L’Ex-voto/16

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Aux Éditions de l’Estampe (p. 241-255).
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XVI

Quand il fallut, au bord du quai, s’engager sur l’échelle de fer, étroite et longue, qui menait dans la barque, Lauderin fit un pas de recul.

— Je ne vais jamais descendre ça !… dit-il.

Ludivine, les lèvres serrées, les narines frémissantes, le regardait avec rage et mépris. Elle ne put même pas rire, ayant un sanglot de désespoir dans la gorge.

Son envie fut, à cette minute, de profiter de la circonstance Pour crier :

— Est bon !… N’y allons point, si vous avez peur !

Aller au Ratier maintenant ? Pourquoi ?

Puis, brusquement, la colère lui fit changer d’avis. Cette promenade était un supplice pour Lauderin, donc une vengeance pour elle. D’ailleurs, son abstention pouvait inquiéter mortellement Delphin qui devait déjà depuis longtemps tourner autour du Ratier en l’attendant.

— Dites donc, père La Limande, appela-t-elle, montez ! V’nez aider m’sieu à descendre ! Il en a les sangs tournés. Y va s’casser la barre du cou !

Intérieurement :

— Si y pouvait s’la casser, ce vilain masque ! Queû délivrance !

Quand le père La Limande fut en haut :

— J’passe la première !… fit-elle. V’nez après moi, et l’père La Limande pour finir. Comme ça, entre nous deux, vous n’aurez point d’étourdition.

Ainsi protégé, Lauderin cramponné, fermant les yeux, atteignit enfin le bord de la barque. Ludivine lui tendit la main. Quand il fut assis, s’épongeant, il remercia longuement la petite chérie,

— La fillette est un vrai marin !… admira le vieux patron de Bon-Bec, approuvé par son matelot.

— Quand on y est né !… dit Ludivine.

Et comme elle prononçait cela, la nostalgie immense de ce qu’elle allait quitter pour se marier lui tordit le cœur. Elle regarda Lauderin, et l’abhorra de tout son être.

— La mer est belle !… remarquait celui-ci pour se tranquilliser lui-même. Pas de danger d’être secoués, hein ?…

— Monsieur, répondit le père La Limande, v’s-allez être porté sur eune nuée. J’ai jamais vu plus doux qu’aujourd’hui !

Et Ludivine, avec un regard de rancune vers la sortie de l’avant-port, constata l’étendue pâle, parfaitement lisse et comme immobile.

Gonflée, la belle barque neuve glissait entre les jetées, regardée par les promeneurs du dimanche.

Lauderin, sûr de n’être pas malade, se rapprocha, prit la main de sa fiancée, et murmura :

— Voilà la première fois que nous nous promenons seuls, petite chérie ! Comme il va faire bon en mer, par cette chaleur ! Au fond, c’est toujours vous qui avez les bonnes idées !

Un sourire crispé lui répondit. Ludivine rétractait sa main dans les doigts qui la tenaient. Heureux d’être vu par ceux de la jetée, Lauderin se pencha pour l’embrasser dans le cou.

— Il faudra bien nous tenir !… annonça-t-il d’un air de conquête. Nous sommes surveillés, vous savez ! Tout à l’heure, quand je suis remonté, ils m’ont tous dit, en haut, qu’ils allaient reprendre la voiture pour aller aux Bruyères et nous suivre dans les jumelles !

Il poursuivit, triomphant :

— Ils se sont tous fichus de moi, mais, s’ils savaient comme je suis heureux, à présent, ils en crèveraient de jalousie !

Elle le laissait parler, en proie à sa déception furieuse, et son silence laissait croire à l’autre qu’enfin quelque douceur et quelque sentimentalité répondaient à ses roucoulements.

— Petite chérie, écoutez-moi…

La mer, autour d’eux, passait comme un fluide blanc. Les deux marins, assis à quelque distance, échangeaient entre eux de brefs propos, baissant la voix pour ne pas gêner le duo des amoureux.

