L’Exercice du pouvoir/Partie III/15 mai 1936

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Gallimard (p. 125-131).

Dès le 15 mai, avant même la formation du gouvernement, à l’occasion d’un déjeuner offert par l’American Club de Paris, Léon Blum indiqua les grandes lignes de sa politique extérieure, fondée tout entière sur une ferme volonté de paix :

Je remercie profondément votre Président des paroles qu’il vient de prononcer et j’avoue que je suis un peu confus de votre accueil, de votre sympathie, en même temps que de votre curiosité.

Votre ambassadeur qui, depuis de longs mois, veut bien — je crois ne pas forcer les choses — me traiter en ami, m’a demandé tout à l’heure si je parlerais en français ou en anglais.

Je sais très bien que la vraie courtoisie serait de me lever en ce moment et de faire mon speech en anglais. Vous en auriez été touchés tout en vous moquant un peu de mon accent. Mais je suis obligé de vous faire une confession qui me coûte. Je ne sais pas l’anglais. Parmi les mauvais dons dont le ciel m’a comblé figure celui de ne pas pouvoir apprendre les langues. J’ai un peu appris l’anglais quand j’étais très jeune ; j’ai beaucoup étudié l’allemand quand j’étais adolescent, et le résultat a été aussi déplorable. Je me demande même par quel miracle j’ai pu apprendre une langue — la mienne ! Mais enfin c’est la seule dont je puisse user, et c’est en français que je vais m’adresser à vous, avec une franchise que je conserverai toujours, j’espère, mais aussi avec une liberté dont je ne peux plus user que pendant une courte période de temps, car il viendra un moment où mes paroles engageront d’autres responsabilités que la mienne. Aujourd’hui, je suis encore un homme privé, un homme parfaitement libre, et vous me permettrez d’user avec vous de cette liberté.

Je voudrais vous dire en quelques mots ce que je pense de la politique étrangère d’un pays comme la France, et peut-être les quelques observations très simples que je vais faire s’appliqueront-elles aussi à d’autres nations.

On dit couramment que la politique étrangère d’un pays ne doit tenir aucun compte de la politique intérieure ou du régime intérieur des autres pays. C’est un adage courant que je crois un peu absolu. Nous voulons vivre en paix avec toutes les nations du monde quels que puissent être leur politique intérieure ou leur régime intérieur. Nous voulons, avec toutes les nations du monde, quels que soient leur politique ou leur régime intérieur, éliminer les causes de conflits d’où pourrait un jour sortir la guerre. Nous voulons, avec toutes, quelles qu’elles soient, et pourvu qu’elles veuillent la paix, travailler à consolider et à organiser la paix.

On nous a beaucoup accusés — on nous accuse peut-être encore — de pousser la France par esprit de secte, par haine de secte, à des difficultés ou à des positions d’où la guerre pourrait sortir.

Mon cher Président, vous faisiez allusion tout à l’heure à la crainte qui pourrait peser sur certains Américains désireux de venir en France, d’y travailler, d’y étudier. L’expérience que nous allons tenter ne peut se poursuivre et ne peut réussir que dans le calme et la paix intérieure, mais à plus forte raison, ou à raison égale, elle ne peut se poursuivre et réussir que dans la paix tout court.

Nous n’attachons, quant à nous, aucune vertu à la guerre. Nous ne pensons même pas comme nos ancêtres de 1792 ou de 1848 que la guerre puisse avoir une vertu libératrice et révolutionnaire. Il y a bien des années qu’un grand homme qui s’appelait Jaurès nous a détournés de cette illusion, et il y a quelque chose qui nous en a définitivement guéris, et ce quelque chose c’est la guerre.

Il ne faut pas supposer un instant, car ce serait une hypothèse absurde, que nous pensions aujourd’hui à pousser ce pays dans des positions belliqueuses, par esprit de haine ou de représailles, pour venger des camarades persécutés ou dans l’espoir de détruire tel ou tel régime.

Nous voulons la paix avec tous ; nous voulons travailler à la paix avec toutes les nations de bonne volonté et nous excluons entièrement l’idée de la guerre de propagande, l’idée de la guerre de représailles.

Cela, c’est certain, mais est-ce qu’il n’est pas cependant naturel qu’une nation se sente des affinités particulières et soit par conséquent encline à des amitiés particulières avec les nations qui, comme elle, sont passionnément attachées à la liberté, — liberté publique, liberté civique, liberté personnelle, — qui sont résolues à les défendre sur leur sol ? Est-ce qu’il n’est pas naturel que la même affinité et la même amitié se retrouvent entre des nations qui sont possédées du même idéal de justice sociale ? Est-ce qu’il n’est pas naturel qu’il y ait ces liens d’amitié entre les nations qui dans la même lutte commune avec nous ont recouvré ou ont consolidé leur indépendance ?

Je crois que cela est légitime et qu’exprimer cette pensée c’est constater une simple vérité de fait et non pas prononcer des paroles imprudentes ou provocatrices.

Eh bien, toutes ces raisons d’affinité et d’amitié, elles existent entre vous et nous. Vous savez, je crois, qu’entre nations on est soumis aux mêmes règles de courtoisie et de délicatesse qu’entre individus et qu’il est plus seyant de parler de services qu’on a reçus que de services qu’on a rendus. Je ne vous parlerai donc pas de Rochambeau ou de Lafayette, mais je serai plus enclin à vous parler de Franklin et de Washington. Je serai plus enclin à vous rappeler qu’historiquement l’Indépendance Américaine a été une des causes déterminantes de la Révolution Française, que la Déclaration des Droits de l’Homme a passé l’Atlantique avant d’aborder en France, et qu’après tout c’est vous qui nous avez donné l’exemple de la République.

