L’Existence d’une Impératrice - Joséphine aux Tuileries/02

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L’Existence d’une Impératrice - Joséphine aux Tuileries
Revue des Deux Mondes4e période, tome 149 (p. 307-337).
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L’EXISTENCE D’UNE IMPÉRATRICE
JOSÉPHINE DES TUILERIES

DERNIÈRE PARTIE[1]


III

Comment l’Impératrice suffit-elle à de pareilles dépenses, et quelles sont donc ses ressources régulières ?

En droit, la pension de toilette est fixée à 360 000 francs ; ce n’est qu’en 1809 qu’elle atteint 450 000 francs, mais, au moyen de prélèvemens sur la Cassette, de supplémens alloués à diverses occasions, et de ses revenus personnels, elle a posé en recette pour cet article, de 1804 à 1809, 3 444 623 fr. 57, soit près de 600 000 francs par an : cela ne fait pourtant que la moitié de ce qu’elle dépense réellement, car, chaque année, les dettes s’accumulent et, presque chaque année, l’Empereur est obligé de combler l’arriéré : il paye, en l’an XII, 701 873 francs ; en 1806, 650 000 francs ; en 1807, 391 090 francs ; en 1809, 60 000 francs ; en 1810 pour terminer 1 400 000 francs ; au total : 3 202 957 francs, ce qui porte la dépense générale, presque uniquement de toilette, à 6647 580 fr. 57 : onze cent mille francs par an.

Ce chiffre serait inexplicable, même avec la prodigalité la plus folle, si les bijoutiers ne figuraient pas dans le compte de la toilette : les bijoux achetés représentent dans les dépenses acquittées par Joséphine 1 625 664 fr. 60, — près de la moitié, — et autant dans les dettes payées par l’Empereur. Tous les grands bijoutiers et orfèvres de Paris et même d’ailleurs ont cette étonnante cliente : Biennais, Depresle, Friese, Marguerite, Foncier, Nitot, Pitaux, Cablat, Belhate, Perret, Tourrier, Messin, les frères Marx, Conrado, Hollander, Lelong, Meller, Mellerio-Meller, et les horlogers Bréguet, Lépine et Mugnier, et Capperone et Theibaker, marchands de camées, et Oliva et Scotto marchands de coraux !

De ces bijoutiers, un surtout, Foncier, a la confiance de Joséphine et presque son intimité. Elle lui remet ses diamans au moment où le bruit court de la mort de Bonaparte en Égypte, où elle entend se mettre à l’abri des revendications de ses créanciers et de celles aussi de la famille Bonaparte ; elle reçoit de sa main des femmes de chambre ; elle lui accorde sa puissante protection pour obtenir du ministre des Finances une charge d’agent de change pour un de ses gendres ; elle marie son autre fille au colonel Defrance, écuyer cavalcadour de l’Empereur ; c’est un familier qu’elle prend pour conseil en ses achats, trafics et échanges, et qui n’y cherche point trop son intérêt.

Foncier retiré, Nitot a la grosse pratique : en 1805, il avait été chargé de porter à Borne la tiare que l’Empereur offrait au Pape et qui figure encore dans les trésors du Vatican à l’honneur de l’orfèvrerie française ; il eut soin d’emporter une pacotille de bijoux, passa par Milan où l’on sacrait le roi d’Italie, fit de bonnes affaires avec la Beine, reçut à la suite le titre de joaillier de l’Impératrice et devint de sa Maison : au moins son cachet porte-t-il l’aigle couronné avec cet exergue : Maison de l’Impératrice ; mais s’il est le fournisseur en titre, on a vu qu’il n’est point le seul vendeur.

Ce qui peut étonner, c’est que Joséphine ne soit point dégoûtée d’acheter des bijoux par la jouissance qu’elle a des plus magnifiques joyaux qui soient au monde : les joyaux de la Couronne. Elle a, quand il lui plaît, la grande parure de diamans, — couronne, diadème, collier, peigne, boucles d’oreilles, bracelets, ceinture en roses, rivière de huit rangs de chatons, — cette parure qui est estimée 3 709 583 fr. 92 ; elle a la parure de rubis d’Orient, et la parure de turquoises, et la parure de perles de 570 107 francs : cinq millions de joyaux. Ne voit-elle pas que, près de ces splendeurs, tout ce qu’elle achète est pauvre et médiocre, ou comprend-elle que, de ces merveilles elle n’a qu’un usufruit qui peut lui échapper ? Est-ce pour cela que, comme elle a fait dès 1790, dès la campagne d’Italie, elle accumule des bijoux qui soient à elle, uniquement à elle, qui ne puissent lui échapper, qui lui fassent une réserve et un trésor ? Faut-il même chercher une raison ? N’achète-t-elle pas ces bijoux uniquement parce que leur scintillement l’attire, que leur façon plaît à son goût, que c’est joli ou que cela lui semble tel, et que c’est sa fantaisie ? Elle en a d’un grand prix, comme son collier de diamans, prisé 541 200 francs à son inventaire avec les poires et les deux boutons, et estimé seul plus de 700 000 francs lorsque Hortense veut s’en défaire en 1829 ; elle a sa parure d’opales et diamans, prisée 258 000 francs ; sa parure d’émeraudes et diamans prisée 178 000 francs ; son bandeau de perles prisé 148 000 francs ; son collier de perles à trois rangs, prisé 262 000 francs ; son diadème de diamans, dont un seul, au milieu, est prisé 165 000 francs, et qui, d’ensemble, est prisé 1 032 000 francs. Elle a personnellement, à elle, au chiffre de prisée, inférieur d’un tiers au moins à la valeur vénale, pour 4 354 255 francs de joyaux d’importance, — perles, diamans et pierres de couleur, — mais, ensuite, qui pourrait dire quel prix ont été payés les milliers d’objets qu’elle enfouit en ses écrins, qu’elle a portés une fois peut-être et sans doute jamais : bagues par centaines, bracelets, plaques de ceinture, colliers de toutes les matières qu’on polit et de tous les globes qu’on enfile, parures d’agate, de perles d’argent, de perles d’or, de cornalines, de pierres gravées, de turquoises, de malachite, de scarabées, de coraux gravés, de coraux et perles fines, de corail rose, de coraux façon framboise, de coraux en boule, d’acier, de jayet, de noyaux de prune et de noyaux de cerise sculptés ! A les nombrer seulement, les joailliers se perdent et, pour les priser, il ne faut pas compter sur eux. Aussi bien, quantité sont de la curiosité pure, des objets qu’on achète très cher et dont la valeur vénale est nulle ou presque. Et puis, constamment, Joséphine fait modifier ou rajeunir les montures ; elle trafique, échange, revend, rachète, paye des acomptes à ses bijoutiers avec ce qu’elle appelle la réforme de son écrin, et, pour une parure qu’elle cède ainsi, eu reprend dix autres. C’est là un trait encore qui achève sa nature et donne une notion de son caractère. De ces bijoux dont certains devraient lui rappeler tant de choses, d’événemens, de gloire, d’êtres respectés ou chers, l’ascension continuelle de sa fortune ; de ces bijoux, rançons de villes, de princes et de républiques ; de ces bijoux, dons de papes et de rois, présens d’anniversaires, gages d’un amour dont elle devrait vouloir conserver les marques successives, nul ne demeure intact, tel qu’il était quand on le lui a offert. Elle les dénature, les métamorphose, fait d’un collier une ceinture, de boucles d’oreilles des pendeloques, envoie à la fonte l’or et l’argent, assortit les pierres à sa guise et, à aucun de ces joyaux, n’attache un souvenir. Ce petit médaillon de filigrane, l’unique présent du général Vendémiaire à la vicomtesse de Beauharnais, où est-il, le plus précieux, le plus rare de tous ses bijoux d’Impératrice, qu’en a-t-elle fait ? Cela ne vaut rien : cela ne brille point. Elle l’a cédé dans un lot pour une pierre de fantaisie.

Et ces pierres sans histoire, ces joyaux qui ne parlent point à son esprit et n’évoquent rien à sa mémoire, qui ne sont rien que cela, c’est assez qu’ils soient cela pour qu’elle ait une sorte de folie, un bonheur sans égal, à les voir, à les manier, à s’en parer, à s’en couvrir, à en faire passer entre ses doigts l’intarissable ruissellement. Telle elle était quand, toute nouvelle mariée au vicomte de Beauharnais, elle portait sur elle, dans ses poches, les petits bijoux de sa corbeille pour avoir la joie de les tâter en marchant ; telle, au retour d’Italie, quand, à la Malmaison, devant les demoiselles de Vergennes, elle étalait toutes les splendeurs qu’elle avait rapportées ; telle elle demeure, faisant sur une immense table apporter tous ses écrins que ne peut contenir l’armoire à bijoux de Marie-Antoinette et, durant de longues heures, les plus heureuses qu’elle passe, ouvrant et fermant les boîtes de maroquin et de velours.

