L’Exemple (Cadiot 1881)

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Calmann Lévy, éditeur (p. 295--).


L’EXEMPLE


Elle était vieille fille, vieille fille et toute seule dans sa maison. Ni chiens, ni chats, ni perroquet. Concevez-vous tout ce qu’il y a d’austère dans une pareille situation ?

Autour de la maison, une petite ville de province ; autour de la vieille fille, une pléiade de récits, dont pas un ne contenait une imputation de quelque valeur, dont tous commentaient et expliquaient et l’isolement et le célibat de mademoiselle Jeanne de Maugreland.

Et d’abord, elle tenait à la noblesse, étant fille du marquis de Maugreland, émigré bien authentique ; et la noblesse ne pouvait l’admettre ; car sa mère était une simple paysanne alsacienne, jadis servante de M. le marquis. Ensuite, elle était savante, ayant lu tout ce qu’il y avait de livres et dans la bibliothèque xviiie siècle du feu marquis, et dans la bibliothèque xviie siècle de M. l’archi-prêtre Le Garouiller, curé de la paroisse ; puis, ayant fait venir, le plus qu’elle avait pu, des publications contemporaines. Or, je vous le demande, lesquelles des dignes matrones de la ville de *** en eussent fait leur société ? Quant aux hommes, elle était laide et même, ajoutaient-ils, un peu revêche. Jugez.

À proprement parler, elle n’était pourtant pas méchante, car on citait d’elle des traits exquis ; mais, à côté, elle avait des paroles terribles : appelant par leurs vilains noms toutes les petites faiblesses d’esprit et de conscience pour lesquelles le langage du monde a des euphémismes, son Code, des indulgences.

Et puis quelle vie bizarre elle menait !… Tantôt, bêchant son jardin et taillant ses arbres comme une simple paysanne, avec des sabots aux pieds et un grand chapeau de paille sur la tête, tantôt ayant quasiment l’air d’un moine dans une grande robe de chambre brune qu’elle portait l’hiver au coin de son feu. Ne sortant jamais, si ce n’est pour aller à l’église ou veiller un malade. Toujours prête à rendre un service et ne voulant point de remerciements. Faisant le bien, et haïssant l’espèce humaine ; généreuse et misanthrope ; humble en sa vie, et hautaine avec les gens ; miséricordieuse pour le commun des mortels et inflexible pour ceux auxquels elle avait fait l’honneur d’une poignée de main et qui manquaient à certain Code mental, intime et personne], dont, sans dire gare, elle leur appliquait les lois.

Étrange fille enfin, qu’on respectait, mais qu’on n’aimait point.

Pourquoi elle ne s’était point mariée, en son bel âge, on le comprenait à peu près : pas de fortune, à peine de quoi vivre avec économie, peu de figure et le caractère « original », comme on dit en province, — qui l’eût recherchée ? Elle n’était pas le fait des jeunes gens bien apparentés et en position de faire leur chemin dans le monde, et elle ne voulait ni d’un paysan ni d’un courtaud de boutique.

Pourtant, sur le coup de ses quarante ans, elle avait trouvé un parti sortable. Il s’agissait d’un officier retraité que lui présentait l’abbé Le Garouiller. L’officier avait cinquante ans d’âge et des cicatrices ; pour toute fortune, sa retraite et la croix.

Mademoiselle de Maugreland accueillit l’officier, s’assura qu’il avait des goûts simples et un caractère sociable, calcula qu’en ajoutant la pension de retraite à sa modique rente, et en tirant parti des fruits et des légumes de son jardin, elle pourrait joindre les deux bouts de l’année, et donna son consentement.

Ce fut une nouvelle dans le voisinage, et déjà on se demandait si mademoiselle de Maugreland, qui était maigre, sèche et ridée, se marierait en blanc, quand soudain elle ferma sa porte à son prétendu, en déclarant que, toutes réflexions faites, elle ne se marierait jamais.

Pourquoi ? On ne l’a jamais su. Le capitaine avait-il déplu ? Quelque mauvais renseignement était-il arrivé sur son compte ? Ce fut un problème insoluble pour les bonnes âmes du quartier.

Certainement, mademoiselle de Maugreland ne s’était pas éprise du capitaine. Mademoiselle de Maugreland n’avait jamais paru faite pour les sentiments tendres, et, rien qu’à la voir, on eût parié qu’elle était femme à répondre à quiconque lui demanderait : « N’avez-vous jamais aimé ? » — « Jour de Dieu ! vous m’insultez ! » Mais quelqu’un au monde aurait-il pensé à lui faire une pareille question ?

Cependant, du jour de la rupture de son mariage data une nouvelle période de sa vie. Cette vie devint plus austère et plus solitaire encore. Mademoiselle de Maugreland ne vit plus personne du tout, hormis le vieil abbé Le Garouiller.

Un jour d’hiver, elle cheminait dans la campagne, toute seule, coiffée du capuchon noir, vêtue de la pelisse de laine des paysannes, portant des chaussons de Strasbourg et des sabots cirés aux pieds, des mitaines tricotées aux mains ; marchant sur les talus, évitant les ornières, et, çà et là, s’arrêtant à regarder l’état des blés, les promesses des arbres et le vol des corbeaux dans les plaines. Par d’autres moments, tout en marchant lentement, elle tricotait un bas chiné de bleu et de blanc ; quand elle sentait l’onglée, elle remettait le tricot dans sa poche.

