L’Exode/1/3

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Oscar Lamberty (p. 28-37).
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III

Il s’en fallait que Lysette fût, comme Lucienne, encline à la mélancolie. Elle souriait à la vie ; elle en attendait de grands bonheurs. D’une simplicité charmante, elle « vivait » sans le savoir, sans y réfléchir, sans se tourmenter de projets lointains ni d’ambitions trop hautes. À voir l’amour et la joie se répandre d’elle, Philippe se persuadait que la nature humaine est bonne, et qu’il faut l’expérience du monde pour nous rendre égoïstes, vicieux et cruels…

Un soir, elle entraîna ses parents et Lucienne vers un chalet de bois, au milieu d’une pelouse, où des chanteurs italiens donnaient un concert.

Des lampions allumés se balançaient entre les arbres et sous le balcon du cabaret. Toutes les tables du jardin se trouvèrent occupées ; il ne restait de place que dans une galerie, au fond d’un recoin assez obscur.

Marthe, craignant un orage, regretta d’être venue :

— Regardez le noir du ciel !

— T’agite pas ! fit Lysette. J’ai ton parapluie.

— Oh ! toi, reprit sa mère, je devine pourquoi tu nous as tirés jusqu’ici.

Elle venait d’apercevoir deux étudiants à une table voisine, les mêmes qu’on rencontrait chaque jour à la promenade, au salon de l’hôtel, rôdant autour de sa fille, qui semblait flattée de leur attention.

Des mandolinistes grattèrent un prélude et se mirent à chanter. Bien que la musique fût assez banale, elle plaisait par sa mélodie facile, et l’on s’en abreuvait, comme d’un vin léger qui désaltère en grisant un peu. Elle évoquait le pays du soleil, de l’amour, de la beauté, le pays dont chacun rêve, où la vie est plus libre, le ciel plus pur et les gens plus joyeux…

— Un éclair ! s’écria Marthe.

— Mais non, tu dois te tromper.

— Je vous dis que je l’ai vu là-bas !… L’orage approche.

En effet, bientôt des souffles précurseurs agitèrent le feuillage et balancèrent les lampions allumés. Un roulement lointain apporta l’inquiétude ; les Italiens chantèrent plus fort, espérant détourner l’attention…

— Si vous m’en croyez, dit Marthe, il vaut mieux partir ; avant peu, nous serons en plein orage.

— Pauvres musiciens ! soupira Lysette ; si tout le monde s’en va, ils perdront leur soirée.

— Oh ! bien, reste avec ton père et Lucienne ! Moi, je crains pour ma robe. Si je ne rentre pas à temps, je la tiens perdue.

Sans l’exposer davantage, elle se dépêcha vers la sortie.

Un long coup de vent souleva la poussière du chemin, quelques lampions prirent feu, d’autres s’éteignirent ; bientôt de larges gouttes annoncèrent une averse. Des gens fuirent vers leur hôtel et vers l’auberge, où les musiciens, à leur tour, furent contraints de s’abriter.

Voyant partir les deux étudiants, Lysette s’envola, sans laisser à son père l’occasion de la retenir.

— Et nous ? demanda-t-il à Lucienne.

— Restons ! Nous ne sommes pas mal ici.

— Voulez-vous aller à l’intérieur ?

— Pourquoi faire ? C’est bourré, d’ailleurs…

La pluie tomba, une vraie pluie d’orage. En un instant, les lampions s’éteignirent, puis se décollèrent. Des fulgurations éclairaient le village, les pics neigeux, les chaumières accrochées au penchant des collines, l’eau du lac hérissée de gouttelettes, les sapins qui résistaient au vent…

Accoudé devant Lucienne, Philippe lui demanda :

— Elle vous amuse, la Suisse ?

— Pas trop. Et vous ?

— Moi, non. Si nous partions pour l’Italie ?

— Vous savez bien qu’il y fait trop chaud !

— Qu’importe ! Nous y verrions au moins des œuvres d’art… au lieu de ces éternelles montagnes qui vous oppressent à ne pouvoir respirer.

— Croyez-vous que ce soient les montagnes ?

— Que voulez-vous que ce soit ?

— Je ne sais… Vos idées, probablement…

— Peut-être avez-vous raison… Ce soir, à cause de ces chanteurs, je regrette le temps où j’étais musicien… Et je ne me pardonne pas d’avoir abandonné la musique… Aussi, ne suis-je pas très fier de moi… Ma vie, en somme, n’a été qu’une succession de défaillances… Pourtant, ce n’est pas la volonté qui m’a fait défaut… Mais les circonstances étaient toujours en opposition avec mes désirs. J’avais à penser aux autres, avant de pouvoir penser à moi-même.