Lauderin, exalté par les vins du déjeuner, le mutisme immobile de Ludivine et la course tranquille du bateau, racontait longuement ses projets d’avenir.

— Vous verrez comme vous serez heureuse ! Vous verrez comme je vous aimerai !

Vinrent les détails de cet amour, qui mirent une brûlure à ses pommettes. Tout le bras de Ludivine était maintenant dans ses mains. Voyant qu’elle ne résistait pas comme d’ordinaire, il osa la prendre par la taille. Il ne sentait pas avec quelle répulsion elle raidissait ses muscles contre lui, ne savait pas qu’elle luttait pour ne pas bondir et l’assommer de coups de poing, parmi des flots d’injures vertigineusement accumulés dans sa tête. Il ne lui parlait que d’elle, mais il ne pensait qu’à lui, comme tout homme qui courtise une femme.

Depuis combien de temps duraient, interminables, ces enlacements désaccordés, ces paroles chuchotées ?

— J’arrivons !… prévint enfin le père La Limande.

D’un mouvement saccadé, Ludivine venait de s’arracher à la pénible étreinte. Debout, elle tira nerveusement sur son chapeau pour le remettre droit, lissa ses mèches d’un revers de main. Et ses yeux, en même temps, fixes comme ceux d’un lynx, cherchaient, de ce côté du banc, la barque chérie, la barque errante de Delphin.

La flamme de deux couleurs était restée à l’écoute de flèche.

« Il est là !… » pensa-t-elle en enfonçant ses ongles dans ses paumes.

Comme il devait frémir, lui aussi, tout en surveillant de loin le débarquement !

Le matelot de Bon-Bec, descendu sur la grève, les pieds dans l’eau, tirait sur l’amarre pour achever d’amener l’avant sur les cailloux. Comme la mer était complètement basse, à cette heure tardive, d’une seule enjambée Ludivine et Lauderin, se donnant la main, furent à leur tour sur le sol ferme. La jeune fille vit d’un coup d’œil qu’il y avait peu de monde au Ratier, aujourd’hui. Deux seules barques échouées, des cueilleurs dispersés qui ne levaient pas la tête. « Quel dommage !… » se répétait-elle, avec un besoin irrésistible de trépigner dans les cailloux.

Elle expliqua :

— Je m’dégourdis les gambes !…

Et, d’un regard désespéré, la face blêmie, elle regardait s’éloigner vers l’horizon les quatre voiles de Delphin, l’une d’elles portant les petites couleurs, signe d’amour, qui palpitaient dans la brise molle.

Le matelot de Bon-Bec venait de fixer un gros galet au bout de l’amarre. Il alla le jeter au loin sur le banc, ancre de fortune qui suffit pour maintenir la barque en place.

— Allons !… dit Ludivine en marchant la première.

Les trois autres la suivirent, le père La Limande riant de la voir si déterminée.

En regardant autour d’elle, elle vit au loin la barque de Delphin qui tournait. Il ne pouvait se décider à quitter les alentours du Ratier, sachant là sa bien-aimée. Un petit réconfort lui vint de cela.

— Où nous menez-vous donc ?… demanda Lauderin en la rejoignant tout essoufflé. Nous arrangeons bien nos bottines !

La bouche cruelle se retroussa. Ce n’était qu’un bien misérable châtiment pour toute l’exaspération qu’il lui valait, mais :

— Eh bien !… répliqua-t-elle, j’vous mène cueillir la moule, pardi !

— Comment, cueillir la moule ?…

— Pour qui qu’on s’rait v’nu là, alors ?…

Elle retrouvait sa brusquerie, sa tyrannie.

— Approchez vot’panier, père La Limande ! Non ! Celles-ci, c’est que d’la fillette ! Est des blondinettes qu’y m’faut ! J’en veux tout un chargement. On en mâquera ce soir et d’main !… Allons plus loin !