A personne, pas plus aux couturiers qu’aux bijoutiers, ou à qui que ce puisse être qui tente sa fantaisie, Joséphine ne sait résister. Dans ce Salon des marchands qui ouvre sur le Carrousel et d’où l’on pénètre dans l’Appartement intérieur, afflue constamment tout le joli, l’élégant, le rare qu’inventent les marchands de Paris. L’Impératrice passe, dit qu’elle achète, se garde de demander le prix et moins encore de payer. L’usage est ancien et voici beaux jours que les vendeurs y trouvent leur compte : jadis, c’était la Dubarry, qui, à la mort de Louis XV, eut à soutenir un terrible procès contre le juif Cramer lui réclamant le prix de tous les objets d’art et de curiosité qu’il avait déposés dans son antichambre et dont elle avait disposé, disait-il, en présens, fantaisies et galanteries. Plus tard, ce fut Marie-Antoinette, et l’on a l’histoire du Collier ; après, Madame Tallien et les nouvelles enrichies du Directoire ; mais nulle comme Joséphine. La toilette achevée, c’est là la distraction favorite : certes, modistes et bijoutiers en profitent le plus, les luthiers, les peintres, les sculpteurs, les libraires, les marchands d’estampes, les ébénistes, les porcelainiers, attendant sans doute chez eux les grosses commandes, celles qui sont d’une sorte d’utilité pratique ; mais tout ce qui est de fantaisie, tout ce qui peut s’apporter sous le manteau, qui n’exige point des voitures de déménageurs, vient s’entasser au Salon des marchands. Combien de pauvres hères faméliques laissent un dessin, un ivoire sculpté, un bout de mosaïque, attendent six mois et viennent après réclamer le prix intégral qu’ils assignent à leur œuvre, ou tout le moins une indemnité ou une aumône ! Et les marchands de jouets mécaniques, combien en passe-t-il ? Ils portent avec eux leur chef-d’œuvre, le remontent en présence de l’Impératrice qui s’en amuse, ne peut résister à le faire voir, à en distraire les personnes qui viennent la visiter. Le jouet est admis dans les appartemens, fait l’admiration d’un enfant, et, sans se soucier du prix, Joséphine le donne. Des beaux et rares jouets aux enfans des grands officiers de l’Empire, à ses petits-fils, à ses nièces, cela est tout simple, mais les solliciteurs pauvres qui, pour attendrir l’Impératrice, ont amené leurs enfans, se trouvent assez embarrassés quand, au lieu d’un brevet de pension ou d’une bonne gratification, ils ont à emporter un oranger artificiel, un singe qui joue du violon ou un buisson de fleurs habité d’oiseaux chantans.

L’abus est si criant que, dans le Conseil d’administration de la Maison du 28 février 1806, l’Empereur dicte cette décision : « On doit défendre à toute personne de la Chambre de Sa Majesté l’Impératrice de recevoir dans les appartemens aucuns meubles, tableaux, bijoux et autres effets qui seraient remis par des marchands ou par des particuliers ; ces marchands ou particuliers ainsi que les meubles, tableaux, effets qui parviendraient par une voie quelconque doivent être renvoyés à l’Intendant. »

L’empereur fait mieux : à la même époque, et pour arrêter le scandale des prix surfaits dont l’Impératrice est victime, il prend ses mesures lui-même. Jusque-là, sans doute, les mémoires présentés par les fournisseurs sont établis en demande et, avant de payer, des réductions sont ordonnées sur l’ensemble, mais le système de vérification diffère pour chaque article, et l’on rabat au plus 10 pour 100. A partir de 1806, où l’Empereur paye pour la quatrième fois les dettes de sa femme, les réductions proposées par la Dame d’atour sont majorées par Napoléon lui-même de façon à atteindre près de 20 pour 100 : ainsi en 1807, sur 465 291 fr. 52, réduction de 75 217fr. 37 ; en 1808, sur 458 700 fr. 06, de 95 368 fr. 50 ; en 1809, sur 914 764 fr. 70, de 166 747 fr. 37. Et, lorsqu’il s’agit du règlement de l’arriéré, c’est pis encore : en 1806, l’Empereur donne 650 000 francs pour solder les dettes et rabat 112 375 fr. 47 sur les mémoires présentés ; les 1 400 000 francs de 1809 suffisent pour 1 898 098 fr. 98 réclamés par les fournisseurs : 500 000 francs de rabais ! Et les marchands y gagnent encore, car pas un, ainsi sabré, ayant crié qu’on le ruine, qui ne revienne à la charge, qui n’affirme à l’impératrice que l’objet qu’il présente a été fait uniquement pour elle, ne convient qu’à elle, qu’il est unique, qu’il faut qu’elle l’ait. Et elle le prend, et tout recommence.

Quelqu’un a dit que Napoléon « aimait assez qu’on fît des dettes parce qu’elles entretenaient la dépendance : sa femme, ajoute-t-on, lui donnait une satisfaction très étendue sur cet article ; il n’a jamais voulu remettre ses affaires en ordre afin de conserver les moyens de l’inquiéter. » On a vu ce qu’il en faut croire : deux fois au moins avant l’Empire, quatre fois durant l’Empire, Napoléon a voulu procéder à une liquidation générale des dettes antérieures, mettre sa femme à flot de façon que, avec la pension qu’il lui faisait et qu’il augmentait sans cesse, elle suffît au courant. Il a donc réclamé le montant exact des dettes. Joséphine qui, en réalité, l’ignore, qui ne s’en est jamais rendu compte, énonce, à peu près au hasard, un chiffre qui ne va pas à moitié du total. « Pourquoi ne pas avouer tout ? lui disent ses confidentes. — Non, non, répond-elle, il me tuerait, il me tuerait ! je paierai sur mes économies ! » On a de première main le récit de la scène qui a précédé la liquidation de 1806 : l’Impératrice était dans les larmes ; l’Empereur s’en aperçut des premiers ; il vit ses yeux rouges et dit à Duroc : « Ces femmes ont les yeux en pleurs, je suis sûr qu’il y a des dettes, tâchez de savoir ce que c’est. » Duroc, qui avait obtenu la confiance de Joséphine, vint à elle et lui dit : « L’Empereur est persuadé que vous avez des dettes ; il veut en savoir le montant. » Joséphine, avec beaucoup de pleurs, lui dit qu’en effet elle devait 400 000 francs. « Ah ! l’Empereur croyait que c’était 800 000. — Non, je vous jure, mais, puisqu’il faut vous le dire, c’est 600 000 francs. — Est-il bien sûr que ce n’est pas davantage ? — Bien sûr ! — Alors, je lui parlerai. » Il revint à l’Empereur, lui dit qu’il avait trouvé Joséphine dans les larmes, qu’elle se désespérait. « Ah ! Elle pleure ! Elle sent donc son crime ! Tant mieux ! Mais vous verrez qu’elle a des dettes énormes. Elle est capable de devoir un million. — Oh ! non, pas un million, Sire. — Mais enfin, combien ? — Mais si c’était 800 000 francs ? — Ce n’en serait pas moins scandaleux… pour de misérables pompons, pour se laisser voler par un tas de fripons. Il faut que je chasse tels et tels ; il faut qu’on fasse défense à tel et tel marchand de se présenter jamais chez moi. — Mais, Sire, ce n’est que 600 000 francs. — Ce n’est que cela, dites-vous. Ça ne vous paraît rien. Je n’aime pas du tout ce jeu-là. Allons ! je lui parlerai. » Ils passent au salon où sont les femmes, et Napoléon évite de s’approcher de sa femme ; il la laisse passer devant lui pour aller souper. Elle était tout émue et les larmes aux yeux ; il ne lui dit rien. Après qu’elle se fût mise à table, il vint se placer derrière sa chaise et s’approchant de son oreille : « Eh bien ! Madame, vous avez des dettes. » Et elle, alors, de sangloter. « Vous avez un million de dettes. — Non, Sire, je vous jure, je ne dois que 600 000 francs. — Rien que cela, dites-vous, ça ne vous paraît qu’une bagatelle ? » Il ajoute quelques mots de reproche et elle se remet alors à sangloter plus vivement que jamais. Alors, il s’approche de l’autre oreille : « Allons ! Joséphine, allons, ma petite, ne pleure pas, console-toi. » Et les dettes sont payées.

Dès lors, comme devient explicable, naturelle et simple, la fameuse scène entre Napoléon et Mademoiselle Despeaux, la modiste, cette scène qu’on se plut à présenter comme le plus effroyable des actes de tyrannie. A Saint-Cloud, l’Empereur arrive un matin à l’improviste, dans le salon bleu qui précède la chambre à coucher de l’Impératrice. Il y trouve une grosse femme qu’il ne connaît pas, qui s’approche de lui et murmure quelques paroles inintelligibles. « Comment vous appelez-vous ? Lui demande-t-il. — Je m’appelle Despeaux. — Que faites-vous ? — Je suis marchande de modes. » Furieux, il entre chez l’Impératrice qui est en train de se faire coiffer et prend un bain de pieds : « Qui a fait venir cette femme ? Qui l’a introduite dans les Appartemens ? » Comme Mademoiselle Despeaux est venue d’elle-même, personne ne répond, et les femmes de garde-robe se sauvent devant l’orage. Napoléon revient chez lui, demande Duroc qu’on ne trouve pas, puis Savary qui, prenant à la rigueur les ordres qu’il a reçus, fait saisir la marchande des modes par deux gendarmes d’élite. Survient Duroc qui engage Savary à la relâcher : « Non, parbleu ! je n’en ferai rien, répond Savary. Tu ne serais pas si indulgent si elle fournissait des modes à ta femme. C’est elle qui me ruine ; je trouve une occasion de me venger, je ne serai pas assez sot pour la perdre. Va, mon cher, tu en ferais toi-même autant si, au lieu de Mademoiselle Despeaux, c’était Leroy, car c’est chez lui que ta femme achète tous ses chiffons. » Toutefois la grosse Despeaux n’alla entre ses gendarmes que jusqu’au bas de l’avenue où Duroc envoya l’ordre qu’on la laissât remonter dans sa voiture.

C’était une leçon que Napoléon avait prétendu donner bien plus à sa femme qu’à la marchande de modes, violatrice de l’étiquette et tentatrice sans permis ; mais cette leçon, comme les autres, comme les reproches pour les dettes, comme les sermens de Joséphine, autant de perdu. Le fleuve continue à couler, les marchands à venir, Joséphine à prendre sans payer, et cela indéfiniment. C’est si commode ! Un dieu descendant toujours de sa machine à point pour la débarrasser des créanciers, cela coûte si peu de pleurer quelques larmes vraies ou fausses, et cela rapporte tant ! Mais, au moins, ce n’est point de propos délibéré ; ce n’est point une comédie qu’elle se propose de jouer ; elle fait des dettes comme elle respire. Elle est de ces femmes qui, dans une société, sans s’en douter certes, ni en avoir conscience, remplissent une sorte de mission de dépense et de gaspillage pour la joie des marchands, la gloire de la mode, et la bonne renommée du goût français. C’est pour ces femmes qui ne savent point compter que l’industriel s’ingénie et que l’ouvrier artiste fait ses chefs-d’œuvre. C’est pour elles qu’est inventé tout le joli, tout le luxueux, tout l’absurde de l’Article Paris, et c’est grand bien qu’elles se trouvent là pour l’acheter, — et même le payer quelquefois.