Au fond d’un sillon creux, où, de distance en distance, des flaques d’eau reflétaient le ciel brouillé de nuages gris et blancs, elle vit tout à coup quelque chose qui remuait. C’était plus gros qu’un oiseau, moins gros qu’un mouton. Elle avança un peu, et la chose ne se sauva pas. Ce n’était donc ni gibier ni bête fauve.

Elle avança plus encore, et la chose, qui paraissait marcher à quatre pattes, se leva sur deux, et lui montra, dans une culotte de droguet rapiécée qui se boutonnait derrière, et sous un bonnet de laine tricotée couleur suie, un marmot de cinq ou six ans, pieds nus, à la figure turgide, aux mains souillées de terre, et qui avait l’air d’avoir une engelure sur chaque pommette et une autre sur le bout du nez.

— Qu’est-ce que tu fais là, marmouset ?

— J’ scharch’ ed’ chiches.

— Comment ?

— J’ scharch’ ed’ chiches.

Elle s’avança jusqu’à l’enfant, ne comprenant rien à ce baragouin, et demandant à ses yeux de compléter les renseignements insuffisants recueillis par ses oreilles.

Dans un méchant panier, près du petit drôle, elle vit des herbes : une sorte de plante, moitié pissenlit moitié chicorée, que l’on trouve dans les blés, en mars, quand ils ont été sarclés, et que l’on met en salade, avec des œufs durs.

Dans le pays, on appelle cela « des chiches de lièvre ». De là cette réponse baroque du petiot

— J’ scharch’ ed’ chiches.

— Ah ! tu cherches des chiches ? C’est pour ta mère ?

— C’est pour el’ vendre, donc !

— Ah ! oui-dà : à la ville ?

— Ben sûr !

— Et de l’argent, qu’en feras-tu ?

— L’ baillerai à ma m’an !

— Que fait ton père ?

— P’pa est mort.

L’enfant n’eut pas une larme dans les yeux ; il ne s’apitoyait pas sur lui-même, il constatait un fait sans accuser la Providence. Son visage bouffi demeura placide, et si, au bout d’un moment, il détourna les yeux, ce fut pour fouiller le sillon du regard.

— As-tu des frères et des sœurs ?

— Voui !

— Allons, je vais acheter tes chiches et te reconduire chez ta mère, si ce n’est pas trop loin.

Mademoiselle de Maugreland marcha jusqu’au village le plus voisin, précédée du petiot, qui faisait « flic flac » de ses pieds nus dans la boue froide ; et elle trouva là, dans une misérable cahute en torchis, ayant pour toutes fenêtres des morceaux de verre encastrés dans la muraille, une paysanne de trente ans, qui paraissait plus âgée qu’une Parisienne de soixante, et deux autres marmots plus jeunes que le chercheur de chiches.

La pauvresse travaillait aux champs comme journalière, quand elle avait des journées ; maraudait, tricotait et filait le reste du temps ; recevait, çà et là, quelques charités, et nourrissait ainsi sa petite famille au jour le jour. Dieu sait comme, par exemple !

Quand mademoiselle de Maugreland l’interrogea, elle se plaignit. C’était naturel. Que de peine pour trouver de l’ouvrage ! pour suffire, avec son gain, aux besoins impérieux des trois petits, dont l’aîné mangeait déjà beaucoup !

— Si vous voulez, dit la vieille fille, je vais vous le prendre, votre petit : je l’habillerai, le nourrirai et lui apprendrai à lire. Pour lui, il donnera la becquée à mes poulets et il arrachera les mauvaises herbes dans mon jardin.

— Eh ! madame, j’voudrais ben… I s’rait ben pu heureux, le pauvre !… mais j’pouvons guère… et même j’pouvons pas !

— Pourquoi ?

— I m’aidiont un peu, si tant peu que ce soit. Quand j’vas en journée, i m’garde l’s autres. Quand j’n’y vas pas, i ramasse du crottin, i charch’ ed chiches, i conduit l’s oies pour d’aucuns.

— Mais il n’apprend rien.

— Hé !… qu’voulez-vous !

— Pauvre petit ! se dit mademoiselle de Maugreland en s’éloignant… et pauvre famille !… Que fera-t-il, ce garçonnet ? Un gardeur de vaches jusqu’à quinze ans ; un bouvier après ; puis un journalier stupide ! S’il apprenait à lire, s’il recevait quelque culture, qui sait ? cela pourrait faire un bon artisan peut-être, ou un agriculteur entendu qui soutiendrait toute la famille…

Elle revint sur ses pas et dit à la paysanne :

— Combien peut-il bien vous gagner par mois, votre petit ?

— Ah ! ben sûr qu’i m’gagne un bon écu d’six francs… au moins !

— Eh bien, je vous donnerai les six francs ; et, si vous êtes bonne travailleuse, je vous prendrai en journée une ou deux fois le mois, les jours de lessive.

L’affaire s’arrangea et mademoiselle de Maugreland emmena le petit.

Le soir même, il avait des bas, des chaussons de Strasbourg et des sabots, et il marchait là dedans comme les pauvres chats auxquels les méchants garnements ont mis, aux quatre pattes, des coquilles de noix pleines de glu, pour chaussure. Le lendemain, mademoiselle de Maugreland fouillait toutes ses vieilles nippes, et, en quelques heures, confectionnait une culotte, une veste, un gilet et deux ou trois chemises.

Un an après, il savait lire.

Jamais mademoiselle de Maugreland ne dit à personne qu’elle avait adopté, qu’elle adoptait ou adopterait le petit Françon ; encore moins montrait-elle pour lui le moindre sentiment tendre. Mais, peu à peu, elle s’en occupa avec une assiduité et un exclusivisme plus marqués. Le développement physique et le développement intellectuel de l’enfant devinrent pour elle l’objet de soins constants.

