L’Exercice du pouvoir/Partie VII/31 décembre 1936

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Gallimard (p. 342-348).

À l’occasion du Nouvel An, Léon Blum s’adressa au pays tout entier par l’intermédiaire de la radio ; il prononça, au soir du 31 décembre, l’allocution suivante :

Au seuil de l’année nouvelle, j’adresse à toutes les Françaises, à tous les Français qui m’entendent, les vœux du Gouvernement de la République.

Ce que nous leur souhaitons avant tout, ce que nous souhaitons à l’Europe et au monde, c’est la paix. Puisse l’année qui commence rester une année paisible. Puisse-t-elle préparer de longues années paisibles après elle. Auprès de l’alternative de la guerre et de la paix, aucun autre intérêt humain ne compte. Mais ce vœu suprême des hommes, il appartient aux hommes d’en faire une réalité. Une volonté de paix tenace, courageuse et confiante en elle-même forme la plus sûre garantie de la paix.

Depuis six mois, le Gouvernement s’est efforcé d’accomplir ce qu’attendait de lui le sentiment unanime du pays. Il ne s’est pas borné à crier sa volonté de paix, il l’a attestée, il l’a prouvée, par des actes tels qu’aucun juge de bonne foi ne saurait en altérer le caractère. En même temps qu’il maintenait et qu’il développait, contre toute agression possible, la puissance défensive de nos armées, il a resserré les liens qui unissent la France à toutes les puissances pacifiques. Il n’a reculé devant aucune des initiatives qui pouvaient détourner de l’Europe des périls imminents, devant aucune des offres qui pouvaient rétablir entre les nations d’Europe l’entente, l’intelligence réciproque et la collaboration.

Le Gouvernement persévérera demain dans ce qu’il a fait hier. Quelles que soient les difficultés, quels que soient les obstacles, il ne se laissera ni détourner, ni décourager.

En ce qui me concerne, je crois ardemment à la paix. J’y croîs, non pas par ignorance des dangers qu’elle court, mais par virile résolution de les surmonter. Je crois qu’il est possible de barrer la route au fléau, je crois qu’il est possible d’établir les bases d’un règlement général fondé sur la justice, l’égalité et la solidarité des États, procurant à tous les peuples un mode d’existence normal et sûr, permettant de reporter peu à peu sur des œuvres de travail utile et de progrès l’effort que tous les États sont contraints d’appliquer aujourd’hui à leur défense militaire…

Telle est ma foi, et comme je parle au nom du gouvernement d’une démocratie, nul — en France ou hors de France, — ne s’étonnera si j’ajoute que, dans ma profonde conviction, le jeu des institutions démocratiques s’adapte avec une exactitude particulière à cette préparation de la paix générale et que l’union des peuples et des gouvernements démocratiques en reste l’une des conditions essentielles.

Voilà notre premier vœu. Le second ne sera guère plus original. Nous souhaitons que durant l’année qui s’ouvre, la France retrouve, dans des conditions de plus en plus justes, une vie de plus en plus active et de plus en plus prospère.

Je ne crois pas non plus qu’à cet égard, le travail que nous avons accompli depuis six mois ait été vain. Dans un discours tout récent, Vincent Auriol indiquait et rapprochait tous les indices de la « reprise » : augmentation des recouvrements fiscaux et des recettes des chemins de fer, amélioration du commerce extérieur, élimination à peu près complète du chômage partiel, arrêt et régression du chômage total.

Ces chiffres ont été discutés, bien entendu. Je ne rivaliserai pas d’ingéniosité avec les commentateurs de statistiques. Nous ne nous flattons pas d’avoir résorbé en six mois tous les effets d’une crise qui dure depuis plus de six ans.

Cependant la reprise est certaine. Chacun peut l’éprouver par lui-même ou le constater autour de soi. Les stocks se reconstituent partout. La demande est devenue supérieure à l’offre. On ne se plaint plus maintenant de la mévente, on se plaint de la difficulté de livrer, car il faut toujours, n’est-ce pas, qu’on se plaigne de quelque chose. Bref, la tendance est renversée, comme disent les gens de l’art.

C’est donc une grande transformation matérielle qui se produit devant nous. Mais il me semble que la transformation morale est encore plus apparente et plus importante.

Il est revenu un espoir, un goût du travail, un goût de la vie. La France a une autre mine et un autre air. Le sang court plus vite dans un corps rajeuni. Tout fait sentir qu’en France la condition humaine s’est relevée. La revalorisation des produits agricoles et l’établissement de conditions de travail nouvelles ont rehaussé, non seulement le bien-être, mais la dignité du paysan et de l’ouvrier.

De nouveaux rapports sociaux s’établissent ; un ordre nouveau s’élabore. On s’aperçoit que l’équité, l’égalité, la liberté, ont par elles-mêmes quelque chose de bienfaisant, de salutaire. La puissance spirituelle du pays s’accroît ainsi au même rythme que sa force matérielle.

Tout le monde répétait il y a six mois : « Il faut que ça change ! »… et on s’aperçoit que déjà quelque chose est changé.

Nous n’assistons encore qu’au départ de cette rénovation nationale ; mais convenez qu’il était malaisé d’aller plus vite. Avant d’exploiter le terrain conquis, il fallait le conquérir par une pointe rapide. Avant d’aménager et de gérer notre entreprise il fallait en jeter les fondements dans tous les domaines à la fois.