Joséphine est telle ; et si, après avoir crié, Napoléon paye, ce n’est pas uniquement par faiblesse pour la femme, c’est qu’il sait fort bien que de telles folies sont utiles, profitables et peut-être nécessaires, car, sans les femmes, et ces femmes-là, les femmes à dépenses incalculées, les femmes par suite à dettes immenses, que serait Paris ?

Où il se fâche bien plus fort, c’est lorsque l’argent sort de France et que, pour satisfaire sa coquetterie, Joséphine, violant les lois de l’Empire et les lois de la Cour, prétend s’habiller de marchandises anglaises. En plein blocus continental, lorsque la France et presque l’Europe leur sont fermées, il lui en faut quand même et, pour les introduire en contrebande, elle ne recule devant nulle tricherie. Elle a, à Francfort, un correspondant qui, sans rien dire, en cache des paquets dans les voitures des officiers envoyés en courriers, au risque de les compromettre. Elle-même, si elle passe le Rhin, en charge dans sa propre voiture. Par la frontière des Alpes, elle fait passer des cachemires et des étoffes de Turquie. Souvent elle échoue ; ses paquets sont pris et, sans nul égard pour leur destinataire, saisis et détruits par ordre exprès de l’Empereur ; mais elle recommence et s’acharne, mettant en réquisition comme commissionnaires quiconque, soldat ou diplomate, va aux pays où mûrit le fruit défendu. Par-là, encore, n’est-elle point profondément femme, et n’est-ce point tout elle de risquer ainsi, pour un misérable chiffon, la vraie colère de l’Empereur, les reproches, les violences, peut-être la lassitude et l’irrémédiable désastre : mais n’est-ce point beau de sa part aussi de ne se réduire qu’à cette forme de tromper ?


IV

Dans ce va-et-vient qui suit la toilette, Joséphine trouve le temps d’expédier, avec son secrétaire des commandemens, le travail courant des audiences, de donner des signatures aux brevets et aux décisions et d’expédier sa correspondance, fort réduite sans doute, presque uniquement adressée à sa fille, à son fils, à quelques rares parens, quelques dames d’intimité, fort en retard pour l’ordinaire, mais presque entièrement autographe. Impossible de se lier à ses lectrices qui, sauf leur très joli visage, leur désir d’être remarquées de l’Empereur, n’ont de talent que pour la harpe, le piano et la danse et ne savent guère mieux lire qu’écrire : Mademoiselle Lacoste, Mademoiselle Guillebeau ou Madame Gazzani, c’est tout pareil. Il faut donc, ou écrire soi-même, ou travailler avec Deschamps : un vieil ami, celui-là. Joséphine l’a connu en 1787, à Fontainebleau, où il était secrétaire de M. de Montmorin, gouverneur du château. Aussi est-il rente à souhait : 12 000 francs sur les états de la Maison de l’Impératrice, autant sur ceux de la Maison de l’Empereur, à titre de rapporteur des pétitions et sans nulle fonction. D’ailleurs, il fait des vers pour les théâtres lyriques et pour l’Almanach des Muses ; des paroles d’oratorios tels que Saül et la Prise de Jéricho ; mieux : le livret des Bardes. Par-là, il est associé au triomphe de Lesueur et il touche à la gloire ; mais il ne s’en soucie : il rime pour les musiciens, comme il traduit pour les libraires et chante aux dîners du Vaudeville. Il a de grands besoins d’argent et voit surtout ce que chaque chose rapporte. Pour cela, il n’aime point user son crédit, gardant avec les solliciteurs une froideur glaciale et se tenant strictement à son rôle de plumitif.

Aux fêtes et aux anniversaires, pour les pièces de circonstance qui ne sauraient manquer au théâtre de la Malmaison, il est le poète attitré, comme Desprez à Saint-Leu et, plus tard, Alissan de Chazet à Trianon. Mais il lui incombe à l’ordinaire une mission plus délicate que de fabriquer des bouts-rimés d’adulation ; c’est lui qui, tous les quinze jours, prend les ordres de l’Impératrice sur les états dressés par le secrétaire des dépenses, M. Ballouhey. Ces états comprennent rémunération des mémoires des fournisseurs tels qu’ils sont présentés en demande. L’Impératrice inscrit en regard, de sa main, la décision : le bon à payer, le chiffre quelle consent à payer en réduction, ou l’acompte qu’elle donne : le plus souvent, sauf pour les petites factures, revient le mot ajourné. Au pied, elle met son bon et signe. Avec Ballouhey, très strict pour les comptes, elle aurait peut-être des discussions ; elle n’en saurait avoir avec Deschamps ; aussi a-t-elle retiré le travail direct à Ballouhey.

C’est donc encore Deschamps qui rédige les lettres adressées à Ballouhey pour les gratifications sur la Cassette qui excèdent un certain chiffre et qui ne sont point accordées proprement à des mendians. Ce service de la Cassette et des aumônes diverses est d’ailleurs fort compliqué et demande à être expliqué en détail. N’est-il pas en effet de tradition que « ce sont les bienfaits qu’elle a répandus qui ont fait contracter à Joséphine la plus grande partie de ses dettes, » et quoique déjà l’on ait pris une opinion sur la nature de ces dettes, n’est-il pas nécessaire de compter ce que lui a coûté sa bienfaisance ?

Sur sa Toilette, Joséphine a sans doute prélevé des fonds pour des pensions assignées, soit à des serviteurs anciens ou nouveaux, soit à des élèves entretenus dans les institutions de Madame Campan, de Madame Gay Vernon, de MM. Vigogne et Piorette : mais ces pensions, ces dons et gratifications et les autres objets de dépense qui sont payés sur la Toilette atteignent seulement dans les six années le chiffre total de 516 532 fr. 76 soit 86 000 francs par an ; de plus, la plus grande partie des dépenses ainsi effectuées est inscrite sous la rubrique : Sommes remises à Sa Majesté, nul compte détaillé n’en est tenu. Or, si quelque chose de cet argent a été employé en dons manuels, il est certain que la plus grosse portion en a été, à partir de 1806, versée, en dehors des comptables, à l’architecte de la Malmaison. On peut affirmer avec certitude que plus des quatre cinquièmes est passé là. Quant à la Cassette proprement dite, elle a son compte spécial qui est tenu avec une régularité absolue par Ballouhey et qui se solde toujours en excédent. Il est vrai que l’Empereur y pourvoit, que, à chaque occasion, il en augmente les fonds, mais il en fait de même pour la Toilette, ce qui n’empêche point les dettes, tandis que pour la Cassette, il n’y a jamais ni déficit ni arriéré. Napoléon a réglé on 1805 la cassette à 6 000 francs par mois (72 000 francs par an) ; il la porte à 10 000 francs en 1806, et à 15 000 en 1809. À chaque grand voyage, pour les frais extraordinaires d’aumônes, — ces frais seuls, car toutes les dépenses de voyage, de séjour, de gratifications, de présens, etc., etc., sont payées par la Maison, — il ajoute une somme variant entre 80 000 et 120 000 francs. C’est là le fonds : on n’y fait point d’économies, mais on ne le dépasse point.

Ce fonds est divisé en trois parties : Secours attribués directement par l’Impératrice sur demandes verbales ou écrites ; Bienfaits de Sa Majesté l’Impératrice et Reine, distribués par la Dame d’honneur qui prend à ce sujet les ordres de l’Impératrice ; et Pensions.

Les Secours donnés par l’Impératrice ne sont accordés qu’après une enquête faite, soit par les premiers valets de chambre, soit par Madame Duplessis, soit par M. Danès de Montardat, oncle par alliance de Joséphine. Beaucoup de ces demandes, s’il s’agit de personnes du monde, passent, soit par le Chevalier d’honneur, soit par une des dames du Palais : c’est là le gros morceau.

Les Bienfaits qui font l’objet du travail de la Dame d’honneur sont répartis, sur sa proposition ou plutôt sur celle de son secrétaire, après enquête d’une visiteuse à gages, Madame Hardancourt née Boyvin, par petites sommes de 20 à 70 francs. L’Impératrice indique les sommes ; le secrétaire de la Dame d’honneur inscrit le montant de chaque bienfait sur un bordereau détaché d’un registre à souche, et Ballouhey paye.

Si médiocre que soit chaque bienfait, le total, comprenant aussi les Secours, n’en est pas moins respectable : 4 à 6 000 francs pour les mois d’hiver : à de certains mois, le chiffre se trouve décuplé (81 673 francs en octobre 1808, 121 828 francs en décembre 1809) ; mais ce sont là des cas exceptionnels, justifiés par un don spécial fait par l’Empereur à cette destination, et la moyenne, abstraction faite des recettes et des dépenses imprévues, n’atteint point, l’été compensant l’hiver, 3 000 francs par mois.

Toutes les conditions, toutes les professions, toutes les origines se confondent sur ces listes : vieillards des deux sexes, ouvriers sans ouvrage, veuves chargées d’enfans, créoles de Saint-Domingue, demoiselles ou dames nobles ruinées, — beaucoup, infiniment de nobles : sur un seul état de bienfaits où, pour une assez modeste somme, figurent cent trente et une parties prenantes, voici Mesdames Lechat de Mineraye, de Marchais, de Beaune, de Vaudricourt, de Druez, de la Brelaiche, de la Méline, de Cha-vigny, Sablonet de Minuly, de Case, de Chaponay de Jaucourt, de Boisset, de Bivolle, de la Grange, de Bligny, de la Saussaye, de Pallugay, de Montalay, de la Feuillade ! Ne croirait-on pas une liste de dames présentées ?