Elle était active, vigilante, ardente à toutes ses entreprises ; peut-être était-ce le besoin d’emploi de ses forces qui la poussait ; peut-être, comme elle le laissait entendre quelquefois, était-ce scrupule de conscience ; car l’abbé Le Garouiller lui avait dit bien souvent qu’elle avait de grands devoirs à remplir vis-à-vis du petit Françon, s’étant, par sa propre volonté, substituée à la mère de l’enfant ; peut-être, enfin, cette vieille fille à l’âme ardente, à la vie âpre et solitaire, s’était-elle prise à aimer cet enfant… peut-être réunissait-elle sur sa tête tous les amours, toutes les tendresses dont elle avait été privée.

Parfois, en effet, quand le petit Françon courait un danger, on la voyait changer de visage, un tremblement la saisissait ; d’autres fois, si l’enfant avait un succès ou bien répondait un mot heureux une flamme rapide passait dans ses yeux.

L’enfant, dans cette atmosphère de soins, s’épanouissait, grandissait et apprenait. Mademoiselle de Maugreland lui enseignait tout ce qu’elle savait, et apprenait ce qu’elle ne savait pas, pour le lui transmettre.

Quand il eut douze ans, le petit Françon fit sa première communion exemplairement ; il savait mieux son catéchisme que les fils de famille les plus huppés, et même récitait l’Évangile en latin.

On en augura que c’était « un sujet ».

Pour mademoiselle de Maugreland, elle semblait vivre d’une nouvelle vie. Rien ne lui coûta pour ouvrir, à deux battants, la carrière au-devant de son protégé. D’abord on cessa de l’appeler Françon pour l’appeler François ; puis mademoiselle de Maugreland permit qu’on lui fît porter son nom ; ensuite elle appela l’abbé Le Garouiller à concourir à l’éducation du jeune homme ; elle lui donna d’autres professeurs, et on en fit un bachelier ès lettres, puis un bachelier ès sciences, et enfin un élève de l’École centrale.

C’était, d’ailleurs, un fort gentil garçon, doux, studieux, obéissant, et n’ayant jamais donné sujet de plainte à sa protectrice.

Sa position de fils aîné de veuve l’exemptait du service militaire ; c’est pourquoi mademoiselle de Maugreland le laissa doubler le cap de la conscription. Mais, dès qu’il fut quitte de l’impôt du sang, elle l’adopta selon les formes voulues par la loi, et, à vingt-deux ans, grâce à l’amitié, au dévouement, aux soins et à l’économie de la vieille fille, le petit chercheur de chiches, pourvu d’un avenir et d’un nom, pouvait tenir le pair avec les fils de famille les plus heureusement nés.

Vers ce moment éclata la guerre de 1870.

Au mois d’août, il était chez sa protectrice, en vacances. On ne parlait alors que d’engagements volontaires ; sa situation d’élève à l’École centrale lui assurait un grade, soit qu’il entrât dans la garde mobile, soit qu’il entrât dans l’armée régulière. Ce fut tout de suite une opinion faite dans la ville qu’il allait partir.

Mademoiselle de Maugreland, pour son compte, n’en doutait pas. Silencieusement elle lui apprêtait et organisait un bagage de campagne. Et bien sûr elle aimait cet enfant d’adoption, comme un fils de ses entrailles ; car, de temps en temps, une larme brillait dans le coin de son œil quand elle regardait François, ou bien quand elle ajoutait quelque chose à sa cantine.

En effet, c’était alors un beau garçon, donnant bien des espérances, et il était dur de penser qu’une balle prussienne, en une seconde, pouvait coucher dans la tombe cette œuvre divine et humaine… Grands yeux bruns veloutés, cheveux châtains épais et bien plantés, jeune moustache sur des lèvres empourprées ; vigoureux et de taille bien prise, enfin tel, au physique comme au moral, qu’une mère en pouvait être fière.

Et puis, sur cette tête, mademoiselle de Maugreland avait placé beaucoup d’espérances. Cette vieille fille, issue d’un gentilhomme sans famille et d’une servante, se sentait comme une souche à moitié desséchée sur laquelle, pourtant, aurait pris une jeune greffe. En même temps, elle s’enorgueillissait de fonder une nouvelle race, une race forte et vivace qui porterait à son tour de nombreux rameaux, dont les racines tiendraient au passé, dont les branches étendraient leur ombre sur un vaste avenir.

Toujours seule dans sa grande maison noire, aux trois quarts inhabitée, elle rêvait, pensait, combinait. L’action constante n’empêchait pas l’imagination de marcher : qu’elle bêchât son jardin, fît sa lessive, rangeât son linge, récoltât ses fruits ou tricotât des bas ; qu’elle lût ou écrivît, toujours il y avait une préoccupation parallèle qui accompagnait son labeur. Elle songeait à François ; François était le point central où venaient aboutir toutes ses intentions et tous ses efforts…

Il aurait une belle carrière ; il ferait un bon mariage… il aurait des enfants, qu’elle pourrait voir encore, bien qu’elle eût tantôt ses soixante-dix ans…

Combien de fois ne s’était-elle pas promis de tenir son ménage quand il reviendrait de l’école, de veiller sur sa vie de jeune homme et de lui choisir une femme ? Qui sait même si, parmi les héritières les mieux pourvues de la ville, elle n’avait pas déjà secrètement fait son choix, et si le dimanche, à la messe, elle ne couvait pas des yeux sa future belle-fille ?