— Mais, petite chérie ! suppliait Lauderin, pourquoi les cueillir vous-même ?… Regardez déjà votre jupe ! C’est absolument fou !

— Au lieu d’prêcher, riposta-t-elle, faites comme moi ! Et plus vite que ça, vous m’entendez ?… J’avons pas trop de temps, à c’t’heure ! V’là déjà les mouliers qui s’en vont charger ; dans moins d’trois quarts la mer remonte ! Allons plus loin !

Il essaya de résister. Mais, fustigé par le regard trop clair, il se dépêcha d’obéir. Encore alourdi par son bon déjeuner, transpirant, crotté, ridicule, il se penchait gauchement. Bientôt, Ludivine cessa de cueillir pour le regarder. Un rire furibond la secouait. Elle avait appliqué ses paumes envasées à ses hanches, éprouvant du Plaisir à salir cette belle robe neuve qu’il lui avait donnée, elle qui, sur ce Ratier de ses rêves, s’était vue d’avance, dans ses pauvres vêtements de jadis, cachée dans un trou de roche, son Delphin en vareuse la serrant sur sa poitrine.

— Allons plus loin ! répéta-t-elle pour la troisième fois.

Ils étaient maintenant de l’autre côté du dos d’âne, et comme abandonnés sur une île déserte. Plus de cueilleurs en vue, plus de barque au large.

— Il est reparti, c’te fois ! songeait Ludivine avec des larmes de rage au coin des paupières.

— Eh ! ben !… Qui qu’vous faites ?… Est pas de s’reposer, est d’se presser, au contraire !

Lauderin, le sang à la tête, leva vers le ciel ses yeux misérables.

— Le vent change… Il me semble qu’il y a des nuages !… dit-il. Si nous rentrions ?

— Des nuages ?… Ça vous fait peû ?… Allons ! Allons !… Travaillez !

Elle claquait des doigts, dompteuse qui fait sauter sa bête dans le cerceau de papier. Les marins, détournés, aimaient mieux ne plus regarder.

Quand le panier fut presque plein :

— Vous croyez que ça ne suffit pas ?…

— Bien sûr que non !… s’emporta-t-elle.

Et chaque fois que, les reins brisés, le malheureux se redressait :

— Encore !… Encore !… ordonnait la petite.

Il y avait une demi-heure que le jeu durait.

— J’crois qu’on f’rait bien d’rentrer !… remarqua le père La Limande. V’là l’vent qui s’lève sérieusement. Pourrait bien être un grain du Nord, cha ! Ça prend avec la marée, j’allons danser pour rev’nir, sûr et certain !…

— Danser ?… bégaya Lauderin en se dépêchant.

— Oui, danser !… cria Ludivine avec un éclat de rire frénétique. Danser !… Ça n’vous plaît point, ça, hein ?… Ah ! ah !… r’gâdez la goule qu’y fait !… Ça n’a pas d’copie !…

Un geste pour rattraper son chapeau la fit pirouetter.

— Ah ! Ah !… L’capet qui s’envole ! Y roule dans la vase !… Ah !… Ah !…

Courbée en deux, elle se tapait sur les cuisses, au milieu d’un tourbillon de mèches pâles. Envahissant l’azur d’été, du fond de l’horizon bas et noir, un second ciel s’avançait vite, précédé par de grosses gouttes de pluie.

« Y va avoir mal au cœur !… » se répétait Ludivine, exultante.

— Dépêchons-nous !… dit soudain, très grave, le patron de Bon-Bec. Je serons les derniers à partir, par eune foudre de vent comme cha !

Il venait d’échanger un regard avec son matelot, qui se mit à courir à toutes jambes dans la direction de la barque, qu’on ne pouvait encore voir de là.

— Allons, m’sieu Lauderin !

La voix du pêcheur était brève. Ludivine, gambadant pour suivre le mouvement, continuait à pousser des cris de rire. Ils dévalaient tous trois le dos d’âne.

