L’Exercice du pouvoir/Partie VII/18 octobre 1936

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 318-329).

Léon Blum parla devant un auditoire de militants radicaux le dimanche suivant, le 18 octobre, à Orléans. À la veille du Congrès de Biarritz, certains voulaient croire à une incompatibilité entre les deux ailes extrêmes du Rassemblement Populaire. Le banquet offert par la Fédération Radicale-Socialiste du Loiret donna l’occasion à Léon Blum d’aborder ouvertement ce problème :

Me pardonnerez-vous de répéter un mot trop célèbre ? Ce qui m’étonne le plus dans cette cérémonie si puissante, et vraiment si grande, c’est de m’y voir.

Certes, j’ai porté la parole, il y a une douzaine d’années, dans un certain nombre de réunions de Cartel ; depuis une quinzaine de mois, dans beaucoup de réunions de Front Populaire. Mais, quand j’arrivais dans une ville c’était sur l’appel de notre Fédération socialiste, et comme son hôte. Aujourd’hui mes camarades de la Fédération socialiste du Loiret et de la section socialiste d’Orléans sont présents. Cependant je suis l’hôte de la Fédération radicale et radicale-socialiste. J’ai été appelé ici par mon ami Jean Zay, un des représentants du Parti Radical dans le Gouvernement que je préside. À cette table sont assis la plupart de mes collègues radicaux. Je prends la parole à leurs côtés, après eux, encore ému des discours qu’ils viennent de prononcer et qui, je peux leur en donner l’assurance, retentiront longuement en moi. De là cette impression de surprise, ou plutôt de nouveauté… De là aussi ma joie et ma gratitude, dont vous permettrez que je reporte une part spéciale sur les organisateurs de cette journée.

Dans cette présence commune, je voudrais, citoyens, que vous vissiez d’abord la marque des sentiments réciproques qui unissent tous les membres du gouvernement.

Ma virginité ministérielle était intacte jusqu’à la formation du Cabinet actuel. J’ignore donc ce que fut l’existence intime des administrations qui ont précédé la nôtre et je me garderai bien de revendiquer pour nous un privilège qui deviendrait offensant pour d’autres. Mais vous me permettrez bien d’attester que depuis quatre mois et demi que notre Gouvernement vit et travaille, il a vécu et travaillé dans un esprit d’étroite, de parfaite union. Rien n’a troublé, à aucun moment, ce que j’appellerai notre homogénéité morale… Nous avons tous été loyaux les uns vis-à-vis des autres. Nous avons tous été confiants les uns envers les autres. Les discordances de jugement, inévitables et nécessaires, se sont toujours résolues sans effort dans l’action, parce que nos vues essentielles étaient communes, parce que notre bonne volonté et notre bonne foi étaient égales. Avant que nous nous trouvions réunis sur la même liste ministérielle, l’amitié liait déjà beaucoup d’entre nous. Je crois qu’aujourd’hui elle nous lie tous.

C’est cette union et cette amitié qui nous ont permis d’exécuter fidèlement le mandat qui nous avait été remis par la majorité parlementaire, c’est-à-dire par la volonté souveraine du pays. Jamais dans notre histoire le verdict du suffrage universel n’avait été libellé en termes plus clairs et plus décisifs qu’aux élections d’avril et mai. Le pays, meurtri par les coups et les contre-coups de la crise attendait la réparation et le soulagement. Il attendait, dans une économie enfin ranimée, une distribution plus équitable des charges sociales et des profits sociaux. Il attendait le relèvement de la condition matérielle et morale des salariés de tout ordre, des producteurs paysans, de la petite bourgeoisie commerçante et artisanale. Il voulait que les institutions démocratiques, qui sont à la fois son œuvre et son bien, fussent défendues contre toutes les entreprises et contre toutes les menaces. Enfin il exigeait, pour lui et pour l’Europe entière, la paix… la paix réelle, la paix indivisible. À l’intérieur, la liberté, le progrès et la justice dans l’ordre républicain ; à l’extérieur, la paix dans la justice internationale. Cette grande œuvre, le pays la confiait à la majorité désignée par lui, c’est-à-dire à la majorité de Front Populaire et au Gouvernement issu de cette majorité.