L’abbé Le Garouiller l’aiderait certainement à bien établir François ; son grand âge, le long exercice du ministère lui avaient acquis beaucoup d’autorité et d’influence. On savait de plus qu’il laisserait sa petite fortune au jeune François de Maugreland, qu’il considérait comme un jeune homme très distingué.

Mais quoi ! la patrie était en danger, le territoire envahi…

Devant ce fait brutal et terrible, mademoiselle de Maugreland avait coupé court à ses châteaux en Espagne. Elle avait serré ses espérances, comme on sert les habits de noces d’une fiancée malade.

François de Maugreland, toutefois, ne parlait de rien.

— Il ne veut pas m’affliger, pensait la vieille fille. Quand le moment sera venu, il me dira : « Je pars demain ». À quoi bon remuer d’avance les choses douloureuses.

Mais septembre vint, et, avec septembre, le désastre de Sedan, l’effondrement de l’Empire, et la marche de l’ennemi sur Paris ; en même temps se produisait cet élan national, qu’on a vainement cherché à nier depuis et qui soulevait le patriotisme, qui appelait aux armes le ban et l’arrière-ban de la jeunesse française.

François avait l’air préoccupé ; il sortait beaucoup et faisait de longues promenades solitaires dans la campagne. À l’heure du courrier, il se précipitait fiévreusement sur les journaux ; mais on ne le voyait ni dans les clubs, ni dans les cafés, ni dans les salons de la ville.

Un jour, il dit à sa mère adoptive :

— Comme élève de l’École centrale, je pourrais obtenir un emploi dans l’administration des télégraphes ; mais, pour cela, il faut quelque protection. L’abbé Le Garouiller ne pourrait-il pas aller voir le nouveau sous-préfet républicain ?

Mademoiselle de Maugreland devint très pâle, ses mains se mirent à trembler, et elle voulut en vain articuler une réponse. Elle balbutia quelques syllabes inintelligibles, laissa tomber un plat qu’elle tenait, et sortit. Ce fut pour courir s’enfermer dans sa chambre. Là, elle tomba sur une chaise et demeura longtemps comme stupéfiée.

Avait-elle bien entendu ? Était-ce bien François, ce fils de son choix et de son cœur, sinon de ses entrailles, qui avait parlé ?

Oui !

Le sang s’était gelé dans ses veines. Il y bouillonna tout à coup fiévreux et chaud. Cependant, elle demeura immobile, les yeux fixes et le cerveau sans pensées. C’était comme une statue qui changeait de couleur.

Un coup violent sur la tête ne l’eût pas davantage étourdie ; elle demeura longtemps dans un état singulier. Cette créature énergique, abrupte, active, sans tendresse apparente, dénuée de sensibilité féminine, et dont l’âme était enveloppée d’une écorce rugueuse qu’on ne pénétrait point, n’avait jamais été aussi rudement touchée par la déception.

Jadis, quand elle rompit son mariage, elle eut bien quelques jours, quelques mois peut-être de mélancolie. Mais quoi ! ce mari qu’on lui présentait, elle l’acceptait par raison, sans illusions, sans enthousiasme. Jamais son image n’avait pénétré dans ce coin profond du cœur d’où semble jaillir la source de la vie. Quand une circonstance quelconque vint rompre les projets formés, elle éprouva un mécompte, tout au plus.

Quelle différence maintenant ! Ce petit paysan qu’elle avait ramassé dans un sillon, puis élevé, puis fait homme, il était donc devenu son idéal, son espérance, son dieu en même temps que son amour ?

Elle se le demandait avec épouvante… et autant que l’ébranlement de son cerveau pouvait lui permettre de former une pensée concrète, et elle s’accusait comme si elle s’était surprise en flagrant délit d’idolâtrie.

Enfin, elle dompta cette émotion contre laquelle se révoltaient son esprit et sa conscience, et elle reprit silencieusement l’activité uniforme de sa vie obscure.

François recommença ses promenades dans la campagne et ses interminables lectures de journaux.

Paris était bloqué, la délégation de Tours appelait aux armes toute la jeunesse valide.

— Pensez-vous, ma chère mère, à faire une démarche auprès du sous-préfet pour que j’entre dans les télégraphes ? redemanda François.

— Non ! répondit laconiquement la vieille fille.

Un jour, l’abbé Le Garouiller, quoique bien cassé, put venir dîner dans la maison du faubourg.

— L’abbé, dit mademoiselle de Maugreland, je suis bien heureuse de vous voir encore ici. Eh ! mon pauvre ami, c’est peut-être la dernière fois que nous y dînerons ensemble.

— Hélas ! c’est vrai, je suis si vieux !

— L’abbé, ce n’est pas cela ! mais je vais partir pour suivre l’armée.

— Vous ? pour quoi faire ?

Comme ambulancière. Je suis encore forte et vaillante ; j’espère qu’on m’acceptera.

— On ne vous acceptera pas… heureusement, reprit l’abbé.

— Peut-être.

La conversation retomba, puis changea. À la fin de la veillée, et comme François prenait son manteau et sa lanterne pour reconduire l’abbé, il annonça qu’il s’engagerait le lendemain.

Ce lendemain, en s’éveillant, il trouva toute prête, sur la table de sa chambre, une cantine de campagne.

Il eut un soubresaut. Ce rappel muet et péremptoire de l’engagement pris le glaça. Il fit dans sa chambre plusieurs tours avant de sortir ; il s’assit et se prit la tête à deux mains ; puis il se leva et examina, pièce à pièce, le contenu de la cantine.

Tout était prévu avec un soin minutieux. Évidemment, on avait préparé cela depuis plusieurs semaines. François examina chaque chose longuement et d’un œil morne, comme stupéfié. Enfin, il sortit.