— Ah !… vingt Dieux !…

Une rafale emporta la voix du bonhomme. Dans une ruée de lames encore étales, dont l’écume rebroussée fuyait obliquement au vent, ils virent, entré jusqu’à mi-corps dans l’eau furieuse, le matelot qui bondissait et trébuchait, repoussé brutalement par les vagues toujours plus hautes. Et devant ses mains forcenées et vaines, fuyait, sans cesse noyée par des coups de mer, la longue amarre de Bon-Bec, arrachée du banc avec son caillou, par la subite saute de vent, tandis qu’à deux pas la barque à la dérive commençait à tournoyer tragiquement, vide d’humains, privée d’intelligence, livrée aux hasards de la tempête.

Lauderin, sans rien comprendre encore, haussait le ton, impatient.

— Mais qu’est-ce qu’il fait, cet imbécile ?

Cependant, le père La Limande s’était précipité d’un élan terrible. Lauderin et Ludivine, arrêtés côte à côte, regardaient, enveloppés d’un grandissant tapage. Le chapeau de Lauderin s’envola. Ludivine ne riait plus.

Le père La Limande, tout à coup, essaya de se mettre à la nage.

— Mais… qu’est-ce que ça veut dire ?… interrogea Lauderin, tourné vers Ludivine.

Le poing sur la bouche, elle ne répondit pas.

Une lame venait de recouvrir le vieux pêcheur. Il disparut, reparut, roula, rejeté, sur les cailloux. Le matelot, les dix doigts dans les cheveux, tourné vers la barque qui s’éloignait vite, maintenant, devait pousser un hurlement qu’on n’entendait pas.

Ruisselant, avec ses mèches grises noyées, collées à ses joues, le père La Limande revint en boitant vers les fiancés hagards. Quand il fut tout près d’eux, ils comprirent ce qu’il disait.

— J’sommes foutus !

Pour crier assez fort, dans la clameur du vent et de la mer, Lauderin ouvrit la bouche jusqu’à la gorge.

— Mais qu’est-ce que vous dites ? C’est impossible !

Et, brusquement, il comprit enfin. Leur barque les avait abandonnés. Ils étaient seuls sur le Ratier où la mer allait monter. Ils étaient perdus.

À ce moment ses cheveux se hérissèrent. Il se mit à secouer, comme un possédé, l’épaule du père La Limande :

— On va nous sauver !… Il y a des barques là-bas ! Il y a des barques ! Je les vois !…

Le vieux marin fit signe : « Non ! »

Les quelques voiliers chargés de moules qui, eux, étaient partis à temps, se discernaient encore au loin, par instants, puis disparaissaient, interceptés par les rideaux d’embrun sortis de la mer. On les voyait lutter dans la bourrasque. Les vagues se déchiraient l’une contre l’autre dans l’espace, avec des claquements subits, parmi le sifflet sinistre du vent et le rauque rugissement du large, basse continue.

Pendant quelques secondes, en proie à la syncope tout debout, Lauderin se tut, immobile. Puis soudain, les veines gonflées dans un effort inutile, puéril, il se mit à crier de toutes ses forces :

— Au secours !…

Le matelot s’en revenait à son tour, avec des gesticulations de fou. Tous ensemble ils durent reculer en désordre devant l’eau prodigieuse qui commençait à s’avancer sur eux.

— Une heure !… vociférait le matelot, j’en avons pour une heure !… Dans une heure, j’sommes morts !

Et, comme s’il apprenait seulement la nouvelle, Lauderin, à ces mots, se rua sur les deux pêcheurs, s’accrochant à leurs vêtements avec, déjà, des mains d’homme qui se noie. Mais eux, à grands coups de poing, l’arrachèrent.

— Ah ! non !… Pas ça !… On peut toujours essayer d’nager.

D’un mouvement unanime, ils tiraient sur leurs vareuses, les enlevant par la tête, se déchaussaient.