Il ne m’appartient pas, à moi, de juger dans quelle mesure l’œuvre est dès à présent accomplie. Nos juges les plus sévères, les plus partiaux reconnaîtront, je crois, qu’en dépit des difficultés sans nombre, — dont certaines étaient inévitables, dont d’autres auraient pu et dû être évitées — nous avons travaillé avec sincérité, avec persévérance et avec courage.

On peut louer ou blâmer ce que nous avons fait. Personne ne pourra nier de bonne foi que nous ayons fait quelque chose. Et je veux alors poser sans plus de précaution le véritable problème de l’heure présente. Devons-nous continuer ? Le ministère doit-il durer, et durer tel qu’il est, pour poursuivre l’application du même programme, appuyé sur la même majorité dans le Parlement, sur le même rassemblement de forces politiques et sociales dans le pays ?

Je vous adresse la question, citoyens. Je crois, pour ma part, que si on la posait au pays, sa réponse ne serait guère plus équivoque qu’il y a six mois. L’idée du Front Populaire — je ne veux pas dire la mystique — n’est pas atteinte. L’enthousiasme n’a pas fléchi. Chaque fois qu’on prend la température du pays (et nous la prenons en cette minute même) on s’aperçoit qu’elle n’a pas baissé. Ce qui montre, soit dit en passant, que nous n’avons tout de même pas déçu si cruellement les espoirs qu’avait éveillés notre arrivée au pouvoir.

Qu’y a-t-il donc de changé ? Que s’est-il produit ?… Un phénomène politique assez singulier, à vrai dire, assez réfractaire à l’analyse. La formation du Front Populaire recueille le même assentiment dans la masse du pays, et cependant un doute se propage sur sa consistance, sur sa durée. Parlons encore plus directement. La majorité parlementaire du Gouvernement actuel groupe les radicaux, les républicains-socialistes, les socialistes, les communistes. L’inquiétude qui s’éveille chez certains de nos amis et que nos adversaires s’efforcent d’exploiter, de grossir, en une véritable rumeur d’opinion, vise le Parti Communiste. On se demande sincèrement, ou on affecte de se demander, s’il ne représente pas dans la majorité d’aujourd’hui un élément hétérogène, devant s’éliminer tôt ou tard, si par conséquent la formation du Front Populaire n’est pas destinée à se désagréger pour faire place à une formation politique nouvelle, qui viendrait s’installer sur ses décombres.

Je ne recherche pas d’où est issue l’inquiétude, de quoi s’est alimentée la rumeur. Je me place devant la question actuelle, et je tiens à y répondre pour ma part sans ambage et sans réticence. On peut être un chef de Gouvernement et un honnête homme : le cumul de ces deux qualités n’a même rien d’exceptionnel. Or, l’honneur et la probité politiques nous interdiraient de gouverner au nom d’une formation politique autre que celle qui s’est constituée avant les élections générales et dont nous sommes les représentants au pouvoir. Si l’un des partis politiques qui y ont adhéré nous retirait sa confiance, ou si la communauté d’action indispensable entre tous les éléments qui la composent ne pouvait être maintenue, on se trouverait en présence d’une situation toute nouvelle, et à cette situation nouvelle devrait nécessairement correspondre un Gouvernement nouveau.

Appelé au pouvoir pour faire une politique bien définie, je n’en ferai pas une autre. Non seulement ce changement politique ne pourrait pas être le fait du Gouvernement actuel, mais il ne pourrait même pas être le fait de la Chambre actuelle, par la raison bien simple que dans la Chambre actuelle, il n’y a pas d’autre majorité possible que la majorité de Front Populaire. L’unique issue serait donc celle que mon ami Camille Chautemps a désignée dans son récent discours d’Angers, c’est-à-dire la dissolution et le recours au pays souverain.

Cette déclaration pourrait vous sembler suffisante. Mais je veux aller plus loin. Je vous demande la permission de vous parler non pas comme un chef de Gouvernement entre ses collègues, mais comme un républicain entre des républicains.

La conception du Front Populaire n’a jamais été acceptée sans réserve par l’unanimité des partis qui s’y sont engagés. Certains républicains s’alarment du mot, d’autres s’offusquent de la chose. Je leur demande un petit effort de mémoire. Je leur demande de se rappeler les événements qui ont précédé ou provoqué sa naissance. Son état civil est facile à dresser. Il est né le 6 février 1934, une date qui n’est pas si lointaine qu’on ne puisse s’en souvenir encore. Les ligues factieuses ont été ses parents ou ses parrains. Que ceux que le Front Populaire alarme ou offusque s’en prennent à elles au lieu de s’en prendre à nous.