Lucienne repartit, non sans amertume :

— Que voulez-vous ? En ce monde, on ne fait pas ce qu’on veut.

— Je le sais, mais cela ne me console guère. Et vous trouverez des esprits forts pour se moquer des gens qui s’embarrassent dans les scrupules.

— Peut-être ont-ils raison.

— Croyez-vous ?

— Pour ma part, je méprise quelquefois les miens, car je ne suis pas très fière non plus de l’existence que je mène.

— Ce n’est pourtant ni l’argent ni la liberté qui vous manquent.

— Pardon ! C’est l’un et l’autre. Mon argent, je ne puis en disposer sans ma mère. Quant à ma liberté, parlons-en ! Je préférerais cent fois me suffire à moi-même, par mon travail, ne dépendre de personne, penser avec mon propre cerveau, agir avec ma propre volonté, assumer la responsabilité de mes actions, en subir toutes les conséquences… Voilà ce que j’appelle vivre.

Malheureusement, elle ne se sentait pas la force d’affirmer son indépendance. La révolte lui répugnait pour des raisons de droiture. Comme Philippe, elle ne voulait pas fonder son bonheur sur le chagrin d’autrui. Elle se résignait donc à l’automatisme d’une existence gouvernée par sa mère, mais elle s’y résignait mal.

— Maman me traite comme son beau chat de Perse, qu’elle adore au point de l’enfermer jour et nuit. Depuis dix ans, Matouche n’a plus mis le bout du nez à la rue. Pensez donc, s’il s’enfuyait ! Passe encore pour un chat de gouttière, mais un chat de luxe, un chat persan !

Lucienne parlait ainsi, quand un joueur de guitare vint tendre sa sébille et, fier comme un bellâtre qui ne se fût point embarrassé de scrupules, il coula vers la jeune femme un regard avantageux.

— Est-ce qu’il se fait tard ? demanda-t-elle à Philippe.

— Neuf heures… Voulez-vous rentrer ?

— Moi non… mais, s’il est temps pour vous, je suis prête.

La pluie tombait plus fine, les roulements de l’orage s’éloignaient à mesure, on pouvait donc s’en aller. Philippe, néanmoins, proposa de rester encore.

— Et Marthe ?

— Elle doit s’être couchée.

— Sans vous attendre ?

Philippe sourit :

— Dame !… Après vingt ans de mariage !

Lucienne baissa les paupières :

— Ce n’est pas gentil ce que vous dites là.

Avant de répondre, Philippe alluma une cigarette :

— Ma pauvre enfant, je ne demanderais pas mieux que d’aimer Marthe comme au premier jour. Mais vous comprendrez qu’un tel bonheur, s’il pouvait se maintenir, rendrait superflue l’espérance du ciel ! Vous savez quelle affection reconnaissante Marthe m’inspire. Je donnerais ma vie pour sauver la sienne. Ce que j’éprouve pour elle est à la fois plus et moins que de l’amour. En tout cas, c’est autre chose… D’ailleurs, nous avons eu notre temps.

Lucienne s’accouda, le menton dans les mains :

— Dites, Philippe, ça devait être beau, ce temps-là ?

— Oui, fit-il gravement, c’est le plus beau temps de ma vie. En comparaison, le reste n’existe pas.

S’accoudant à son tour, une main sur le front, il regardait Lucienne à la lueur diffuse des fenêtres du chalet :

— Il faut avoir volé de l’amour pour connaître la douceur de vivre. J’ai dû voler le mien. Les parents de Marthe s’opposaient à notre mariage. Nous avons braconné du bonheur, ci et là… Je me couchais dans l’herbe, à la lisière d’un bois ; je regardais au loin une maison de campagne à tourelles, isolée, non loin d’un village… Et je me rappelle Marthe, en robe à fleurs et les cheveux pleins de soleil, poussant la barrière de son jardin. Elle s’avançait sur une route sablonneuse, entre des bruyères ; elle interrogeait les environs, pour voir si on ne la suivait pas… Dans le bois, des lieues de silence nous séparaient du monde. Les sauterelles vibraient. C’était l’été. J’entends encore le bourdonnement des abeilles, je revois la vibration du soleil sur le sable des landes… Le vent inclinait les fougères, comme la traîne d’une robe qui passe… Dieu ! qu’il faisait beau ! Le ciel était d’un bleu dont je ne reverrai plus la nuance, car je n’ai plus mes yeux de vingt ans pour voir le divin dans les choses…

Un moment, il s’arrêta, évoquant des images dans la fumée de sa cigarette.