Lauderin ne savait pas nager. Repoussé par les hommes, il tourna plusieurs fois sur lui-même, et se jeta sur Ludivine sans savoir ce qu’il faisait. Elle chancela, s’agrippa. Se tenant tous deux aux bras, la face contre la face, il se regardèrent de si près qu’ils ne se voyaient pas.

— C’est toi qui m’as perdu, râla Lauderin. C’est toi qui m’as amené de force, ici ! C’est toi ! C’est toi !… Et moi, je vais mourir, moi !

Elle avait presque la bouche sur sa bouche. Elle lui enfonça tous ses ongles dans la chair du cou :

— Tant mieux !… Tant mieux !… J’te détestais, cochon… J’étais pas à toi !… J’étais d’puis longtemps la femme à Delphin, à Delphin, t’entends, à Delphin !…

Elle criait ce nom et ce mensonge, pour finir, jetant à la fois son amour et sa haine aux éléments déchaînés, prêts à l’engloutir. Et, certes, c’était bien là la mort de la petite Bucaille.

Elle lâcha le cou qui saignait. Lauderin tomba, se releva, suivit les autres qui reculaient encore devant la marée. Se poussant et bousculant, ils montèrent jusqu’au sommet du dos d’âne. De tous côtés la mer énorme venait en rond vers eux, comme une bête violente aux mille tentacules agités. Les nuages semblaient déferler aussi passionnément que les vagues. Le bruit formidable de tout l’estuaire en folie augmentait encore.

Malgré eux, tous, avec de brusques gestes, ils consultaient les quatre horizons. Car la pauvre chair mortelle, en face de la dernière heure, a soudain l’horreur de la mort, encore qu’en ayant admis jusque-là l’idée. Et chacun d’eux, en cette minute, isolé par le féroce égoïsme de l’épouvante, était absolument seul avec son destin.

Le père La Limande, tout à coup, se jeta sur les genoux. On vit sa main tremblante esquisser un signe de croix. La tête enfouie dans ses deux bras repliés, il se mit à prier.

— Il a raison !… articulaient dans le vacarme les lèvres violettes de Lauderin.

Le sentiment utilitaire de l’union humaine lui revenait. Jeté sur Ludivine et sur le matelot, il les malmenait pour les mettre à genoux.

Et pendant qu’ils étaient tous les quatre serrés les uns contre les autres, ils ne savaient pas qu’abandonnés sur le rocher de leur mort ils recevaient, à travers l’espace, par-dessus la tempête, la bénédiction suprême de l’Église.

Là-haut, aux Bruyères, les jumelles avaient suivi la promenade, puis le drame. Ayant compris les leurs perdus, les convives du déjeuner, si gais un moment auparavant, étaient revenus, entassés dans leur voiture, vers la côte de Grâce. Le père Bucaille avait continué jusqu’au port, hurlant qu’il allait sauver sa fille, bien que sachant mieux qu’aucun autre qu’il n’y avait pas le temps matériel ni la possibilité d’aborder le Ratier pendant la montée de la mer.

Une foule noire, sous la pluie et dans le vent furieux, s’était amassée devant la chapelle, autour de la mère Bucaille, des deux petits frères, de Jules Lauderin et de sa femme, tous poussant des cris, sanglotant, se frappant la tête contre les arbres. Et, spontanée, la procession s’était organisée, interrompant le Salut commencé. Accompagnée par tous les fidèles livides d’émotion, solennelle et rapide dans la rafale, les vieilles bannières suivant en claquant la croix, les enfants de chœur bleus et blancs portant les cierges éteints, le prêtre marchant en tête, elle s’était arrêtée au pied du Calvaire, devant l’immensité noire de colère. Et, puisque les secours humains étaient impossibles, le prêtre, par delà le ciel et la mer, tourné dans la direction du Ratier, envoyait, à ceux qui mouraient au large, l’absolution de leurs péchés.


✽ ✽

Il ne leur restait plus que peu de temps à vivre. Le banc se couvrait rapidement.