Toute la journée, il erra dans la ville et dans la campagne, lisant et relisant les papiers publics. Enfin, à la dernière heure, il se rendit à la mairie, et, le soir, en rentrant au logis, il dit à sa mère adoptive :

— J’ai ma feuille de route.

La ville était dans la région du nord-est, et l’ennemi s’en approchait ; déjà, les femmes et les jeunes filles étaient parties pour gagner le centre ou descendre vers le sud.

François fut incorporé dans le corps d’armée le plus proche, et dirigé vers la ligne de défense.

Mademoiselle de Maugreland l’accompagna jusqu’au chemin de fer, et ne le quitta que pourvu de tout et lesté d’argent. D’ailleurs, pas un mot, ni d’encouragement, ni de regret, ni de tendresse. Rien. En le mettant en wagon, elle lui donna une poignée de main.

Seulement quand le train fut parti, et hors de vue, ses yeux se troublèrent et ses lèvres eurent une légère contraction.

Elle rabattit alors, sur son visage ridé, le voile de crêpe attaché à son chapeau de paille noire, et reprit à pas pressés le chemin du logis.

Le lendemain, une voisine qui la vit sur le pas de la porte, s’approcha d’elle :

— Cela va tristement, n’est-ce pas, pauvre mademoiselle ?

— Ça va tristement pour tout le monde en France, mère Herbelot.

— Oui ! mais vous avez laissé partir votre jeune et joli jeune homme pour l’armée !

— Il n’y a pas que moi, voisine.

— Hélas ! c’est vrai ; pas moins que je compatis bien à la peine que vous devez avoir.

— Il faut compatir à la peine de tout le monde, et surtout prier pour que notre jeunesse chasse l’ennemi du territoire !

— Ah sans doute, un jeune homme si distingué. Enfin ! Dieu le garde !

— Dieu les garde tous, les bacheliers et les laboureurs, mère Herbelot !

Jamais mademoiselle de Maugreland n’ouvrait un journal elle demeurait enfermée dans son logis comme jadis, plus encore que jadis, allait, venait de son jardin à son fruitier, de sa lessive à son grenier.

Cinq ou six jours pourtant après le départ de François, elle alla voir l’abbé Le Garouiller, que ses douleurs retenaient au coin du feu. Il fallait bien visiter son vieil ami malade ; et puis peut-être mademoiselle de Maugreland était-elle poussée par un irrésistible besoin de savoir des nouvelles et de prononcer le nom de l’absent.

— Eh bien, ma pauvre amie, les affaires continuent à mal marcher, lui dit l’abbé, tout de suite.

— Ah !

— Les Prussiens avancent ; hier, déroute complète des nôtres à une dizaine de lieues d’ici ; on dit que l’ennemi va entrer en ville demain ou après.

— Entrer en ville ?… entrer ?… mais peut-être bien, au moins, se défendra-t-on auparavant ?

— Eh ! qui voulez-vous qui nous défende, chère amie ? Une poignée de bourgeois qui ont surtout peur que les Prussiens ne boivent leur vin et ne réquisitionnent leurs denrées sans les payer ? qui vont en procession à la mairie depuis ce matin, pour supplier le maire de s’entendre, à l’amiable, avec les autorités prussiennes ?

— Est-ce vrai ? est-ce vrai ?… demanda, par deux fois, la vieille fille, qui rougit de honte et de rage.

— Tout ce qu’il y a de plus vrai, mon amie. Ah ! c’est dur, de voir à la fois la ruine et la décadence de son pays ! En 1815, ce n’était pas comme cela, non !

— Ainsi, l’ennemi entre sans coup férir ?

— Et vous aurez demain une douzaine de Prussiens à loger, à héberger chez vous.

— Jamais !

— Comment, jamais ? Il faut pourtant vous préparer à l’événement ; car, à moins qu’on ne fasse sauter la ville…

— Jamais ! répéta mademoiselle de Maugreland, dont le visage déjà rigide s’assombrissait de plus en plus.

— Et vous les verrez arriver la première, car ils entreront par la porte Saint-Vincent, tout à côté de chez vous.

Jeanne de Maugreland secoua la tête sans répondre. Puis, un moment après :

— Et l’armée ?… dit-elle.

— L’armée, mon amie ? est-ce que nous avons une armée ? Que voulez-vous que fassent des conscrits n’ayant jamais vu le feu, lancés comme chair à canon contre la formidable artillerie de nos ennemis ? Ils ont fui comme des lièvres, pardi ! jetant leur fusil et leur sac pour courir plus vite.

La vieille fille ne répondit pas ; l’abbé Le Garouiller n’ajouta rien qu’un mot :

— Nous avons trop vécu, ma pauvre amie !

Il y eut un silence ; l’abbé tisonna pour se donner une contenance ; mademoiselle de Maugreland immobile, l’œil fixe, semblait regarder le feu, comme fascinée par les flammes qui léchaient les armes de la ville sur la plaque de fonte de l’âtre.

Mais qui l’eût vue eût été effrayé de l’expression tragique de son visage. On aurait dit le masque d’une Euménide taillé dans du basalte.

L’abbé n’avait point de lunettes, et, d’ailleurs, ne regardait pas.

Au bout d’un moment, mademoiselle de Maugreland se leva et prit congé.

— Adieu, mon ami, adieu ! Si vous arrivez devant Dieu le premier, priez-le pour moi.