— Le soir, continua-t-il, quand l’ombre des arbres s’allongeait et que l’obscurité entrait dans le bois, Marthe s’en allait vite. Je la suivais du regard, toute cernée d’or par le couchant… Après, le désir de la revoir me traversait comme une folie, je rôdais la nuit autour de sa maison, rien que pour contempler les fenêtres de sa chambre… Une de ces nuits-là, elle est descendue, et, comme un voleur, j’ai franchi la barrière du jardin…

Il se tut, oppressé par ces souvenirs.

— Continuez ! murmura Lucienne, les yeux grands ouverts et fixés sur les siens.

— À quoi bon ! ça ne se raconte pas.

— Je vous en prie !… Vous êtes restés toute la nuit au jardin ?

— Toute la nuit… sur un banc, au fond d’une charmille. Elle avait emporté un manteau de fourrure, dont nous nous sommes enveloppés… C’était à l’époque des sureaux ; il y en avait un près de nous. Son parfum se mêle encore dans mon souvenir à l’odeur de cette fourrure…

De nouveau, il se tut ; puis il soupira :

— Je n’ai jamais été plus heureux !

À l’intérieur du cabaret, les mandolines frémirent ; un baryton chantait le prélude de Paillasse ; on entendait le bruit sourd et rythmé du dernier bateau abordant au village. À l’horizon, des lueurs s’exhalaient encore…

— Et vous croyez que vous ne l’aimez plus ?

— C’est à dire… Des images de ce temps nous restent, comme une vieille dorure, un souvenir d’ancienne splendeur… Autrefois, nous n’avions pas de secrets l’un pour l’autre. J’écrivais à Marthe des lettres de vingt pages, à peu près tous les jours. Mais, en nous, la source des confidences est tarie. Je ne puis même plus écrire en présence de Marthe ; à l’idée qu’elle se pencherait sur mon épaule, je m’arrête ; il me devient impossible de penser… Autrefois, c’était le contraire ; Marthe m’inspirait. Quel courage aussi je me sentais alors !

Lucienne se leva, et, tandis que Philippe l’aidait à passer son manteau :

— Tout cela est bien triste ! soupira-t-elle.

— Pourquoi ?… La vie n’est pas toute en bonheur.

— Je le sais… mais je me souviens que vous avez parfois regretté votre mariage. Et cela n’est pas encourageant.

— Mon Dieu !… il y a des jours où je m’imagine que, sans le mariage, et près d’une femme plus ambitieuse que Marthe, j’aurais pu réaliser mes aspirations d’artiste ; mais je n’en suis pas très sûr !… D’autres fois, je me dis que son amour est encore ce que j’ai eu de meilleur.

Le long du chemin qui conduit à l’hôtel, ils s’arrêtaient à causer, heureux d’être seuls et de sentir leur âme s’affranchir un peu à la faveur de cette solitude.

Le dépit d’amour, dont Lucienne avait souffert, la laissait assoiffée d’une autre tendresse. Philippe, se prenant à la douceur des consolations qu’il prodiguait à la jeune fille, se sentait pareil à ces affamés, rôdant aux seuils des riches et respirant l’odeur des festins…

Parfois, ils demeuraient silencieux, assez longtemps pour en être embarrassés. Tous deux savaient de loin qu’ils s’aimaient d’affection et qu’ils se fussent aimés d’amour, s’ils avaient été libres. Mais ils ne l’étaient pas.

Jusqu’alors, leur amitié les avait peu troublés, car ils gardaient la conscience de l’obstacle qui se dressait entre eux. Cependant, la solitude, l’oubli du monde et leur mélancolie leur donnaient ce soir une absurde envie de tendresse. Toutefois, ils n’osaient avancer une parole qui les eût rapprochés. Peut-être eût-il suffi d’un regard pour les jeter aux bras l’un de l’autre, mais ce regard se fût perdu dans l’ombre…

D’ailleurs, quelque chose de plus fort que leurs désirs les retenait à distance, et ce fut en échangeant des phrases banales qu’ils arrivèrent à l’hôtel.

Marthe dormait. La lampe suspendue se balançait aux souffles de la nuit, éclairant son épaule découverte, dont la ligne avait la rondeur des fruits mûrs…

Elle semblait heureuse dans son sommeil, les traits reposés dans la quiétude…

Pourquoi Philippe ne pouvait-il, comme elle, se contenter du bonheur domestique ? Pourquoi, en dépit de la raison, s’enfiévrait-il encore à la pensée de l’amour ?…

À quoi bon ? Pour un désir qui nous entraîne, il se lève dix devoirs pour nous retenir !