais la petite, concentrée dans sa colère, n’avait rien répondu. Comme une commère qui fait marcher au pas ses hommes, elle calculait, au bout de cette journée, tous les manquements des mâles de la maison.

Les deux petits frères avaient reçu, à leur heure, les gifles méritées ; Delphin venait d’avoir son paquet. Le plus grand coupable n’avait pas encore expié.

Jusqu’à ce jour, l’enfant ne s’était jamais mêlée encore de gourmander son père. Elle l’avait laissé se débrouiller avec sa femme, indifférente à leurs querelles.

Mais à présent qu’elle avait pris d’assaut le pouvoir et dirigeait la maison, elle était prête à lutter avec lui comme avec les autres, et se préparait à le faire bien voir.

Il y a dans le peuple, et surtout dans le peuple de chez nous, de ces petites filles qui sont l’équivalent des enfants prodiges qu’on voit surgir dans le monde des arts. Ludivine se révélait soudain chef de famille, comme d’autres de son âge se révèlent virtuoses.

— J’allons bien voir !… se dit-elle en mettant sa tête sur l’oreiller. Et ce fut dans ces dispositions qu’elle s’endormit.

La femme de Bucaille, habituée, fut debout avant que son homme eût ouvert la porte du logis, dont il avait toujours la clé sur lui.

Elle alluma une chandelle, passa sa jupe et son caraco d’un geste résigné, prête à subir le choc immanquable, espérant seulement s’en tirer sans coups. Peut-être, en ne lui parlant pas, l’ivrogne se fût-il couché sans scène. Mais une Normande est une Normande. La grêlée ne pouvait pas ne pas dire son mot.

— Ah ! te v’là, vieux tabernacle !… fit-elle à voix basse. Est du propre !

Et, comme s’il n’eût attendu que cette amorce, l’autre éclata séance tenante.

L’alcool, qui peut, sombre enchantement, transformer un brave homme en monstre, donnait à celui-ci, d’ordinaire si taciturne, une éloquence furibonde.

Tout en titubant vers la chambre à coucher, il commença les injures et les menaces, étourdissantes horreurs. Mais il n’avait pas passé la porte de la cuisine qu’il vit devant lui, hérissée, une adversaire autrement agressive que sa femme.

Enveloppée dans son fichu, Ludivine faisait son entrée.

Elle n’osa pas crier, par respect pour le sommeil des trois garçons. Mais quoique dites dans un souffle, les paroles gardèrent le ton du courroux le plus éclatant.

— Alors, proféra-t-elle, est pour nous traiter qu’tu rentres de nuit, quand la marée est basse, toi qui devrais t’cacher, saoul comme t’es ?… Mais tu nous vomirais les plus grandes orgies qu’on n’aurait pas peur de té, tu sais ben !

Elle ne savait que trop bien qu’il n’était pas commode quand il avait bu. Mais, sans boire, elle n’était pas plus commode que lui, et d’aplomb pour lui tenir tête, certes !

À travers les nuages de la boisson, il comprit tout de même que cette gamine avait l’audace de l’attaquer.

— A-t-on jamais vu ça ?… gronda-t-il.

Et, faisant un pas :

— Ote-toi d’là, t’entends !

La mère Bucaille, effrayée, s’interposa.

— Laisse-le !… Est pas la peine de le chagriner ! Y f’rait un malheur !… Va t’coucher, tu f’ras mieux, que j’te dis !

Durement, la petite écarta sa mère.

Quitte-moi tranquille, toi ! T’as donc pas d’sang dans les veines pour supporter cha ! Est point souffrable !… Mais moi, est point tout à fait la même mode.

Avec un juron formidable, le marin s’avança sur sa fille, le poing haut. Blème de rage, elle n’attendit pas le coup. Fonçant sur lui tête baissée, elle le bouscula si vivement, si nerveusement qu’il trébucha, renversant une chaise. La grêlée fit un grand cri. Et, comme le marin se remettait sur ses jambes, on vit surgir le petit Delphin ajustant sa culotte tout en accourant, tandis que les enfants appelaient du fond de leur chambre.

— Bon ! en v’là un autre, à c’t’heure !… ricana Ludivine.

Comme elle ne craignait plus de réveiller personne, elle reprit sa voix de tête :

— Veux-tu r’tourner à ton lit, toi, Delphin. Ça te r’garde-ty, tout cha !

Commander, injurier, lutter !… Au fond, elle ne respirait vraiment bien qu’en pleine scène.

Delphin, reculé, ne sachant ce qu’il devait faire entre le père ivre et dangereux et la fille forcenée, tremblait de tous ses membres, angoisse et froid mélangés.

Bucaille, perdu dans une longue méditation d’ivrogne, fixait ses yeux vitreux sur le carrelage. La chandelle, située juste devant son corps, faisait danser derrière lui son ombre, géant noir sur le mur clair.

Pendant ce court répit, un silence tomba. Dans le fond, les enfants avaient dû se rendormir.

Le pêcheur, tout à coup, reprit l’offensive.

— Vas-tu m’laisser passer !… hurla-t-il en s’élançant.

Il arrivait tout droit sur sa fille.

— Tu n’passeras pas sans avoir entendu !… cria-t-elle. Ah ! tu crois qu’tu vas continuer à rentrer toutes les nuits dans la position où que t’es ? Et d’abord, où qu’il est, l’argent de la criée ?… Veux-tu nous l’dire ?… Veux-tu nous dire, itou…

Elle se dépêchait, se dépêchait. Et le procès tout entier du mauvais père fut fait en une seule période, assaisonnée de ces expressions fortes qui formaient le fond du langage de la maison.

Quand il eut tout entendu, Bucaille, pour la seconde fois, leva le poing ; la femme et le mousse s’étaient avancés.

— Touche-moi, si t’oses !… rugit la petite.

Et de bas en haut, les bras croisés, elle magnétisa le grand type d’un regard tel qu’il en fut traversé malgré son état.

Le poing retomba.

— Laisse-moi passer… dit-il lentement.

Et, comme méprisante, elle s’écartait enfin, il s’en fut en chancelant au lit.

En se levant pour préparer le départ du matin, la femme Bucaille fut surprise de ne trouver ni son mari ni Delphin dans la maison.

Le marin avait dû partir sans réveiller personne, entraînant son mousse avec lui.

— Il aura eu honte… conclut la grêlée, songeuse.

Mais Ludivine, elle, savait bien que c’en était fait, et que, désormais, son père avait peur d’elle, comme les autres.


✽ ✽

Bucaille revint de la mer à l’heure exacte, mais on ne s’aperçut de son retour qu’en le trouvant assis devant la porte, raccommodant son châlut sans rien dire.

— Où qu’est Delphin ?… demanda sèchement Ludivine.

Le pêcheur, pour répondre à sa fille, ne releva pas les yeux.

— Y m’a demandé permission. J’sais pas où qu’il est allé…

— Tiens ! tiens ! fit-elle, les sourcils rapprochés.

Et, tout le temps qu’il ne revint pas, elle se creusa la tête.

Ce fut en rentrant de faire une course qu’elle le trouva dans la cuisine, lisant dans un des livres techniques qu’il ouvrait quelquefois.

Encore dans le rythme de la veille :

— Où qu’t’étais, toi ?… le rudoya-t-elle.

Il leva ses grands yeux dociles.

— Au c’mitière, répondit-il tout doucement.

Et ce fut elle, cette fois, qui baissa la tête. Car elle comprit que, protestation muette, il était allé là, dans la grande paix de la mort, se reposer près des siens de toutes les scènes dont on l’étourdissait dans l’intérieur enragé des Bucaille.