Elle chemina morne et roide. Les talons de ses galoches frappaient le pavé de pas égaux et sonores que répétait l’écho. La ville dormait. De temps en temps, mademoiselle de Maugreland, en passant devant telle maison muette et noire, levait les yeux, et il y passait une lueur hautaine, irritée, méprisante.

Enfin elle atteignit sa rue. C’était, je l’ai dit, une rue de faubourg ; donc elle était longue, mal pavée, solitaire, bordée de maisons rares et inégales et de grands mûrs de clôture. Au bout, c’est-à-dire juste à la rencontre de la maison Maugreland, il y avait une vieille porte démantelée, à moitié enfouie dans des constructions difformes et incohérentes. Entre les pierres de la porte poussaient les joubarbes et les giroflées. L’été, au soleil, les lézards couraient d’une fente à l’autre ; l’hiver, la neige s’arrêtait aux angles, et, par les mâchicoulis, les frimas s’attachaient aux menues branches des arbrisseaux qui croissaient dans le ciment détrempé par la pluie.

Jamais mademoiselle de Maugreland n’avait regardé cette vieille porte qu’avec la plus complète indifférence. Pourquoi, ce soir-là, s’arrêta-t-elle, avant d’introduire son loquet dans la serrure de son logis, pour la contempler ?

C’était par cette porte que, le lendemain, entrerait l’ennemi. Elle vit, en imagination, une suite de chevaux piaffant sous des cavaliers lourds, au casque brillant, à l’air insolent et dur.

Et deux larmes descendirent sur ses vieilles joues brunes et ridées.

Elle rentra pourtant, referma sa porte, fit glisser le verrou dans la gâche ; puis, à tâtons, alla prendre dans un coin une allumette, pour allumer une petite lampe à pétrole. L’allumette, frottée au mur, s’enflamma, puis s’éteignit sous un souffle de vent ; machinalement elle en prit une autre, qui s’éteignit de même ; puis une troisième. Elle fit de sa main gauche un abri pour la quatrième et se dit :

— J’aurai laissé une fenêtre ouverte.

Laisser une fenêtre ouverte, par inadvertance, n’était guère dans les habitudes de la vieille fille ; mais, dans de tels moments, sait-on bien ce que l’on fait ?

Quand donc elle eut allumé sa lampe, en prenant les précautions nécessaires, elle avança dans le couloir et s’aperçut que la fenêtre du fond, donnant sur le jardin, était toute béante.

Jamais, précisément, elle n’ouvrait cette fenêtre, qui faisait courant d’air avec la porte. Elle avança encore et vit à terre les débris d’un carreau cassé.

Évidemment, quelqu’un venant du dehors avait cassé un carreau pour ouvrir la fenêtre.

Le premier mouvement de mademoiselle de Maugreland fut de sortir et d’aller chercher main-forte. Mais je ne sais quoi la retint. Peut-être pensa-t-elle au lendemain et se dit-elle qu’il ne valait plus la peine de défendre sa vie et son bien. Elle retourna sur ses pas, et, bravement, ouvrit les portes qui donnaient sur le couloir, l’une après l’autre.

Dans la cuisine, personne ; dans sa chambre, rien ; mais dans la troisième pièce, — c’était la chambre de François, — elle entendit d’abord un ronflement, puis elle vit sur le lit, étendu tout habillé, poudreux, déchiré, François.

Çà et là, sur les meubles et par terre, des pièces de son équipement ; ni fusil ni sac, mais un sabre et un revolver.

Cette vue ne la fit pas changer de visage. On eût dit que, depuis sa conversation avec l’abbé Le Garouiller, et depuis qu’elle avait trouvé chez elle les traces d’effraction, un secret instinct l’avertissait.

Sans éveiller le dormeur, sans le regarder de près ni l’effleurer de la main, elle traversa la chambre et prit le revolver. Il était chargé encore de ses six balles.

Les yeux de mademoiselle de Maugreland allèrent du revolver à François, et elle demeura un moment pensive ; puis elle sortit de la chambre, emportant l’arme, et s’en alla prier.

Mais elle ne put demeurer longtemps agenouillée. Pas davantage elle ne pouvait dormir. Elle se promena dans le jardin, malgré le froid, pour se fatiguer ; et enfin, vers trois heures, se coucha.

À six, elle était levée. Son premier soin fut de dissimuler avec un meuble le carreau cassé du corridor, et d’enlever toutes les traces du passage et du séjour de François.

Puis elle alla le réveiller dès qu’il fût jour. Il dormait encore, comme une pierre. La face et les mains étaient rouges, les jambes enflées. Il était facile de voir qu’il avait dû faire, en courant, une longue traite. La respiration était rauque, embarrassée.

Mademoiselle de Maugreland dénoua la cravate du malheureux, lui ôta ses souliers, le secoua et lui présenta un bol de vin chaud.

Il ouvrit d’abord de grands yeux bêtes et avala le vin avec une avidité brutale. Puis, le sentiment des choses lui revenant, il éclata en sanglots.

— Si vous saviez, dit-il, quelle chose horrible et quel épouvantement ! On est là, immobile à son rang, on ne voit rien, si ce n’est peut-être une ligne à l’horizon, quand on a une longue-vue ; il pleut, il neige, on a froid, on a faim, on est harassé par mille supplices.

Sans répondre ni d’un mot, ni d’un geste, ni d’un regard, mademoiselle de Maugreland rangeait les effets, épars çà et là par la chambre.