Un réflexe tout-puissant, répondant à l’instinct de conservation a soulevé le pays. Il a poussé, ou même contraint à l’union tous les partis, toutes les organisations, tous les individus qu’animait la même volonté de défendre les libertés démocratiques. Cet élan instinctif pouvait s’appuyer d’ailleurs sur toute l’expérience de l’histoire. Car jamais en France, à aucun moment, la République n’a pu être efficacement défendue sans le concours entier et ardent des masses ouvrières et paysannes. Quand les institutions et les libertés démocratiques ont connu de sérieux périls, c’est toujours parce que l’erreur des Gouvernements ou l’intrigue des oppositions étaient parvenues à jeter le soupçon et à créer la division entre les différents corps de l’armée républicaine, entre la bourgeoisie et les masses prolétariennes, entre le peuple ouvrier et le peuple paysan.

Pensez à la période qui a précédé le coup d’État du 2 décembre, à celle qui a suivi la guerre de 1870 et la Commune, pensez au Boulangisme, pensez à la crise nationaliste résolue par Waldeck-Rousseau et par Combes. Sommes-nous parvenus à un état de tranquillité, de sécurité si parfaite que nous puissions oublier aujourd’hui de tels enseignements ? Pouvons-nous dire vraiment : la victoire est acquise, retournons chacun chez nous ? Je n’entends pas du tout grossir le danger immédiat, mais il ne faut pas le nier. Nous pouvons répondre, je crois, sans nulle forfanterie, du salut de la République. Mais à une condition, c’est qu’une démobilisation imprudente ne libère pas tous les partis rassemblés dans le Front Populaire de la tâche commune qu’ils avaient assumée. C’est que les forces républicaines, toutes les forces républicaines demeurent unies. C’est que nous nous défendions contre les erreurs ou les intrigues qui créeraient la division entre la petite bourgeoisie et tout ou partie des masses prolétariennes, entre les ouvriers et les paysans. D’autres se flatteront peut-être d’assurer la sécurité de la République à moindres frais. Pour ma part, je ne m’en pique pas… et je ne m’en charge pas.

C’est sous cet angle qu’il convient, selon moi, d’envisager le problème qui préoccupe si gravement un grand nombre d’entre vous, je veux dire le problème de l’ordre légal, le problème des conflits du travail et des occupations d’usines. Le salut de la République exige la continuité de l’ordre. Les secousses périodiques imprimées à la vie publique, et généreusement amplifiées par nos adversaires, finissent par exaspérer l’opinion. La bourgeoisie et la paysannerie s’irritent, s’alarment. D’autre part, après les immenses changements que nous avons introduits dans la vie sociale et économique, la prospérité du pays, la santé du pays, exigent impérieusement une période suffisante de stabilité, de normalité. Ainsi, à tous égards, le Gouvernement de Front Populaire serait voué à l’impuissance et à l’échec s’il ne parvenait pas à rétablir dans les esprits et dans les choses l’ordre véritable, l’ordre qui signifie à la fois le respect de la loi par tous, le respect des engagements pris par tous, la volonté de concorde, le consentement aux collaborations indispensables. De notre impuissance, de notre échec, les plus dangereux adversaires de la République seraient seuls à bénéficier.

Je le répète ici une fois de plus, après l’avoir dit bien des fois devant nos Assemblées délibérantes. Mais prenez bien garde, je vous en conjure, aux autres données du problème qui ne se résout pas aussi simplement dans la pratique qu’à une tribune du Parlement… ou de Congrès. Vous savez ce que la plupart de nos adversaires exigent de nous, ce à quoi ils voudraient nous acculer ? Ils ne se contentent pas de l’autorité amicale et vigilante qui s’efforce de concilier, qui se montre persuasive avant de se montrer ferme, qui s’ingénie à arrêter les conflits avant que la force publique s’y trouve engagée. Cette méthode ne leur suffit pas, ne leur convient pas. Ils ne nous reconnaîtront une autorité véritable que le jour où l’application de la loi aura pris la forme d’une véritable répression.