Les Pensions forment le dernier chapitre de la Cassette et tendent à l’absorber tout entière. Elles grossissent sans mesure chaque année, sautant de 25 000 francs en 1805, à 56 000 francs en 1806, 85 000 francs en 1807, 155480 francs en 1809. Naturellement, une fois acquises, elles passent en droit ; volontiers, comme sous l’Ancien régime, les enfans en demanderaient, en exigeraient la réversibilité, et nul (ne se trouve tenu à reconnaissance. Toutes les ressources qui seraient si utilement employées en secours accidentels se trouvent peu à peu immobilisées ; mais, d’autre part, comment résister à de certains appels ; comment, lorsqu’on est arrivé soi-même à ce comble de fortune, refuser à d’anciennes compagnes la sécurité de l’existence ? C’est qu’en effet les pensionnaires de Joséphine rentrent presque toutes dans cette catégorie : il y a d’abord les gens des colonies ; ici peu de noms qu’on sache : Madame O’Gorman, Madame Mantelle, Madame de Dillon, puis des noms bourgeois : Chaurand, Crusand, Leloutre, Mauger ; c’étaient jadis entre les plus riches de là-bas. Après, viennent les Personnes que Sa Majesté a connues, et ce sont elles qui prennent la grosse part : rien qu’avec ces noms, l’on pourrait refaire presque entière l’histoire de la vicomtesse de Beauharnais, retrouver les sociétés qu’elle a traversées : Madame Duplessis, Mademoiselle Lannoy, Madame Lefebvre, Madame de la Rochefoucauld-Bayers-Maumont avec ses deux nièces, Madame de Montulé et Mademoiselle Marliani, c’est la Martinique et Saint-Domingue ; Madame de Montmorin, née Morin de Banneville, qui a la plus forte pension : 3600 francs, c’est Fontainebleau ; et pour les sociétés de Paris, Madame de La Hoche-Lambert, née Lostanges, Madame de Pardaillan de Launay, Madame Cazotte, née Roignan, la veuve du prophète, Mademoiselle Carman de Saint-Etienne, Madame de Barruel-Beauvert, Madame de Geslin, Madame de Gercy, Madame de Grasse, Madame Maillé de Brezé, née Joly de Fleury, Madame de Guerchy, née du Roux de Sigy, la bru de l’ambassadeur, Madame de Mordant-Massiac, née de Bongars, Madame de Signemont, Madame de Villers-Vaudey, née Jourdain de Saint-Sauveur, Madame de Villefort, Mesdames de Verey, Madame de la Tournée-Polastron, Madame de Luynes de Fontenelles, Madame de Cavagnac, M. de Goyon, M. de Saint-Pern, M. de Girardin, M. Dieudonné de France, M. de Montboissier-Beaufort-Canillac, et l’on pourrait en dire d’autres, beaucoup d’autres !

Voilà l’important : on trouve encore quelques subalternes des Maisons du roi et des princes, trois nourrices des enfans de Louis XVI, quelques officiers de vénerie, des lectrices de Mesdames ; et, après, viennent les aumônes du commun : vieilles femmes estropiées, filles repenties, veuves d’officiers, jeunes gens dont on paye l’éducation ; et enfin les mendians anonymes : 2 100 francs par an pour le pain des pauvres à Saint-Cloud, 960 francs à Sèvres ; 2 880 francs aux orphelines de la rue du Pot-de-Fer ; 1 000 francs à l’établissement de charité de la paroisse de la Madeleine, 2 400 francs aux dames de la Société maternelle : c’est là l’obligatoire de la souveraineté, ce qui est l’inséparable du rang suprême, ce qui se doit aux paroisses et aux institutions d’assistance officielle. Mais tout cela, secours, pensions, aumônes, ne dépasse jamais les crédits affectés : si, pour un don à quelqu’un qui l’intéresse, l’Impératrice prélève une somme un peu forte, c’est autant de moins que la Dame d’honneur répartit entre les mendians non recommandés.

Il est de tradition, et cette légende a même reçu, sous forme d’une statue de marbre, une consécration officielle, que Joséphine a pris une part décisive dans la Fondation consacrée à la vieillesse, dite de Sainte-Périne. On sait quelle importance cet établissement eut alors dans l’histoire de la société française et quiconque racontera les derniers jours de la noblesse fidèle et ruinée, y devra consacrer un chapitre ; mais, si l’Impératrice y parut nominalement comme protectrice, si même les fondateurs, les sieurs Chailla et Glaux, parèrent de son nom leur prospectus et l’inscrivirent sur une tablette de marbre au fronton de leur maison, elle n’y employa jamais rien de son propre argent. Ce fut Napoléon qui, en échange de cent places assurées, fit, sur sa Grande cassette, un premier versement de 224 640 francs et qui s’engagea de plus pour trente pensions annuelles de 600 francs. Il réserva à sa femme le droit de nommer à ces cent trente places : de là l’illusion. Au surplus, après cinq ans à peine écoulés, les directeurs-fondateurs ne purent faire face à leurs engagemens et dès que, par le décret du 17 janvier 1806, soumettant les établissemens similaires à la surveillance du gouvernement, des commissaires eurent été chargés de l’examen des ressources, il apparut qu’il ne se trouvait à Sainte-Périne aucune garantie de stabilité pour les vieillards qui avaient payé pour y entrer. Trois décrets dépossédèrent les fondateurs et attribuèrent la direction au Conseil général des hospices qui dut y dépenser chaque année 200 000 francs de plus que le revenu de l’institution. Jusqu’en 1810, Joséphine n’en conserva pas moins le droit de nommer à celles des cent trente places fondées par Napoléon qui devenaient vacantes. Les compétitions étaient telles, les demandes si nombreuses, signées de tels noms et appuyées de tels titres, que l’on ne peut s’étonner du retentissement que prenaient ces grâces : l’on doit penser que c’est à elles, en grande partie, que l’Impératrice a dû cette réputation d’inépuisable bienfaisance qui l’accompagne dans l’histoire.


Tout cela, certes, fait des écritures, des lettres à lire et des comptes au moins à entendre, mais ce n’est point encore tout le travail. Si, depuis son mariage avec M. de Beauharnais, Joséphine a acquis une écriture et une orthographe qui méritent d’être louées comme d’exception au temps où elle vivait, il s’en fallait qu’elle eût, lors du Consulat à vie, les connaissances nécessaires pour remplir dignement la place où elle montait. Il convenait qu’elle sût assez d’histoire et de géographie pour qu’elle ne commît point de fautes vis-à-vis des étrangers et des étrangères qui, de tous les points de l’Europe, affluaient à Paris. Instruite de la France ancienne au point de ne se tromper que volontairement aux familles et aux alliances, elle ignorait, en bonne Française, tout ce qui était du dehors, et cette science si simple lorsqu’on la tient d’éducation d’enfance, si compliquée lorsqu’on s’y applique à un âge déjà mûr, cette science, qui à l’Impératrice serait plus nécessaire encore qu’à l’épouse du Premier Consul, il fallut qu’elle l’apprit en une année, à mesure que le tourbillon l’emportait aux sommets. De livres, elle n’eût eu que faire pour un tel usage. Le livre est un interlocuteur qui ne répond qu’à qui sait l’interroger ; quiconque sait quel livre l’instruira est déjà instruit ; mais, outre qu’elle ignorait le livre utile, quelle masse à remuer et combien d’inutiles digressions ! Ce qu’il lui faut, ce sont des notions digérées, qu’elle s’assimile à mesure des besoins, des notions superficielles, mais justes et précises, où il entre assez d’anecdotes pour graver quelques faits en mémoire, y fixer les titres exacts des personnes, les lieux qu’elles habitent, les nations dont elles sont, les rapports de parenté qu’elles ont avec tels et tels ; assez pour que, aux cercles et aux audiences, la vanité des gens présentés se trouve flattée en l’endroit sensible par une question qui sorte de la banalité, qui prouve qu’on connaît leur famille, leur illustration, leurs ouvrages, et qu’on les tient pour ce qu’ils sont. Joséphine a rencontré l’homme à souhait pour un tel office : c’est l’abbé Nicolas Halna, personnage ayant traversé les carrières les plus diverses, mais ayant acquis un bagage de connaissances incomparable : étudiant en médecine, puis prêtre, puis précepteurs des enfans Durfort, professeur, et ensuite principal au collège de Sedan, il a été, successivement, durant la révolution, adjoint au corps du génie, chirurgien dans un hôpital, maître d’une pension au faubourg Saint-Marceau, secrétaire du conseil de l’École polytechnique, professeur de géographie au prytanée de Paris et, au moment où Rémusat le déterre pour le donner à Joséphine, il est professeur à l’école de Fontainebleau. Pour justifier un traitement de 4 200 francs, « l’épouse du Premier Consul, a-t-il dit lui-même, me fit donner le titre de bibliothécaire sans aucune fonction parce qu’elle ne voulait pas passer pour avoir besoin de l’instruction de l’enfance. » Cette instruction que l’abbé, prompt aux palinodies et fécond en dédicaces, qualifie d’enfantine à la Restauration lorsqu’il s’anime de zèle royaliste et religieux, n’est ni si simple à donner, ni si facile à recevoir. Joséphine s’y applique avec un scrupule qui ne se pardonne point une faute dans les leçons à réciter. Un jour que, au ministre de Portugal, elle a demandé des nouvelles du Prince régnant, au lieu du Prince régent qu’elle voulait dire, elle est malheureuse à en pleurer. Elle n’a point tort : une grande part de l’espèce de popularité, de la considération au moins et des éloges qu’on lui accorde en Europe tient à cette façon qu’elle a prise. On s’étonne qu’elle soit si bien au courant de tout, l’on s’en trouve flatté et l’on se retire satisfait ; l’on dit ensuite, et c’est vrai, qu’elle en sait plus que les princesses d’ancien régime, et tout ce que les pointus trouvent à lui reprocher, comme un peu parvenu, c’est presque d’en trop savoir. Cela ne vaut-il pas mieux ?