En rangeant, elle se rapprocha du lit ; François, anxieux, hagard, lui saisit le bras et reprit :

— Si ce n’était encore que la bataille ! eh bien, on fermerait les yeux, et on irait devant soi en tirant autant de coups qu’on a de cartouches dans son fusil ;… mais ce sont les marches forcées dans la boue, les nuits passées sans abri ! c’est l’ignoble nourriture prise à la gamelle… c’est… ô misère !… Et puis, rien que de mauvaises nouvelles de la guerre ! Et puis, des chefs en qui l’on n’a pas confiance…

— Prends garde qu’on ne te voie ou qu’on ne t’entende, dit la vieille fille sans répondre. Il ne faut pas qu’on te trouve ici !

— Nous étions en bataille, reprit François, et je vous jure que j’avais bonne intention !… Mais tout à coup voilà un bruit effroyable… Vous n’avez pas d’idée de ce bruit-là… c’est un sifflement plus aigu et plus intense que celui de mille sifflets de chemin de fer… Autour de vous, de tous côtés, ce sifflement déchire l’air… et puis, en même temps, des coups de canon. Tout cela dans une fumée qui étouffe et aveugle ; c’est comme une tourmente infernale. On reçoit au visage de la boue, de l’eau, des pierres, des débris sanglants… Que vous dire ?… Je ne sais pas si je me suis battu, si les autres sont morts, si j’étais seul ou si… Je ne sais rien… j’ai couru, couru, couru… puis marché… marché !…

À combien de lieues d’ici s’est livrée la bataille, et comment suis-je là ?… Il faut que j’aie fui… et que je sois un lâche. Mais… oh ! regardez-moi, je vous en prie ! je retournerai au feu, et je ne fuirai plus !

Elle ne le regarda pas, sortit en lui disant : « dors », et en fermant la porte à clef.

Elle alla prendre un gros livre sur un des rayons de la bibliothèque, y chercha, comme dans un dictionnaire ou une encyclopédie, y trouva ce qu’elle cherchait, et descendit en ville.

En ville, elle acheta de la fleur de soufre.

— C’est, dit-elle au marchand, pour les vignes de mon jardin qui ont été à moitié gâtées, cette année, par l’oïdium.

Peut-être le marchand pensa-t-il qu’on ne soufrait pas les vignes au mois d’octobre ; mais il donna le soufre sans observation.

Ailleurs, mademoiselle de Maugreland acheta du salpêtre :

— En ce temps-ci, dit-elle, il est prudent de faire des provisions. J’ai acheté un demi-porc, je vais le saler.

D’ailleurs, nulle part, un mot de la guerre ni des Prussiens qui allaient arriver le soir. Quand elle entendit à cet égard des allusions, elle ne les releva pas.

De retour chez elle, et sa porte refermée, elle courut à la cave, ramassa, boisselée par boisselée, du charbon dans une des grandes tonnes à faire la lessive, et le pila en y mêlant de l’eau, du soufre et du salpêtre. Qui l’eût vue ainsi, en aurait eu peur.

Elle avait revêtu des habits sordides ; ses efforts pour piler le charbon l’avaient mise en sueur ; et la sueur collait au visage la noire poussière du charbon. Ses cheveux gris dénoués flottaient et fouettaient son visage de mèches humides et poudreuses. Ses grands bras maigres et noueux, plongés jusqu’au coude dans la pâte noire, semblaient des ressorts de machine.

Elle pétrissait, pétrissait en se hâtant, car on approchait de dix heures, et elle ne voulait être vue à l’œuvre par quiconque.

Quand elle eut fini, elle alla chercher des claies sur lesquelles on fait sécher le fruit, et les couvrit de sa pâte noire, tamisée à travers un crible ; puis, une à une, elle porta les claies au soleil.

Le soleil était chaud, et le mélange séchait vite.

À mesure qu’il séchait, mademoiselle de Maugreland le ramassait et en emplissait des sacs.

Et, entre temps, elle faisait encore une besogne étrange.

Dans sa cave, sous la porte du jardin qui regardait vers la campagne, elle soulevait et détachait des moellons à l’aide d’une pioche. Une fiévreuse surexcitation doublait sa force musculaire ; en moins d’une heure, elle eut creusé une anfractuosité dans les fondations de sa maison. Là, elle entassa des sacs de poudre.

Quand ce fut fait, vite, avec du chanvre et du soufre fondu, elle roula une mèche, — une longue mèche qui partait de la mine et montait jusqu’au rez-de-chaussée.

Tout à coup le marteau de la porte de la rue retentit. Ce frappement l’éveilla comme en sursaut ; elle regarda l’heure : cinq heures !

Cinq heures ! et elle travaillait depuis l’aube d’un travail de cyclope ! Pourtant nulle fatigue n’avait brisé ses muscles raidis, et il lui sembla que le temps avait marché avec une rapidité vertigineuse.

On frappa un second coup.

Une crispation de colère fronça ses sourcils : elle ne voulait ni voir personne ni être vue.

Néanmoins elle entr’ouvrit le judas de la porte. C’était l’abbé Le Garouiller.

Le pauvre prêtre avait dû bien peiner, pour se traîner avec ses béquilles jusqu’à la maison du faubourg. Sa main tremblait en soulevant le marteau une troisième fois.

— Il sait le malheur ! pensa Jeanne en jetant un morne regard sur la porte de la chambre où François dormait encore.

Elle hésitait à ouvrir pourtant. Mais elle entendit madame Herbelot répondre à une question inquiète de l’abbé :

— Non, pour ça non : elle n’est pas sortie.

Elle ouvrit, l’abbé entra, et, dès qu’il eut levé les yeux sur mademoiselle de Maugreland, il recula épouvanté.

Noire, les yeux fixes et sombres, les bras et les mains encore crispés par le travail dur et pressé, l’Euménide restait devant lui, immobile et muette.