Laissez-moi vous citer un exemple qui m’est demeuré dans l’esprit. Au commencement d’octobre, dès le début de la grève des hôtels et des cafés, nous avons fait évacuer, sans tapage et sans incident, un certain nombre d’établissements des Champs-Élysées, des Grands Boulevards, du quartier Montparnasse. Le soir même, le plus grave de nos journaux — je prends l’épithète dans son sens étymologique, c’est-à-dire le plus pesant — raillait lourdement la « douce évacuation » de la journée. Puisque tout s’était passé sans encombre, nous étions un Gouvernement sans autorité.

La fermeté, oui, mais sans dureté, sans brutalité. L’ordre, oui, puisque la loi le veut et que le bien de la République l’exige, mais en n’oubliant jamais que certaines formes de la répression viendraient à leur tour frapper la République d’un coup mortel, qu’elles développeraient au sein des masses ouvrières une funeste désaffection vis-à-vis de ces libertés démocratiques, auxquelles, par bonheur, elles manifestent aujourd’hui, sans nulle exception, sans nulle réticence, un attachement si passionné et si fervent.

Ainsi, pour rester fidèle à son mandat de défense républicaine, le Gouvernement doit se garder de l’un et de l’autre danger. Croyez-vous qu’il puisse aisément y réussir sans le concours des travailleurs groupés autour du Parti Communiste, sans le concours des organisations syndicales unifiées ? Croyez-vous qu’il puisse aisément parvenir, sans leur concours, à adapter amiablement et pacifiquement l’économie nationale à ses conditions nouvelles ? Essayez de vous représenter réellement la situation au lendemain d’une cassure, d’une rupture ?

Mais je veux pousser l’hypothèse plus avant. Supposez que l’opération si véhémentement préconisée par une partie de l’opinion réussisse. Supposez que le Parti Communiste se retire de la majorité ou soit poussé hors de la majorité. Vous imaginez-vous par hasard, qu’une fois cette amputation exécutée on s’en tiendrait là ? Non : il ne serait pas si facile de faire la part du feu. Aussitôt après, notre tour. La réaction se souviendrait vite que les socialistes sont aussi des marxistes. La dénomination commode d’extrémistes prendrait, de jour en jour, plus d’extension. Après les socialistes vous prendriez la file, vous, radicaux. On s’efforcerait de séparer les « bons » radicaux des « mauvais » ; les mauvais étant ceux qui marquent trop de complaisance au Front Populaire… La majorité de gauche sans les communistes — à supposer qu’on parvînt à la constituer — serait en tout cas une étape prestement franchie. En moins de rien, on aboutirait au point terminus c’est-à-dire à ce Gouvernement d’Union Nationale dont nos grands patriotes redécouvrent régulièrement la nécessité chaque fois que le suffrage universel a donné la majorité à la démocratie.

Laissez-moi vous confier la pensée qui me vient chaque fois que j’essaie de dominer d’un peu plus haut l’état présent de la France, l’état présent de l’Europe. Si l’on remonte d’un an ou deux en arrière, les forces politiques et spirituelles de l’Europe se partageaient essentiellement entre la démocratie d’une part, et, d’autre part, ce que j’appellerai d’un terme générique le fascisme, c’est-à-dire la soumission de toutes les formes de la vie collective ou individuelle à une discipline totalitaire, autoritaire, dictatoriale. Le drame de l’Europe actuelle, c’est que le partage ne s’établit plus entre la démocratie et les dictatures, mais qu’on s’efforce de l’établir entre les dictatures et le communisme, ou, pour parler plus exactement entre une certaine conception de l’ordre, même dictatoriale, et une certaine conception de l’anarchie ou de la guerre sociale qu’on prétend tirer du communisme. Le déplacement du problème entraîne un déplacement des forces. Des éléments politiques ou spirituels qui prenaient position pour la démocratie contre le fascisme, prennent aujourd’hui position pour l’ordre autoritaire contre l’anarchie, ou bien se déclarent neutres entre les deux. Il y a bien des événements contemporains que je pourrais éclairer à la lumière de cette pensée.

Je suis profondément convaincu que ce déplacement de position et de force est contraire aux intérêts de notre pays, car il consacre le succès de propagandes adverses ; qu’il est contraire aux intérêts de la démocratie, car on viendra tôt ou tard, et somme toute on y est déjà venu, à condamner la démocratie comme un simulacre, ou comme un état préalable de l’anarchie communisante, si l’on peut accoupler ces deux termes contradictoires. Ne laissons pas se développer un mouvement analogue à l’intérieur du cadre national. En France aussi, beaucoup de forces politiques et spirituelles, sincèrement attachées à la démocratie, se déplaceraient si on leur présentait un choix fallacieux entre l’ordre, même autoritaire, et l’anarchie.