Avant de sortir de son Appartement intérieur, Joséphine recevait encore la visite de son médecin : elle n’en avait point qui lui fût régulièrement attitré dans le Service de santé de l’Empereur, mais M. Leclerc en remplissait ordinairement les fonctions : c’était son intimité avec Corvisart qui l’avait fait désigner plutôt que ses titres de docteur régent de la Faculté de Paris, de médecin du Châtelet et de l’hôpital de Saint-Cyr, de professeur à la Faculté et de médecin en chef de Saint-Antoine ; au surplus, homme fort distingué, praticien remarquable et passionné pour son art. Lorsqu’il mourut, en janvier 1808, d’une piqûre anatomique, il eut pour successeur le docteur Horeau, élève de Corvisart, dont il a même rédigé les Leçons sur les maladies du cœur. Horeau ne quitta point l’Impératrice, l’assista dans sa dernière maladie et, plus tard, abandonnant la carrière médicale, devint sous-préfet de Pontoise.

Bien que Joséphine eût une santé de fer, qu’elle soutînt la fatigue et les intempéries avec cette incroyable résistance qu’ont les femmes, elle se croyait toujours malade, sollicitait sans cesse des remèdes, abusait des purgations et parvenait, à force de petits soins, à déranger son économie. Lorsque Leclerc ou Horeau ne savaient plus comment refuser des médicamens inutiles, ils appelaient Corvisart, qui arrivait à la consultation et, avec son sérieux souriant, ordonnait des pilules. Elles étaient de mie de pain ; l’Impératrice s’en trouvait immédiatement soulagée, et s’empressait de faire au Premier médecin quelque beau présent, comme cette tabatière d’écaille ornée d’un camée antique d’Esculape qu’on voit au musée de Cluny. Le pis qu’elle eût étaient des migraines, mais encore assez rares, étant donné son genre de vie, et point si violentes qu’elles l’arrêtassent lorsqu’elle avait quelque chose à faire avec l’Empereur.


V

Précisément à onze heures, car elle portait aux actes de son existence extérieure une ponctuelle et rare exactitude, l’Impératrice, en cette toilette presque de dehors, sortait de son Appartement intérieur, tenant de sa main gantée un mouchoir de dentelles. Il n’y avait point de poches aux robes, et ce ne fut que vers 1812 qu’on reprit, des femmes du Directoire, l’usage des réticules, mais en les chargeant cette fois, selon le nouveau goût, d’orfèvrerie et de pierres au fermoir.

Accompagnée de la dame du Palais de jour qui, le plus souvent, avait assisté à la fin de sa toilette, elle entrait dans le salon jaune où l’on introduisait les femmes qu’elle avait fait inviter à déjeuner. Au moins depuis l’Empire, Napoléon déjeunait seul dans ses appartemens, sur un guéridon volant et le plus rapidement possible. Joséphine, au contraire, avait gardé l’habitude de recevoir des femmes à déjeuner et outre la dame de service, outre la dame qui logeait aux Tuileries et souvent la Dame d’honneur, elle avait des personnes de la Cour, le plus souvent des femmes de grands-officiers, de généraux, de ministres ou de conseillers d’Etat, mais parfois aussi des femmes qui n’étaient point du monde officiel, — jamais d’étrangères pourtant, jamais qui que ce fût qui tînt aux diplomates accrédités près de l’Empereur.

Avertie par le préfet du Palais, l’Impératrice passait dans le Salon de service où la table était dressée. Le service était fait sous la direction de son maître d’hôtel, Richaud, en habit de fantaisie, par les deux premiers valets de chambre, Frère et Douville, le mamelouk et les valets de chambre d’appartement. Le menu, prévu pour dix personnes, comportait un potage, quatre hors-d’œuvre, deux relevés, six entrées, deux rôts, six entremets, six assiettes de dessert. On buvait du vin de Beaune et deux bouteilles de Bourgogne fin. Le café était servi à table ainsi que les liqueurs dont on accordait une demi-bouteille. Joséphine, qui mangeait peu, faisait les honneurs avec une grâce charmante et presque d’un air d’égalité, provoquant les confidences, se faisant raconter les histoires en cours, les emmagasinant avec soin, car elle savait que rien ne plaisait mieux à l’Empereur que d’être instruit et que les cancans de la ville l’intéressaient fort. Entre femmes ainsi, quelle que fût la différence des rangs, on se surveillait moins, on se livrait davantage, et d’ailleurs Joséphine excellait à poser les questions, à tirer profit des réponses et savait à miracle cet art de converser dont alors on faisait des poèmes en vers, mais qu’on pratiquait mieux encore en prose.

Parfois, l’Empereur descendait ; s’il trouvait des personnes qui ne fussent point de la Cour, il faisait la moue et, aussitôt, l’Impératrice se levant passait avec lui dans l’Appartement intérieur. S’il n’y avait que les dames de service ou d’autres qu’il connût, il restait, s’installait, taquinait celle-ci ou celle-là, sans méchanceté, mais en montrant qu’il en savait trop. Quelquefois la plaisanterie se prolongeait, devenait embarrassante, puis cruelle ; mais, heureusement, ces interventions de Napoléon étaient rares.


Le déjeuner terminé, Joséphine rentre dans son salon, car le moindre tour dans le jardin des Tuileries est impossible ; ce sera seulement à la fin de 1810, lors de la grossesse de Marie-Louise, que l’Empereur fera réserver à son usage la Terrasse du bord de l’eau ; ce ne sera que l’année suivante, pour le roi de Home, qu’on creusera un souterrain pour s’y rendre du palais sans faire émeute. Jusque-là tout exercice à pied est impossible à moins qu’on n’aille en voiture, par la route de Saint-Germain ou grande route de l’Éperon de l’Empereur (avenue de la Grande-Armée et de Neuilly), chercher le Bois de Boulogne à la porte Maillot, ou que, par les bords de Seine, on ne gagne la Meute par Chaillot et Passy ; nulle route plus directe, et, une fois là, que faire dans ces allées dont deux seulement, la Route impériale et la Longue allée sont carrossables, qui toutes aboutissent à des ronds-points sans perspective, et où la végétation est aussi médiocre que la vue. De plus, le Bois, avec ses environs déserts, inhabités depuis l’Etoile, est fort peu sûr et lorsque, par grand hasard, Joséphine y va hors des jours de chasse, c’est accompagnée d’un écuyer, suivie d’une voiture de service et escortée de son piquet : un officier, un trompette et quatorze chasseurs.

Par intermittences, comme s’il avait besoin de s’entraîner ou que sa santé l’exige, l’Empereur, à des momens, est pris d’un zèle de chasse et, quoique Joséphine n’ait aucun goût de vénerie, qu’elle ait grand’peine à se retenir de pleurer à l’hallali, qu’elle ait des haut-le-cœur à la curée, et qu’elle ne trouve la chasse heureuse que si l’on a fait buisson creux ou si elle a obtenu grâce pour la bête réfugiée sous sa voiture, pourtant, elle suit dans tous les petits environs, au Bois de Boulogne, à Marly, à Saint-Germain, à Versailles, et elle s’efforce de paraître brave dans les mauvais chemins de forêt, de ne point crier, au moins quand l’Empereur est là, et de paraître prendre à la chasse un plaisir, lorsque même la promenade, ailleurs qu’en un parc, est une corvée pour elle.

Elle n’a donc nul regret à y renoncer et se cantonne dans son salon. Parfois, une partie de billard avec un chambellan qui s’ingénie à perdre ou, s’il n’y a que les gens de la Maison, sur la harpe qui est là dans un coin, quelques frôlemens légers qui font à peu près un air, toujours le même, car elle n’a point progressé en ce talent de musicienne que lui attribuait son père, à sa sortie du couvent de la Providence. Plus souvent, la tapisserie ; elle a sa fournisseuse attitrée, Mademoiselle Dubucquoi Lalouette, qui lui a persuadé que la Reine faisant de la tapisserie et en faisant faire aux dames de sa cour, rien n’était mieux séant et que c’était même nécessité. Et c’est Mademoiselle Dubucquoi qui trace les dessins, échantillonne les canevas de façon qu’il n’y ait qu’à remplir, mais cela suffit fort bien à Joséphine. Ainsi croit-elle avoir tiré, point à point, le meuble du salon de la Malmaison, le meuble tout en soie blanche avec le double J entrelacé en roses pompon ; ainsi les rouleaux de tapisserie qui sont enfermés aux atours : un meuble entier fond amarante avec les Muses silhouettées en blanc ; un meuble entier fond cerise avec figures antiques simulant le bronze, puis des morceaux et des bandes à l’infini : rose sur blanc, noir sur vert, des écrans, des tableaux en chenille, sans parler de toutes ces chaises montées et garnies qui meublent le petit appartement de l’Empereur et que Napoléon réclamera pour son fils dans son testament de Sainte-Hélène.

De lectures point. Elle est sans doute abonnée aux périodiques et aux grands ouvrages à gravures qu’on publie par souscription. Il lui en coûte de 1 800 à 2 000 francs par année, surtout pour les livres de botanique aux belles images coloriées au pinceau ; mais cela ne se lit point. Il faut qu’elle soit en voyage pour qu’il lui prenne idée de faire acheter pour une centaine de francs de volumes à lire. Sans doute, elle dispose à Paris de la bibliothèque du Louvre, elle a celle de la Malmaison, celles de tous les palais impériaux ; mais qu’importe, puisqu’elle ne lit point, ne se fait point lire et que ses lectrices servent à tout autre chose ! A moins que ce ne soit un roman où elle croie trouver quelque allusion à sa position ou à son avenir, elle ne regarde point l’imprimé, en a cette sorte de crainte si fréquente chez la femme, le mépris surtout, comme d’une chose inutile et oiseuse, et cette impératrice qui dépense un million par an pour sa toilette, lorsqu’elle veut lire une nouvelle qui coûte trente sols, se la fait prêter et se garde bien de racheter !