Ludivine, allongée dans une flaque, trempée, enfouie dans ses cheveux défaits, attendait, presque morte déjà. Les deux marins cherchaient encore de quel côté se jeter à la nage. Lauderin, debout, les mâchoires distendues, enroué, criait de toutes ses forces, comme s’il eût voulu dominer le bruit géant de l’orage. Quand il sentit qu’il ne pouvait plus, il se laissa tomber dans la vase et les cailloux, fut étendu contre la jeune fille et presque sur elle, qui ne s’en aperçut même pas.

Fut-ce quelque soufflet de l’embrun qui fit qu’à la longue elle releva la tête ? Elle se redressa sur son séant, puis se remit sur ses pieds, comme pour voir venir la mort. Ses longs cheveux trop blonds de sirène flottèrent autour de sa tête, ses yeux incolores s’ouvrirent sur une vision intérieure. Elle allait périr comme le grand Le Herpe qu’elle avait voué jadis à la mort. Il la réclamait dans tous les cris du vent et des vagues. Il se vengeait enfin.

Comme lui, bercée entre deux eaux, attaquée dans sa chair noyée par les poissons et les crabes, elle allait voyager longtemps dans la baie, avant d’être ramenée à la traîne dans le port, comme un réserveux.

Son père, sa mère, ses frères, Delphin… Ils furent tous dans son âme, vivants, exacts, avec leur figure de tous les jours. Puis une hallucination dernière fit surgir devant elle l’apparition d’une barque avec son grand mât proche, et son foc tendu à craquer dans la tourmente. Elle comprit que c’était l’agonie, et ferma les yeux en vacillant.

Une main qui lui saisissait le bras la réveilla en sursaut. Le père La Limande et le matelot, béants, la regardaient. Ils approchèrent leur bouche pour qu’elle entendit :

— On nous sauve !… Une barque !… Une barque !…

Comme ils couraient avec elle vers l’apparition, ils heurtèrent du pied Lauderin qui, se relevant à son tour, se mit à courir comme eux.

Petit groupe compact, les jambes dans l’écume, ils virent le bateau jeté vers eux, son étambot cognant le rocher comme pour s’y briser, par grands coups sourds qu’ils entendaient malgré le tumulte universel.

Les prunelles de Ludivine se dilatèrent. À travers le trouble et glauque et formidable remuement de la mer baveuse qui montait et du ciel pluvieux qui descendait, elle venait de la reconnaître, la flamme de deux couleurs restée accrochée parmi les voiles abattues.

— Delphin !…

Les bras raidis et levés, sa chevelure tout debout au-dessus de sa tête, la jeune fille, la bouche grande ouverte et riant, fut pareille, pendant un instant, à l’esprit même de la tempête.

Delphin, l’ancre jetée à plus de cinquante mètres, laissait acculer son bateau contre le banc. Resté dans les environs du Ratier, il avait rencontré l’épave Bon-Bec en proie aux tourbillons. Alors, risquant toutes les morts, réalisant l’impossible, il était venu, seul dans sa barque, au secours de la bien-aimée.

Ils perçurent son geste qui leur lançait l’amarre. Lourde et mouillée, elle tomba dans l’écume, loin d’eux mais accessible, peut-être.

En s’entre-heurtant, ils s’étaient jetés dans les vagues monstrueuses. Et, sans cesse recouverts, sans cesse roulés, ils tendaient leurs mains avides.

Ce fut Ludivine qui, la première, nageant comme elle pouvait, put saisir l’amarre.

Mais Lauderin l’avait rejointe. Il y eut une lutte d’assassins au-dessus et au-dessous de l’eau.

Soudain, quatre mains vigoureuses saisirent Lauderin qui, rejeté, but un coup.

— Chacun son tour !… clamaient les deux marins.

Se sentant sauvés, ils reprenaient le courage de leur profession. Aidée par eux, cramponnée avec la force qu’on ne trouve que dans les catastrophes, la petite se laissa tirer par l’amarre, à travers les lames contradictoires qui se la rejetaient en l’écorchant sur les cailloux.