Cette poussée de délivrance, il fallait l’exécuter au moment précis où la souveraineté populaire venait de s’exprimer avec tant de force, où chacun de nous s’en trouvait encore tout fraîchement imprégné. Pour insuffler ainsi une première bouffée de vie dans un organisme économique et social qui périssait d’asphyxie, il nous a fallu vaincre de vive force bien des crispations superficielles, bien des anxiétés instinctives.

Mais aujourd’hui l’oxygène a pénétré dans le corps ; le corps peut recommencer à vivre, à vivre normalement, à respirer normalement.

Certes, nous rencontrerons encore devant nous d’ardus et périlleux problèmes.

Puisque l’on se plaît à parler d’expériences, il en est une que nous poursuivons en ce moment même et que, je crois bien, personne n’avait exactement tentée avant nous : faire coïncider les effets et les incidences d’un alignement monétaire avec un ensemble de réformes sociales qui, au moins à titre transitoire, font peser une surcharge sensible sur la production ; préserver le pouvoir d’achat réel des traitements, des salaires, des revenus fixes, contre la hausse des prix résultant de cette double cause.

Nous n’aurons restitué à l’économie française une prospérité stable que le jour où la production régulièrement accrue, améliorée, ordonnée, aura pu comprimer certains éléments des prix de revient, où l’équilibre se sera rétabli entre l’offre et la demande, entre les revenus et les prix.

En ce sens, il n’est pas douteux que nous avons tiré une traite sur l’avenir. Il n’est pas douteux que nous avons anticipé sur la reprise. Il n’est pas douteux que nous avons agi comme si la prospérité de demain était certaine.

Mais, parmi toutes les bonnes raisons que nous avions d’agir ainsi, voici la première : une rénovation économique est impossible — tout comme la paix — si on commence par la nier. Un pays ne peut se sauver que si d’abord il ne doute pas de lui-même, que si d’abord il a foi en lui-même.

Or, le pays a recouvré cette foi.

C’est pourquoi nous pouvons aujourd’hui, sans nulle présomption, sans nulle chimère, accompagner nos vœux d’un appel à son énergie, à sa sagesse, au sens bien entendu de son intérêt.

L’œuvre commune ne pourrait plus être compromise que par l’imprudence inconsidérée des uns ou par l’égoïsme aveugle des autres.

Il ne faut pas soumettre une prospérité naissante et encore inachevée au même traitement qu’une prospérité complète et solide. Il ne faut pas que des impatiences trop aisées à concevoir viennent revendiquer prématurément la part due sur des richesses qui restent encore à créer. Il ne faut pas que des troubles sociaux éclatant à contretemps viennent contrarier la reprise, dont les travailleurs doivent être les premiers à bénéficier, comme ils ont été les premiers à récupérer leur pouvoir d’achat rogné par la déflation.

Il ne faut pas, par contre, que les masses épargnantes prolongent par leur abstention ou leur inertie le danger mortel de la thésaurisation. Il ne faut pas que les détenteurs des capitaux semblent, par leur lenteur ou leur répugnance, marquer un doute sur la renaissance économique de la France et rompre avec leur pays une solidarité inéluctable.

Les travailleurs nous ont maintes fois manifesté leur confiance. Nous sommes fiers de la collaboration qu’ils nous apportent. Pourquoi les masses épargnantes et les détenteurs de capitaux nous refuseraient-ils la leur ?

Ah ! je sais bien qu’il y a six mois, l’avènement au pouvoir d’un Gouvernement de Front Populaire à direction socialiste a jeté l’épouvante dans certains cercles de la bourgeoisie française. On redoutait la spoliation et le saccage. Peut-être même, je le dis sans nulle ironie, se résignait-on alors à consentir comme une rançon, des sacrifices infiniment plus lourds que ceux que comporte aujourd’hui l’effort commun pour la prospérité commune.

Mais comment ces rumeurs paniques pourraient-elles raisonnablement persister ? La preuve n’est-elle pas faite ? N’est-il pas constant que nous avons poussé le libéralisme économique aussi loin que ne l’avait fait aucun autre Gouvernement dans le passé, plus loin peut-être que ne l’aurait fait aucun autre Gouvernement dans les conditions présentes ?

Ai-je besoin de répéter une fois de plus que nous ne sommes pas un Gouvernement socialiste ; que nous ne cherchons, ni directement ni insidieusement, à appliquer au pouvoir le programme socialiste ; que nous travaillons, avec une entière loyauté, dans le cadre des institutions actuelles, de la société actuelle, du régime de propriété actuel ; que notre seule volonté, notre seule ambition est d’extraire de ces institutions, de cette société, de ce régime, tout ce qu’ils peuvent contenir d’ordre, de justice, de bien-être ; que nous sommes résolus à poursuivre cette tâche nécessaire par le jeu de la légalité républicaine, et, s’il se peut, par l’accord amiable de toutes les catégories sociales.

Nous sommes un Gouvernement de bien public. Nous n’avons pas d’autre souci, pas d’autre objet que le bien public. De même que, sur le plan international, nous ne pourrions pas avoir d’autres ennemis que les ennemis de la paix européenne, de même, sur le plan intérieur, nous ne pouvons avoir d’autres adversaires que les adversaires de l’intérêt collectif de la France.

Gouvernement de Front populaire, fidèle à son origine et à son mandat, nous prétendons être, au sens le plus élevé du terme, un gouvernement national. Voilà pourquoi nous nous adressons, aujourd’hui, à toutes les Françaises et à tous les Français. Voilà pourquoi nous appelons à travailler avec nous quiconque a le sens et le scrupule de l’intérêt national, quiconque est prêt à accepter son devoir civique. « Concorde entre les citoyens », c’est ainsi que le plus grand de nos poètes a défini la patrie.