Non, rien, ni lecture, ni musique, ni promenades, mais de la conversation. Et, heureusement, presque aussitôt qu’elle est rentrée avec ses invitées dans le Salon jaune, commencent à affluer dans le premier salon les personnes à audience. Il en vient de toutes sortes : gens des colonies que la révolte des nègres a ruinés et qui se sont découvert une alliance plus ou moins directe avec les Tascher ; gens de l’ancienne société qui, brusquement, par une illumination du ciel, se sont souvenus d’avoir rencontré quelque part une vicomtesse de Beauharnais qui d’ailleurs ne comptait point, et subitement, se sont épris pour cette dame d’une grande passion : gens de la nouvelle société, de la Cour, s’entend, car c’est pour les fidèles et les dévoués que l’étiquette réserve toutes ses sévérités et, si un ci-devant marquis est admis tout droit, avec femme et enfans, chez celle que, dix ans plus tard, il appellera l’épouse du Tyran, un officier supérieur, commandant ou major, aura la plus grande peine à forcer les barrières, s’il ne porte pas un nom d’autrefois et si, à ses débuts, il n’a pas fait le coup de fusil contre les sans-culottes. Finie l’intimité avec Charlotte Robespierre qu’on aimait assez jadis pour lui offrir son portrait, mais dont le nom seul, à présent, est pour mettre en fuite les visiteuses de marque ; finie l’amitié avec Madame de Crény, avec Madame Mailly de Château-Renaud, avec Madame Hamelin, avec Madame de Carvoisin, avec Madame Hainguerlot, avec Madame Tallien. Pour celle-ci, il a fallu l’expresse volonté de Napoléon, sévèrement manifestée ; longtemps, Joséphine a persisté à la recevoir le matin ; le matin même devenant dangereux, à lui donner des rendez-vous la nuit, mais, à l’époque du mariage avec M. de Caraman, l’Empereur a formellement exigé la rupture. Joséphine ainsi a effacé de sa vie la plus grande partie des liaisons qu’elle a formées durant la Révolution, et comme, en fait, sauf quelques créoles, c’était là sa société unique, pour s’en former une nouvelle, elle a dû se rejeter uniquement à la famille de son premier mari et à la sienne, à quiconque est parent ou allié des Beauharnais ou des Tascher, fût-ce à des degrés incalculables : c’est surtout aux Beauharnais qu’elle s’est attachée, parce qu’ils sont plus connus, plus répandus, plus titrés ; aussi, ce qu’elle obtient pour eux est incroyable et, à moins de faits précis, ne se pourrait admettre.

Siège au Sénat pour l’ex-cousin Claude de Beauharnais, avec sénatorerie, titre de comte, 24 000 francs de traitement sur la cassette de l’Empereur, gratifications qui vont à 100 000 francs d’un coup ; place de dame d’honneur chez la princesse Caroline pour sa seconde femme, mademoiselle Fortin-Duplessis ; et, pour sa fille du premier lit, Stéphanie, l’adoption impériale et un trône en Allemagne.

A la mère de ce Claude, Fanny, pension de 24 000 francs sur la cassette de Napoléon, gratifications annuelles de 10 000 francs à chaque coup.

Claude a épousé en premières noces une Lezay-Marnésia : au frère de celle-ci, Adrien Lezay, la légation de Salzbourg, la préfecture du Bas-Rhin, un traitement, en 1806 et 1807, de 5 000 francs par mois sur la Cassette et des gratifications à l’infini.

Claude a une sœur : Madame de Barrai. Son mari sera préfet, baron, donataire, général de brigade ; son oncle, ancien évêque de Troyes, aura une pension de 3 000 francs sur la Cassette ; son beau-frère sera évêque de Meaux, premier aumônier de la princesse Caroline, archevêque de Tours, sénateur, comte de l’Empire, premier aumônier de l’Impératrice ; un autre beau-frère sera chambellan du roi de Westphalie, et sa femme dame de la princesse Pauline ; un autre, premier président de la cour de Grenoble après avoir été député au Corps législatif.

Alexandre de Beauharnais avait un frère, le féal Beauharnais, député de la noblesse de Paris aux Etats-Généraux, colonel aide-major à l’armée de Condé, le plus intransigeant des royalistes : dès 1801, Joséphine prétend le faire nommer général au service d’Espagne ; elle le fait rentrer en 1802 ; on lui rend ses biens et on le nomme ministre en Etrurie, puis ambassadeur en Espagne. Il y fait sottise sur sottise : il faut que Napoléon le rappelle et, après, qu’il paye ses dettes. Rien à faire avec la famille de ce Beauharnais : sa première femme, née Beauharnais, a divorcé et a épousé un nègre ; lui-même s’est remarié à une chanoinesse de l’ordre de Lobeck en Lusace, Mademoiselle de Cohausen, qu’il a connue en émigration et qui est vraiment trop germanique. Joséphine a recueilli sa fille du premier lit et Ta un peu contrainte à épouser un aide de camp du général Bonaparte ; on la fera dame d’atour, mais par grâce spéciale : ce Lavallette n’est qu’un bourgeois.

La mère de François et d’Alexandre était en son nom Pivart de Chastulé ; famille éteinte en mâles, mais dont il reste la plus précieuse des filles, car elle a épousé un cadet La Rochefoucauld : on lui fera une fortune que jamais, sous les rois légitimes, elle n’eût pu rêver.

La tante Fanny est, en son nom, une Mouchard et a une sœur qui a épousé un sien cousin, Mouchard de Chaban, officier aux gardes : de là, un fils qui sera préfet, conseiller d’État, intendant des finances des départemens hanséatiques.

Avec les Tascher, même chose ; mais pour certains, au moins, ce peut être convenance ou même tendresse : ainsi, sa mère, à qui elle fait assurer un traitement de 100 000 francs par année et qui tire sur l’Empereur à traite perdue ; ainsi, son oncle Tascher qu’elle fait venir des lies après ses six enfans, qu’elle installe dans l’hôtel de la rue de la Victoire, qu’elle cravate de la Légion, dont elle paye les dettes, dont elle adopte fils et fille pour leur faire faire des mariages souverains ; ainsi, les Sanois, ses cousins germains, sa mère étant Desvergers de Sanois ; ainsi les Audiffredy, aussi cousins, ainsi une vieille demoiselle Tascher de Bordeaux, une autre ci-devant religieuse ; même cette Madame de Copons del Llor, qui est née Desvergers de Maupertuis et à qui Bonaparte assure 6 000 francs de pension pour être la renseigneuse des correspondans de d’Antraigues. Cela ne tire pas plus à conséquence que les secours à Madame Tilden, à Madame Tully née Tartanson, et, sauf dans les mariages Tascher, où elle vise au grand, Joséphine ne fait là pour ses parens que ce qui est légitime en sa position ; elle ne prétend point qu’il en sorte pour elle-même aucun avantage. C’est déjà mieux avec Moreau de Saint-Méry qu’elle fait conseiller d’Etat et administrateur général de Parme, avec M. Périer de Trémemont à qui elle procure un siège à la Cour des Comptes ; mais le beau, c’est la découverte à Bordeaux de M. Lafaurie de Monbadon, dont la tante a été, comme marquise de Durfort, dame d’atour de Mesdames et qui lui-même, sous le nom de comte de Montcassin, a été colonel d’Auvergne infanterie. Parenté lointaine sans doute et bien douteuse, mais enfin, Madame Lafaurie, née Chaperon de Terrefort, prouve, par sa mère, née de Gaigneron des Valons, une sorte d’alliance avec les Desvergers : c’est assez pour que M. Lafaurie soit, en 1805, maire de Bordeaux, en 1808, gouverneur du Palais impérial, en 1809, sénateur et comte de l’Empire. Il y a mieux encore : parce qu’il porte le même nom qu’elle, Joséphine va chercher, aux environs d’Orléans, pour en faire un sénateur et un comte de l’Empire, un M. Tascher qui s’est retiré comme capitaine au régiment de dragons Penthièvre et qui, tout juste, est son cousin au vingt-et-unième degré !

Tout cela ne s’est point fait sans sollicitations et sans intrigues, sans recommandations, sans audiences, sans conversations. Encore n’est-ce laque ce que le hasard des recherches a fait retrouver, une part, sans doute infime, des grâces faites à ces parentés. Or, qu’on juge d’après ces faveurs obtenues seulement pour ces deux familles, Beauharnais et Tascher, quel travail Joséphine a dû accomplir, à quel point elle a dû être importunée et importuner à son tour, ce qu’il a pu passer par le Salon jaune de figures diverses, toutes plissées en prière, toutes contraintes en physionomie doucereuse et hypocrite, toutes agitées par l’ambition, toutes convulsées par le désir.

Les grandes grâces, celles où la vie est en jeu, sont rares à demander et à obtenir. Ce n’est point tous les jours, par bonheur, que Joséphine a à recevoir des Madame de Polignac, et, pour sauver une tête, à forcer trois fois la porte du cabinet de Napoléon ; mais les petites grâces, celles où il s’agit d’une place, d’un titre, d’une pension ou d’une aumône, c’est le courant de l’existence, c’est, de midi à cinq heures, la raison d’être de Joséphine. Dès 1792, M. de Beauharnais étant simple maréchal de camp, et elle séparée de lui, elle recommandait. Elle recommandait durant la Terreur et mal lui en prit. Elle recommandait sous le Directoire et cela, dit-on, lui rapporta quelquefois. A partir du Dix-huit brumaire, c’est devenu une folie. De ses lettres de recommandation connues, sorties, mises au jour, on ferait des volumes. Dans les archives des ministères, impossible de remuer un dossier de personnel sans en faire tomber une lettre où Joséphine recommande. Qu’est-ce encore, ces lettres demeurées, près des paroles envolées ? Chaque fois qu’un ministre vient lui faire sa cour, elle lui parle d’un protégé et lui glisse un mémoire avec une pétition. A la Guerre, cela prenait avec Berthier, cela ne prit point avec Carnot ; il s’en alla tout droit trouver le Premier Consul, son portefeuille rempli de ces lettres de Madame Bonaparte : « Que voulez-vous que je fasse de cela ? demanda-t-il. — Conservez les lettres comme documens, lui répondit Bonaparte, et dites aux gens qui voudraient s’en faire un titre auprès de vous que je vous ai prié de ne donner aucune place aux intrigans. » Et Joséphine lui dit après : « Mon cher monsieur Carnot, n’ayez aucun égard à mes recommandations et à mes apostilles : on me les enlève à force d’importunités et je les donne à tout le monde sans conséquence. »

Pour un Carnot qui se rencontre et qui, marchant droit à l’obstacle, le voit tel qu’il est, de pure apparence, combien, plus faciles à intimider, moins résolus et plus serviles, lâchent la bride, donnent un tour de faveur, prennent des lunettes spéciales pour regarder un dossier, ne s’aperçoivent point que, dans les pièces remises manque celle qu’il faudrait ; combien, croyant se faire bien venir et s’attirer des sourires, emplissent leur administration de personnages douteux, fripons les uns, traîtres les autres. Car Joséphine ne s’informe point, ne discute point, il suffit qu’on soit introduit, qu’on ait un nom, qu’on se présente en gens du monde, qu’on ait un air d’ancienne cour. Cela leur fait tant de plaisir et lui donne si peu de peine. Bien mieux ! Elle en arrive à recommander des personnes dont elle ne sait point même le nom. « Le porteur est un citoyen recommandable… » « Je n’ai que le temps de vous recommander le porteur. » Il y a cent lettres de ce genre.