— Qu’avez-vous fait ? qu’y a-t-il ?

En avançant de quelques pas, le vieux prêtre sentit des grains de poudre craquer sous ses pieds, respira l’odeur du soufre.

— Malheureuse ! qu’avez-vous entrepris ? quelque folie, quelque crime peut-être ? À quoi bon faire de la poudre, à cette heure ? Prétendez-vous donc, à vous seule, défendre la ville ?

— Oui, selon mes moyens.

— Voyons, ma chère amie… ma pauvre amie !… il faut prendre les choses où elles en sont… La ville n’est pas fortifiée, elle n’a pas de garnison, pas d’armes…

— Elle pour garnison ses habitants ; quant à des armes, il fallait en faire.

— Peut-être. Mais on n’en a pas fait, et l’ennemi sera ici tout à l’heure.

— Hé ! allez-vous-en, mon cher prêtre, et dites un De profundis.

— Allons donc ! Je suis venu précisément poussé par l’inquiétude. Votre tristesse d’hier, les paroles que vous avez laissé échapper me préoccupaient. En apprenant l’approche de l’ennemi, j’ai compris que vous alliez avoir un rude moment à passer. Je suis venu vous chercher enfin, et je vous emmène.

La vieille fille, sans répondre, eut un geste de dénégation inflexible.

L’abbé prit ses mains noires, les serra, et dit d’une voix émue :

— Je vous en prie… allons ! prenez ici les objets auxquels vous tenez le plus, les souvenirs sacrés que vous voulez soustraire à la profanation… car votre maison sera la première occupée.

Elle eut un ricanement de sauvage triomphe.

— Occupée ?… Non pas !

— Jeanne de Maugreland, vous ne voudriez pas attirer sur vos concitoyens les vengeances des Allemands ? Il y a ici des enfants, des femmes. Avez-vous songé aux conséquences d’un crime… héroïque, mais inutile !

— Que m’importe ?

— Oh !… Mon amie, calmez-vous ! ma voix a eu jadis sur vous de l’autorité… et, si elle n’en a plus, souvenez-vous !… Par le cœur au moins, vous êtes mère aussi, et il y a bien peu d’années que vous pressiez dans vos bras un enfant tendrement aimé. Si…

— Ah ! oui, s’écria-t-elle avec un accent terrible, parlons de cela !… Parlez-moi de lui !

Et, tout à coup, des larmes chaudes jaillirent de ses yeux ; du doigt elle indiqua au prêtre la porte voisine, et, en étouffant un sanglot :

— François est là ! dit-elle.

— Ah ! fit l’abbé Le Garouiller, avec un geste de douleur.

— Vous voyez bien qu’il ne faut pas qu’on le trouve là-dedans, fuyard sans être blessé, et qu’on le fasse prisonnier dans son propre lit !

L’abbé demeura un moment écrasé, lui aussi, sous la honte et la douleur ; puis :

— Emmenons-le dit-il, pendant qu’il en est temps encore. Qu’il sorte de la ville par la porte opposée et s’en aille rejoindre son corps ou un autre !

Mais mademoiselle de Maugreland demeura roide et résolue.

Alors, l’abbé, de ses mains débiles, secoua la porte de François. Soit qu’il dormît encore, soit qu’il gardât la consigne donnée, le matin, par sa mère adoptive, François ne répondit pas.

En ce moment, il y eut de l’émoi dans la rue ; on entendit les voisins sortir de leurs maisons.

Les Prussiens étaient signalés. Les uns regardaient au loin pour les voir, avec des longues-vues ; les autres s’en allaient tristes.

Jeanne, de ses bras vigoureux, secoua le vieux prêtre, le ramena vers la porte d’entrée, bien qu’il s’en défendît.

— Madame Herbelot, venez vite et emmenez M. l’abbé. La maison va sauter.

La voisine accourut sans comprendre, tandis que le prêtre se cramponnait à la porte et résistait selon ses forces.

— Je vous assure, disait l’abbé, les mains jointes, que, si ce que vous allez faire avait un sens… que, si au prix de votre vie, au prix du sacrifice de toute la ville, vous pouviez faire quelque chose pour le salut de la France, je ne vous retiendrais pas !

— Et l’exemple ! n’est-ce donc rien ? répondit la vieille fille en mettant l’abbé dehors d’un dernier effort, et, en fermant résolument sa porte : Et l’exemple ! n’est-ce donc rien ?


Quelques moments après, on vit distinctement briller les casques pointus, aux derniers reflets du soleil couchant.

En avant, il y avait des cavaliers, ceux qu’on appelait des uhlans.

Mademoiselle de Maugreland était montée au premier étage de sa maison et se tenait debout sur le balcon, en face de la grand’route, en face de la porte effondrée qui marquait encore l’entrée de la ville.

L’abbé, dans la rue, appelait au secours.

— Elle est folle ! disait il, en essayant d’ameuter les voisins. Forcez sa porte ; contenez-la.

— Tonnerre ! donnez-nous l’absolution, répondait elle.

Mais les voisins effarés écoutaient peu.

Quand les cavaliers furent devant la porte Saint-Vincent, à cinquante pas de sa maison, Jeanne de Maugreland arma le revolver de son fils adoptif et tira un coup, puis deux, trois, quatre, cinq, six…

Les cavaliers ripostèrent et s’élancèrent en avant, le sabre au poing. Les voisins éperdus crièrent, en se défendant ou en s’enfuyant. Il y eut, pendant quelques minutes, sous la porte Saint-Vincent, une mêlée affreuse…

Puis, tout à coup, la maison sauta.


FIN