La force que mettait Delphin dans sa manœuvre était comme surnaturelle. À plat ventre à l’arrière de sa barque, il put enfin, à bout de bras, saisir la jeune fille. Un dernier effort l’enleva, la pêcha, paquet ruisselant et vivant. À peine eut-elle le temps de murmurer le nom du jeune homme. Évanouie, il la laissa couchée à ses pieds, reprit l’amarre, la jeta de nouveau.

Lauderin, submergé jusqu’au cou, épileptique, monotone :

— Ne me laissez pas !… Ne me laissez pas !…

Les deux marins l’avaient empoigné. Porté par eux à la nage, poussé, chaviré, puis traîné par l’amarre, il put, le long de la coque, se cramponnant à son tour, être hissé jusqu’au haut. Là, Delphin l’attrapant par la tête, par le cou, par le dos, le fit enfin passer à bord, complètement inanimé, peut-être privé de vie.

Plus rapide fut la montée du père La Limande et de son matelot.

Enfin :

— Vous y êtes bien tous ?… Oui !… Alors levons l’ancre, mon père La Limande ! Et sortons d’là… si nous pouvons !

Ils étaient maintenant trois hardis marins à bord pour parer au péril. Droit sur Honfleur la barque blessée galopait, enfouie par instants, montant et descendant les vagues gigantesques. Et, zigzaguant encore dans la tempête, mêlée au désordre des voiles repliées, la flamme de deux couleurs palpitait, petite chose fragile, symbole d’un amour plus fort que la mort.

ÉPILOGUE

L’humble noce de Delphin Le Herpe et de Ludivine Bucaille sortait de l’église Sainte-Catherine, et toute la marine du port marchait derrière eux, car ils étaient les héros d’une aventure à la suite de laquelle on avait porté Delphin en triomphe.

Marche chaloupée, visages émus, ils étaient là, les jeunes et les vieux, les sérieux et les blagueurs, physionomies ordinaires et types inattendus, le vieux loup de mer tout rasé qui porte, sur une tignasse frisée et blanche, un si étrange bonnet de laine tricotée, cet autre aux yeux de jade, qui secoue fièrement ses grandes boucles d’oreilles d’or, ce gros en jersey collant, ce maigre à lunettes, ce petit boiteux, tous les surnoms des quais et toutes les barques des bassins représentés, et la femme portefaix qui bat les hommes, et les jeunes femmes matelots qui pêchent en culottes, et les poissardes hardies, tous émus et souriant derrière la mariée en modeste robe noire et fleurs d’oranger, et le marié en vareuse bleue toute neuve.

En suivant, ils racontaient l’histoire ; et les commères hochaient la tête.

— Il a quitté l’pays, Lauderin ! Son café est vendu !

— Y paraît qu’la Ludivine fut l’trouver à son lit d’malade pour y d’mander qui qu’y comptait faire pour l’gas Delphin qui l’avait tiré d’mort.

— Est-y vrai qu’il a voulu la chasser, qu’y la prenait pour eune dame blanche ?

— Est vrai ! Que même la Ludivine l’a menacé d’la honte en ville s’y n’savait pas r’connaître le bienfait du’tit mat’lot.

— On m’a dit qu’il avait r’mis les dettes du père !

— Parfait ! Y les a r’mises ! Et même il a donné par écrit d’notaire la barque qu’on travaille au chantier, portant nom Belle-Ludivine.

— Est avec ça qu’y vont gagner l’pain du ménage !

— Un gentil ménage que ça s’ra, et qu’aura bien gâgné s’n’amour !

Cependant, penché vers la petite bien-aimée, Delphin murmurait, caressé par ses yeux si clairs, plus beaux encore d’être amoureux :

— Est maint’nant qu’j’allons à la côte, comme j’ai promis dans la tempête, porter à Notre-Dame-de-Grâce l’ex-voto qu’j’ai fini hier…