Je le dis d’autant plus volontiers que les partis politiques auxquels les élections dernières viennent en France de donner la majorité revendiquent cette descendance directe de la Révolution Française ; je peux presque la revendiquer à un double titre, car je ne me suis jamais targué, mais je ne me suis jamais caché non plus, d’appartenir à une race qui a dû à la Révolution Française la liberté et l’égalité humaines et qui ne devrait jamais l’oublier.

Nous travaillons donc de notre mieux et de tout cœur à resserrer les liens d’amitié qui existent entre nos deux républiques, et c’est avec une grande joie pour ma part que j’ai appris l’heureuse conclusion des négociations menées par votre ambassadeur avec le gouvernement français et qui viennent d’aboutir à la signature du traité de commerce. Nous resserrerons ces liens de notre mieux. J’hésite un peu avant de toucher ce sujet. Excusez-moi si je profite de ce dernier répit de liberté pour prononcer des paroles exemptes, comme vous le verrez, de toute précaution diplomatique. Je sais qu’il y a quelque chose qui subsiste entre nous. Et bien qu’on ait l’habitude de considérer cette question comme tabou, je veux pourtant y toucher.

J’ai des amis Américains. Ils me parlent librement et depuis des années et depuis des mois, je me rends compte, à travers nos conversations, qu’entre nos deux nations, entre nos deux républiques, il subsiste une mésintelligence. Et je n’en cacherai pas la cause que vous connaissez mieux que moi. En France, nous avons tendance à croire que la question des dettes est effacée, abolie, qu’elle a cessé d’exister. Je me rends compte, au contraire, que pour l’opinion américaine elle existe encore, qu’elle a laissé des traces profondes et sensibles. Il y a là entre les deux pays une mésintelligence, et la seule façon d’effacer les mésintelligences c’est, je crois, la droiture et la franchise. Il y a eu entre les deux pays un dramatique malentendu. On n’a pas compris, je crois, dans l’opinion américaine, à quel point le plan Dawes et le moratoire Hoover avaient créé dans notre esprit un lien logique et indissoluble entre les versements de l’Allemagne débitrice et nos paiements à l’Amérique créancière. Et chez nous, dans l’opinion française, sans doute n’a-t-on pas compris que cette dénonciation unilatérale d’un contrat lésait chez vous bien autre chose que le sens de la probité commerciale, qu’elle blessait vraiment un sentiment moral.

Excusez-moi de vous parler ainsi, mais je le répète, je profite de ce qu’en ce moment je puis parler devant vous à cœur ouvert, sans engager d’autre responsabilité que la mienne.

Nous le savons bien aujourd’hui par des exemples qui nous sont à nous aussi cuisants. Pas plus qu’un homme, une nation ne doit donner, même à tort, même injustement, l’apparence de quelque chose qui ressemble à de l’ingratitude vis-à-vis d’un ami.

Je voulais dire cela et je souhaite de toute ma force que ce malentendu puisse s’effacer. Peut-être pourra-t-il s’effacer si nous parvenons les uns et les autres, par notre effort commun, à réaliser un autre état de l’Europe et du monde, si nous arrivons à refaire un monde, à le débarrasser de toutes ces barrières qui le cloisonnent, si nous arrivons à délivrer ce corps de toutes les bandelettes qui l’enserrent comme une momie desséchée, si nous arrivons à rendre leur activité et leur intensité aux échanges, si nous arrivons à faire cesser cet esprit d’autarchie, cet esprit d’antagonisme en matière douanière, monétaire, qui aujourd’hui paralyse les relations entre les états d’Europe, entre l’Europe et les autres continents.

Je sais qu’à tout cela il y a des conditions, et que ces conditions sont difficiles à réaliser. Il faut d’abord que l’Europe elle-même s’organise. Il faut qu’elle soit délivrée de l’obsession de la guerre possible. Il faut que la communauté internationale, à laquelle par malheur vous n’appartenez pas, reprenne sa force, son unité, sa cohérence. Il faut surtout que non seulement sur le plan politique, mais sur le plan économique, la solidarité européenne et la solidarité universelle soient recréées.

Nous y travaillerons de toutes nos forces, de tout notre pouvoir. Le secrétaire d’État, M. Hull, a lancé tout récemment des appels auxquels nous avons été profondément sensibles.

Peut-être n’a-t-on pas été assez attentifs, en dehors de France, au plan déposé à Genève par le gouvernement français actuel et qui contenait en même temps qu’un appel ardent et précis pour l’organisation collective et l’assistance mutuelle qui en est le complément nécessaire, un appel à la réorganisation économique et monétaire de l’Europe.

Ces précisions étaient importantes. Peut-être cette initiative sera-t-elle reprise par d’autres, mais je voudrais vous la rappeler, pour que le cas échéant vous n’oubliez pas que c’est de nous, que c’est de chez nous qu’elle était venue.

Cela suppose une organisation et cela suppose aussi, bien entendu, qu’en toutes matières, sur tous les terrains, le respect des contrats internationaux, des engagements internationaux, des signatures internationales, sera préservé ou rétabli.

Je n’ai fait en somme qu’énoncer devant vous, dans leur complexité un peu touffue, les difficultés qui attendaient le nouveau gouvernement et qui auraient attendu sans doute tout autre gouvernement que le nôtre.

Mais je me permets de vous répéter un mot que je disais tout à l’heure familièrement à des amis, ce sont ces difficultés qui font notre force, car notre force sera justement dans la volonté, résolue et enthousiaste à la fois, avec laquelle nous essaierons de les surmonter.

Je n’ai qu’un mot à ajouter, c’est que nous espérons, dans cette tâche difficile, trouver tout au moins votre sympathie et que ce sera pour nous un grand réconfort si cette sympathie répondait à notre bonne foi et à notre bonne volonté.