D’abord, elle vise à tout, même dans l’armée et les Relations extérieures, mais, assez vite, elle s’aperçoit qu’il n’y a rien à gagner de ces côtés et que les places militaires et politiques sont sévèrement réservées par Bonaparte : elle se rejette alors sur les sièges de députés, sur les sous-préfectures, surtout sur les places de finances, celles qui ne demandent pas d’apprentissage spécial ; elle a, aux Droits réunis, un complaisant fidèle, Français (de Nantes), qui lui prend la plupart de ses protégés : elle en case d’autres aux Forêts, aux Douanes, aux Contributions directes, aux Haras, aux Poids et Mesures, aux Salines, aux Tabacs ; mais ce qui l’attire surtout, ce sont les recettes des finances : elle a des candidats par centaines et, d’avance, elle s’ingénie à obtenir de l’Empereur la promesse de la troisième, de la quatrième vacance. Parfois elle se trouve en concurrence avec des princesses de la Famille, même avec sa propre fille, et ce sont alors des combinaisons, des marchés, des échanges. Point de direction qu’elle ne connaisse, point de régie qu’elle ne sache, — ou du moins on les découvre pour elle et elle s’empresse. Sans doute, sa bonne volonté est courte et sa mémoire a besoin d’être rafraîchie ; mais les anecdotes que l’on conte à ce sujet ne sont-elles point la plupart inventées pour justifier l’ingratitude ? Nul doute qu’elle ne soit singulièrement obligeante et portée à rendre service ; nul doute aussi qu’elle ne préfère tirer des lettres de change sur l’Etat ou sur la Cassette de l’Empereur à ouvrir sa propre bourse, réservée pour ses fantaisies. N’a-t-elle point raison ? Sa réputation de bienfaisante personne n’en est-elle pas comme augmentée ? et n’a-t-elle point ainsi tout l’agrément de recevoir les gens, de les renvoyer satisfaits, de s’attirer même quelques bénédictions au moins momentanées, sans qu’il lui en coûte autre chose que des mots, du papier et un peu d’encre ?


VI

À ces causeries, à ces visites, à ces audiences, à ces lettres, s’usent les heures. Arrive le moment de la toilette du soir, et c’est assez tôt, car le dîner est marqué pour six heures. L’Impératrice repasse donc dans ses appartenions, mais, avant, parfois, avec quelques femmes de son intimité, elle a pris le thé pour lequel l’office prépare chaque jour cinq entremets pour la joie des enfans qu’il est de mode d’amener et qui, toujours, s’en vont avec quelque joli présent.

A la toilette, les choses se répètent comme le matin ; Joséphine change de tout linge, mais, quand arrive la coiffure, le plus souvent, au lieu d’Herbault, c’est Duplan. Il la coiffe en cheveux, avec des perles, des pierres précieuses, des fleurs artificielles, souvent avec des morceaux de crêpe, de tulle, de mousseline, de velours ou de cachemire, brodés en or ou en argent. Puis, les femmes de garde-robe apportent dans de grandes corbeilles les robes à choisir : il est rare que Joséphine mette deux fois la même, mais toutes sont très décolletées et, même pour les tout petits jours, singulièrement élégantes. On s’y perd dans ces robes : il en est de toutes les couleurs, de toutes les formes, de toutes les étoffes : gaze, velours, satin, blonde, crêpe, crépon de barèges, tulle, peluche, cent trente robes du soir en une seule année, sans compter les tuniques, et en dehors des grands habits qui sont pour les cérémonies, les cercles, les spectacles et les bals. Et si l’on regarde les robes voltigeantes, ces tulles brodés d’argent ou d’or, garnis d’Angleterre, de dentelle d’argent, relevés de fleurs de toutes les nuances, ces blondes brochées de soie claire, lisérées d’argent, brodées d’or, ces gazes aux raies de tous les tons vifs, aux lames de tous les métaux, bien mieux, ces robes toutes d’Angleterre, ou de Point, ou de Malines, ou de Valenciennes, toutes collantes au corps, moulées aux formes, mais estompant leur ligne d’un clair nuage ou comme de halos colorés ; si l’on passe après aux robes de satin et de velours qui donnent la note grave dans ce concert d’élégance, robes de richesse et de poids, garnies de franges de perles, de blonde chenillée, d’hermine ou de martre, brodées des soies de tous les tons, d’argent, d’or et de pierres de couleur, alors tout papillote aux yeux, tout se brouille en l’esprit et il est impossible d’en rendre compte. D’ailleurs, fixe-t-on l’élégance de la femme et, par des mots, dessine-t-on cette chose, précise pourtant, qu’est le patron d’une robe ? donne-t-on l’idée du particulier et du rare qui en fait le chef-d’œuvre d’un artiste ? entre-t-on assez dans le détail des choses pour faire reconnaître ici la main d’un Leroy, et là celle d’une regrattière quelconque ? Bien plus encore que la notion des êtres, celle des vêtemens qui les habille, est fugitive et incertaine, et, à la distance d’un siècle, il est impossible de préciser l’abîme qui sépare deux robes d’étoffe semblable, de forme pareille, d’ornemens presque identiques, dont une est d’impératrice et l’autre de boutiquière endimanchée, dont une vaut deux cents louis et l’autre deux cents francs.

Napoléon tenait à ce que, le soir, Joséphine fût très habillée et le fût à son goût. Il avait la prétention de s’y connaître et critiquait sévèrement tout ce qui n’était point de la plus parfaite et de la plus nouvelle élégance. Il y portait une idée de gouvernement, voulant qu’on fit, en employant le velours et la soie, gagner de l’argent à sa bonne ville de Lyon : aussi, depuis le Consulat, n’admettait-il plus, pour le soir, les mousselines de l’Inde et les étoffes étrangères, et, par ce simple fait, était-il arrivé, dès 1806 à faire remonter l’exportation des soies ouvrées de Lyon à 500 000 kilogrammes, celle des velours de soie, seule, à plus de 21 000 kilogrammes. Il se guidait pour ses goûts de toilette sur l’intérêt des manufactures de Saint-Quentin, de Caen, de Chantilly, et, par le luxe dont sa femme donnait l’exemple, par le renom qu’avaient repris en Europe les modes françaises, l’exportation en avait, sur 1788, quadruplé en 1806, de 650 000 francs, était montée à deux millions et demi.

Pour surveiller cela, pour distraire son esprit, pour donner un agréable spectacle à ses yeux, parfois il descendait chez sa femme à l’heure de la toilette du soir. Alors, s’il était de bonne humeur, il s’amusait à poser des questions aux femmes de chambre : — « Qu’est-ce que cela ? — Je n’ai pas encore vu cela ? — A quoi cela sert-il ? — Combien cela coûte-t-il ? »

Il donnait une tape à celle-ci, pinçait la joue ou l’oreille à celle-là et, sans égard pour la majesté de l’Impératrice, la traitait de même, lui appliquant, en jouant, des claques sur les épaules. « Finis donc, Bonaparte, finis donc ! » lui disait-elle de sa voix lassée et chantante, mais il continuait, car il n’avait pas de mesure, et parfois, sans y penser, faisait mal. Il avait toujours aimé les jeux de mains, comme il arrive à ceux à qui l’on ne rend point les coups et dont un pinçon s’affiche comme une marque de faveur. Plus il était d’humeur joyeuse, plus il se plaisait à ce divertissement et moins il comprenait qu’on s’en fâchât. Toutefois, s’il arrivait qu’on ne le supportât point, on y perdait en familiarité, mais on n’était pas moins bien vu.

Là même, à la toilette de sa femme, Napoléon trouvait à exercer les facultés maîtresses de son esprit : faculté d’analyse qui le portait à se rendre compte de tout, faculté d’ordre qui l’amenait a remarquer l’insignifiante présence de telle ou telle femme de chambre, à s’enquérir des tours de service et des attributions particulières ; puis, la gaminerie reprenant, il bouleversait les écrins et emmêlait les parures. Une apparition en coup de vont d’ailleurs, — à moins qu’il ne se trouvât dans un jour de détente, ces jours, où, inoccupé, oisif, impuissant en apparence à triompher du labeur, il donnait comme congé à son esprit, laissant les desseins mûrir eux seuls par le travail obscur, presque inconscient, de son cerveau ; à moins de cela, une entrée rapide, des mots brefs jetés, des questions posées, un remue-ménage hâtif, et une fuite à nouveau par l’escalier noir.

L’Impératrice terminait sa toilette : comme elle n’aimait point les bijoux pour les enfermer, mais pour en jouir et s’en parer, elle en mettait de très beaux et en nombre. Peu de bracelets pourtant, mais des bagues, des colliers, des boucles d’oreilles, des ceintures, souvent assorties aux pierres qui la coiffaient.