Un tel choix n’est nullement posé devant la France actuelle, sinon par les propagandistes professionnels de la réaction. Personne en France n’a besoin de penser à la dictature quand il souhaite l’ordre. Aucun des Partis du Front Populaire n’a et ne peut avoir d’autre but que la continuation du progrès dans l’ordre et que le maintien de l’ordre par le jeu des institutions démocratiques. Chacun d’eux doit, par les moyens qui lui sont propres, concourir à dénoncer cette équivoque malfaisante pour eux tous. Oserai-je dire que le Parti Radical retrouve ici son rôle historique, car c’est lui qui a formulé le premier les principes de la démocratie politique dans la société moderne, et c’est lui qui depuis quarante ans, depuis l’âge des Léon Bourgeois, des Brisson, des Ferdinand Buisson, des Camille Pelletan, a tenté d’établir une filiation entre les principes de la démocratie politique et les lois de la démocratie sociale.

La défense et le développement de la démocratie politique, son prolongement en démocratie sociale — c’est-à-dire l’extension sur le plan de la société moderne des principes révolutionnaires de 1789 — n’est-ce pas au fond le programme du Rassemblement Populaire ? C’est pourquoi je suis convaincu que le Rassemblement Populaire est durable et que son œuvre peut et doit devenir de plus en plus active, de plus en plus efficace. Il exige, de tous les partis qui le composent, une égale loyauté, et peut-être aussi, à certaines heures, une égale abnégation. Il suppose une certaine concordance entre leur action dans le Parlement et leur action dans le pays. Chaque parti assurément conserve, et doit conserver, sa pleine autonomie, sa pleine liberté doctrinale, sa pleine puissance de propagande, mais il en doit user dans la mesure seulement où l’amitié et la confiance ne sont pas atteintes, où l’effort commun n’est pas entravé, où l’œuvre commune n’est pas altérée. Nous avons encore, si nous le voulons, un bon bout de route à parcourir ensemble et nous avons de quoi nous occuper chemin faisant…

Citoyens, je voulais, pour achever, évoquer un grand souvenir, celui de Jaurès, qui parla dans cette même salle, il y a vingt-quatre ans. Je voulais vous lire quelques fragments du célèbre discours de Toulouse où il exprimait, avec son génie souverain, des idées analogues à celles que je viens d’énoncer… mais comme sa pensée sur ce point vous est probablement un peu moins suspecte que la mienne, c’est à moi-même, si vous le permettez, que j’emprunterai une citation :

« Quel rôle les radicaux ont-ils à jouer ? Quelle mission à remplir ? Extraire de la société actuelle tout ce qu’elle peut contenir d’ordre et de justice ou, plus exactement, réduire à leur minimum les effets de désordre et d’iniquité que produit sa constitution même. Ils peuvent la réformer, aller jusqu’au bout des réformes compatibles avec le régime présent de la propriété.

« Nous voulons créer une société nouvelle. Leur rôle est d’amender, d’améliorer la société actuelle.

« Le laps indéterminé de temps qui s’écoulera avant la conquête du pouvoir et la transformation sociale n’est pas pour nous du temps perdu. À nos yeux, la transformation suppose une période de travail préalable qui aura suffisamment pénétré, pétri, adapté la société capitaliste, qui aura poussé assez avant le cheminement socialiste dans les choses et dans les esprits.

« Nous n’ignorons pas que ce travail préparatoire a pour conditions : à l’intérieur, la protection et l’extension des libertés politiques ; à l’extérieur, la paix. »

J’écrivais ceci il y a dix ans, au cours d’une polémique avec mon ami M. Maurice Sarraut. Je concluais qu’une action commune était possible entre le Parti Radical et le Parti Socialiste sur ces trois terrains : libertés politiques, pacification, réformes sociales. C’était par avance le programme du Rassemblement Populaire. C’était par avance, dans un autre ordre, les trois termes de la formule du 14 juillet 1935 : le Pain, la Paix, la Liberté. Ce que je pensais il y a dix ans, je le pense encore aujourd’hui. Demain comme aujourd’hui, j’essaierai d’en témoigner par mes actes.