Les éventails étaient peu d’usage, et ceux dont elles se servait, très rarement d’ailleurs, — on n’en trouve que huit dans sa garde-robe en 1809, — étaient tout petits, sans valeur ni goût d’art, fournis par les parfumeurs, de ces minuscules éventails en gaze, brodés en paillettes d’or, d’argent ou d’acier, montés sur des flèches de nacre de perle ou d’écaille pailletée, pur objet de mode. C’est fini, même pour les éventails les plus riches, ceux dont la monture est couverte de diamans et de pierres précieuses, des feuilles miniaturées ; le dernier des éventails d’artiste semble être celui offert à Madame Bonaparte vers 1800, qu’avaient dessiné Chaudet, Percier et Fontaine. Combien loin des éventails de Boucher !

A défaut de l’éventail, dont elle se sert peu, Joséphine a le schall. Il est étroit pour le soir, presque en écharpe, léger et fin à passer dans une bague, et c’est un jeu, plus délicat sans doute que celui de l’éventail, autrement voluptueux et significatif, celui de ce schall que l’on porte sur un bras, qu’on remonte aux épaules, qu’on laisse glisser jusqu’à la taille, ce schall tout mince, tout vaporeux, tout fluide en son tissu de rêve, qui obéit comme à la pensée et qui, étroitement lié au corps, en subit toutes les impressions, en traduit toutes les sensations, en trahit tous les désirs.


La toilette achevée, parachevée, Joséphine attend que le préfet du Palais vienne lui annoncer que le dîner est servi et que l’Empereur est prêt à passer à table. Elle attend une heure, deux heures, parfois trois ou quatre. Il arrive que l’Empereur oublie qu’il n’a point dîné et que, brusquement, à onze heures, il entre chez l’Impératrice, disant : « Allons nous coucher ! » et il faut qu’on lui rappelle qu’il n’a point mangé. Joséphine ne s’impatiente pas, ne monte pas chez son mari, respecte son travail. Ce qui est de la nourriture compte peu ou point pour elle : non seulement elle n’est point gourmande, ni même friande, mais elle n’a pour ainsi dire point de besoins. De fait, elle a eu un repas sérieux, le déjeuner, puis elle a pris le thé, et cela suffit dans cette vie sans nul exercice.

Elle reste donc là à causer avec ses dames jusqu’au moment où elles passent dîner à la table du Grand maréchal ou à celle de la Dame d’honneur, s’installe à des patiences qui sont le grand moyen qu’on a trouvé pour user le temps, ou bien fait venir, pour parler, quelqu’une des femmes de la petite intimité : le plus souvent, elle rêve aux moyens d’écarter cette menace du divorce constamment suspendue sur sa tête et dont l’approche inéluctable amené, depuis 1807, presque à chaque séjour de l’Empereur en France, une crise violente.

Lorsque, à la fin, Napoléon se souvient du dîner, le préfet du Palais avertit Joséphine, et elle se rend dans le salon où la table a été dressée. C’est, soit au premier étage, dans un des salons de F Empereur, soit chez elle, dans le premier salon de ses appartenions. Les couvreurs de table ont disposé le couvert selon les règles d’étiquette, et, selon que c’est chez l’Impératrice ou chez l’Empereur, c’est le maître d’hôtel de celui-ci ou de celle-là qui sert. Les pages présentent les assiettes qu’ils reçoivent des valets de chambre d’appartement, lesquels les tiennent du maître d’hôtel. Le repas, — potage, bœuf, un relevé, un flan, quatre entrées, deux rôts, deux entremets, deux salades, — est servi sur table ; on ne relève que pour le dessert : en quinze minutes, vingt au plus, tout est fini.

A Paris, l’Empereur et l’Impératrice dînaient toujours tête à tête, hormis le dimanche où les princes et les princesses participaient au dîner de famille. A partir de 1806, ce dîner de famille devint presque un mythe, car la plupart des princes étaient hors de France, mais le principe subsistait et, s’ils revenaient à Paris, ils reprenaient leur place. A Saint-Cloud, les princes et les princesses sur invitation spéciale, les ministres, après un travail avec l’Empereur, parfois quelques grands officiers de l’Empire ou quelques femmes, étaient admis à la table impériale. Il en était de même à l’Elysée, considéré comme résidence de campagne ; mais si cela faisait quelque diversion, si l’étiquette était un peu moins sévère, les choses pourtant se passaient à peu près de même. L’Empereur, au lieu de poser des questions au préfet du Palais, en posait aux invités, et il était indifférent à Joséphine que ce fût le bibliothécaire, le préfet, un aide de camp, un officier d’ordonnance, ou bien un ministre, car le travail, en fait, continuait, et l’Impératrice n’avait rien à y voir.

Le dîner terminé, elle rentrait avec l’Empereur dans le salon où elle lui servait elle-même le café, et — à moins qu’on n’allât à l’un des quatre théâtres impériaux, qu’il n’y eût cercle, bal, concert ou spectacle au palais, ce qui n’arrivait guère que deux fois la semaine — la soirée, fort courte d’ailleurs, se passait en tout petit comité. L’Empereur faisait appeler les officiers et les dames de service ; il arrivait, pour faire leur cour, quelques personnages qui avaient obtenu les entrées : grands dignitaires, grands officiers de la Couronne ou de l’Empire, sénateurs tout à fait en faveur et dans les bonnes grâces de l’Empereur. Après avoir dit quelques mots aux uns et aux autres, le plus souvent, Napoléon remontait travailler et, tous les hommes debout, les femmes parfois installées par contenance a une table de loto, l’Impératrice prenait une tapisserie où elle semblait travailler en suivant une vague conversation, ou bien, avec un grand dignitaire ou un de ses chambellans, elle faisait une partie de trictrac. Elle y jouait bien et très vite, en savait tout l’étrange vocabulaire et se plaisait, en le parlant, à embarrasser son adversaire. Aussi bien, tout jeu lui était bon, et, aux cartes, elle excellait aussi, comme il arrive aux hasardeuses et aux inoccupées : elle aimait donc fort le whist et eût sans doute encore préféré des jeux moins savans, mais ils n’étaient point de mise.

Elle n’avait guère le temps au surplus de jouir de sa distraction favorite : on venait l’avertir que l’Empereur la demandait et elle quittait tout. Souvent, quand il était couché, il lui demandait de lui lire quelque roman, car il aimait le bercement de cette voix chantante aux claires notes argentines ; il était singulièrement sensible à cette joliesse de voix, seul agrément que sa femme eût presque gardé tel qu’autrefois et, à l’écouter, tout le passé d’amour remontait à son souvenir et amollissait son cœur.

Endormi, elle redescendait, et comme elle aimait se coucher tard, quelque temps, elle avait essayé de retenir ses dames et des hommes de la Cour en faisant servir du thé, mais cela avait déplu à l’Empereur. Elle se contentait à présent de reprendre et d’allonger le plus qu’elle pouvait sa partie de trictrac et, avant minuit, tout le monde était retiré.

C’était alors la toilette de nuit, fort longue, car elle y mettait autant de coquetterie qu’à sa toilette de jour. « Elle y était aussi élégante », a dit l’Empereur, et « elle avait de la grâce, même en se couchant. »

Cette vie que Joséphine mène à Paris, l’Empereur présent, n’est presque point plus distraite, s’il est absent. L’étiquette est la même et la surveillance exercée est continue. Si l’Impératrice s’avise d’aller en loge grillée, accompagnée pourtant de son service, rire à quelque petit théâtre, tout de suite, fût-ce des confins de la Russie, une réprimande arrive. « Il ne faut pas aller en petite loge aux petits spectacles. Cela ne convient pas à votre rang. Vous ne devez aller qu’aux quatre grands théâtres et toujours en grande loge. » S’émancipe-t-elle dans ses réceptions : « Je désire que tu ne dînes jamais qu’avec des personnes qui ont dîné avec moi, que la liste soit la même pour les cercles, que tu n’admettes jamais à Malmaison, dans ton intimité, les ambassadeurs étrangers. » Et toujours ce refrain : « Vivez comme vous le faisiez quand j’étais à Paris, » et « Si tu faisais différemment, tu me déplairais. » Joséphine n’ignore point que, chaque jour, de ses entours d’abord, du palais même et du ministère de la Police, Napoléon est minutieusement averti de ce qu’elle fait, des visites, des promenades, des spectacles, des moindres et des plus insignifians détails de son existence quotidienne. Si elle manquait dans ses lettres de parler de quelqu’un qu’elle a vu ou de quelque chose qu’elle a fait, dit, ou même entendu dire, le rappel à l’ordre suivrait à coup sûr. Elle ne bouge donc point sans avoir demandé et reçu les permissions et, à Paris, au moins, elle mène presque exactement la même existence que si, subitement, Napoléon, comme il le lui écrit souvent, comme il le fait parfois, devait venir tomber dans sa vie. Elle n’a point tort ; une seule fois, en 1809, et non par sa faute, elle ne se trouve point à Fontainebleau au moment précis où l’Empereur arrive, et le retard n’est point sans servir de quelque prétexte à la définitive résolution du divorce.

Ainsi passent les jours dans ce loisir inoccupé de harem, où la femme, tout entière soumise au maître et à ses désirs, semble toute courbée, plus par terreur que par amour, à lui plaire et à le servir : vie de sultane favorite comme la mène, à l’autre bout de l’Europe, la cousine de Joséphine, Mademoiselle de Rivery, qui, prise par des corsaires à son retour de France, a été, selon la légende, envoyée en présent au Grand seigneur par le Dey d’Alger et en a eu un fils, ce Mourad II, qui monta au trône en 1808. Sans cesse, la crainte de la répudiation ou de l’abandon, la torture ou l’inquiétude de la jalousie. Dans le palais, clos, fermé, gardé, les longues parures, les achats de bijoux et d’étoffes qu’apportent les marchands, les visites de femmes ; puis, les doigts occupés vaguement à tracer quelque dessin d’aiguille ou à remuer des pierres précieuses ; les jeux d’adresse ou de hasard, la recherche des sorts et le devinement de l’avenir, l’attente constante du bon plaisir du maître, qu’est-ce sinon la vie que mènent, aux rives du Bosphore, les odalisques dans leur oisiveté opulente et craintive ? Il manque à Joséphine le narghileh et les sorbets à la rose, mais elle a d’autres plaisirs.


FREDERIC MASSON.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre.